La poste comme service public et comme branche de revenu

Dans sa réunion du 5 juin 1863, la Société d’économie politique étudie le service postal. Son monopole entre les mains de l’État est souvent décrit comme une nécessité : en est-il vraiment ainsi ? Et que disent à la fois l’expérience et la théorie de l’intervention de l’initiative individuelle dans le transport des lettres ? Cette concurrence est-elle un stimulant notable ? Offre-t-elle au public des avantages de qualité ou de prix ? Voici quelques-unes des questions qui firent la matière de la discussion.


Société d’économie politique

Réunion du 5 juin 1863

 

 

Le président, s’adressant à sir John Bowring, lui demande s’il ne voudrait pas donner quelques renseignements sur les travaux de la commission internationale dont il a fait partie, avec les autres honorables invités, et qui s’est occupée des moyens de faciliter les communications postales et télégraphiques. Sir John Bowring se rend au désir du président, qui est celui de toute la réunion, et après un intéressant et pittoresque exposé de l’illustre free trader, la conversation se fixe sur la poste, successivement considérée comme service public et comme branche de revenu.

Sir John Bowring dit que la réforme postale, en Angleterre, a eu son origine dans un sentiment humanitaire. La race britannique est ambulante et aventurière, et le nombre de personnes qui quittent leur sol natal pour s’établir dans des districts éloignés et dans des pays étrangers est très considérable. Les colonies anglaises, dans toutes les parties du globe, font un appel constant à la mobilité anglaise, et il y a peu de familles qui n’aient pas de parents domiciliés bien loin des lieux de leur naissance. C’est à cet instinct que nous devons la formation du grand empire où la langue, les lois et les habitudes anglaises font partie de l’organisation nationale. En traversant des villages obscurs les plus distants de la capitale, on voyait arriver le facteur porteur d’une lettre écrite par un individu qui avait quitté sa patrie dans l’espoir d’améliorer sa condition, soit en traversant la mer, soit en cherchant une place dans les grandes villes du Royaume-Uni : c’était une lettre d’un fils à sa mère, d’un mari à sa femme, d’un frère à sa sœur. Mais la taxe de la lettre était souvent une somme qui demandait une journée de travail ; or, les ressources de la famille étant épuisées par les besoins journaliers, il n’y avait pas de quoi payer l’impôt. On a vu souvent la lettre retourner au facteur, et les larmes venir aux yeux du destinataire. L’idée de distance s’était associée avec celle du service rendu, et on pensait que le prix devrait être payé en proportion de la distance. C’est sir Rowland Hill, à qui on pourrait bien élever une statue en or, comme à un des plus grands bienfaiteurs de sa nation et du monde entier, c’est sir Rowland Hill qui a développé l’idée sur laquelle sont basées toutes les améliorations postales les plus importantes et les plus fructueuses, savoir : que la distance entre pour bien peu de chose dans les prix de la poste, que c’est l’administration qui reçoit et celle qui est chargée de la répartition de la correspondance qui font la plus grande partie de la dépense ; que la dépense pour le transport des lettres est bien mesquine en un mot, que l’envoi d’une lettre d’une rue de Londres à une autre rue de la même ville coûta presque autant que l’envoi de la même lettre de Londres à la partie la plus éloignée de l’Écosse ou de l’Irlande. Ce fait, constaté devant l’enquête parlementaire qui a été chargée d’examiner la question, a convaincu tout le monde que l’ancien système postal était fondé sur des idées fort erronées, et que la plus grande injustice était faite en faisant payer cher un service qui coûtait si peu et qui pesait surtout si durement et si inégalement sur les pauvres. On a commencé par une demi-réforme, par l’abaissement du tarif des postes : on s’en est bien trouvé. Mais l’opinion bien instruite a demandé plus que l’administration postale ne voulait céder. Des associations se sont formées, des sommes considérables ont été souscrites pour agiter la question par des hommes généreux et clairvoyants ; le penny-post a été établi au moment des discussions sur le libre commerce, auquel la réforme postale a prêté un puissant appui, et les résultats ont outrepassé toutes les prévisions.

