Correspondance avec la famille Cheuvreux (partie 1 sur 3)

En 1878, les éditions Guillaumin publiaient une correspondance de Frédéric Bastiat avec la famille Cheuvreux. Depuis, cette ressource n’a cessé d’être utilisée par les spécialistes de son œuvre ou du libéralisme français, qui y trouvent les confessions et les états d’âme d’un auteur cardinal. — Récemment, l’Institut Coppet a mis la main sur deux copies inédites de ces lettres, qui dévoilent de nombreuses et profondes altérations. Dans cette nouvelle édition les lettres et fragments censurés sont rétablis, faisant réapparaître Bastiat dans toute son originalité et son authenticité.

 


 

Introduction

Plus de deux siècles après sa naissance, Frédéric Bastiat continue de séduire par sa pensée vivifiante, son style alerte et ses aphorismes empreints de la plus pure sagesse. Face aux développements récents pris par le collectivisme, le socialisme, le militarisme, sa doctrine paraît toujours neuve. L’homme lui-même marche dans notre siècle, il peut se retrouver à nos côtés, et l’on se prend de l’envie de bavarder avec lui, sans juger son costume, sa démarche ou son accent. La découverte récente par l’Institut Coppet de nouveaux manuscrits permettra de prolonger, d’approfondir cette relation d’un siècle avec l’autre, et de dégager pour la postérité une représentation plus fidèle de l’héritage vrai de Frédéric Bastiat.

Ces manuscrits nouveaux sont réapparus d’une manière assez peu extraordinaire. Un fonds documentaire issu de la famille Cheuvreux est à la disposition de l’Institut : dans celui-ci se trouve une large correspondance familiale, dont l’intérêt pour l’histoire du libéralisme est assez minime, si l’on excepte une lettre inédite de Mlle Cheuvreux à Bastiat, datée du 22 décembre 1850 (Ms. 4448, f°13). Néanmoins, un cahier bleu et une liasse de feuilles volantes méritaient d’attirer notre attention : il s’agissait de deux copies manuscrites des lettres envoyées par Bastiat à la famille Cheuvreux, et qui étaient déjà connues du public par la publication en 1877 des Lettres d’un habitant des Landes. Il aurait pu s’agir simplement d’une copie remise à l’éditeur ; mais alors pourquoi en refaire deux fois le travail, et comment un manuscrit remis à l’éditeur avait-il pu être conservé par la famille ? Nous avions vraisemblablement donc un travail préparatoire. En comparant les deux copies avec le texte publié, et entre elles, nous avons mis au jour de très nombreuses altérations. Avant la publication a eu lieu, de toute évidence, un travail de réécriture dont le caractère et les motivations ne sont pas difficiles à percer.

La correspondance de Bastiat avec la famille Cheuvreux se présente donc sous la forme de trois versions essentiellement différentes : la première version, sous la forme d’un cahier bleu, et que nous nommerons la copie (a) ; la seconde, sur feuilles, que nous appellerons la copie (b) ; et enfin le livre imprimé par l’éditeur Guillaumin en 1877, que par commodité nous citerons par la référence de version (c).

La copie (a) nous donne à lire plusieurs lettres qui ont disparu de la copie (b) et de l’édition (c). Elle donne fréquemment des tournures de phrases plus naturelles et plus longues, ainsi que des morceaux inédits, qui feraient penser à un travail linéaire de réécriture et d’élagage, où la richesse primitive disparaît de (a) à (b) puis de (b) à (c), sous les coups répétés de la censure familiale.

Cependant les libertés prises par le copiste de la version (a) semblent déjà avoir été assez grandes, et certains passages qu’il a nonchalamment écartés, sont maintenus par son acolyte de la copie (b). Dès lors, il ne peut être question de considérer l’un ou l’autre des deux états manuscrits du texte comme le plus digne de foi : devant l’évidence des altérations et même de possibles réécritures, la seule manière valable de procéder était de rassembler les trois états du texte dans une version commune, où les disparités apparaîtraient et où, par la confrontation des manquements et des ajouts, un texte plus proche de l’original pourrait émerger, quoiqu’en l’absence des lettres elles-mêmes, il ne puisse s’agir que d’une reconstruction toujours sujette à caution.

Quels éléments de langage, de doctrine ou de personnalité furent avant tout les victimes des copistes-censeurs, et qu’apprend-t-on de nouveau sur Frédéric Bastiat à la lecture des lettres reconstituées ? D’abord, certains propos légers, sur la religion ou sur les femmes, ont été systématiquement retirés ou reformulés. La familiarité très grande, quoique probablement sans tache, que le provincial Bastiat se permettait avec Madame et Mademoiselle Cheuvreux, a aussi été consciencieusement effacée par la famille. Enfin un motif louable de discrétion voulait que les paroles rapportées de certains individus ne deviennent pas compromettantes, et c’est ainsi, par exemple, que la haine manifestée par la belle-sœur de Charles Dunoyer pour les républicains a été masquée dans le texte imprimé par la substitution de ses initiales, communes et donc indéchiffrables (M. D.), à son nom propre (M. Dunoyer). Par ricochet, Frédéric Bastiat et son milieu se présentent à nous dans une plus grande authenticité : l’homme, à cette époque, est esseulé et malade ; il ne lui reste que deux ans tout au plus à vivre. Ne pouvant se projeter dans l’avenir, dont la voie lui est barrée, il s’est rejeté dans le présent et un peu dans le passé. Aussi dans des lettres expurgées ou écartées, peut-il se rappeler sa vie à Mugron, au cœur de la monotonie provinciale, ou ses escapades en Espagne, au milieu de fiers et intrépides chevaliers, du temps où il avait encore de la santé. Revenu à lui-même, il n’avait plus que la pensée solitaire et la littérature pour s’occuper, et sa maladie de gorge pour occuper les autres. Malgré des accalmies son mal se détériorait ; ses facultés l’abandonnaient ; sa tête féconde s’obscurcit, et il n’eut plus la force ni d’écrire ni surtout de parler. Il est mort le 24 décembre 1850 à Rome, au 4 Place Mignanelli, au sein d’une maison possédée par la famille Cheuvreux, et qu’elle avait mise gracieusement à sa disposition.

Ces lettres nous le représentent avec sa bonhommie naturelle, sa chaleur et sa passion de la vérité, et elles conforteront sans doute ceux qui voyaient déjà en lui un maître à penser et un exemple.

Benoît Malbranque

Institut Coppet


 

Correspondance de Frédéric Bastiat

avec la famille Cheuvreux.

Édition corrigée des

Lettres d’un habitant des Landes (1877)

sur la base de deux copies manuscrites.

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NOTE SUR L’ÉTABLISSEMENT DU TEXTE

(a) Copie des lettres sous forme de cahier.

(b) Copie des lettres sur feuilles, avec l’introduction de Prosper Paillotet qui se trouve en ouverture des Lettres d’un habitant des Landes.

(c) Texte imprimé sous le titre de Lettres d’un habitant des Landes (1877).

(b) indique que le texte, présent dans la copie en question, y a été barré.

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LETTRE I

(Copie a) Dimanche, 1849.

(Copie b – Imprimé c) Novembre 1848.

(abc)Madame,

(a)Sous réserve d’aller ce soir m’en informer moi-même, permettez que je demande comment vous vous trouvez ce matin, ainsi que votre chère Louisette, car (abc)il y a à l’hôtel Saint-Georges trois santés tellement sympathiques entre elles, que quand l’une décline, les autres sont menacées.

(a)Si comme je l’espère, un bon sommeil a fait disparaître ces vilaines choses, fièvre, rhume, courbature, je serai heureux de l’apprendre quelques heures plus tôt….

Pour moi, je ne suis pas plus mal ; c’est déjà être mieux. (abc)Si vous avez sous la main l’adresse du savant pharmacien qui a trouvé l’art de faire, de l’huile de foie de morue un breuvage supportable, veuillez me l’envoyer ; je voudrais bien que ce précieux alchimiste pût m’enseigner le secret de faire aussi de l’économie politique épurée ; c’est un remède dont notre société malade a bon besoin, mais elle refuse d’en prendre la moindre dose, tant il est répugnant.

