Oeuvres de Turgot – 021 – Avantages de l’établissement du christianisme

21. — DISCOURS AUX SORBONIQUES

I. — Discours sur les avantages que l’établissement du christianisme a procurés au genre humain, prononcé en latin à l’ouverture des Sorboniques par M. l’abbé Turgot, prieur de Sorbonne, le vendredi 3 juillet 1750[1].

[Copie avec le latin en regard et quelques notes de Turgot. — A. L., autre copie sans le latin[2]. — D. P., I, 19, avec de nombreuses altérations et suppression du début de l’exorde.]

(Origine divine du Christianisme. — L’univers avant le Christianisme. — Bienfaits de la Religion nouvelle. — Son influence sur les mœurs. — Les législateurs antiques et la loi chrétienne.)

La Religion chrétienne a Dieu pour auteur, et Dieu pourrait-il nous donner des lois qui ne fussent pas des bienfaits ? Serait-il vrai ce que prétendent ces esprits qui ne cessent d’accuser la Providence pour justifier leurs passions et leurs crimes, que cette religion s’oppose au bonheur des hommes et à l’intérêt des sociétés ? Non, par quelques routes écartées que Dieu conduise les hommes, leur bonheur en est toujours le terme.

Si, sur le mont Sinaï, il a parlé pour la première fois à son peuple du milieu des foudres et des éclairs, cette loi donnée dans un appareil de terreur et de majesté n’était que l’annonce d’une loi plus parfaite et plus digne de Dieu, puisqu’elle porte avec plus d’éclat l’empreinte de sa bonté. Cette foule de cérémonies gênantes, ces lois de rigueur, n’étaient que l’enveloppe qui devait porter jusqu’aux temps marqués par la Providence le germe du salut et du bonheur promis aux nations : elles devaient jusque là mettre une barrière entre le peuple choisi pour en être le dépositaire et les idolâtres dont le mélange aurait pu le corrompre. Depuis le mont Sinaï jusqu’au mont Calvaire, embrassons d’un coup d’œil toute la suite de la Religion : le temps développe à nos yeux les desseins de la Providence, et il ne fait que manifester de plus en plus les trésors de sa bonté : ainsi la religion chrétienne est à la fois l’accomplissement et l’apologie de l’économie Judaïque.

Mais parce qu’elle impose aux passions humaines un joug contre lequel celles-ci se révoltent, on refuse encore d’y reconnaître la main bienfaisante de la Divinité. On se plaint qu’en représentant aux hommes l’espérance des biens éternels, elle leur arrache la jouissance de ceux que la terre leur offre. On va jusqu’à l’accuser d’éteindre le génie, d’abattre le courage, de renverser les plus solides fondements du bonheur des hommes et des sociétés, en substituant une perfection chimérique aux vertus sociales et à l’instinct de la nature.

Censeurs aveugles, bornés dans vos vues à cette courte apparence qu’on appelle le monde, osez-vous juger l’éternité par le moment qui vous échappe et que vous ne connaissez même pas ? Assurés par tant de preuves éclatantes de la vérité du christianisme, environnés des clartés de la Révélation, ne pouvez-vous vous laisser conduire sans murmure à la main d’un père ? Attendez encore un jour, et bientôt il n’y aura plus de temps : et l’Éternel sera justifié pleinement aux yeux de l’Univers. Mais dès à présent, quelle est votre injustice ? Pourquoi ne voyez-vous pas, pourquoi ne voulez-vous pas voir que cette religion toute céleste est encore la source la plus pure de notre félicité dans cette vie, qu’en répandant sur la terre le germe du salut éternel, elle y a versé en même temps les lumières, la paix et le bonheur ? C’est à la preuve de cette vérité que je consacre ce discours[3].

Je ne m’appuierai que sur les faits mêmes, et la comparaison du monde chrétien avec le monde idolâtre sera la démonstration des avantages que l’Univers a reçus du christianisme. Je m’efforcerai de vous peindre, depuis l’établissement de la doctrine de Jésus-Christ, ce principe toujours agissant au milieu du tumulte des passions humaines, toujours subsistant parmi les révolutions continuelles qu’elles produisent, se mêlant avec elles, adoucissant leurs fureurs, tempérant leur action, modérant la chute des États, corrigeant leurs lois, perfectionnant les gouvernements, rendant les hommes meilleurs et plus heureux. La matière est immense, les preuves naissent en foule, leur multitude semble ne pouvoir se plier à aucune méthode : je dois pourtant me borner. Voici le plan de ce Discours.

J’envisagerai dans la première partie les effets de la religion chrétienne sur les hommes considérés en eux-mêmes. Ses effets sur la constitution et le bonheur des sociétés politiques seront l’objet de la seconde. L’humanité et la politique perfectionnées le renfermeront tout entier.

Auguste Assemblée[4], où tant de lumières réunies représentent la majesté de la religion dans toute sa splendeur, en même temps que votre présence m’inspire un respect mêlé de crainte, je ne puis m’empêcher de me féliciter d’avoir à parler devant vous de l’utilité de la religion ; montrer ce que lui doivent les hommes et les sociétés, ce sera rappeler aux uns et aux autres la reconnaissance qu’ils doivent aux ministres zélés qui la font régner dans l’esprit des peuples par leurs instructions, comme ils la font respecter par leurs vertus.

Puisse l’esprit de cette religion conduire ma voix ! Puissé-je en la défendant, ne rien dire qui ne soit digne d’elle, digne de vous, Messeigneurs, et du chef illustre[5] d’un corps si respectable, digne de cet homme qui jouit de l’avantage si rare de réunir tous les suffrages, que Rome, que la France, la Cour et les Provinces admirent et chérissent à l’envi, dont l’esprit ami du vrai, prompt à le saisir, à le démêler, semble être conduit par je ne sais quel instinct sublime d’une âme droite et pure dont l’éloquence naïve plaît et persuade à la fois, par le seul charme du vrai rendu dans sa noble simplicité ; éloquence préférable à tous les brillants de l’art et la seule digne d’un grand homme qui, enfin, toujours bon, toujours simple et toujours grand, ne doit qu’à ses seules vertus cette considération universelle si flatteuse, supérieure à l’éclat même de sa haute naissance et des honneurs qui l’environnent[6].

