En décembre 1865, la Société d’économie politique discute sur la question des nationalités et des frontières. Que trouvent à dire les économistes aux annexions de territoire, aux sécessions, et aux guerres ? Pour de nombreux orateurs, ce jour là, ces questions relèvent de la politique plutôt que de l’économie. Mais selon Joseph Garnier et quelques autres, la science économique porte avec elle la condamnation des luttes nationales, du militarisme et de la colonisation, car elle plaide pour la liberté et repousse la contrainte.
L’économie politique fournit-elle des lumières aux peuples
pour la délimitation des circonscriptions nationales ?
(Journal des économistes, décembre 1865)
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SOCIÉTÉ D’ÉCONOMIE POLITIQUE
Réunion du 5 décembre 1865
M. le président procède au choix de la question devant faire le sujet de la conversation générale. La majorité se prononce en faveur d’une question ainsi formulée au programme : « L’économie politique fournit-elle des lumières aux peuples pour la délimitation des circonscriptions nationales. »
La proposition n’étant pas signée, M. le président fait appel à quelques membres de bonne volonté.
M. BÉNARD, rédacteur en chef de l’Avenir commercial, se rendant à l’appel de M. le président, dit qu’il aurait désiré que quelque membre plus autorisé que lui eût pris la parole pour commencer cette discussion.
Il ne croit pas, pour son compte, qu’il y ait là une véritable question économique ; car les principes économiques sont de tous les temps : ils existaient même quand ils étaient méconnus, et ils existent là où on se refuse à les appliquer. Les séparations des peuples en diverses nations soumises à des lois et à des gouvernements différents ne modifient en rien les principes économiques. Ces principes passent par-dessus les barrières, traversent les frontières, et se font jour peu à peu, quelles que soient les délimitations du territoire des nations.
De tout temps il a été vrai de dire que l’homme a le droit de travailler pour vivre, que toute industrie légitime ne doit être entravée par aucun règlement, que l’échange des produits doit se faire en toute liberté, qu’il se fasse en dedans ou en dehors des frontières et que chacun a le droit d’user de son crédit, et de l’employer en toute liberté.
Cela étant, M. Bénard ne voit pas comment les principes économiques pourraient donner des lumières pour les délimitations des frontières. On ne pourrait demander ces lumières qu’aux économies politiques prétendues nationales, et la science a depuis longtemps fait justice des systèmes que l’on a voulu édifier sur cette idée.
M. VILLIAUMÉ, publiciste, est aussi d’avis que la question posée n’est nullement économique.
Jusqu’aujourd’hui, c’est la conquête ou la force qui a délimité les peuples sans consulter d’autres économies que ceux du peuple conquérant. Par exemple, en 1815, la Prusse a eu soin de s’emparer de la ville de la Sarre qui contient un bassin houiller très riche. En supposant que toute l’Europe veuille se constituer en république, on consultera peut-être les bons économistes, mais alors ce seront les hommes d’État eux-mêmes qui seront économistes, s’ils sont de véritables politiques. Tous ceux dignes de ce nom, depuis Alexandre, César et Charlemagne jusqu’à Richelieu, ont été de grands économistes, quoi qu’on dise ; car l’économie politique n’est qu’une branche de la politique.
M. RENOUARD, membre de l’Institut, ne comprend pas bien ce que l’on entend par une délimitation des circonscriptions nationales.
Personne ne crée ni ne limite les circonscriptions nationales ; elles se créent toutes seules, elles sont le résultat des affinités de tout genre, qui agglomèrent certains groupes de territoires et d’habitants : mœurs, religion, langue, lois, traditions, histoire. Au nombre de ces éléments de fusion, de ces causes d’attraction, une grande place appartient aux intérêts matériels, et, par conséquent, aux faits économiques. Nul doute ne semble possible à cet égard.
Telle n’est pas la question posée. Elle demande, non quelle est l’influence des faits et intérêts économiques sur la formation des nationalités ; mais quelle est la part à y prendre par l’économie politique, c’est-à-dire, apparemment, par la science et ses principes. Ce sont là deux questions d’ordre très différente.