(a)Adieu etc.

(bc)Votre dévoué,

(abc)F. Bastiat.

 

 

LETTRE II

(a)Lundi, 1849.

(a)Madame,

Veuillez être assez bonne pour me faire savoir comment se trouve ce matin Mademoiselle Louise ; de là je conclurai, avec cette justesse d’esprit que vous connaissez, comment vous êtes vous-même……. Oh que les maladies sont donc impertinentes, de choisir toujours pour victimes les natures les plus délicates, celles que nous voudrions surtout leur voir respecter ! ……. Elles frappent ainsi plusieurs personnes du même coup ; vraiment elles ont bien mauvais cœur, et ne devraient pas appartenir au genre féminin……

Mes chères Mesdames, croyez-moi sans aucune exception le plus dévoué de vos amis.

F. Bastiat

 

LETTRE III

(c)Janvier.

(ab)1er avril 1849.

(abc)Madame,
On vient de me dire que, demain mardi, à deux heures, on exécutera dans l’église Saint-Louis d’Antin de la musique très curieuse. Ce sont des chants du XIIIsiècle, retrouvés aux archives de la sainte chapelle, et empreints de toute la naïveté de l’époque. (a)…… (abc) D’autres assurent que ces chants ne peuvent être anciens, attendu qu’au XIIIsiècle on ne connaissait pas l’art de noter la musique. (a)etc. etc. (b)À la manière dont on s’en acquitte je suppose que cet art remonte au temps de barbarie.

(abc)Quoi qu’il en soit, la solennité offrira un vif intérêt ; il y a là une question moins difficile à juger, par impression, que par érudition. (a)…….

(a)J’ai appris avec peine que le sommeil n’avait pas débarrassé Mademoiselle Louise de sa lassitude, je voudrais de ses nouvelles…. Pardonnez-moi, Madame, ces indiscrétions réitérées…… Je suis ceux auxquels il faut passer pas mal de chose en faveur de l’intention.

(abc)J’ai repris hier soir cet affreux breuvage, non sans un terrible combat entre mon estomac et ma volonté. Est-il possible que quelque chose de si détestable soit bon, et messieurs les médecins ne se moquent-ils pas de nous ?

Au reste, tous les remèdes sont désagréables.

Que faudrait-il à ma chère mademoiselle Louise ? Un peu plus de mouvement physique, un peu moins d’exercice mental : (a)……(abc)mais elle ne veut pas. Que faudrait-il à sa mère ? Rechercher un peu moins le martyre du salon : mais elle ne veut pas. Que m’ordonne-t-on ? L’huile de foie de morue ? (a) Ainsi [en (b) et (c) devient : Décidément] (abc)l’art de se bien porter, c’est l’art de se bien contrarier. (a)Mais on préfère suivre ses goûts, advienne que pourra !

(a)Votre dévoué

(abc)F. Bastiat.

 

LETTRE IV

 (a)Vendredi, 1849.

(bc)Vendredi, février 1849.

(abc)Madame,
Je viens de relancer Léon Faucher au sujet de votre protégé ; il l’avait perdu de vue, hélas ! Combien peut-il contenir de pitié sous un front chargé des destinées de la République ! Cependant, il a promis. (ab)……

(abc)Je n’ai aperçu hier aux Italiens ni M. Say, ni Léon, ni M. Cheuvreux. (a)…… ; (abc)avez-vous été malade ? Mademoiselle Louise était-elle fatiguée de chant ou de correspondance ? Ou bien est-ce pure fantaisie, déesse, dit-on, des Parisiennes ? (a)……  (abc)Au reste, le spectacle était horriblement maussade : Alboni lourde, Ronconi faux, Bordogni nul, toilettes disgracieuses, etc., etc.

Voudriez-vous me faire savoir si vous désirez voir dimanche, en passant, le portail l’Auxerrois et ensuite la sainte Chapelle. Il me semble que Mlle Louise, qui aime tout ce qui est beau, admirera ce monument. Il marque, selon moi, le point extrême où soit parvenu l’art de substituer le vide au plein et le jour à la pierre, art qui paraît être perdu, à en juger par l’architecture moderne.

Votre dévoué,

F. Bastiat.

LETTRE V

 (a)Vendredi, 1849.

(b)Vendredi, février 1849.

(c)Mercredi, février 1849.

(abc)Madame,
C’est avec un peu de confusion que je vous communique l’issue ressemblant à un fisaco, de ma démarche auprès de Faucher ; mais que voulez-vous, je suis le plus mauvais solliciteur du monde. C’est peut-être heureux. En fait de sollicitations, si j’avais l’habitude du succès, qui sait où je m’arrêterais, puisqu’il est bien reconnu que je n’ai pas d’empire sur moi-même. (a)……

(abc)M. Ramel peut faire toucher au ministère de l’intérieur 150 francs ; les formes administratives obligent de donner à cela le nom de secours et non de pension ! (b) …….

(abc)J’ai eu toute la nuit la musique d’hier soir dans la tête : Io vorrei saper perche et autres chants délicieux.

Adieu, Madame, je suis votre dévoué et celui de Mlle Louise.

F. Bastiat.

 

LETTRE VI

 

(a)Samedi 1849.

(b)Samedi, janvier 1850.

(c)Janvier 1850.

(ac)Madame,

(a)Je viens de rencontrer M. (ab)Matta [en (c) devient : Matt], qui m’a dit vous avoir trouvée souffrante. [en (b) et (c) devient : Je viens de rencontrer le commandant Matt, qui prétend qu’on sera souffrant demain à l’hôtel Saint-Georges.] (a)Il croit que vous n’échapperez pas à un rhume. (abc)Puisse-t-il être aussi mauvais prophète que brave soldat ! Soyez assez bonne pour me faire savoir la vérité ; (a)si la plume vous pèse, ma chère Mademoiselle Louise voudra bien m’écrire deux lignes. (ab)Vous ne permettez pas que je prononce le mot santé sans dire quelque chose de la mienne, selon les règles. (abc)Je suis mieux. (b) et (abc)À Charruau, comme Sgnarelle, assure que je dois être guéri. Cependant hier soir une quinte fatigante a déterminé ce symptôme rouge, aussi effrayant en physiologie qu’en politique. (a)On se laisserait gagner par le découragement et le dégoût de la vie si l’on n’avait d’autres aspects et d’autres perspectives…. (abc)Malgré tout, il me resterait encore bien assez de forces pour me charger (a)de votre mal, et (abc)de ce qu’il peut rester de toux à votre Louisette ; si cela était possible. Mais l’affection ne peut faire ce miracle. C’est une harmonie qui manque à ce monde.

Adieu Madame, (a)je suis etc.

(abc)F. Bastiat.

 

LETTRE VII

     (a)Lundi.

(bc)Lundi, mars 1849.

(abc)Madame,

Décidément, j’ai laissé chez vous quelque chose de bien précieux ; quelque chose dont les hommes de mon âge ne devraient plus se séparer ; quelque chose que nous devrions toujours sentir sous la main, quand elle se porte sur le côté gauche de notre poitrine, quelque chose dont la perte nous transforme en étourdis et en aveugles, (ab)……(abc)en un mot, (ab)…… (abc)mes lunettes (ab)…….

(abc)Si par hasard on les a retrouvées dans votre salon, je vous serai obligé de les faire remettre à ma messagère.

Je profite de cette occasion, pour avoir des nouvelles de la santé de votre Louisette, puisque c’est le nom que vous aimez à lui donner ; je serai heureux d’apprendre qu’elle pourra nous faire entendre demain sa douce voix ; avouez donc que vous en êtes orgueilleuse ?