PREMIÈRE PARTIE

I. — L’étrange tableau que celui de l’Univers avant le christianisme ! Toutes les nations plongées dans les superstitions les plus extravagantes, les ouvrages de l’art, les plus viles animaux, les passions mêmes et les vices déifiés, les plus affreuses dissolutions des mœurs autorisées par l’exemple des Dieux et souvent même par les lois civiles. Quelques philosophes, en petit nombre, n’avaient appris de leur raison qu’à mépriser le peuple et non à l’éclairer. Indifférents sur les erreurs et les vices de la multitude, égarés eux-mêmes par les leurs qui n’avaient que le frivole avantage de la subtilité, leurs travaux s’étaient bornés à partager le monde entre l’idolâtrie et l’irréligion. Au milieu de la contagion universelle, les seuls Juifs s’étaient conservés purs ; ils avaient traversé l’étendue des siècles, environnés de toutes parts de l’impiété et de la superstition qui couvraient la terre et dont les progrès s’étaient arrêtés autour d’eux. C’est ainsi qu’autrefois on les avait vus marcher entre les flots de la Mer Rouge, suspendus pour leur ouvrir un passage. Mais ce peuple même, ce peuple de Dieu par excellence, ignorait la grandeur du trésor qu’il devait à la terre : son orgueil avait resserré dans les bornes étroites d’une seule nation l’immensité des miséricordes d’un Dieu. Jésus-Christ paraît ; il apporte une doctrine nouvelle ; il annonce aux hommes que la lumière va se lever pour eux, que la vertu sera mieux connue, mieux pratiquée : le bonheur doit en être la suite : sa religion se répand sur la terre, la prophétie s’accomplit en même temps, et les hommes plus éclairés, plus vertueux, plus heureux, goûtent et découvrent tout à la fois les avantages du christianisme.

L’Évangile est annoncé, les temples et les idoles tombent sans effort ; leur chute n’est due qu’au pouvoir de la vérité, et l’Univers, éclairé par la Religion chrétienne, s’étonne d’avoir été idolâtre. Les superstitions que l’on quitte sont si extravagantes qu’à peine ose-t-on faire un mérite à la religion d’une chose où il semble que la raison l’ait prévenue. Cependant, malgré les raisonnements des philosophes et les railleries des poètes, ils subsistaient toujours, ces temples et ces idoles. Le peuple, esclave toujours docile à l’empire des sens, suivait avec plaisir une religion dont l’éclat séducteur ne le laissait pas réfléchir à son absurdité. En vain, les philosophes l’insultaient : que mettaient-ils à la place d’une erreur qui flattait les sens et qui était à la portée du peuple ? Des rêveries ingénieuses tout au plus, des systèmes enfantés par l’orgueil, soutenus par des sophismes trop subtils pour séduire l’homme ignorant. Disons tout : les plus grands génies avaient encore plus besoin de la religion chrétienne que le peuple, parce qu’ils s’égaraient avec plus de raffinement et de réflexion. Quelles ténèbres encore dans leurs opinions sur la divinité, la nature de l’homme, l’origine des êtres ! Rappelerai-je ici l’obscurité, la bizarrerie, l’incertitude de presque tous les philosophes dans leurs raisonnements, les idées de Platon, les nombres de Pythagore, les extravagances théurgiques de Plotin, de Porphyre, et de Jamblique ? Le genre humain, par rapport aux vérités mêmes que la raison lui démontre d’une manière plus sensible, a-t-il donc une espèce d’enfance ? La Révélation serait-elle pour lui ce qu’est l’éducation pour les hommes ?[7] Instruits par elle, nos théologiens scolastiques, tant décriés par la sécheresse de leur méthode, n’ont-ils pas, dans le sein même de la barbarie, des connaissances plus vastes, plus sûres et plus sublimes sur les plus grands objets ?

N’aurai-je pas même raison d’ajouter que c’est à eux que nous devons en quelque sorte le progrès des sciences philosophiques ? Lorsque l’Université de Paris, naissante, entreprit de marcher d’un pas égal dans la carrière de toutes les sciences, lorsque l’histoire, la physique et les autres connaissances ne pouvaient percer les ténèbres de ces siècles grossiers, l’étude de la religion, la théologie cultivée dans les écoles et en particulier dans ce sanctuaire de la faculté, cette science, qui participe à l’immutabilité de la religion, prêta en quelque sorte son appui à cette partie de la philosophie qui s’unit de si près avec elle, qui entrelace, pour ainsi dire, ses branches avec les siennes ; elle porta la métaphysique à un point où l’éloquence et le génie de la Grèce et de Rome n’avaient pu l’élever.

À ces noms respectés de Rome et de la Grèce, quelles réflexions viennent me saisir ! Superbe Grèce ! Où sont ces villes sans nombre que la splendeur des arts avait rendues si brillantes ? Une foule de barbares a effacé jusqu’aux traces de ces arts par lesquels vous aviez autrefois triomphé des Romains et soumis vos vainqueurs mêmes. Tout a cédé au fanatisme de cette religion destructrice qui consacre la barbarie. L’Égypte, l’Asie, l’Afrique, la Grèce, tout a disparu devant ses progrès ; on les cherche dans elles-mêmes, et l’on ne voit plus que la paresse, l’ignorance et un despotisme brutal établis sur leurs ruines. Notre Europe n’a-t-elle donc pas aussi été la proie des barbares du Nord ? Quel heureux abri put conserver au milieu de tant d’orages le flambeau des sciences prêt à s’éteindre ? Quoi, cette religion qui s’était établie dans Rome, qui s’était attachée à elle, malgré elle-même, la soutint, la fit survivre à sa chute ? Oui, par elle seule, ces vainqueurs féroces déposant leur fierté se soumirent à la raison, à la politesse des vaincus, et en portèrent eux-mêmes la lumière dans leurs anciennes forêts et jusqu’aux extrémités du Nord. Elle seule a transmis dans nos mains ces ouvrages immortels où nous puisons encore les préceptes et les exemples du goût le plus pur, et qui, à la renaissance des lettres, nous ont du moins épargné l’excessive lenteur des premiers pas. Par elle seule enfin, ce génie qui distinguait la Grèce et Rome d’avec les barbares vit encore aujourd’hui dans l’Europe, et si tant de ravages, coup sur coup, si les divisions des conquérants, les vices de leurs gouvernements, le séjour de la noblesse à la campagne, le défaut de commerce, le mélange de tant de peuples et de leurs langages retinrent longtemps l’Europe dans une ignorance grossière ; s’il a fallu du temps pour effacer toutes les traces de la barbarie, du moins les monuments du génie, les modèles du goût peu consultés, peu suivis, furent conservés dans les mains de l’ignorance comme des dépôts pour être ouverts dans des temps plus heureux. L’intelligence des langues anciennes fut perpétuée pour la nécessité du service divin. Cette connaissance demeura longtemps sans produire des effets sensibles, mais elle subsista, comme les arbres, dépouillés de leurs feuilles par l’hiver, subsistent au milieu des frimas pour donner encore des fleurs dans un nouveau printemps.