Avant 1840, le nombre des lettres qui étaient affranchies annuellement par la poste était à peu près de 75 millions ; dans l’année passée, ce nombre était de plus de 605 millions. L’action postale s’est fait sentir dans tous les grands intérêts nationaux. Elle a augmenté les relations commerciales d’une manière au-delà de tout calcul, malgré la détestable guerre qui désole les États de l’Amérique du Nord et qui a détruit tant de sources de production et de prospérité, guerre entre des frères, qui a arrêté les travaux d’un demi-million d’ouvriers honnêtes et laborieux, dont la conduite, par parenthèse, a été si admirable. Malgré tant de circonstances défavorables, le chancelier de l’Échiquier se trouve avoir un excédent de revenu de 75 millions de francs, et il se trouve certainement en état de pouvoir faire d’autres concessions aux vrais principes financiers et à des vues saines sur l’économie politique qui, heureusement, sont devenues universelles en Angleterre.

Depuis que je suis à Paris, dit M. Bowring, j’ai appris avec quelque surprise que, parmi vos administrateurs distingués, il y a ceux qui crurent que, dans l’intérêt des lettres, le service postal doit être conservé comme monopole entre les mains de l’État. Heureusement telle n’est pas l’opinion des plus hautes autorités anglaises. Celles-ci pensent que la poste n’a pas d’autres titres pour transporter les correspondances que si elle présente les moyens les plus sûrs, les plus rapides, les moins dispendieux et les plus satisfaisants. Pour les lettres, ces avantages créent un monopole dans le fait, mais nous verrions avec grande peine, et cette concession ne serait jamais accordée en Angleterre, que la poste fût chargée seule de l’envoi des journaux. Il y a à peu près 70 millions de journaux anglais envoyés par la poste ; s’ils sont timbrés, ils ont une circulation postale gratuite ; or, bien qu’un timbre-poste d’un penny puisse donner le même avantage, il y a plus de 700 millions de journaux qui se servent d’autres moyens de transport, et ce sont les journaux lus par les masses du peuple qui circulent partout, qui pénètrent à cause de leur bon marché dans le plus petit de nos villages, et qui exercent une influence immense et salutaire sur l’opinion populaire. Ce penny-post est le missionnaire le plus précieux et le plus intelligent. Les journaux les plus répandus ne sont pas timbrés : ils sont expédiés par les routes de fer ou par autres voies, et ne coûtent pas plus à 500 milles de Londres qu’à Londres même. La distance, j’ose le répéter, ne compte pour rien dans le prix de transport. Le congrès postal a reconnu ce point important, et il en résultera des conséquences très profitables.

Si donc les facilités données à 27 millions d’Anglais chez eux ont produit des résultats si grands et si incontestables, que ne devons-nous pas attendre quand les Français et les Anglais, 60 millions d’hommes placés dans le centre de l’Europe dont ils sont la tête et le cœur, adopteront le même système ? Quand 200 millions pourront s’entendre de la même manière ? Or c’est là un grand et bel avenir dont nous approchons.

M. Bowring va beaucoup plus loin, il croit (appelez cela une utopie si vous voulez) que le moment viendra où le service postal, dans l’intérêt commun, sera fait gratuitement, comme l’administration de la justice, où on fera payer les frais postaux par le trésor, qui se trouvera bien récompensé par la suite de cette nouvelle facilité. J’espère que l’époque n’est pas bien éloignée où les gouvernements et les peuples se diront l’un à l’autre : Votre correspondance passera par notre territoire sans que nous prélevions un sou pour le service peu coûteux que nous vous rendons. Six députés du congrès postal ont voté pour l’abolition totale de taxes de transit. Les États-Unis offrent 3 000 milles de transit gratuit, et quand la correspondance de l’Asie orientale passera par l’ouest au lieu de l’est, on verra toute l’importance de la concession. L’Angleterre, qui a donné à 200 millions de sujets, aux Indes orientales, le bénéfice d’une taxe modérée pour toute distance, pourra offrir plus qu’elle ne reçoit. La France est un des pays qui, par leur situation géographique, présentent plus de facilités pour le transit que tout autre territoire européen. La correspondance orientale tout entière passerait par ce pays si le port des lettres, qui ne lui coûte presque rien, n’était pas si élevé. À présent, la plus grande partie va par mer à Malte et Alexandrie ; on y perd deux ou trois jours ; car, pour l’envoi d’une lettre comme pour toutes les affaires, c’est le bon marché qui est la cause déterminante.