Oh ! vous avez bien raison ; je n’ose pas trop le répéter ; mais j’aime mieux une romance chantée par elle, qu’un concert tout entier renforcé de vocalises et de tours de force ; après tout, n’est-ce pas la bonne règle de juger des choses et surtout des arts, par l’impression que nous en recevons ? Quand votre enfant chante, tous les cœurs sont attentifs, toutes les haleines suspendues, d’où je conclus que c’est la vraie musique (ab)……

(abc)Je défends intrépidement ma santé ; j’y tiens beaucoup, ayant la faiblesse de croire qu’elle pourrait encore être bonne à quelque chose.

Hier, je fus voir Mme de Planat. À travers quelques brouillards germaniques, son intelligence laisse distinguer un grand fonds de bon sens, des appréciations neuves ; tout juste assez d’érudition pour qu’il n’y en ait pas trop ; et une parfaite impartialité : nos malheureuses discordes civiles ne troublent pas la sûreté de ses jugements ; c’est une femme (a)de valeur, (abc)qui pense par elle-même ; je voudrais que vous la connussiez. (ab)…… (abc)Mais elle m’a fait parler un peu trop. (ab)…….

(a)Le soir nous avons réentendu Hermann chez Guillaumin. (abc)Je n’ai pas été chez Victor Hugo, croyant qu’il demeurait au Marais ; si j’avais su qu’il habitât vos quartiers, j’aurais fait mon entrée dans son salon, qui doit être curieux, (a)……(abc)car la pente vers cette région de Paris est facile.

Adieu, je serre la main affectueusement à ce que vous nommez le Trio, que j’aime de tout mon cœur.

F. Bastiat.

 

LETTRE VIII

    (a)3 avril 1849.

   (bc)3 mai 1849.

(abc)Madame,

(a)J’ai eu le regret d’apprendre hier soir que vous étiez indisposée et que Mademoiselle Louise était aussi souffrante…. J’en veux à la nature de ne pas comprendre qu’elle devrait bien épargner la douleur aux êtres qui ne peuvent guère la supporter, et qu’elle semble avoir créés pour le bonheur…. Que le libre-échange serait doux en ces matières, et combien vous trouveriez autour de vous d’amis prêts à se charger de vos insomnies et de vos migraines ! (abc)Permettez-moi de vous envoyer une copie de ma lettre aux électeurs. Ce n’est certes pas pour avoir votre avis politique, mais ces documents sont surtout une affaire de tact et de délicatesse. Il y (ab)faut [en (c) devient : fait] (abc)parler beaucoup de soi, comment éviter la fausse modestie ou la vanité blessante ? Comment se montrer sensible à l’ingratitude, sans tomber dans la ridicule classe des incompris ? Il est bien (a) malaisé [en (b) et (c) devient : difficile] (abc)de concilier à la fois la dignité et la vérité. Il me semble qu’une femme est surtout propre à signaler les fautes de ce genre si elle veut avoir la franchise (c)de les dire. (a) Je vous envoie donc [en (b) et (c) devient :C’est pour cela que je vous envoie] (abc)ce factum, espérant que vous voudrez bien le lire et m’aider au besoin à éviter des inconvenances.

(a)Je sais [en (b) et (c) devient : J’ai appris] (abc)que vous rouvriez vos salons ce soir. Si je puis m’échapper d’une réunion où je serai retenu un peu tard, j’irai recevoir vos conseils. (a)…… (abc)N’est-ce pas une singulière mission que je vous donne, (a)je crois qu’on n’a jamais été aussi sans façon avec les dames, (abc)et le cas de dire avec Faucher : « Il faut bien venir des grandes Landes pour être galant de cette manière. » (a)…. À propos de F…… (abc)avez-vous eu la patience de lire la séance d’hier ? [1]Quelle triste lutte !

(a)Ah mon Dieu ! (bc)Selon moi, un acte d’une moralité plus que douteuse serait devenu excusable par un simple aveu, d’autant que la responsabilité en remontait aux prédécesseurs de Faucher. C’est le système de défense qui est pitoyable. Et puis les représentants, aspirants ministres, sont venus envenimer et exploiter la faute. Ah ! madame, (abc)suis-je condamné à tomber ici de déception en déception ! Faudra-t-il que, parti croyant de mon pays, j’y rentre sceptique ? Ce n’est pas ma foi en l’humanité que je crains de perdre ; elle est inébranlable ; mais j’ai besoin de croire aussi en quelques-uns de mes contemporains, aux personnes que je vois et qui m’entourent. La foi en une généralité ne suffit pas.

Voici une brochure sur Biarritz, je suis sûr (a)que vous ne liriez pas l’introduction sans que cette pensée ne vous vienne [en (b) et (c) devient : qu’en la lisant vous direz] (abc) : C’est là qu’il faut nous rendre [2]pour faire une forte constitution à ma bien-aimée Louise. »

L’auteur de cette brochure voulait que je la remisse à un de mes amis placé auprès du président de la République (toujours ce Protée de la sollicitation) ; je n’ai pu m’acquitter de sa commission à cause du mot prince, effacé maladroitement devant le mot Joinville ; (a)en ouvrant cet écrit, je me suis rappelé que ce médecin [en (b) et (c) le morceau commence directement par : cet auteur médecin] (abc)m’avait aussi prié de faire sa préface en matière de réclame. « Mais je n’entends rien en médecine, lui dis-je. — Eh bien, cachez la science derrière le sentiment. » (a) Je me suis donc mis à écrire cette introduction, qui n’a d’autre mérite qu’une certaine sobriété de descriptions, sobriété peu à la mode. [Formulation légèrement différente dans (b) et (c).] (a)…. (abc)Comme je suis passionné pour Biarritz, je cherche à faire de la propagande. (a)Voilà mon excuse.

(abc)Mais quelle longue lettre ! (bc)je vais distancer M. Blondel.

(abc)Adieu, (bc)madame.

(a)Je suis (abc)votre dévoué,

F. Bastiat.

 

LETTRE IX

(a)9 octobre 1849.

(bc)Paris, 7 octobre 1849.

(abc)Madame,

Il m’arrive ce matin de mes chères Landes une caisse que je suppose contenir des ortolans. Je vous l’envoie sans l’ouvrir. Si c’était des bas de laine ! Oh ! je serais bien confus ; mais enfin j’en serais quitte pour quelques plaisanteries. (a)……

(abc)Hier soir, dans mon empressement et avec le tact qui me caractérise, je suis arrivé chez M. Say au beau milieu du dîner. Pour célébrer la réouverture des lundis, tous les amis se trouvaient là. L’entrain était grand à en juger par les éclats qui me parvenaient au salon. Le vestibule orné de nombreuses pelisses noires, blanches, roses, annonçait qu’il n’y avait pas que des économistes. Après le dîner je m’approche de la belle-sœur de (ab)M. Dunoyer [en (c) devient : M. D.] (abc) et, sachant qu’elle arrivait de Belgique, je lui demande si ce voyage avait été agréable. Voici sa réponse : « Monsieur, j’ai éprouvé l’indicible bonheur de ne voir la figure d’aucun républicain (a) ; je les déteste tous [en (b) et (c) devient : parce que je les déteste.] » (abc)La conversation ne pouvait se soutenir longtemps sur ce texte, (a)aussi me suis-je retournée vers Mme Dunoyer, qui s’est mise à parler des douces impressions que lui avait causé le royalisme belge. [en (b) et (c) devient : je m’adresse donc à sa voisine, qui se met à me parler des douces impressions que lui avait fait éprouver le royalisme belge.] (abc)« Quand le roi passe, disait-elle, tout est (a)en (abc)fête : cris de joie, devises, banderoles, rubans et lampions. » Je vois bien que pour ne pas trop déplaire aux dames il faut se hâter d’élire un roi. L’embarras est de savoir lequel, car nous en avons trois en perspective ; (ab)il serait plaisant que celui (abc)qui l’emportera (après une (ab)petite (abc)guerre civile) [en (c) la phrase s’arrête ici avec un point d’interrogation] (ab)fît comme le Pape, et destituât quiconque aura servi sous la République.