Enfin, la religion chrétienne, en inspirant aux hommes un zèle tendre pour les progrès de la vérité, ne l’a-t-elle pas en quelque sorte rendue féconde ? En établissant un corps de pasteurs pour l’instruction des peuples, n’a-t-elle pas rendu par là l’étude nécessaire à un grand nombre de personnes et dès lors, tendu les mains à une foule de génies répandus sur la masse des hommes ? Plus d’hommes ne se sont-ils pas appliqués aux lettres et par conséquent plus de grands hommes ? Mais dans l’abondance des preuves que mon sujet me présente, puis-je les développer toutes ? Je me hâte de passer à des bienfaits plus importants et plus dignes de la Religion, aux progrès de la Vertu.

II. — Ici, plus encore, je succombe et je cède à l’immensité de la matière. Je passe avec rapidité sur l’amour de Dieu dont la religion chrétienne seule a fait l’essence du culte divin, borné dans les autres religions à demander des biens et à détourner des maux, sur la sévérité de notre loi qui, embrassant les pensées et les sentiments les plus secrets, a appris aux hommes à remonter à la source de leurs passions, et à les extirper avant qu’elles aient pu faire leurs ravages. Mais combien je tourne les yeux vers les choses précieuses que je laisse ! Combien je regrette tant d’objets d’admiration qu’offre l’histoire des premiers chrétiens ! Leur courage, au milieu des supplices, le spectacle de leurs mœurs si pures et le contraste de leur sainteté avec les abominations étalées et consacrées dans les fêtes du paganisme ! Forcé de me borner, je m’arrêterai du moins à ces vertus purement humaines dont les ennemis de la religion se glorifient d’être les apôtres, à ces sentiments de la nature qu’on ose lui reprocher d’avoir affaiblis.

Quoi donc, elle aurait affaibli les sentiments de la nature ! cette religion dont le premier pas a été de renverser les barrières qui séparaient les Juifs des Gentils, cette religion qui, en apprenant aux hommes qu’ils sont tous frères, enfants d’un même Dieu, ne formant qu’une famille immense sous un père commun, a renfermé dans cette idée sublime l’amour de Dieu et l’amour des hommes, et dans ces deux amours tous les devoirs ! Elle aurait affaibli les sentiments de la nature ! cette religion dont un des premiers apôtres (celui-là même que Jésus aimait), accablé d’années, se faisait encore porter dans les assemblées des fidèles et là, n’ouvrait une bouche mourante que pour leur dire : « Mes enfants, aimez-vous les uns les autres ! »

Elle aurait affaibli les sentiments de la nature ! cette religion dont la charité, les soins attentifs à soulager tous les malheureux ont fait le caractère constant auquel on a toujours reconnu ses disciples ! « Quoi, dit un empereur fameux par son apostasie, en écrivant au prêtre des idoles, les Galiléens, outre leurs pauvres, nourrissent encore les nôtres. Ces nouveaux venus nous enlèvent notre vertu : ils couvrent d’opprobre notre négligence et notre inhumanité. » Ce prince, vraiment singulier par un mélange de raison et de folie, Platon, Alexandre et Diogène à la fois, devenu ennemi du christianisme par un fanatisme ridicule pour des erreurs consacrées à ses yeux par leur antiquité, assez décriées en même temps pour laisser entrevoir à son orgueil dans leur rétablissement la gloire piquante de la nouveauté, Julien en un mot, est forcé par la vérité de rendre ce témoignage à la vertu des chrétiens.

Elle aurait affaibli les sentiments de la nature, cette religion ! Eh quoi ! dans Athènes, dans Rome, une politique aussi ignorante que cruelle autorisait les pères à exposer leurs enfants ; dans ce vaste empire situé à l’extrémité de l’Asie, et si vanté pour la prétendue sagesse de ses lois, la nature outragée par cette horrible coutume, ses plus tendres cris étouffés n’excitent pas la stupide indifférence des lois chinoises ; sa voix ne s’est point fait entendre au cœur d’un Solon, d’un Numa, d’un Aristote, d’un Confucius ! Ô Religion sainte, c’est vous qui avez aboli cette coutume affreuse, et si la honte et la misère sont encore quelquefois plus fortes que l’horreur que vous en avez inspirée, c’est vous qui avez ouvert ces asiles où tant de victimes infortunées reçoivent de vous la vie et deviennent des citoyens utiles ; c’est vous qui, par le zèle de tant d’hommes apostoliques, que vous portez aux extrémités du monde, devenez la mère des enfants également abandonnés par leurs parents et par des lois qu’on nous vante comme le chef-d’œuvre de la raison.

Ô Religion sainte ! on jouit de vos bienfaits et on cherche à se cacher qu’on les tient de vous ! Quel esprit de douceur, de générosité répandu dans l’Europe a rendu nos mœurs moins cruelles ? Si Théodose, dans la punition d’une ville coupable, écoute plus encore sa colère que sa justice, Ambroise lui refuse l’entrée de l’Église. Louis VII expie par une pénitence rigoureuse le saccagement et l’incendie de Vitry. Ces exemples et tant d’autres ont à la longue répandu la douceur du christianisme dans les esprits. Peu à peu, ils sont devenus plus humains et comment même ont-ils eu besoin d’un temps si long ? Comment cette humanité, cet amour des hommes que notre religion a consacré sous le nom de charité, n’avait-il pas même de nom chez les anciens ? La sensibilité aux malheurs d’autrui n’est-elle donc pas gravée dans tous les cœurs ? Ses impressions assez vives pour faire reconnaître la sainteté de la Révélation[8], l’étaient-elles trop peu pour la rendre inutile ? C’est donc après quatre mille ans que Jésus-Christ est venu apprendre aux hommes à s’aimer ! Il a fallu que sa doctrine, en ranimant ces principes de sensibilité que chaque homme retrouve dans son cœur, ait en quelque sorte dévoilé la nature à elle-même.

