Gibson, Identification des schémas : la science-fiction inspirée par Friedrich Hayek

Extrait du billet du 8 avril 2011 intitulé Friedrich Hayek and American science fiction de Jeff Riggenbach

Je vais vous parler d’une apparition peu connue de Friedrich Hayek dans la culture populaire américaine de ces dernières années – autour d’idées qu’il n’a certainement pas héritées de Ludwig von Mises.

En 2003, William Gibson a publié un roman intitulé Identification des schémas. Gibson est né en Caroline du Sud et il entre maintenant dans la soixantaine ; pendant la guerre du Vietnam, pour échapper à la conscription, il a déménagé au Canada où il vit depuis, à Vancouver. La publication de son roman révolutionnaire Neuromancien en 1984 l’a fait entrer au panthéon de la science-fiction Nord-américaine, un rang qu’il a tenu tout au long des années 1990. Puis, en 2003, il a publié Identification des schémas, un roman réaliste sur le monde des affaires internationales, dont on peut dire qu’il est le premier à s’inspirer de l’économie autrichienne.

Les Hayékiens reconnaîtront immédiatement le titre de Gibson, bien entendu, et y verront quelque allusion au célèbre essai de leur maître, La théorie des phénomènes complexes. Et pour cause. Le personnage principal d’Identification des schémas est Cayce Pollard, consultante indépendante en marketing de 32 ans, qui valorise ses talents auprès d’une clientèle d’agences de publicité et de design. Elle est, nous dit Gibson, une sorte de « sourcière du marketing mondial, » quelqu’un dont la tâche consiste à « trouver le prochain gros coup. » Comme elle l’explique à un jeune designer de chapeaux plein d’allant, « Je fais de la reconnaissance de schémas. J’essaie de reconnaître un schéma avant les autres. »

En cela, bien sûr, elle est comme n’importe qui sur le marché. En cela, elle est simplement humaine. Comme le souligne Hayek dans La théorie des phénomènes complexe, quelques soient nos efforts désespérés pour nous y retrouver dans ce chaos apparent, tant que nous ne savons pas ce que nous cherchons, l’observation la plus patiente et la plus attentive ne nous aide guère à rendre les faits intelligibles… Tant que nous n’avons pas une question précise, nous ne pouvons pas utiliser notre intellect.

Et, naturellement, les questions ne surgissent qu’une fois que nos sens ont reconnu un schéma ou un ordre apparent dans les événements. C’est la détection de certaines régularités – d’un motif récurrent, ou d’un ordre –, d’une ressemblance entre des circonstances par ailleurs distinctes, qui nous fait demander « Pourquoi ? »… C’est grâce à ce trait de caractère que nous sommes parvenus à comprendre et à maîtriser notre environnement.

Cependant, Hayek nous rappelle que ce trait de caractère n’est pas sans inconvénients. « Aussi extraordinaire que soient notre intuition et notre aptitude à reconnaître les schémas, » écrit-il, « elles sont limitées. » En premier lieu, « seuls certains types d’arrangements réguliers (pas forcément les plus simples) s’impriment sur nos sens. » D’autre part, nous sommes limités par le fait regrettable que certains problèmes sont trop complexes pour qu’un cerveau puisse les traiter, quelles que soient ses capacités de reconnaissance de schémas.

Dans un autre essai célèbre de 1945, L’utilisation de l’information dans la société, Hayek note que

Un caractère particulier du problème de l’ordre économique rationnel est précisément lié  au fait  que la connaissance de l’environnement  dont nous pourrions avoir besoin  n’existe jamais sous une forme concentrée  ou agrégée,  mais uniquement  sous la forme d’éléments dispersés d’une connaissance incomplète et fréquemment contradictoire que tous les individus séparés possèdent en partie.

Le problème économique d’une société n’est dès lors plus seulement un problème d’allocation de ressources données – si le terme de « données » signifie « données à un seul esprit qui pourrait résoudre le problème ainsi posé. » Il s’agit plutôt d’obtenir la meilleure utilisation possible de ressources connues par n’importe lequel des membres de la société, à des fins dont l’importance relative est connue de ces individus et d’eux seuls. Ou, pour résumer ceci, il s’agit d’un problème d’utilisation de la connaissance, laquelle n’est donnée à personne dans sa totalité.

Aucun esprit ne peut embrasser d’un seul regard l’économie toute entière – ne serait-ce que parce que les motifs y sont changeants, en évolution continue. Dans un sens, donc, comme le dit Hayek, « le problème économique central d’une société est celui de l’adaptation rapide aux changements des circonstances particulières de temps et de lieu. » Car « le flux continuel de biens et de services est maintenu par des ajustements délibérés et constants, par de nouvelles dispositions prises chaque jour à la lumière des circonstances, et ignorées la veille, par l’intervention de B qui remplace A lorsque celui-ci est défaillant. » Par conséquent, ceux qui savent reconnaître les schémas avant les autres peuvent réussir sur le marché en étant les premiers à identifier les ajustements nécessaires.

L’entrepreneur en est l’incarnation, lui qui réussit à lancer une entreprise nouvelle parce qu’il a identifié un motif que personne d’autre n’a vu. Un programmateur de chaîne de radio ou de télévision, un agent artistique musical ou théâtral, un acheteur dans une chaîne de distribution : celui qui reconnaît un schéma quand peu d’autres l’ont encore vu peut réaliser un profit en anticipant les évolutions des goûts du public. Le marketeur professionnel comme Cayce Pollard est un exemple parfait.

Dans les premières pages d’Identification des schémas, quelque part au début du 21ème siècle, Cayce vient de partir à Londres pour l’agence de publicité Blue Ant. On demande son opinion sur un projet de nouveau logo pour une entreprise qui est l’un des plus gros clients de l’agence. Cayce a un sixième sens pour ce type de logo – ou peut-être devrait-on dire qu’elle a des récepteurs particuliers, ou encore un talent spécial. « Ses talents, » écrit Gibson, que son patron chez Blue Ant appelle ses « pathologies bénignes, l’avaient portée. Peu à peu, elle les avait laissés déterminer la nature de ce qu’elle faisait. Elle y réfléchit en suivant la foule. Mais peut-être était-ce simplement là qu’il y avait le moins de résistance ? »

Mais suivre la foule, c’est justement là le chemin de moindre résistance – c’est là que le flux est sans entraves. C’est là précisément qu’est la condition du succès pour tout participant dans le monde des affaires : trouver sa niche personnelle, l’endroit où ses talents innés et ses compétences acquises résistent le mieux à la fronde et aux flèches de la concurrence outrageante, là où est son avantage comparatif sur le marché.

Cayce y est certainement parvenue, même si elle passe un temps fou à se faire du souci pour tout ça. Elle assiste consciencieusement à la réunion où elle doit évaluer la proposition de logo – et, comme elle se le dit à elle-même, elle « n’est là que pour servir de réactif humain très spécialisé. » D’un coup d’œil, écrit Gibson, « elle sait tout de suite que pour les obscurs standards de son radar interne, cela ne fonctionne pas. Elle ne sait pas comment, mais elle le sait. »

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