(bc)Force m’a été de me réfugier vers les groupes masculins, car vraiment la passion politique grimace sur la figure des femmes. Ces messieurs mettaient leur scepticisme en commun. Fameux propagandistes qui ne croient pas à ce qu’ils prêchent. Ou, plutôt ils ne doutent pas, seulement ils affectent de douter. Dites-moi ce qu’il y a de pire, l’affectation du doute ou l’affectation de la foi ? Vraiment il faut que les économistes cessent cette comédie. (abc)Demain il y aura beaucoup de convives au dîner. J’y poserai la question d’un journal destiné à propager un principe absolu. Je regrette que M. Cheuvreux ne puisse être des nôtres. Quoiqu’en dissidence avec lui sur des faits particuliers, sur des appréciations d’hommes ou de circonstances, nous sommes d’accord sur les idées et le fond des choses. Il m’appuierait. (ab)Mais après tout, il ne sera pas à plaindre (a)entre [en (b) devient : avec] vous et Mlle Louise.

(abc)Adieu, madame ; permettez-moi de me dire le plus dévoué comme le plus respectueux de vos amis.

F. Bastiat.

LETTRE X

 (a)10 octobre 1849.

(bc)8 octobre 1849.

(abc)Madame,

Le hasard fait que le journal des Landes indique la manière traditionnelle dans mon pays d’accompagner les orolans ; le seigneur Trompette ne se blessera pas, sans doute, si je lui adresse par votre intermédiaire un document aussi précieux. Hier, quand je fus porter ma boîte, rue Saint-Georges, M. Cheuvreux n’avait point paru, c’était pourtant jour d’audience. Aujourd’hui nous avions rendez-vous pour aller visiter le télégraphe électrique. Il ne vient pas, serait-il indisposé ?

La discussion sur le socialisme a été très belle ; Ch. Dupin fort au-dessus de ce qu’on pouvait attendre. Dufaure admirable, la Montagne violente, insensée, ignorante. Quelle triste arène pour cette Chambre ! Combien elle est au-dessous, pour les intentions, de la Constituante ! Alors l’immense majorité avait la passion du bien. À présent chacun ne rêve que de révolution et l’on n’est retenu que par le choix. Quoi qu’il en soit, la société progresse.Nul ne peut répondre des accidents particuliers, et je suis fâché que cela contrarie l’aimable Mme Alexandre, mais certainement le mouvement général est vers l’ordre et la sécurité.

Pour vous, mesdames, vous vous êtes préparé, à tout événement, des ressources de bonheur dans l’affection de ceux qui vous approchent, et la mère et la fille ne seront-elles pas toujours l’une pour l’autre des anges de consolation ?

Permettez-moi aussi d’espérer que vous compterez pour quelque chose l’inaltérable dévouement de votre respectueux ami.

F. Bastiat.

LETTRE XI

(a)Vendredi 1849.

Madame,

Le sirop, que vous m’avez fait goûter avant-hier, a été si bienfaisant, que je vous prie de m’envoyer son adresse…… Permettez à mon rhume, de saisir cette occasion, pour s’informer du vôtre ; il me semble qu’avec votre excellente constitution, si vous ne guérissez pas bien vite, il doit y avoir de votre faute… Il faudrait sortir peu, recevoir peu, et parler…. peu…. mais ne trouverez-vous pas le remède pire que le mal ?

Donnez-moi aussi des nouvelles de votre chère Louise, j’espère que la soirée d’hier n’aura pas trop altéré sa gaieté. Mon Dieu, que de tourments dans la vie ! Ce qui devrait l’embellir la trouble !

Voici le numéro de la Revue des deux Mondes, n’auriez vous pas à me prêter quelque livre qui me transporte dans un monde imaginaire ; un Dante, un Shakespeare, un Milton, du poétique, de l’excentrique, du chimérique …… ?

Adieu, Madame, votre dévoué

F. Bastiat.

 

LETTRE XII

 (a)Lundi, 1849.

(bc)Paris, lundi mars 1850.

(abc)Madame,

(bc)Comment voulez-vous guérir ? Votre rhume est la proie de tous ceux à qui il plaît de le faire jaser, et le nombre en est grand.

 (abc)Depuis samedi soir jusqu’à hier matin je n’ai eu qu’une quinte, mais elle a duré douze heures, je me puis comprendre que les fragiles enveloppes de la respiration et de la pensée n’éclatent pas sous ces secoures violentes et prolongées ; au moins je n’ai rien à me reprocher, j’obéis très docilement à mon médecin. (a)…… (abc)Retenu pendant ces deux jours, il faudra bien que j’aille ce soir chez Monsieur Say me mêler à mes coreligionnaires. C’est un effort (ab)! [en (c) « ! »devient :« . »] (abc)Vous ne sauriez croire avec quelle vivacité mon indisposition fait renaître en moi mes vieux penchants solitaires et mes inclinations provinciales : une chambre paisible, plein de soleil, une plume, quelques livres, un ami de cœur, une douce affection ; c’était tout ce qu’il me fallait pour vivre…… en faut-il davantage pour mourir ? Ce peu que j’avais au village, et quand le temps sera venu…. dans bien des années ; je ne le retrouverai plus……

J’envoie à Mlle Louise quelques stances sur la femme qui m’ont plu. Elles sont pourtant d’un poète économiste, car il a été surnommé The free-trade rhymer : le poète du libre échange. Si j’en avais la force je ferais de cette pièce une traduction libre en prose et en trente pages ; cela ferait bien dans le journal de Guillaumin. Votre chère petite railleuse (je n’oublie pas qu’elle possède au plus haut degré l’art de railler, non seulement sans blesser, mais presqu’en caressant) n’a pas grande foi dans la poésie industrielle ; elle a bien raison. C’est que j’aurais dû dire Poésie sociale, celle qui désormais, je l’espère, ne prendra plus pour sujet de ses chants les qualités destructives de l’homme, les exploits de la guerre, le carnage, la violation des lois divines et la dégradation de la dignité morale, mais les biens et les maux de le vie réelle, les luttes de la pensée, toutes les combinaisons et affinités intellectuelles, industrielles, politiques, religieuses, tous les sentiments qui élèvent, perfectionnent et glorifient l’humanité. Dans cette épopée nouvelle, la femme occupera une place digne d’elle et non celle qui lui est faite dans les vieilles Iliades. Son rôle était-il de compter parmi le butin ?

Aux premières phases de l’humanité, la force étant le principe dominant, l’action de la femme s’efface. Elle a été successivement bête de somme, esclave, servante, pur instrument de plaisir. Quand le principe de la force cède à celui de l’opinion et des mœurs, elle recouvre son titre à l’égalité, son influence, son empire ; c’est ce qu’exprime bien le dernier trait de la petite pièce de vers que j’adresse Mlle Louise.

Vous voyez combien les lettres des pauvres reclus sont dangereuses et indiscrètes. Pardonnez-moi ce bavardage, pour toute réponse je ne demande qu’à être rassuré sur la santé de votre fille.

F. Bastiat.

 

LETTRE XIII

(a)Mille remerciement pour le volume que vous a remis M. Decaisne ; ……vous voulez bien être préoccupée de ma santé ! Elle est meilleure ; je le croyais du moins ce matin. Il me semblait, en me levant, qu’une bonne nuit m’avait guéri ; mais voici qu’à la Chambre le symptôme rouge reparaît : Cela ne vous étonnera pas ; est-ce l’influence de cette atmosphère irritante ? Ce serait une preuve de plus de l’influence du moral sur le physique……

Je suis bien en peine de savoir comment est Mademoiselle Louise ; il me semble qu’il y a un siècle que je n’ai vu personne de chez vous. Samedi M. Cheuvreux ne parut pas au dîner des économistes ; son absence me contrariait, car la discussion l’aurait intéressé…. Léon me dit avoir rencontré sa cousine chez Madame d’Auribeau ; ainsi jusqu’au dimanche matin tout allait bien ? J’espère que les distractions du Carnaval seront plutôt favorables que nuisibles à votre chère enfant et par contre coup à vous-même……

Permettez-moi de me dire le plus dévoué de vos nombreux amis.