III. — Ici serait-il possible de ne point mêler les preuves du progrès de la vertu parmi les hommes avec celles de l’accroissement de leur bonheur ? Non, ces deux choses sont unies trop étroitement, et vainement les règles de l’éloquence prescriraient de séparer dans le discours ce qui est si près de se confondre dans la vérité. Quel autre motif que celui de la religion a jamais engagé une foule de personnes à abandonner leur famille, à ne plus connaître d’autre intérêt que celui des pauvres ? Qui pourrait compter ces établissements utiles qu’a élevés parmi nous une heureuse émulation à chercher des malheureux et des besoins négligés, et une heureuse industrie à les découvrir, établissements dans lesquels, par le zèle partagé des fidèles, le corps entier de l’Église embrasse à la fois le soulagement de tous ceux qui souffrent. Ceux-ci se dévouent à l’instruction des enfants ; ceux-là à celle des pauvres de la campagne. Des chrétiens gémissent dans les fers des barbares ; des hommes qui ne les connaissent pas quittent leur patrie, passent les mers, s’exposent à mille dangers pour les délivrer : les victimes mêmes de la justice des hommes trouvent encore des consolations dans le sein de la religion et des ressources dans la piété des fidèles.

Temples élevés à Jésus-Christ dans la personne des pauvres ! Ouvrez-vous à nos yeux ! montrez-nous l’humanité dans tout l’excès de sa faiblesse et de sa misère, et la religion dans toute sa grandeur ! Montrez-nous, autour de ces lits de souffrance et de larmes, des personnes délicates, élevées dans la pourpre, s’empressant, malgré l’horreur et le dégoût d’un si triste spectacle, de rendre aux malades les services les plus pénibles et les plus assidus.

Verrons-nous quelquefois dans leur nombre, de ces incrédules vertueux, de ces apôtres de la bienfaisance et de l’humanité oublier leurs plaisirs pour venir exercer des vertus qui leur sont si chères ? Pourquoi les y cherchons-nous inutilement ? Ou plutôt pourquoi ne pensons-nous pas à les y chercher ? Disons-le hardiment, c’est que, malgré une vaine ostentation, l’incrédulité née des passions et de l’amour-propre ramène tout à l’amour de soi et de ses plaisirs ; c’est que si la vertu est quelquefois dans la bouche des incrédules, elle est dans le cœur des vrais chrétiens ; c’est que la raison parle, et la religion fait agir.

Ce n’est point aux Titus, aux Trajan, aux Antonin, que la terre doit l’abolissement des combats de gladiateurs, de ces jeux où le sang humain coulait au milieu des applaudissements populaires : c’est à Constantin seul, c’est à Jésus-Christ, c’est par les mains d’un Prince, à qui l’histoire reproche d’avoir été sanguinaire, que la Religion a répandu des bienfaits plus grands que n’a fait la bonté même des princes privés de ses lumières. On lui reproche le sang qu’un faux zèle pour ses intérêts a fait verser : il est vrai que les chrétiens sont hommes, qu’ils ont défendu la religion avec des armes qu’elle condamne, mais le passage du zèle, allumé par la charité, à l’aigreur qui éteint cette charité, passage que l’orgueil humain rend si facile dans les temps d’ignorance surtout, en est sinon l’excuse, du moins le motif. La passion, sans justifier les excès, les fait concevoir. Ah, si le sang des hommes doit couler par la main des hommes ; s’il est déterminé que la terre sera toujours le théâtre sanglant de leurs crimes et de leurs fureurs, que du moins le trouble, l’impétuosité, l’ivresse en dérobe à leurs yeux l’atrocité ! Que le sang-froid, l’idée de jeu attachée à la cruauté n’en rendent pas l’horreur plus douloureuse que la perte même de ceux qui en sont les victimes ! Que je puisse les plaindre sans voir la honte du crime rejaillir sur l’humanité ! Qu’on m’épargne le tourment de chercher dans mon cœur le germe d’un si affreux plaisir !

Ils le goûtaient ce plaisir funeste, ces maîtres du monde, ces idoles de notre orgueil. Leurs yeux avides se repaissaient de la vue du sang et des convulsions de la mort ; leur bizarre cruauté allait jusqu’à prescrire à ces infortunés gladiateurs un art de mourir avec grâce et d’assaisonner le plaisir de leurs tyrans.

Partout où s’est étendu leur empire, les cirques, les amphithéâtres, sont à la fois les monuments de leur goût, de leur puissance et de leur cruauté ; dans ces restes de la grandeur romaine, les nations contemplent encore, avec une curiosité avide et respectueuse, la majesté de ce peuple roi[9].

Ô que j’aime bien mieux ces édifices gothiques où le pauvre et l’orphelin trouvent un asile ! Monuments respectables de la piété des princes chrétiens et de l’esprit de la religion ! Si votre architecture grossière blesse la délicatesse de nos yeux, vous serez toujours chers aux cœurs sensibles !

Que d’autres admirent, dans cette retraite préparée à ceux qui, dans les combats, ont sacrifié pour l’État leur vie et leur santé, toutes les richesses des arts rassemblées, étalant aux yeux des nations la magnificence de Louis XIV, et portant notre gloire au niveau de celle des Grecs et des Romains ; j’admirerai l’usage de ces arts élevés, par l’honneur sublime de servir au bonheur des hommes, plus hauts qu’ils ne l’ont jamais été dans Rome et dans Athènes.

Ainsi, partout où s’étend le christianisme, les monuments de son zèle pour le bonheur de l’humanité portent à la fois dans tous les siècles, et le témoignage de sa bienfaisance, et ses bienfaits mêmes ; ils s’élèvent de toutes parts peu à peu, ils couvrent la surface de l’Univers ; mais, que dis-je, l’Univers lui-même, considéré sous le point de vue le plus vaste, n’est-il pas un monument de ses bienfaits ? Quel tableau nous présentent ses révolutions depuis l’établissement du christianisme ? Les passions couvrant, comme dans tous les temps, la terre de leurs ravages et la Religion au milieu d’elles, tantôt réprimant leur impétuosité, tantôt répandant ses bienfaits où elles ont fait sentir leur rage.