M. J.-E. Horn adhère pleinement aux vues larges et généreuses que vient d’exprimer sir John Bowring, touchant l’opportunité de multiplier et de faciliter de toute manière les relations postales, soit à l’intérieur, soit entre les divers pays. Aucune divergence de vues ne saurait exister là-dessus dans une réunion d’économistes. M. Horn ne croit pas non plus que le monopole de l’État, en matière postale, soit une nécessité, que ce monopole soit fondé, comme on le prétend souvent, dans la nature même du service. Pour se convaincre du contraire, il suffit de rappeler les premières origines et les derniers développements du service postal. L’histoire des premières origines du service postal en France nous apprend que l’État n’y était pour rien. C’est l’Université de Paris qui en avait pris l’initiative en organisant un service régulier de messagers (pour lettres, petits paquets, etc.), destiné à entretenir les relations entre ses élèves et leurs parents en province ; peu à peu, elle admit d’autres personnes à se servir de l’intermédiaire de ses messagers. Cette organisation, qui remonte tout au moins au treizième siècle, les plus anciens titres qui la concernent sont des lettres de Philippe le Bel (1296) et Louis X (1315), a fonctionné pendant plusieurs siècles, avant et plus tard à côté du service postal organisé par le gouvernement et réservé d’abord exclusivement pour le service de l’État. Quant aux derniers développements du service postal, M. Horn signale les larges services privés et libres qui, depuis plusieurs années, fonctionnent à Paris et dans d’autres grandes villes pour la distribution des journaux, des cartes de visite, des circulaires, des prospectus, etc. Il est à désirer que, de plus en plus, on laisse à l’industrie privée la liberté de desservir les communications épistolaires, partout où elle voudra et comme elle l’entendra. Ce sera un bon stimulant aussi pour la poste de l’État, à qui restera toujours un assez large champ d’activité. La concurrence de l’industrie privée aura surtout pour effet de forcer l’État à réduire le port jusqu’aux dernières limites possibles: tout le monde applaudira à ce résultat.

Cela veut-il dire qu’il faut pousser la réduction du port jusqu’à ses extrêmes conséquences, c’est-à-dire à sa suppression complète ? En d’autres termes faut-il marcher vers la gratuité du service postal ? M. Horn regrette de ne pouvoir, sur ce point, partager les vues de l’honorable orateur anglais. La gratuité a l’aspect fort séduisant ; l’on comprend qu’elle puisse tenter des esprits élevés. Mais il faut aller au fond des choses. La « gratuité », dans le sens habituel et si alléchant du mot, n’existe pas pour les services de l’État. L’État n’a pas de caisse à lui, de fortune particulière, où il puiserait pour nous faire des gracieusetés. Il ne dispose que de l’argent qu’il prend aux contribuables, n’importe sous quelle forme.

Dire que tel service est rendu gratuitement par l’État, cela signifie tout simplement que les frais en sont supportés par tout le monde, au lieu de l’être par celui ou par ceux à qui le service est rendu. Cela est parfaitement légitime pour certaines catégories de services, profitant indistinctement à tous. En supposant que de toute ma vie je n’aie pas un seul procès à soutenir, je n’en suis pas moins intéressé à l’existence et au fonctionnement régulier des tribunaux. C’est justement parce que les tribunaux existent et fonctionnent, parce qu’on sait que j’y trouverais protection contre toute injustice, qu’on m’épargne les molestations et la nécessité de recourir aux tribunaux. De même, si je n’ai pas d’enfants à envoyer aux écoles, je n’en suis pas moins intéressé à ce que l’enseignement public existe et fonctionne : les lumières qu’il répand, les progrès qu’il fait faire à la société, l’adoucissement qu’il produit dans les mœurs, profitent à tout le monde indistinctement. Il est donc rationnel et équitable que ces services et tous les services de nature analogue soient « gratuits », c’est-à-dire que les frais en soient couverts par des fonds provenant de la généralité des citoyens. Tout au plus peut-on demander qu’une faible partie de ces frais soit fournie par les personnes qui profitent plus directement des services en question : que les pères, pour nous en tenir aux deux exemples déjà cités, qui envoient des enfants aux écoles, que les particuliers qui invoquent l’assistance des tribunaux aient à payer une certaine rétribution spéciale, qu’on pourrait regarder comme l’équivalent du surcroit de besogne et de frais qu’ils occasionnent à l’État dans le fonctionnement de ce service général.