Les volontés arbitraires, les caprices de la force, les calculs de l’ambition ou de la cupidité, peuvent invoquer les intérêts économiques pour s’en faire des auxiliaires. C’est ainsi que se consomment ces remaniements de la carte du monde, qui, lorsqu’ils absorbent et détruisent des nationalités vivantes et s’appartenant à elles-mêmes, méritent le nom d’attentats.
La science économique n’entre pas dans ces jeux de la force, non plus que dans les combinaisons de la politique, et les désirs d’agrandissement bien ou mal fondés. Elle respecte les nationalités existantes et ne se préoccupe pas de les modifier au moyen des délimitations nouvelles, parce que cette mission n’est pas la sienne et que l’objet direct et précis de ses efforts est d’effacer ses limites, du moins en ce qui concerne les intérêts et les rapports auxquels elle cherche à tracer des règles. Le résultat auquel elle aspire est d’enseigner aux divers peuples, dans leurs relations réciproques, comme aux citoyens d’une même nation, que le précepte de la science est de supprimer les limites et d’arriver à la prospérité et à la paix, par la plus grande dose de liberté possible dans les communications matérielles, dans les échanges, le commerce, le travail, aussi bien que dans le libre échange de l’intelligence et de la pensée.
Concluons de là que l’économie politique, en tant que science, n’a point à usurper un rôle qui n’appartient qu’à la politique ; que, par conséquent, elle n’a rien à voir dans les délimitations des nationalités.
M. TORRES CAICEDO, publiciste, ancien représentant de Vénézuéla, pense que la question est avant tout politique, et qu’elle n’est économique qu’accidentellement.
De la question politique, qui est si complexe, il ne veut dire que peu de mots.
La question des races et des nationalités est aujourd’hui très ardente et très chaleureusement débattue, parce que nous luttons encore contre les idées et les principes du passé ! Mais un jour viendra où, grâce aux progrès de la civilisation et au triomphe des bons principes, on proclamera et l’on mettra en pratique la grande et féconde idée de l’unité de l’espèce humaine. Alors la mission des hommes et des associations politiques consistera à respecter le droit d’autrui, à exercer avec sécurité le droit propre, à faire contribuer sur une grande échelle les forces de la nature à l’œuvre de la production, pour amener l’heureuse époque de la vie facile et à bon marché. Alors il y aura émulation dans le travail, luttes pacifiques dans le champ de l’industrie et du commerce ; plus de haines nationales, plus de guerres civiles, plus de guerres d’ambition et de conquête.
Dans l’état actuel des sociétés politiques, il est certains signes par lesquels on reconnaît une nationalité : la langue, la religion, les traditions historiques, les souffrances communes, les aspirations conformes vers un avenir meilleur. Mais, de même qu’il ne peut y avoir de guerres civiles dans une nation bien gouvernée, où règnent la liberté et la justice, où les droits individuels sont clairement définis et leur exercice efficacement garanti, de même, entre les divers groupes qui se nomment nationalités, il n’y aura plus de tendances à l’indépendance et à la séparation, lorsque règneront le droit commun, l’autonomie, le principe de l’égalité devant la loi civile et politique. La France se compose de nationalités nombreuses, et cependant elle forme une nation compacte au sein de laquelle les habitants de l’Alsace et de la Lorraine se montrent aussi satisfaits que ceux de départements d’origine différente. C’est que la France est le pays classique de l’égalité.
La question peut devenir économique si on la considère au point de vue de la production et de la consommation des divers produits. Pour l’économie politique, il n’y a que des faits, et ce n’est pas à cette science qu’il appartient de tracer de nouveaux plans du monde politique : elle accepte les faits politiques tels qu’elle les trouve ; ce qu’elle demande, c’est la liberté de production, l’initiative individuelle, le libre exercice des diverses professions, l’abolition des privilèges, la liberté d’échange, l’abolition des systèmes dits protecteurs qui, au lieu de protéger, ne font qu’étouffer les germes de la production et empêcher le bon marché des articles de consommation.