F. Bastiat.

 

LETTRE XIV

(a)Madame,

Dans le cas où vous auriez occasion de sortir aujourd’hui, seriez-vous assez bonne pour vous charger d’une commission qu’on me donne et qui m’em-barrasse ? Je vous envoie la lettre, sans craindre des conjectures d’un esprit aussi bienveillant que le vôtre. Il s’agit d’une personne que j’ai comme orpheline et enfant ; je m’y suis attaché à cause de ses qualités, et d’une vague ressemblance avec une de mes nièces que j’avais perdue. Pour lui faire accepter mon appui j’avais pris avec elle un ton affectueux et paternel, qui n’a pas encore complètement disparu de notre correspondance ; cela est bien permis, car si elle entre dans la période où ce langage peut paraître étrange, moi j’en suis sorti. Ces jours-ci, j’entendais Mmes Girard, Benouard et d’autres membres de votre famille qui se disaient : « A-t-elle dormi ? — Elle a dormi ! — Elle n’a pas dormi. Elle dormira ». Je crois que cette sollicitude m’a gagné ! Et je voudrais savoir aussi comment vous vous trouvez…. À Mugron, dès neuf heures du matin, nous savions tous des nouvelles les uns des autres. Oh croyez que la monotonie provinciale a ses compensations ! ….

F. Bastiat.

 

LETTRE XV

 (bc)Février 1850.

(bc)Madame,

(abc)Je vous rends, à regret, le discours prononcé par M. de Boislembert, à l’occasion de l’inauguration du buste de M. Girard, en vous rappelant que vous m’en avez promis un exemplaire. Je l’ai lu avec enthousiasme, et voudrais le relire une fois par mois, pour me retremper. C’est une vie de Plutarque, en harmonie avec notre siècle.(a)…..

(abc)Que j’admire cette vie si belle, si digne, si bien remplie ! Quelle magnifique réunion de toutes les qualités qui honorent le plus la nature humaine : génie, talent, activité, courage, persévérance, désintéressement, grandeur, force d’âme dans les revers ! [en (b) « ! »devient « ; »]  (abc)Jusque-là, pourtant, le portrait est bien imposant et ne représente que des lignes pures, mais sévères ; on admire, on n’aime pas encore ; mais bientôt la sympathie est complète quand l’auteur nous peint, avec trop de sobriété peut-être, (a)un autre ordre de vertus, (bc)sa verve étincelante, (abc)cette gaieté douce, cette inépuisable bienveillance, que M. Girard rapportait toujours au foyer domestique, dons du ciel les plus précieux de tous, que votre père n’a pas emportés dans la tombe. Ces nobles figures, madame, font paraître les hommes bien petits, et l’humanité bien grande.

F. Bastiat.

 

LETTRE XVI

(a)De Belgique, hôtel de Bellevue, 1849.

(bc)Bruxelles, hôtel de Bellevue, juin 1849.

(bc)Madame,

(abc)Vous avez désiré (a), Mesdames, (abc)que je vous (a)envoyasse [en (bc) devient :envoie] (abc)mes impressions de voyage jetées pêle-mêle sur le papier ; ne saviez-vous pas que le journal a ses dangers ? Il ressemble aux mémoires, on n’y parle que de soi. Oh ! que j’aimerais mieux vous entretenir de vous, de votre Louise bien-aimée, de ses occupations, de ses plaisirs, de ses perspectives, (a)…… (abc)de la Jonchère et quelque peu aussi du Buttard[3](a)……. (abc)là tout est poésie, on n’en peut dire autant du Brabant, cette terre classique du travail, de l’ordre, de l’économie et des estomacs satisfaits ; (a)….. (abc)au reste, je n’en parle que par ouï dire, car je n’y suis que depuis hier soir, et ne l’ai vue que par la fenêtre ; à la vérité elle me sert bien puisqu’elle étale devant mes yeux le palais du Roi. Ainsi, il y a quelques heures, je respirais un air infecté de républicanisme ; et, me voici plongé dans une atmosphère monarchique ; et bien ! le croiriez-vous, je ne me suis pas même aperçu de la transition ; le dernier mot que j’ai entendu de l’autre côté de la frontière est justement le même qu’on m’a adressé de celui-ci : « Votre passeport. » Hélas ! je n’en avais pas. (a)…… (abc)Un moment, j’ai espéré qu’on allait me renvoyer à Paris et le cœur m’a battu ; (a)…… (abc)mais tout se civilise, même le gendarme, même le douanier ; bref, on m’a laissé passer, en me recommandant de venir faire une déclaration au ministère de la justice, (a)….. (abc)car, ajoutait le gendarme, « nous y avons été pris plusieurs fois et récemment encore nous avons failli laisser échapper M. Proudhon. » — « Je ne suis pas surpris, ai-je répondu, que vous soyez devenu si avisé, et certes j’irai faire ma déclaration pour encourager la gendarmerie dans cette voie. »

(bc)Mais reprenons les choses de plus haut ; samedi, en sortant de la séance (vous voyez que j’écris un journal consciencieux) j’articule le mot Bruxelles :« J’y vais demain, à huit heures et demie, dit Barthélemy Saint-Hilaire, partons ensemble. » Là-dessus je me rends rue La Fayette, croyant arriver à l’heure dite ; le convoi était parti, il m’a fallu attendre celui de midi. Que faire dans l’intervalle ? La butte Montmartre n’est pas loin et l’horizon y est sans bornes. (a)Donc, (abc)vers cinq heures, nous avons passé de France à Belgique et j’ai été surpris de n’éprouver aucune émotion ; ce n’est pas ainsi que je franchis pour la première fois notre frontière ; mais, j’avais dix-huit ans (a)…… (abc)et j’entrais en Espagne ! C’était au temps de la guerre civile ; j’étais monté sur un superbe coursier navarrais, et toujours homme de précaution, j’avais mis une paire de pistolets dans mon porte-manteau ; car l’Ibérie est la terre des grandes aventures ; ces distractions sont inconnues en Belgique ; serait-il vrai que la bonne police tue la poésie ? Je me rappelle encore l’impression que faisaient sur moi les fiers Castillans quand je les rencontrais sur une route, à cheval, et flanqués de deux escopettes. Ils avaient l’air de dire : Je ne paie personne pour me protéger, mais je me protège moi-même. Dans tous les genres, il semble que la civilisation qui élève le niveau des masses diminue la valeur des caractères individuels ; je crains que ce pays-ci ne confirme l’observation.

Il est impossible de n’être pas frappé de l’aspect d’aisance et de bien-être qu’offre la Belgique : d’im-menses usines qu’on rencontre à chaque pas, annoncent au voyageur une heureuse confiance en l’avenir. — Je me demande si le monde industriel, avec ses monuments, son confort, ses chemins de fer, sa vapeur, ses télégraphes électriques, ses torrents de livres et de journaux, réalisant l’ubiquité, la gratuité et la communauté des biens matériels et intellectuels, n’aura pas aussi sa poésie, poésie collective, bien entendu. N’y a-t-il d’idéal que dans les mœurs bibliques, guerrières ou féodales ? Faut-il, sous ce rapport, regretter la sauvagerie, la bar-barie, la chevalerie ? En ce cas, c’est en vain que je cherche l’harmonie dans la civilisation ; car l’harmonie est incompatible avec le prosaïsme. (a)…… (abc)Mais, je crois que ce qui nous fait apparaître sous des couleurs si poétiques les temps passés, la tente de l’Arabe, la grotte de l’anachorète, le donjon du châtelain, c’est la distance ; c’est l’illusion de l’optique ; (a)……. (abc)nous admirons ce qui tranche sur nos habitudes ; la vie du désert nous émeut, pendant qu’Abd-el-Kader s’extasie sur les merveilles de la civilisation. (a)…… (abc)Croyez-vous qu’il y ait jamais eu autant de poésie dans une des héroïnes de l’antiquité que dans une femme de notre époque ? Que leur esprit fût aussi cultivé, leurs sentiments aussi délicats, qu’elles eussent la même tendresse de cœur, la même grâce de mouvements et de langage ? (a)……