La poste aux lettres est-elle un de ces services primordiaux, d’une indispensabilité absolue à l’existence de la société, pour qu’on puisse la regarder comme étant de l’essence même des fonctions de l’État ? La poste représente-t-elle un de ces services généraux dont l’existence seule et le fonctionnement profitent déjà à tout le monde à un égal degré ? Personne ne l’affirmera, répond M. Horn. La preuve, à part toute autre considération, en serait dans les faits, que, durant des siècles, des États parfaitement bien organisés ont subsisté sans que les gouvernements se soient chargés de la transmission des correspondances, et que l’on peut très bien se figurer un prochain avenir où l’État sera déchargé de cette besogne par l’industrie privée. La poste est une exploitation manipulée peut-être jusqu’à présent dans un trop étroit esprit de fiscalité. C’est un service éminemment utile dont l’État s’est chargé dans l’intérêt de ceux qui le réclament, et dont il a cherché à tirer aussi un profit plus ou moins grand pour le trésor. Or, il ne serait ni logique ni équitable, que de pareils services fussent payés par la généralité des citoyens, au lieu de l’être par ceux qui en profitent directement. Le système contraire ou la prétendue « gratuité » du service postal mènerait à l’injustice la plus criante. Telle maison, par exemple, loge dix locataires ; il y a dans le nombre un banquier, un grand négociant, qui reçoit et expédie les lettres par centaines ; les neuf autres locataires en reçoivent à peine une par jour ; et l’on voudrait que les frais du service postal fussent répartis également entre les dix contribuables ?

On invoque l’intérêt des communications, des échanges, qui recevraient une forte impulsion de la gratuité de la transmission postale. Mais, demande M. Horn, est-ce que les communications ne seraient pas bien autrement favorisées, si l’État voulait bien me transporter moi-même gratuitement au lieu de ne transporter que mes lettres ? Les communications ne seraient-elles pas bien autrement accélérées, si l’État, au lieu de transporter mes lettres, me permettait de les transformer en télégrammes, également gratuits ? Il en est de même quant aux échanges. L’État les faciliterait assurément d’une façon bien plus efficace, si, après avoir porté gratuitement ma lettre de commande à Rouen, par exemple, il me rapportait gratuitement les cotonnades que j’ai demandées !

M. Horn termine en disant que la gratuité réelle constituerait un précédent fâcheux qu’on invoquerait pour légitimer les exigences les plus inadmissibles. Faciliter les relations postales intérieures et internationales par le développement et la simplification du service, par la suppression des entraves fiscales et autres, mais surtout par la réduction des tarifs, qui, au fond, ne peut manquer de rendre l’exploitation d’autant plus productive : voilà où il faut tendre avec vigueur et persévérance. C’est la voie aussi où de brillants résultats ont déjà été obtenus et dans laquelle la conférence actuelle va nous faire avancer plus résolument. Aller au-delà, ce serait se perdre dans les chimères.

M. Joseph Garnier voit dans la poste publique un des services secondaires rationnels qu’une administration publique rend utilement, concurremment avec le service par excellence de sécurité qui est la spécialité de l’autorité ; mais il ne voudrait pas affirmer qu’il en sera toujours ainsi, avec le développement et le perfectionnement des voies de communication, avec la multiplicité des rapports, avec la garantie de plus en plus assurée de l’ordre. Un jour peut venir où l’industrie privée pourra être en mesure de mieux organiser le transport des correspondances qu’une administration d’État et d’offrir plus d’avantages au public. Ce jour serait déjà venu pour les correspondances télégraphiques, et il est à regretter que l’on ait été conduit à en faire un service public par pure routine interventionniste.