Ô Amérique ! vastes contrées, n’avez-vous été dévoilées à nos regards que pour être les tristes victimes de notre ambition et de notre avarice ? Quelles scènes d’horreur et de cruautés nous ont fait connaître à vous ! des nations entières disparaissent de la terre, ou englouties dans les mines, ou anéanties tantôt par la rigueur des supplices, tantôt par le supplice continué d’un esclavage plus dur que la mort, sous des maîtres qui dédaignaient même d’en adoucir la rigueur pour en tirer plus longtemps le profit[10]. Ah ! détournons nos yeux de ces horribles images ! Jetons-les sur les immenses déserts de l’intérieur de l’Amérique ; ici, ce ne sont plus des conquérants guidés par l’intérêt ou l’ambition : ce sont des missionnaires que l’esprit de Jésus-Christ anime, qui, à travers mille dangers, poursuivent de tous côtés des hommes grossiers qu’ils veulent rendre heureux. Des peuplades nombreuses se forment de jour en jour : peu à peu, ces sauvages, en devenant hommes, se disposent à devenir chrétiens : la terre inculte devient féconde sous des mains devenues industrieuses : des lois fidèlement observées maintiennent à jamais la tranquillité dans ces climats fortunés : les ravages de la guerre y sont inconnus : l’égalité en bannit la pauvreté et le luxe, et y conserve, avec la liberté, la vertu et la simplicité des mœurs : nos arts s’y répandent sans nos vices.

Peuples heureux ! ainsi, vous avez été portés tout à coup des ténèbres les plus profondes à une félicité plus grande que celle des nations les plus policées. Vastes régions de l’Amérique ! cessez de vous plaindre des fureurs de l’Europe ! elle vous a porté sa religion, tout est réparé. Peuples de l’Univers, courez à l’envi vous soumettre à une religion qui éclaire l’esprit, qui adoucit les mœurs, qui fait régner toutes les vertus et le bonheur avec elle : et vous, peuples qui l’avez sucée avec le lait, jouissez avec reconnaissance de ses bienfaits fermez l’oreille à ces faux sages qui voudraient vous l’arracher ; ce serait vous ôter les lumières, les vertus, le bonheur dont cette religion est la source ; ce serait ôter aux sociétés politiques le plus ferme appui de leur félicité : vous allez le voir dans la seconde partie de ce discours.

SECONDE PARTIE

La nature a donné à tous les hommes le droit d’être heureux : des besoins, des désirs, des passions, une raison qui se combine en mille manières avec ces différents principes sont les forces qu’elle leur a données pour y parvenir. Mais trop bornés dans leurs vues, trop petitement intéressés, presque toujours opposés les uns aux autres dans la recherche des biens particuliers, les hommes avaient besoin d’une puissance supérieure qui, embrassant dans ses desseins le bonheur de tous, put diriger au même but et concilier tant d’intérêts différents.

Voyez cet agent universel de la nature : l’eau qui, filtrée par mille canaux insensibles, distribue aux productions de la terre leurs sucs nourriciers, couvre sa surface de verdure, et porte partout la vie et la fécondité ; qui, recueillie en plus grand amas dans les rivières et dans la mer, est le lien du commerce des hommes et réunit toutes les parties de l’Univers ; également répandue sur toute la surface de la terre, elle n’en ferait qu’une vaste mer ; les germes seraient étouffés par l’élément bienfaisant qui doit les développer. Il a fallu que les montagnes portassent leurs têtes au-dessus des nuages pour rassembler autour d’elles les vapeurs de l’atmosphère, et qu’une pente variée à l’infini, depuis leurs sommets jusqu’aux plus grandes profondeurs, en dirigeant le cours des eaux, distribuât partout leurs bienfaits.

Voilà l’image de la souveraineté, de cette subordination nécessaire entre tous les ordres de l’État, de cette sage distribution de la dépendance et de l’autorité qui en unit toutes les parties.

De là, les deux points sur lesquels roule la perfection des sociétés politiques, la sagesse et l’équité des lois, l’autorité qui les appuie. Des lois qui combinent tous les rapports que la nature ou les circonstances peuvent mettre entre les hommes, qui balancent toutes les conditions, et qui, de même qu’un pilote habile sait avancer presque à l’opposite du vent par une adroite disposition de ses voiles, sachent diriger au bonheur public les intérêts, les passions et les vices mêmes des particuliers ; une autorité établie sur des fondements solides, qui, réprimant l’indépendance sans opprimer la liberté, assure à jamais, avec l’observation des lois, l’ordre et la tranquillité dans l’État : en deux mots, faire le bonheur des sociétés, en assurer la durée, voilà le but et la perfection de la politique : et c’est par rapport à ces deux grands objets que nous allons examiner les progrès de l’art de gouverner, et montrer combien le christianisme y a contribué.

I. — Les premiers législateurs étaient hommes, et leurs lois portent l’empreinte de leur faiblesse. Quelle vue pouvait être assez vaste pour embrasser d’un coup d’œil tous les éléments des sociétés politiques ? Serait-ce dans l’enfance de l’humanité qu’on aurait pu résoudre le plus difficile, comme le plus intéressant, des problèmes ? Et dans ce labyrinthe ténébreux où la raison sans expérience ne pouvait manquer de s’égarer, n’était-il pas pardonnable aux législateurs de suivre quelquefois la lueur trompeuse des passions ou ce qui est la même chose du préjugé qui n’est que l’expression des passions de la multitude. De là, ces vertus chimériques, ces vertus de système, auxquelles on a si souvent immolé la vertu véritable ; de là, ces fausses idées de l’utilité publique restreinte à un petit nombre de citoyens.