(abc)Oh ! ne calomnions pas la civilisation ! (a) ……

(ab)J’appelle conventionnalisme, ces sentences qu’on répète, sur la foie les uns des autres, et qui sont contraires à tous les faits ; le conventionnalisme est l’ennemi de la vérité comme de l’originalité…… (a)En voilà un exemple, pendant des siècles encore, on vantera la Paysanne, la Bergère, Phyllis et Chloé ; mais j’ai la réponse toute prête……

(bc)Pardonnez-moi, mesdames, cette dissertation, vous l’avez voulue, en me disant d’écrire au hasard, avec abandon ; c’est ce que je fais ; il faut bien que je laisse aller la tête, car deux sources d’idées me sont fermées : les yeux et le cœur ; mes pauvres yeux ne savent pas voir ; la nature leur a refusé l’étendue et la rapidité ; je ne puis donc faire ni descriptions de villes ou de paysages. (a)…… (abc)Quant à mon cœur, (a) loin de le laisser causer, c’est à peine si je peux être moi-même son confident, à moins qu’il ne lui plaise enfin de porter vers l’humanité toute sa puissance d’aimer…… et encore n’est-ce pas la tête que cela regarde ? …… [en (b) devient : « heureux celui qui est resté dans les voies tracées par la Providence, et qui trouve son bonheur à faire le bonheur de sa famille :] (a)J’en suis donc [en (bc) devient : « il en est »] (abc)réduit à essayer d’aimer une abstraction, à me [en (bc) devient : « se »] passionner pour l’humanité, pour la science ; d’autres portent leurs aspirations vers Dieu (a)…. (abc); ce n’est pas trop des deux ; c’est ce que je pensais, tout à l’heure en sortant d’une salle d’asile dirigée par des religieuses vouées à soigner des enfants malades, idiots, rachitiques, scrofuleux ; quel dévouement ! quelle abnégation ! Et après tout cette vie de sacrifice ne doit pas être douloureuse, puisqu’elle laisse sur la physionomie de telles empreintes de sérénité. Quelques économistes nient le bien que font ces saintes femmes ; ce dont on ne peut douter, c’est la sympathique influence d’un tel spectacle : il touche, il attendrit, il élève ; on se sent meilleur, on se sent capable d’une lointaine imitation, à l’aspect d’une vertu si sublime et si modeste. (b)……(a) Je me disais : je ne puis me faire moine….. Mais je me dévouerai à la science et je ferai passer tout mon cœur dans ma tête……Vraiment je sens quelquefois que moi aussi, je pourrai remplir un apostolat…. Mais de quoi vais-je vous parler ?……je reviens à mes sœurs grises….

(a)Félicitez-vous de cet incident, sans lequel vous n’échapperiez pas [en (bc) devient : Le papier me manque, sans quoi vous n’échapperiez pas] à un long commentaire sur le catholicisme, le protestantisme, le pape et M. de Falloux. (b)……

(a)Il me reste juste assez d’espace pour vous prier d’excuser ce bavardage…… Si je ne recevrai bientôt quelques lignes, je croirais que vous voulez m’en punir. (abc)Donnez-moi des nouvelles de M. Cheuvreux ; puisse-t-il trouver aux eaux la santé et le calme moral, si troublé par les agitations de notre triste politique ! Il n’est pas comme moi, un être isolé et sans responsabilité. Il pense à vous et à sa Louise ; je comprends son irritation contre les perturbateurs et me reproche de ne l’avoir pas toujours assez respectée.

Adieu, je présente mes hommages à la mère et à la fille.

Votre dévoué,

F. Bastiat.

 

LETTRE XVII

   (a)De Belgique, 1849.

(b)Juin 1849.

(c)Bruxelles, Juin 1849.

(bc)Madame,

(abc)L’absence de votre beau-frère fera un mauvais effet sur les amis de la paix ; ils s’attendent à une réception qu’ils ne trouveront pas. M. Say est du nombre de ceux qui ont signé l’invitation. Sur cette circulaire plusieurs centaines d’étrangers vont se rendre à Paris, les uns traversant la Manche, les autres l’Océan ; ils s’imaginent trouver chez nous un zèle ardent. (ab)…. (bc)Quelle déception, quand on verra la cause de la paix en France représentée (a)….. (abc)par Guillaumin, (a)….. (abc)Garnier (a)…… (abc)et Bastiat. En Angleterre elle met en mouvement les populations entières, hommes et femmes, prêtres et laïques ; (bc)faut-il que mon pays se laisse toujours devancer ?

(abc)Je rentrerai à Paris en passant par Gand et Bruges ; je voudrais arriver deux jours avant le Congrès, pour savoir quelles dispositions ont été prises ; car, je vous avoue, que je me sens inquiet sur ce point ; il faut, au moins, que je m’acquitte des devoirs de l’hospitalité envers Cobden ; pour cela peut-être aurais-je recours à votre inépuisable bonté ; je vous demanderai la permission de vous présenter un des hommes les plus remarquables de notre temps (a), à mon sens. (abc)Si je parviens, comme je l’espère, à arriver à Paris samedi, je prendrai la liberté d’aller dimanche à la Jonchère ; n’y trouverais-je rien de changé ?

Mlle Louise sera-t-elle en pleine possession de sa santé et de sa voix ? C’est une bien douce, mais bien impérieuse habitude, que celle d’être informé, jour par jour, de ce qui intéresse ; elle rend pénible la plus courte absence (ab)de huit jours. Un temps viendra où le télégraphe électrique sera au service de l’amitié. (a)N’y a-t-il pas là de quoi réconcilier avec la civilisation ?…..

(abc)Tout bien considéré, mesdames, permettez-moi de ne pas abuser de votre indulgence et de retenir la relation de ma pointe sur Anvers. À quoi bon vous l’envoyer et vous donner la fatigue d’une lecture quand je pourrai y suppléer bientôt par quelques minutes de conversation. D’ailleurs en relisant ces notes, je m’aperçois qu’elles parlent de tout, excepté d’Anvers. J’ai trouvé les Belges très fiers du bon sens dont ils ont fait preuve pendant ces deux dernières années de troubles européens ; ils se sont hâtés de mettre fin à leurs discordes par des concessions réciproques ; le Roi a donné l’exemple, les Chambres et le peuple ont suivi ; bref, ils sont tous enchantés les uns des autres et d’eux-mêmes. Cependant les doctrines socialistes et communistes ne cessent de continuer leur œuvre souterraine et il me semble qu’on en est assez effrayé. Cela a fait surgir dans ma tête un projet que je vous communiquerai ; mais qu’est-ce que des projets ? Ils ressemblent à ces petites bulles qui paraissent et disparaissent à la surface d’une eau agitée.

Adieu, madame ; n’allez pas croire qu’il en est des sentiments comme des projets ; l’affection que je sens pour vous, pour votre famille, est trop profonde, elle a des bases trop solides pour ne pas durer autant que ma vie et j’espère au-delà.

F. Bastiat.

LETTRE XVIII

Notes prises d’Anvers

 

(a)1849.

(b)Juin 1849.

 

(abc)Les extrêmes se touchent. C’est ce qu’on éprouve en chemin de fer : l’extrême multiplicité des impressions les annule. On voit trop de choses pour voir quelque chose. Singulière manière de voyager ; on ne parle pas ; l’œil et l’oreille s’endorment ; on se renferme avec sa pensée, dans la solitude. Le présent qui devrait être tout, n’est rien. Mais aussi, avec quel attendrissement le cœur revient sur le passé ; avec quelle avidité il s’élance vers l’avenir. « Il y a huit jours… dans huit jours. » Ne voilà-t-il pas des textes de méditations bien choisis, quand, pour la première fois, et Vilvorde, et Malines, et le Brabant fuient sous un regard qui ne regarde pas (b)…… (bc)!