En se développant, le service postal est devenu une branche de revenu public, et longtemps l’esprit de fiscalité a empêché la réduction des tarifs. La réforme d’Angleterre a non seulement eu l’avantage de mettre le prix de ce service à la portée de tous, mais encore de faire renoncer le fisc à cette ressource, par cette juste considération que l’accroissement des correspondances devait amener l’accroissement des affaires et des autres branches de revenu. L’expérience a confirmé les prévisions, et aujourd’hui le législateur de tout pays doit faire disparaître de la poste tout caractère de fiscalité. Sous ce rapport, il n’a été fait en France qu’une demi-réforme, et l’esprit fiscal a fait maintenir à l’administration un monopole tracassier, accapareur et souvent absurde. En France, on s’expose à une amende de 500 francs en portant une lettre ! La poste veut absolument porter nos journaux, nos prospectus, nos cartes de visite ; et il n’est pas rare de voir ces divers papiers s’égarer en route. La suppression de ce monopole est une des premières réformes à introduire dans cette branche de l’administration.

M. Garnier n’est pas partisan de la gratuité ; mais il eût voté avec M. Bowring pour toute facilité au transit international, et il rêve la poste universelle à deux ou quatre sous, comme la proposait, il y a une quinzaine d’années, M. Élihu Burritt.

M. Paul Coq, frappé des avantages que développe la circulation, est loin de croire justifiées les critiques adressées par M. Horn au système de gratuité postale entrevu par l’honorable docteur Bowring. Il s’agit simplement, ici, d’élever un service public à la plus haute puissance d’utilité générale. Les communications de la pensée méritent une faveur égale à celle dont jouissent, en France, la justice gratuitement rendue et l’instruction primaire. Dire que les services rendus par l’administration des postes doivent être, comme tout service, payés par ceux qui en tirent avantage, c’est conclure en réalité à ce que le traitement des magistrats, des instituteurs, pèse et retombe exclusivement sur ceux qui ont des procès ou qui envoient des enfants à l’école.

Ce point de vue étroit, tout individuel, semble à M. Paul Coq peu compatible avec le progrès par l’amélioration, chaque jour plus grande, de la condition générale. Est-on bien sûr, d’ailleurs, que le service rendu par la poste soit renfermé strictement entre l’envoyeur d’une lettre et le destinataire ? Que de gens mis en mouvement, que d’intérêts en jeu par suite de ces communications nombreuses, chaque jour plus fréquentes à distance ?

Qu’a-t-on fait, du reste, le jour où l’on a créé le penny-post, ou bien abaissé uniformément à 20 centimes, en France, la taxe des lettres, et cela au risque de constituer pendant assez longtemps l’administration en perte ? Est-ce que la masse des contribuables n’a pas dû combler le déficit, sans distinction de celui qui usait ou qui abusait de la poste, pendant que tel autre n’y recourait pas ? Dans l’état actuel, croit-on qu’il ne se passe pas quelque chose de semblable au profit de celui qui écrit une ou deux fois par an, tandis que le commerce défraye en grand ce service immense ? Ce qu’on perd de vue, ici, c’est le côté considérable et large de la question ; qu’on le veuille ou non, la solidarisation est réelle ; transformer le service donnerait à ce fait l’immense portée qu’il n’a pas.

Quant à l’objection prise de ce que ce serait faire un pacte avec le monopole (aucun autre que l’État ne pouvant opérer, ici, gratuitement et lui faire concurrence, d’où des services totalement défectueux), on ne remarque pas que l’État ayant ici des charges sans compensations, l’ardeur et l’esprit de monopole ne seraient plus qu’un non-sens à ce compte. Rien ne s’opposerait, dans ce système, à ce que des industries particulières obtinssent, à prix réduit, la préférence sur l’État, de même qu’on voit les institutions libres, assez chèrement rétribuées, prospérer en France en dehors du monopole universitaire et des collèges de grand exercice. C’est même ce qui a lieu à Londres, où la poste est, de même qu’en France, un monopole. Seulement, et à ce compte, la masse sera desservie par l’État dans des conditions qui stimulent ses affaires et l’action de la pensée.