Ô le beau et sage projet que celui de Lycurgue, qui, abandonnant cette sage économie de la nature par laquelle elle se sert des intérêts et des désirs des particuliers pour remplir ses vues générales et faire le bonheur de tous, détruit toute idée de propriété, viole les droits de la pudeur, anéantit les plus tendres liaisons du sang ! Son projet est si extravagant qu’il est obligé d’interdire, à ses citoyens, la culture des terres et tous les arts nécessaires à la vie. Il faut qu’un peuple entier d’esclaves soit soumis à la plus cruelle des tyrannies pour faire jouir leurs maîtres d’une égalité qui ne produit pas même la liberté. Jouets des caprices de ces maîtres barbares, on les dépouille de tous les droits de l’humanité et même des droits sacrés de la vertu, on les force de se livrer à des excès déshonorants et de se rendre eux-mêmes l’exemple de l’horreur du vice pour l’inspirer aux jeunes Lacédémoniens. On pousse en eux l’avilissement de l’humanité jusqu’à regarder comme une action indifférente de les tuer même sans raison ; pour procurer à dix mille citoyens le rare bonheur de mener la vie la plus austère, de faire toujours la guerre sans rien conquérir, des lois sacrifient tout un peuple et ne rendent pas même heureux le petit nombre qu’elles favorisent.

Malheur aux nations dont l’esprit de système a ainsi conduit les législateurs. Ceux qui s’y livrent ne font que resserrer leur objet pour l’embrasser. Les hommes en tout sont faits pour le tâtonnement de l’expérience : les plus grands génies sont eux-mêmes entraînés par leur siècle, et les législateurs systématiques n’ont fait souvent qu’en fixer les erreurs en voulant fixer leurs lois[11]. Or, il est presque impossible qu’un génie qui regarde ses lois comme son ouvrage, en qui l’amour-propre et l’amour du bien public confondus se fortifient l’un l’autre, ne veuille pas assurer à ses établissements une immortalité sur laquelle il fonde la sienne ; il enchaînera toutes les parties du gouvernement : la religion, la constitution de l’État, la vie civile seront mêlées, entrelacées par mille nœuds qu’il sera impossible de délier et qu’il faudra nécessairement couper, c’est à dire détruire l’État dont toutes les forces sont ainsi le soutien de chaque loi particulière. Ainsi, les lois acquièrent une immutabilité funeste, puisqu’elle ferme la porte aux corrections dont tous les ouvrages des hommes ont besoin, et il ne reste plus pour remédier aux abus que la ressource, plus triste que les abus mêmes, d’une révolution totale qui, détruisant la puissance que les lois tirent de l’autorité souveraine, ne leur laisse que celle qu’elles reçoivent d’une utilité éprouvée ou de leur conformité avec l’équité naturelle.

Plus heureuses les nations dont les lois n’ont point été établies par de si grands génies ; elles se perfectionnent du moins, quoique lentement, et par mille détours, sans principes, sans vues, sans projet fixe ; le hasard, les circonstances ont souvent conduit à des lois plus sages que les recherches et les efforts de l’esprit humain ; un abus observé occasionnait une loi ; l’abus de la loi en occasionnait une seconde qui la modifiait : en passant successivement d’un excès à un excès opposé, peu à peu, on se rapprochait du juste milieu[12].

Mais ni ces progrès lents et successifs, ni la variété des événements qui élèvent les États sur les ruines les uns des autres, n’ont pu abolir un vice fondamental enraciné chez toutes les nations, et que la seule religion chrétienne a pu détruire. Une injustice générale a régné dans les lois de tous les peuples ; je vois partout que les idées de ce qu’on a appelé le bien public ont été bornées à un petit nombre d’hommes. Je vois que les législateurs les plus désintéressés pour leurs personnes ne l’ont point été pour leurs semblables, pour leurs concitoyens, pour la société dont ils faisaient partie ; c’est que l’amour propre, pour embrasser une sphère plus étendue, n’en est pas moins injuste ; c’est qu’on a presque toujours mis la vertu à se soumettre aux opinions dans lesquelles on est né : c’est que ces opinions sont l’ouvrage de la multitude, et que la multitude est toujours plus injuste que les particuliers, parce qu’elle est toujours plus aveugle et toujours plus exempte de remords[13].

Ainsi, dans les anciennes républiques, la liberté était moins fondée sur le sentiment de la noblesse naturelle des hommes que sur un équilibre d’ambition et de puissance entre les particuliers ; l’amour de la patrie était moins l’amour de ses concitoyens qu’une haine commune pour les étrangers. De là, les barbaries que les anciens exerçaient envers leurs esclaves : de cette coutume de l’esclavage répandue autrefois dans toute la terre, ces cruautés horribles dans les guerres des Grecs et des Romains, cette inégalité barbare entre les deux sexes qui règne encore aujourd’hui dans l’Orient ; ce mépris de la plus grande partie des hommes, inspiré presque partout aux hommes comme une vertu, poussé dans les Indes jusqu’à craindre de toucher un homme de basse naissance : de là, la tyrannie des grands envers le peuple dans les aristocraties héréditaires, le profond abaissement et l’oppression des peuples soumis à d’autres peuples ; enfin partout, les plus forts ont fait les lois et ont accablé les faibles, et si l’on a quelquefois consulté les intérêts d’une société, on a toujours oublié ceux de l’humanité.

Pour y rappeler les lois, il fallait un principe qui pût élever les hommes au-dessus d’eux-mêmes et de tout ce qui les environne, qui pût leur faire envisager toutes les nations et toutes les conditions d’une vue équitable, et en quelque sorte par les yeux de Dieu même, et c’est ce que la seule religion chrétienne a fait. En vain, les États mêmes auraient été renversés ; les mêmes préjugés régnaient par toute la terre, et les vainqueurs y étaient soumis comme les vaincus. En vain, l’humanité éclairée en aurait-elle exempté un prince, un législateur ; aurait-il pu corriger, par ses lois, une injustice intimement mêlée à toute la constitution des États, à l’ordre même des familles, à la distribution des héritages ? N’était-il pas nécessaire qu’une pareille révolution dans les idées des hommes se fit par degrés insensibles, que les esprits et les cœurs de tous les particuliers fussent changés ? et pouvait-on l’espérer d’un autre principe que celui de la religion ? quel autre pouvait combattre et vaincre l’intérêt et le préjugé réunis ? Le crime de tous les temps, le crime de tous les peuples, le crime des lois mêmes, pouvait-il exciter des remords et produire une révolution générale dans les esprits ?