(abc)Ce matin j’étais à Bruxelles ; ce soir à cinq heures j’étais encore à Bruxelles ; dans l’intervalle j’ai vu Anvers, ses églises, son musée, son port, ses fortifications. Est-ce (bc)là (abc) voyager ? J’appelle voyager pénétrer la société qu’on visite ; connaître l’état des esprits, les goûts, les occupations, les plaisirs, les relations des classes, le niveau moral, intellectuel et artistique auquel elles sont parvenues ; ce qu’ont peut en attendre pour l’avancement de l’humanité ; je voudrais interroger les hommes d’État, les négociants, les laboureurs, les ouvriers, les enfants, les femmes surtout, puisque ce sont les femmes qui préparent les générations et dirigent les mœurs.

Au lieu de cela, on me montre une centaine de tableaux, cinquante confessionnaux, vingt clochers, je ne sais combien de statues en pierre, en marbre, en bois ; et l’on me dit (a)….. (abc): Voilà la Belgique. (a)……

(abc)À la vérité, il y a pour l’observateur une ressource, c’est (a)….. (abc)la table d’hôte ; elle réunissait aujourd’hui autour d’elle, (a)….(abc)soixante dîneurs, (a)….. (abc)dont pas un belge ; on y remarquait cinq Français et cinq longues barbes ; les cinq longues barbes appartenaient aux cinq Français, ou plutôt les cinq Français aux cinq barbes, (b)….. (bc)car il ne faut pas prendre le principal pour l’accessoire. (a)…..

(abc)Aussitôt, je me suis posé cette question : Pourquoi les Belges, les Anglais, les Hollandais, les Allemands se rasent-ils ? Et pourquoi les Français ne se rasent-ils pas ? En tout pays les hommes aiment à laisser croire qu’ils possèdent les qualités qu’on y prise le plus ; si la mode tournait aux perruques blondes, je me dirais que ce peuple est efféminé ; si dans les portraits je remarquais un développement exagéré du front, je penserais : ce peuple a voué un culte à l’intelligence ; quand les sauvages se défigurent pour se rendre effroyables, j’en conclus qu’ils placent au-dessus de tout la force brutale. (a)…..

(abc)C’est pourquoi, j’éprouvais aujourd’hui un sentiment d’humiliation pénible, en voyant tous les efforts de mes compatriotes pour se donner l’air farouche : pourquoi cette barbe et ces moustaches ? Pourquoi ce tatouage militaire ? À qui veulent-ils faire peur et pourquoi ? La peur ! Est-ce là le tribut que mon pays apporte à la civilisation ? (a)…. Et malheureusement (abc)ce ne sont pas seulement les commis voyageurs qui donnent dans ce ridicule travers ; (a)…. arrêtez-vous sur les boulevards devant un marchand d’estampes ; regardez les portraits ; … certes ceux qui ont posé, ont dû froncer le sourcil et faire la moue…… Il faut donc que la douceur du regard et du sourire, la bienveillance des traits soient bien impopulaires en France, que chacun veut y ressembler à un ennemi du genre humain ! …… et c’est la généralité de ce goût qui m’afflige, c’est un triste symptôme ; il dénote, au cœur du peuple, une pensée mauvaise, un retour vers des idées de barbarie…. (abc)Ne serait-ce pas aux femmes à le combattre ? Mais, est-ce là tout ce que je rapporte d’Anvers ? Il valait bien la peine de faire des lieues sans fin ni compte.

J’ai vu des Rubens dans leur patrie ; vous pensez bien que j’ai cherché dans la nature vivante les modèles de ces amples carnations que reproduit si complaisamment le maître de l’école flamande. Je ne les ai pas trouvés, car vraiment, je crois que la race brabançonne est au-dessous de la race normande. On me dit d’aller à Bruges ; j’irais à Amsterdam si c’était mon type de prédilection ; ces chairs rouges ne sont pas mon idéal. (b)… (bc)Le sentiment, la grâce : voilà la femme, ou du moins la femme digne du pinceau.

(a)J’ai bien examiné quatre types… et mon opinion est faite. Le type grec, supérieur à tous les autres pour sa régularité et sa proportion : c’est la perfection matérielle…… Le type méridional, reproduit par les vierges de Murillo ; c’est celui qui…… Le type charnel ou charnu, qui montre les beaux effets de la santé…… Enfin le type de Raphaël qui aspire à peindre la pureté et le sentiment……Voilà celui que je préfère des quatre ; et celui qui m’est le moins sympathique est celui qui s’en éloigne le plus……

Ruben peut être un peintre inimitable au point de vue de l’exécution ; il rend admirablement ce qu’il veut rendre ; mais ce qu’il cherche n’est pas mon idéal…

F. Bastiat.

LETTRE XIX

(a)30 août 1849.

(bc)Mont-de-Marsan, 30 août 1849.

(bc)Madame,

(abc)Les organisations un peu éthériques ont le malheur d’être fort sensibles aux contrariétés et aux déceptions ; mais combien elles le sont aussi aux joies inattendues qui leur arrivent ! Qui m’aurait dit que je recevrais aujourd’hui des nouvelles de la Jonchère. L’espace fait l’effet du temps, et parce que je suis séparé de mon cher Buttard par beaucoup de lieues, il me semble que j’en suis séparé aussi par beaucoup de jours (a)…… (abc)passés et à venir (a)… ; (abc)vous et Mlle Louise, qui êtres si indulgentes, vous me pardonnerez mon expansion à ce sujet (a)… ; (abc)c’est peut-être parce que je me sens profondément dégoûté du sentimentalisme politique et social que je suis devenu un peu sentimental en affection : que voulez-vous, le cœur a besoin de revanche, (a)… (abc)et puis, mère et fille, je ne sais comment vous faites, vous avez le don et l’art de rendre si contents, si heureux tous ceux qui vous approchent, qu’ils sont bien excusables d’en laisser paraître quelque chose. (a)…

(abc)J’étais sûr que M. Cheuvreux regretterait ne n’avoir pu s’associer à vous pour le bon accueil fait à Cobden chez lui… Mais je suis bien aise de l’apprendre. N’aurait-il pas pu trouver un peu indiscrète ma manière d’exercer l’hospitalité ? (a)Mais j’avais de bonnes intentions. — (abc)Je voulais que la France et l’Angleterre se présentassent l’une à l’autre sous leur plus beau jour. (a)…. (abc)Avec les dames Cheuvreux j’étais fier de Cobden ; avec Cobden j’étais fier des dames Cheuvreux. (a)… (abc)Il faut que ces insulaires sachent bien que chacun des deux pays a quelque chose à envier à l’autre. (a)…… (abc)C’est d’un bon augure que M. Cheuvreux prolonge son séjour aux eaux, cela prouve qu’il s’en trouve bien.(b) ; puisse-t-il vous revenir en parfaite
santé !

Le voyage aurait dû me fatiguer davantage ; deux diligences marchaient toujours de conserve, la nôtre à la suite, c’est-à-dire dans un nuage de poussière. J’avais de tristes compagnons de route ; grâce au ciel je me parle à moi-même, et l’imagination me suffit ; elle a produit
le plus beau plan, le plus utile à l’humanité qu’on puisse concevoir ; il ne manque plus que la mise en œuvre ; mais encore cette fois j’en serai pour les bonnes intentions. — Que Dieu m’en tienne compte (a) au jour du jugement, (abc) et je suis sauvé ! (a)…

(abc)Jugez, mesdames, comme je dois trouver amusant d’être retenu ici par le conseil général, (b)quand je sais [en (c) devient : sachant] (bc)que ma tante et mon ami m’attendent à Mugron : (a)… (abc)ce n’est pas tout, je porte le poids de ma renommée ; ne m’avait-on point réservé les dossiers les plus ardus pour me faire les honneurs de la session ? — C’était le cas d’être modeste et Gascon ; j’ai été l’un et l’autre ; et, pour me délivrer de cette étrange politesse, j’ai parlé de ma fatigue (a)… ; (abc)cependant je ne perds pas l’occasion de faire de la propagande économiste, attendu que notre préfet vient d’infecter son discours de socialisme ; cette lèpre prend partout. Demain je saurai laquelle des deux écoles aura la majorité au conseil.