En réalité, la question se réduit à ceci : le service postal ne constitue-t-il pas un de ces grands et importants services qui méritent d’être élevés exceptionnellement à la hauteur d’un office gratuit ? L’opinion contraire ferait croire qu’on ne se fait pas une idée exacte des miracles qu’opère la circulation établie sur la plus grande échelle possible.

M. Horn, qui trouve que la gratuité du service postal est une fantaisie beaucoup plus française qu’anglaise, ne réfutera pas les arguments de M. Coq, déjà réfutés de part et d’autre ; il ne comprend cependant pas comment M. Coq peut concilier son plaidoyer pour la gratuité du service postal avec le peu d’amour que lui inspire le monopole de l’État en matière de poste. Demander que l’État effectue gratuitement les transports postaux, c’est supprimer jusqu’à la possibilité de toute tentative de concurrence, puisque l’industrie privée ne peut et ne pourra jamais faire des transports gratuits. M. Horn, pour sa part, n’est pas assez enthousiaste du monopole postal de l’État pour vouloir, au moyen de la prétendue gratuité de ce service, assurer l’éternité au monopole.

M. Villiaumé croit qu’il y aura du danger à confier la correspondance à des entrepreneurs particuliers, parce que si quelques-uns offraient des garanties, des filous s’établiraient à côté et feraient beaucoup de mal avant d’être arrêtés. L’État, au contraire, peut présenter toutes garanties de fidélité et de solvabilité. En ce qui concerne l’inviolabilité du secret, si un gouvernement était assez lâche et criminel pour le violer, il intimiderait assez les entrepreneurs particuliers pour qu’ils le lui livrent. En tout cas, ceci ne serait qu’un délit ; c’est-à-dire une exception qui ne peut peser dans la balance. Au fond, rien ne prouve que l’État ne puisse se charger des transports à meilleur marché que les particuliers ; car en principe, il ne doit en retirer que ses débours.

M. Anatole Dunoyer a applaudi à la générosité des sentiments exprimés par sir John Bowring, et non à la générosité de ses idées. En effet, que propose sir John Bowring ? Rien de moins que la gratuité du service postal. M. Horn a rappelé très sensément que la gratuité des services est chose chimérique. Les services de l’État notamment ne sont rien moins que gratuits. Il y a toujours quelqu’un qui paye ; si ce n’est le consommateur, ce sera le contribuable. La gratuité n’est donc pas possible. Mais s’il n’est pas possible d’y atteindre, rien n’empêche d’en approcher. Or, le moyen que propose sir John Bowring est de tous celui qui nous en éloignerait le plus ; voilà pourquoi l’expédient qu’il imagine serait fort loin de répondre à son intention. En effet, dire qu’on voudrait la gratuité du service postal, cela revient à dire qu’on veut donner à l’État le monopole de ce service ; seulement l’État ne vendra pas ses services aux consommateurs, il les fera payer par les contribuables. On sait que, l’État étant toujours en mesure d’écraser la concurrence privée, et, par conséquent, ne pouvant éviter de la décourager, les services qu’il rend sont toujours payés trop cher par ceux qui remplissent le trésor. D’où l’on conclut que, malgré la générosité des sentiments qui animent sir John Bowring, sa proposition aurait le double inconvénient de ne satisfaire ni l’équité, ni la science : elle ne satisferait pas l’équité, parce qu’elle ferait payer le service, non à ceux qui le reçoivent, mais à tout le monde indistinctement, non en proportion de l’utilité consommée, mais en proportion de la part pour laquelle chacun contribue aux charges générales de l’État ; elle ne satisferait pas davantage la science, parce que les contribuables paieraient cher ce que les consommateurs pourraient obtenir à meilleur marché de la concurrence privée. Il y a un moyen, non pas d’atteindre la gratuité, chose impossible, mais d’en approcher de plus en plus ; ce moyen, c’est la concurrence. Le propre de la concurrence n’est-il pas, en effet, de tendre sans cesse à amener un abaissement du prix qui, sollicitant constamment les producteurs à faire effort pour diminuer leurs frais de production, a pour résultat de faire entrer une part de plus en plus considérable d’utilité gratuite dans le produit ou dans le service consommé ? D’où il suit qu’au lieu de demander à l’État la gratuité du service postal, comme le voudrait sir John Bowring, il faudrait solliciter l’État de renoncer à se charger de ce service, et attendre de la concurrence privée l’abaissement progressif du prix des transports de lettres.