La religion chrétienne seule y a réussi ; elle seule a mis les droits de l’humanité dans tout leur jour. On a connu enfin les vrais principes de l’union des hommes et des sociétés ; on a su allier un amour de préférence pour la société dont on fait partie avec l’amour général de l’humanité. L’homme a reconnu dans son cœur cette tendresse que la Providence y a répandue pour tous les hommes, mais dont la vivacité mesurée sur leurs besoins mutuels, plus forte dans la proximité, semble s’évanouir en se répandant dans une plus vaste circonférence. Près de nous, les hommes ont plus besoin de nous, et notre cœur nous porte plus rapidement vers eux : hors de la portée de nos secours qu’ont-ils besoin de notre tendresse ? Ils n’échappent à notre cœur et à nos bienfaits qu’en échappant à notre vue : de là, cette vivacité graduée du sentiment selon la distance des objets ; de là, l’amour de nos parents et de nos amis si vif et si tendre, celui de notre patrie et du Gouvernement qui nous protège, amour plus actif peut-être que sensible ; enfin, l’amour de l’humanité plus étendu, qui paraît plus faible, mais dont toutes les forces partagées se réunissent pour maîtriser notre âme à la vue d’un malheureux ; degrés tous justes, quoique inégaux, tous pesés dans la balance équitable de la bonté d’un Dieu.

Développés par la religion chrétienne, ces sentiments ont adouci les horreurs même de la guerre : par elle, ont cessé ces suites affreuses de la victoire, ces villes réduites en cendres, ces nations passées au fil de l’épée, ces prisonniers, ces blessés massacrés de sang-froid, ou conservés pour l’ignominie du triomphe sans respect du trône même ; toutes ces barbaries du droit public des anciens sont ignorées parmi nous ; les vaincus ne sont plus esclaves ; les blessés confondus avec leurs vainqueurs reçoivent dans les mêmes hôpitaux les mêmes secours : par elle les esclaves même sont devenus libres dans la plus grande partie de l’Europe : elle n’a point aboli partout l’esclavage, quoique elle l’ait partout adouci, parce qu’elle ne s’est point servie d’une loi précise qui eut donné à la constitution des sociétés une secousse trop subite ; et il n’est que plus glorieux pour elle d’avoir pu arracher les hommes à leur intérêt sans aucun précepte, et seulement en adoucissant peu à peu leurs esprits, en inspirant à leurs cœurs l’humanité et la justice ; par elle seule, les lois n’ont plus été l’instrument de l’oppression ; enfin, elles ont tenu la balance entre les puissants et les faibles ; elles sont devenues véritablement justes.

II. — Ce n’est point assez encore. Les lois doivent enchaîner les hommes, mais les enchaîner pour leur bonheur. Il faut qu’en même temps qu’elles s’appliquent à rendre leurs chaînes plus légères, elles sachent en resserrer les chaînons avec force, qu’une heureuse harmonie entre la partie qui gouverne et la partie qui obéit, également contraire à la tyrannie et à la licence, maintienne à jamais l’ordre et la tranquillité dans l’État. Heureuses les sociétés politiques où l’édifice du gouvernement, des mêmes ornements, de la même ordonnance qui en fait l’agrément et la beauté, reçoit en même temps, sa solidité et sa durée ! Heureuses les nations où la félicité des sujets et la puissance des rois se servent l’une à l’autre d’appui ! Heureux les peuples dont les chaînes assurent le bonheur !

Mais, n’est-ce pas à nos yeux que ce spectacle a été réservé ? Les siècles qui ont précédé l’établissement du christianisme, les peuples privés de ses lumières l’ont-ils connu ? Pourquoi celui des anciens qui a fait l’étude la plus profonde des gouvernements, qui a su le mieux en comparer les principes, en peser les avantages, pourquoi le précepteur d’Alexandre croit-il impossible l’accord de l’autorité d’un seul avec la douceur du gouvernement ? Pourquoi ignore-t-il la différence de la monarchie et de la tyrannie ? Pourquoi l’histoire des anciennes républiques montre-t-elle qu’on n’y connaissait guère mieux la différence de la liberté et de l’anarchie ? C’est qu’ils ne connaissaient la monarchie que par l’histoire de leurs tyrans et par le despotisme des rois de Perse ; c’est que le monde ne leur offrait jusqu’alors, dans les divers gouvernements, qu’une ambition sans bornes dans les uns, un amour aveugle de l’indépendance dans les autres, une balance continuelle d’oppression et de révolte.

Ne le dissimulons point : les hommes n’ont point une raison assez supérieure pour sentir, avant l’expérience, la nécessité d’être soumis à l’autorité souveraine. Avares de leur liberté, portés vers ce bien suprême par l’impulsion réunie de tous leurs désirs particuliers, pouvaient-ils croire qu’il fut un prix capable de la payer ? C’est l’ambition qui a formé les premiers empires ; c’est par elle que de nouveaux conquérants en ont élevé de nouveaux sur les ruines des premiers. Les bornes de l’ambition ne sont point dans elle-même ; elle a voulu que tout pliât sous ses caprices ; les excès de la tyrannie ont souvent produit la liberté. Ailleurs, les peuples fatigués de l’anarchie se sont rejetés dans les bras du despotisme. En vain, pour arrêter ces combats perpétuels des passions, des législateurs ont essayé de les captiver par des lois : qu’elles sont faibles, les lois contre les passions ! Je crois voir une liqueur bouillante dans les vases fragiles qui la contiennent, qui s’en échappe de tous côtés, qui souvent les brise avec éclat. La Religion, en tempérant son effervescence, en donnant au cœur humain une solidité capable de le soutenir par lui-même, a pu seule fixer enfin ces balancements funestes aux États.

En mettant l’homme sous les yeux d’un Dieu qui voit tout, elle a donné à ses passions le seul frein qui pût les retenir. Elle lui a donné des mœurs, c’est-à-dire des lois intérieures plus fortes que tous les liens extérieurs, des lois civiles. Les lois captivent, elles commandent ; les mœurs font mieux, elles persuadent ; elles engagent et rendent le commandement inutile. Il semble que les lois annoncent aux passions l’obstacle qu’elles doivent renverser. Un roi s’irrite contre la loi qui le gène, le peuple contre celle qui l’asservit. Les mœurs n’opposent point une autorité visible contre laquelle il puisse se faire une réunion. Leur trône est dans tous les esprits : se révolter contre elles, c’est se révolter à la fois contre tous les hommes et contre soi-même : aussi, les mœurs ne sont et ne peuvent être violées que par quelques particuliers et dans quelques parties ; en un mot, elles sont le frein le plus puissant pour les hommes et presque le seul pour les Rois. Or, la seule religion chrétienne a sur toutes les autres cet avantage, par les mœurs qu’elle a introduites, d’avoir partout affaibli le despotisme. Voyez, depuis l’Océan Atlantique sans interruption jusqu’au delà du Gange, toutes les rigueurs de la tyrannie régner avec la religion de Mahomet ! Jetez les yeux par delà cette zone immense, et voyez, au milieu de la barbarie, le christianisme conserver chez les Abyssins la même sûreté pour les princes, la même aisance pour les sujets, le même gouvernement et les mêmes mœurs qu’il entretient dans l’Europe. Les limites de cette religion semblent être celles de la douceur du gouvernement et de la félicité publique.