Mes concitoyens sont excellents pour moi : ils ont bien des petites (a)choses [en (bc) devient : peccadilles] à me reprocher, mais ils me traitent en enfant gâté, et semble comprendre qu’il faut me laisser agir, travailler et voter capricieusement. (a)Les bonnes intentions ne sont-elles pas encore là pour faire face au reste ? ……

(abc)Je voudrais porter à Mlle Louise un souvenir de nos Landes, mais quoi ? Irai-je chercher à Bayonne quelques romances très tendres du temps de la Restauration, ou bien des boléros espagnols ?

Mesdames, prenez pitié d’un pauvre exilé : n’est-il pas singulier d’être exilé quand on est chez soi ? Pour le coup, vous allez me dire que j’aime les paradoxes, (b)et, cependant, (bc)celui-là est une vérité bien sentie. Donc écrivez-moi de temps en temps ; je n’ose trop demander ce sacrifice à Mlle Louise : je vous prie d’agréer l’une et l’autre l’expression de mon attachement.

F. Bastiat.

 

LETTRE XX

(a)16 septembre 1849.

(bc)Mugron, 16 septembre 1849.

 

(abc)Vous êtes probablement de retour des eaux, mon cher monsieur Cheuvreux. Je suis un peu surpris d’en être réduit aux conjectures (b), car les courriers s’obstinent à ne me porter aucune lettre. (a)…

(abc)Il est de tristes époques où les imaginations ébranlées se frappent aisément ; peut-on s’éloigner de Paris sans songer qu’on y a laissé le choléra ? (ab)Aussi, (abc)le silence de nos amis, pénible en tout temps, devient aujourd’hui difficile à supporter.

(abc)La pureté de la Jonchère me rassure (ab)pour Mme Cheuvreux et Mlle Louise… (abc)Mais vous avez de nombreux parents à Paris, et vous-même n’y êtes-vous pas retenu presque tous les jours par vos devoirs judiciaires ? Que ces dames songent à m’épargner ce genre d’inquiétude. [en (bc) devient : Ces dames n’ont pas songé, sans doute, à m’épargner ce genre d’inquiétude]. J’aime à attribuer leur silence à des causes moins lugubres : affaires, plaisirs, promenades, visites, musique, causeries, etc., et puis elles ont tant de correspondants ! Il faut bien que chacun attende son tour (bc); cependant je serais heureux d’apprendre que l’on jouit d’une bonne santé chez vous, chez M. Say, chez les Renouard, à Croissy, etc.

En arrivant ici, j’ai organisé une chasse aux ortolans. J’en partage le produit entre l’hôtel Saint-Georges et la rue Boursault. (b)Ce n’est qu’un échantillon, mais la saison était à peu près passée ; de plus, on a de la peine à en obtenir en grand nombre qui soient gras à la fois.

(abc)Hier, pour mettre de l’ordre dans cette affaire de chasse, je suis allé passer la journée à la campagne, où j’ai vécu autrefois tantôt seul, tantôt entouré. Il y a une grande similitude entre ce pays-ci et celui que vous habitez : chaîne de coteaux, rivière au pied et plaines indéfinies au-delà ; le village est au sommet (a)de la colline [en (bc) devient : du coteau], ma propriété sur la rive opposée au fleuve. Mais si l’art a plus fait sur les bords de la Seine, la nature est plus nature sur ceux de l’Adour. Il me serait impossible de vous dire l’impression que j’ai éprouvée en revoyant ces longues avenues de vieux chênes, cette maison aux appartements immenses, qui n’ont de meubles que les souvenirs, ces paysans aux vêtements de couleur tranchée, parlant une langue naïve que ne puis m’empêcher d’associer avec la vie des champs ; car il me semble toujours qu’un homme en blouse et en casquette, parlant français, n’est pas paysan pour debon ; et puis ces rapports bienveillants de propriétaire à métayer me paraissent, par l’habitude, une autre condition indispensable pour constituer la vraie campagne. Quel ciel ! quelles nuits ! [en (b) « ! » devient : « . »] quelles ténèbres ! [en (b) « ! » devient : « . »] quel silence, interrompu seulement par l’aboiement lointain des chiens qui se répondent, ou par la note vibrante et prolongée que projette dans l’espace la voix mélancolique de quelque bouvier attardé ! Ces scènes parlent plus au cœur qu’aux yeux.

Mais me voici de retour au village. Le village ! c’est devenu un degré vers Paris. On y lit la gazette. On y dispute, selon  le temps, sur Tahiti, ou Saint-Jean d’Acre, sur Rome ou Comorn[4]. Je comptais sur les vacances pour calmer un peu les effervescences politiques ; mais voici que le souffle des passions s’est ranimé [en (c) devient : se ranime]. La France est de nouveau placée entre deux impossibilités. La république a été amenée par la ruse et la violence sur un terrain où le légitimisme la battra très logiquement. Il est triste de penser que M. de Falloux est conséquent et que la France du XIXsiècle ne l’est pas. (a)L’opposition a pourtant du bon sens ; elle veut le bien et le comprend…. [en (bc) devient : La population a pourtant du bon sens ; elle veut le bien et le comprend ;] mais elle a désappris à agir par elle-même. Quelques mouches du coche parviennent toujours à la lancer dans des difficultés inextricables. Mais laissons ce triste sujet. (b)……

(abc)J’espérais avancer ici mon livre[5], (a)…… (abc)nouvelle déception. (a)… (abc)Du reste, je ne suis plus si pressé, car au lieu d’une actualité, il s’est transformé en un ouvrage de pure doctrine et ne pourra avoir d’effet, s’il en a, que sur quelques théoriciens. La véritable solution du problème social aurait besoin, tout en s’appuyant sur un gros livre, d’être propagée par un journal. (a)… (abc)J’ai quelque idée d’entreprendre une publication mensuelle comme celles de Lamartine et de Louis Blanc. (a)… (abc)Il me semble que notre doctrine gagnerait comme un incendie, ou plutôt comme une lumière, car elle n’a certes rien d’incendiaire. (a)…… (abc)Partout où je la prêche, je trouve les esprits merveilleusement disposés à la recevoir. (bc)J’en ai fait l’expérience sur mes collègues du conseil général. (a)Un obstacle m’effraie [en (bc) devient : Deux obstacles m’effrayent] : (abc)la santé (bc)et le cautionnement. (abc)Nous en causerons bientôt, car j’ai l’espoir de passer avec vous la journée du 30 septembre.

Adieu, mon cher monsieur, si vous avez un moment à perdre, épargnez à ces dames la peine de m’écrire. Veuillez les assurer que le régime de privation où elles me tiennent ne me fait pas oublier leur bienveillance inépuisable.

F. Bastiat.

(a) Je devrais déchirer cette lettre ; je viens d’en recevoir une de Madame Cheuvreux, qui m’apprend que vous n’êtes pas complètement rétabli, et qui paraît bien affectée de la mort de Madame Got… Restez donc à la Jonchère pour aider Mademoiselle Louise à dissiper cette impression….

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[1](bc) Discussion à la Chambre, à propos d’une dépêche télégraphique adressée par le ministre de l’intérieur Faucher aux préfets quelques jours avant les élections du 18 mai 1849.

[2](bc) Paroles de Gœthe dans Mignon.

[3](bc) M. Pescatore, propriétaire des bois du Buttard, avait mis à la disposition de M. Bastiat le pavillon qui servait autrefois de rendez-vous de chasse. Dans ce lieu solitaire et charmant, situé tout près du château de la Jonchère, le travailleur écrivit les premiers chapitres des Harmonies.

[4](bc) Place forte de Hongrie.

[5](bc) Les Harmonies.

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