M. Lamé Fleury, ingénieur des mines, se rappelle bien avoir écrit quelque part que l’État était un mal nécessaire, qu’il importe de restreindre le plus possible ; mais il ne pense pas que la restriction doive s’appliquer au monopole postal, qu’il regarde comme le seul moyen d’atteindre le but que se proposent les économistes : le maximum de circulation des lettres.

Il repousse, d’ailleurs, formellement le principe de la gratuité, attendu qu’il ne peut être soutenu que par des arguments susceptibles d’une excessive généralisation et menant tout droit au socialisme. Il n’admet pas non plus le principe de la fiscalité, attendu que son application irait à rencontre du but par lequel se justifie le monopole. Tout service devra, toujours et partout, être payé à celui qui le rend par celui à qui il est rendu, mais ici il ne doit point être payé au-delà du prix de revient. En admettant, avec l’un des préopinants, que l’État fait tout plus chèrement que l’industrie privée, le prix de transport des correspondances sera encore moins élevé que celui à réclamer par les compagnies particulières, qui ne se préoccuperont légitimement que de recueillir le maximum de bénéfice. Les adversaires du monopole de l’État en matière postale semblent à M. Lamé Fleury raisonner uniquement sur les grands centres de population, tandis qu’à l’autre extrémité de l’échelle sont de petits villages qu’aucun entrepreneur ne voudra certainement desservir. L’administration, placée à un point de vue plus élevé, s’efforce de ne rien négliger pour améliorer et étendre son service. Puis on parle de compagnies particulières, tandis que fatalement on arrivera encore à une de ces grandes compagnies qui, cela ne saurait trop être répété, présentent tous les inconvénients de l’État sans en offrir les avantages ! Quelle est la compagnie qui aurait consenti à subir, pendant plusieurs années, dans le seul intérêt du public, la perte considérable qui a été la conséquence de l’abaissement de la taxe des lettres ?

En terminant, M. Lamé Fleury, qui ne veut pas défendre les procédés vexatoires par lesquels l’administration des postes défend son monopole, cite un fait curieux emprunté à l’histoire des relations de l’industrie des chemins de fer et de cette administration. Il y a quelques années, un chef de gare a été poursuivi à l’occasion d’une lettre se trouvant dans un colis placé sur le fourgon à bagages d’un train. Deux tribunaux et deux cours d’appel, qui ne pouvaient se résoudre à punir celui qui n’était même pas prévenu d’avoir pris personnellement au fait délictueux une part matérielle ou morale, avaient acquitté cet agent ; mais, sur l’insistance de l’administration, la chambre criminelle et ensuite toutes les chambres réunies de la Cour de cassation ont donné gain de cause à la jurisprudence fiscale, qui réserve seulement le recours du chef de station contre le véritable coupable.

M. Fr. Passy, sans contester ce qu’il y a de fondé dans les observations des préopinants, croit devoir présenter en regard quelques réflexions qui paraissent leur avoir échappé et qui sont de nature, suivant lui, à diminuer notablement la satisfaction qu’inspirent aux administrateurs du monopole la sécurité et la célérité du service postal par l’État.

Quant à la sécurité, il n’est personne, assurément, qui ne reconnaisse que les pertes des dépêches et les abus de confiance sont relativement fort rares, et que de grandes précautions sont prises pour les éviter. On ne peut nier cependant qu’il n’y en ait des exemples et que la responsabilité de l’administration ne soit parfois une garantie insuffisante. On peut donc avoir un intérêt réel, parfois un intérêt considérable à employer une autre voie, et l’on ne voit pas bien par quel motif l’emploi de cette voie plus sûre peut être interdit comme un acte répréhensible. En tout cas, ce n’est pas au nom de l’économie politique que cette interdiction peut être réclamée.