En montrant aux Rois le tribunal suprême d’un Dieu qui jugera leur cause et celle des peuples, elle a fait disparaître à leurs yeux mêmes la distance de leurs sujets à eux, comme anéantie, comme absorbée dans la distance infinie des uns et des autres à la Divinité ; elles les a, en quelque sorte, égalés dans leur abaissement commun. Les princes et les sujets ne sont plus deux puissances opposées qui, alternativement victorieuses, fassent passer sans cesse les États de la tyrannie à la licence et de l’anarchie au despotisme. Les peuples, par la soumission que la religion leur inspire, les princes, par la modération qu’ils tiennent d’elle, concourent également au même but, au bonheur de tous. « Peuples, soyez soumis à l’autorité légitime », a dit dans tous les temps cette religion, et lors même que le sang des fidèles coulait de toutes parts sur les échafauds, lorsqu’elle voyait toute la puissance des Empereurs armée contre elle, elle répétait encore : « Peuples, soyez soumis à l’autorité légitime, et vous qui jugez la terre, vous Rois, apprenez que Dieu ne vous a confié l’image de sa puissance que pour le bonheur de vos peuples : apprenez à ne regarder plus votre autorité comme l’unique but du gouvernement, à ne plus immoler la fin aux moyens. »

Les princes ont enfin compris ces vérités. Ce qu’il eut été autrefois un crime de dire, est devenu l’éloge des Rois. Je le dis avec joie, parce que je vois en général les peuples plus heureux par cet esprit d’équité et de modération. Je le dis avec reconnaissance pour les princes capables d’en goûter les maximes ; enfin, grâce à la religion chrétienne, je le dis hardiment et sans craindre d’irriter les bons Rois en publiant ce qui est gravé dans leur cœur. Âmes serviles ! qui croyez flatter les Rois en trahissant la cause de l’humanité, en leur persuadant qu’ils ne doivent considérer qu’eux, que les peuples ne sont faits que pour servir de base à leur grandeur et pour en porter le poids, vos basses adulations sont un outrage aux Rois dignes de l’être.

Ce ne sera pas vous qui m’en désavouerez, grand Prince[14], qui regardez le nom de Bien-aimé comme le plus cher de vos titres ; vous, dont le cœur sait apprécier le trône par le pouvoir de faire des heureux ; vous avez senti la douceur d’être aimé ; ces cris de joie de tout un peuple transporté, au moment où il apprit que, des portes de la mort, vous reveniez à la vie, ont pénétré dans votre cœur. Avouez-le : ce triomphe a été plus cher à votre sensibilité que le moment où, victorieux de trois nations réunies, vous inspirâtes la terreur à l’Europe : on vous vit alors gémir sur une gloire qui coûtait tant de sang ; vous soupirâtes dès lors après la paix, et vous l’avez faite enfin, sans vous réserver d’autre avantage que celui de faire le bonheur du monde. Puissiez-vous le faire longtemps ! Puissiez-vous protéger longtemps une religion qui doit être si chère à votre cœur, qui ne respire que ce que vous respirez, le plus grand bonheur des hommes.

Et vous, Messieurs, qui, dans ce cours d’exercices, travaillez à vous rendre digne de la défendre, vous la connaissez trop bien pour avoir besoin de nouveaux motifs pour l’aimer. Plus que jamais, des défenseurs instruits et zélés lui sont nécessaires, dans ce siècle où l’irréligion se répand de plus en plus[15]. L’Église a sur vous les yeux : elle vous regarde comme le fond de ses plus brillantes espérances, et vous les remplirez un jour.

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[1] Turgot écrivit d’abord ce discours en français. « Turgot, dit Du Pont, parlait la langue des anciens Romains avec noblesse, élégance et correction, aussi parfaitement qu’on le puisse dans ces temps modernes… » « Nous avons, dit encore Du Pont, cédé au conseil de plusieurs amis de M. Turgot en élaguant ce qui, dans ce premier discours d’apparat, appartenait uniquement aux fonctions, aux devoirs, à la position du Prieur de Sorbonne, et ne conservant que ce qui était l’expression  des sentiments du Philosophe religieux. » Comme il a été dit p. 31 ci-dessus, Du Pont a fait un peu plus.

[2] La première copie appartient à M. Schelle. — Les Archivées du château de Lantheuil renferment plusieurs canevas du discours de Turgot ; deux d’entre eux portent des traits et des corrections de la main de l’abbé Bon.

[3] Cette première partie a été supprimée par Du Pont.

[4] L’Assemblée du Clergé.

[5] Le cardinal de la Rochefoucauld.

[6] J.-J. de Roye de la Rochefoucauld (1701-1757), archevêque de Bourges (1729), cardinal (1738), ambassadeur à Rome (1739), abbé de Cluny et de Saint-Vandrille, chargé de la feuille des bénéfices (1755), grand aumônier (1755).

[7] Entre autres altérations, Du Pont a supprimé cette phrase et modifié toutes celles où il était question de la Révélation.

[8] Du Pont a substitué au mot Révélation : La morale chrétienne.

[9] Tout ce qui précède a été très altéré par Du Pont.

[10] Au passage qui suit, Du Pont a substitué une phrase où il parle du « pieux Las Casas ».

[11] La première partie du paragraphe qui suit a été supprimé et le reste a été fortement altéré par Du Pont.

[12] Paragraphe supprimé par Du Pont.

[13] Paragraphe modifié par Du Pont.

[14] Louis XV.

[15] Membre de phrase supprimé par Du Pont.

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