La leçon de la vitre brisée

Par Frédéric Wauters Article publié originellement sur 24HGold

Peu d’outils d’analyse économique sont aussi fondamentaux que celui de coût d’opportunité. Malheureusement, cet important concept n’est guère en odeur de sainteté auprès de nos responsables politiques. Et pour cause : il remet en question l’intervention de l’Etat dans l’économie.

Dans l’un de ses textes la plus célèbres, intitulé « La vitre cassée», l’économiste français Frédéric Bastiat met en scène un vitrier dont le fils vient de briser un carreau. Les passants se pressent pour le réconforter. « De tels accidents font aller l’industrie. Il faut que tout le monde vive. Que deviendraient les vitriers, si l’on ne cassait jamais de vitres ? », lui répètent-ils. « Halte là !», répond fermement Bastiat. « Votre théorie s’arrête à ce qu’on voit, elle ne tient pas compte de ce qu’on ne voit pas. » Ce qu’on ne voit pas, c’est que le cordonnier, s’il n’avait pas dû réparer sa vitre, aurait consacré ses économies à acheter autre chose : un livre ou une paire de chaussures, par exemple.

Coût d’opportunité

Bastiat décrit ainsi par l’exemple la notion de coût d’opportunité d’une dépense : la valeur des alternatives sacrifiées pour faire cette dépense. Cette notion est familière aux gestionnaires d’entreprise, et aux financiers. En effet, lorsqu’ils décident d’un nouvel investissement, les gestionnaires d’une entreprise doivent tenir compte du coût d’opportunité de ce dernier : à quelles autres dépenses faut-il renoncer pour financer l’investissement envisagé ? Si la notion de coût d’opportunité fait sens au niveau micro-économique (l’entreprise), il en va bien entendu de même au niveau macro-économique (l’économie du pays). Mais c’est aussi à ce niveau qu’elle est la plus controversée.

Sauvetages coûteux…

Raisonner en termes de coût d’opportunité met en effet les pouvoirs publics sur la sellette, car cela revient à remettre en question l’action qu’ils mènent : vaut-il mieux les laisser dépenser l’argent des contribuables ou ces derniers en feraient-il un usage meilleur pour l’économie ? Question éminemment subversive, puisqu’elle remet en cause l’existence même de l’Etat. Sans nécessairement aller aussi loin, il est en tout cas parfaitement légitime d’envisager sous cet angle la question des subsides accordés par l’Etat à telle ou telle entreprise ou à tel ou tel secteur : utiliser l’impôt pour favoriser telle ou telle activité, n’est-ce pas jouer à l’apprenti-sorcier ? N’est-ce pas empêcher les mécanismes de marché de jouer pleinement afin de décider de l’allocation de moyens entre les différents projets entrepreneuriaux en compétition ? Lorsqu’un gouvernement décide d’aider une grande entreprise en difficultés par peur des licenciements massifs que sa fermeture entrainerait, combien de créations d’emploi cette dépense financée par l’impôt empêche-t-elle ou reporte-t-elle ? La question est d’autant plus prégnante dans ce cas que la mise sous perfusion d’une industrie en déclin ne fait que reporter l’inéluctable. L’actualité en donne encore ces jours-ci une triste illustration : la fermeture définitive des hauts-four…liégeois par Arcelor Mittal. Il s’agit d’un des derniers épisodes d’une saga entamée dans les années 60, lorsque ces hauts-fourneaux appartenaient à Cockerill-Sambre, une entreprise fondée au 19ème siècle par l’industriel anglais John Cockerill. La sidérurgie entamait alors son déclin dans le bassin liégeois, un déclin que les dizaines de milliards d’euros engloutis en plus d’un demi-siècle n’ont pu contrer. Et pendant ce temps, combien d’entreprises auraient-elles pu éclore si cet argent, au lieu d’être pris aux contribuables belges, leur avait été laissé, à charge pour eux de le dépenser ou de l’épargner à leur guise ?

… et créations ruineuses

Loin des drames sociaux engendrés par les fermetures, les créations d’emploi subsidiées sont évidemment tout aussi néfastes. Les divers « plans verts » mis en œuvre partout en Europe et aux Etats-Unis et censés créer des milliers d’emplois « durables » sont-ils plus efficaces ? La presse a beaucoup glosé sur le caractère peu éthique des subsides aux biocarburants, qui amènent les agriculteurs à transformer de la nourriture en essence alors qu’une partie de la population mondiale souffre encore de la faim. Dans un récent éditorial, le magazine « The Economist » ne se montre guère plus tendre avec l’énergie solaire : « la ruée vers la subsidiation de l’énergie solaire au cours de la dernière décennie a été un gaspillage massif et un jeu politique sordide ».. L’éditorial poursuit en revenant sur la justification avancée par les partisans de ces subsides, censés favoriser l’émergence d’une industrie jusqu’alors peu développée. « Il est indéniable », note l’auteur, « qu’une demande massivement subsidiée est largement responsable de la baisse drastique du prix des panneaux solaires. Mais voir cela comme une justification, c’est ignorer les coûts d’opportunité, vastes mais en partie difficiles à connaître, de programmes aussi dispendieux. »

Politiquement incorrect

Envisager les aides d’Etat sous l’angle de leur coût d’opportunité est une démarche politiquement incorrecte : elle remet systématiquement en question les raisons qui poussent les pouvoirs publics à consacrer l’argent des impôts à une cause plutôt qu’une autre, voire la notion même d’aides publiques. En ces temps d’incertitude financière et de crise de la dette, elle justifie aussi que nous nous posions une question tout aussi pertinente : quel est le coût d’opportunité des aides aux pays européens en difficulté et aux banques qui leur ont prêté de l’argent ?

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