Quant à la célérité, il est possible, comme l’a dit M. Lamé Fleury, que des entreprises privées hésitent à se charger du transport des dépêches entre de petites localités séparées par de grandes distances et n’ayant entre elles que peu de relations. Il semble pourtant que partout où passent des chemins de fer, ce soit là une crainte chimérique ; et tout le monde sait que, pour bien des parcours, les personnes et les colis arrivent ordinairement plus vite à destination que les lettres. Mais ce qui est certain, c’est que le service, généralement satisfaisant pour les grandes distances, laisse énormément à désirer pour les petites. Il y a une foule de bourgs et de villages séparés les uns des autres par quelques kilomètres à peine, ayant des relations nombreuses et entre lesquels une dépêche ne peut être envoyée, par la voie régulière, en moins d’une journée ou d’une demi-journée dans les meilleures circonstances. Vingt-quatre heures, quarante-huit heures parfois, sont nécessaires pour avoir une réponse qu’un piéton peut aller chercher et rapporter en deux ou trois heures. Des voitures publiques et privées font le trajet, à heures fixes souvent, plusieurs fois par jour ; mais il leur est interdit de se charger d’une lettre. Est-il douteux que, sans cette interdiction, ces voitures ne devinssent autant de moyens de correspondances, d’une extrême utilité, lors même que leur prix serait plus élevé que le prix actuel de l’administration ?

Comme confirmation de cette réflexion, M. Fr. Passy rappelle qu’il y a vingt ans un inspecteur des postes, alors en résidence à Bordeaux, présenta à l’administration un mémoire tendant à faire placer, à l’arrière de toute voiture ayant un service régulier, une boîte mobile qui eût été levée à l’arrivée par un facteur, et dans laquelle chacun, tout le long du parcours, eût pu déposer ses lettres. Cette innovation si simple, malgré la position et l’insistance de son auteur, n’est pas encore réalisée. Croit-on qu’elle ne le serait pas demain, au grand avantage de tous sur cent points de la France, si demain la pénalité qui défend le monopole postal cessait d’arrêter les entrepreneurs et les voituriers ?

M. Fr. Passy ne demande pas la destruction de l’administration des postes. Il croit que supprimer cette administration serait d’une extrême imprudence en même temps que d’une injustice grave. Mais il voudrait qu’en continuant et en améliorant son service l’administration cessât de prohiber comme un crime tout transport privé, et même tout service d’obligeance. Si, comme beaucoup de personnes le pensent, il y a des lacunes à combler, des réformes à faire, des garanties à donner, l’initiative privée y pourvoirait. S’il n’y a rien à faire, rien ne se ferait, et l’administration serait justifiée de tout reproche et dégagée de toute responsabilité par la meilleure des preuves, l’absence de toute rivalité.

M. Théodore Mannequin, publiciste, veut aussi combattre le système du monopole, au point de vue du secret des correspondances que l’État ne se fait aucun scrupule de violer, tantôt dans un pays, tantôt dans un autre. Quand l’État n’a qu’à donner des ordres à ses fonctionnaires et que tout se passe dans l’ombre, la violation du secret des lettres est chose facile ; il n’en serait plus de même si le service des postes était l’objet d’une industrie privée ; alors il faudrait ou corrompre les entrepreneurs, ou leur faire violence, ou recourir à des mesures judiciaires, et on y regarderait à deux fois, comme on dit vulgairement.

Le président rappelle les diverses opinions émises dans le cours de l’entretien ; il pense que le service postal est un de ceux qui sont le plus naturellement entre les mains de l’État ; qu’il y a lieu de ne plus le considérer comme une branche de revenu et de lui ôter le caractère de monopole exclusif ; qu’il faut donner toute facilité au transit international. C’est un nouveau pas dans cette voie qu’aura fait faire la commission internationale qui vient de se réunir, soit en contribuant efficacement à faire disparaître une partie des entraves résultant des réglementations de divers pays ; et, à ce sujet, il est l’interprète des sentiments de la réunion tout entière, en adressant des remerciements à sir John Bowring et à ses honorables collègues.

La séance est levée à onze heures.

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