Si l’économie politique pouvait s’occuper de circonscriptions politiques, ce ne serait qu’en acceptant ce principe : la Providence a départi à certains climats, à certaines zones, certaines facultés productives spéciales : les uns produisent facilement et à peu de frais le sucre, le café, le coton ; les autres, le fer, la vigne, le charbon de terre, etc. Certains pays sont de leur nature agriculteurs et miniers, les autres sont manufacturiers et commerçants. Laissez toute liberté à la production et à l’échange, et il s’établira naturellement des circonscriptions non point politiques, mais économiques, qui, en fournissant à bon marché les produits spéciaux de leur sol, acquerront les produits qu’elles ne pourraient se procurer qu’avec beaucoup de peine et à grands frais si elles cherchaient à les obtenir. Laissons le champ libre à l’initiative individuelle ; n’entravons pas l’accomplissement des lois naturelles préexistantes ; et le monde jouira des bienfaits qu’assurent les sains principes d’économie politique ; alors nous aurons des circonscriptions économiques naturelles.
M. LE PRÉSIDENT insiste sur ce point que les faits économiques et les intérêts qui en résultent ont eu de tout temps une grande influence sur les aspirations des peuples et les déterminations des gouvernements.
M. JOSEPH GARNIER est en conformité de vues avec tous les préopinants, sauf qu’il ne garantirait pas, avec M. Villaumé, l’orthodoxie économique d’Alexandre, César ou Charlemagne. Il pense que ce qui vient d’être dit par MM. Bénard, Renouard, Torres Caicedo et Passy, n’était pas inutile à dire, et que sous ce rapport la question, dont il s’avoue l’auteur, est économique et tout à fait de la compétence de la Société, en dehors de la politique.
Ainsi que l’a justement fait remarquer M. Hyppolite Passy, les circonstances économiques ont fait naître des intérêts qui, tendant à se coaliser, ont pressé sur l’opinion publique et les gouvernements, et considérablement contribué aux combinaisons diplomatiques et à la délimitation des circonscriptions nationales, telles que nous les montrent l’histoire et la géographie. Mais cela a tenu à ce que ces circonstances ont été mal appréciées, à ce que ces intérêts ont été inspirés par les fausses doctrines qui ont été en possession des esprits dans le passé, doctrines que les physiocrates et Adam Smith ont scientifiquement renversées et qui se résument dans le système mercantile et le système protecteur combinés avec la manie de la réglementation et de l’intervention irrationnelles des gouvernements dans le domaine du travail. De nos jours, les circonstances économiques dans lesquelles se trouvent les diverses localités sont, par les mêmes raisons, encore fort mal appréciées, les nations sont fort mal inspirées et se trompent grossièrement sur leurs véritables intérêts. De là l’influence dont a parlé M. le président, influence très réelle, qui peut dominer l’opinion et les gouvernements, et leur inspirer telle ou telle délimitation des circonscriptions nationales. Supposons qu’une assemblée française, composée de l’élite des notables, soit consultée sur la question en discussion ; supposons que l’on soumette à la même épreuve les grands corps politiques des divers États et leurs diplomates ; on obtiendrait assurément pour réponse qu’il est évident que les intérêts économiques doivent être grandement pris en considération, quand il s’agit de constituer des États, et que par conséquent l’économie politique a des lumières à fournir ; — d’où la théorie de l’économie politique nationale de List et de MM. les protectionnistes. N’est-ce pas le plus grave des arguments qu’on a fait valoir de part et d’autre durant cette effroyable guerre civile que viennent de traverser les États du Nord de l’Amérique ?
Eh bien, non ! il n’est pas vrai que l’économie politique, en tant que science, puisse être invoquée par la politique ou la diplomatie pour ou contre les remaniements de la carte des continents. — Si une vérité découle de ces doctrines, c’est qu’il n’y a pas de frontières rationnelles, au point de vue du travail et de l’échange, c’est que le globe entier, l’humanité, forme une vaste association (la seule association générale, la seule fraternité possible), dont les liens sont précisément cet échange et la satisfaction des besoins réciproques par un travail réciproque. Que MM. les diplomates, guerriers ou politiques, cherchent des raisons ailleurs : dans la philosophie, la morale, la religion, la politique, etc., s’ils en trouvent, mais qu’ils n’en demandent pas à la science économique, qui ne saurait leur en fournir, à moins qu’il ne s’agisse des peuples ou des classes spoliés ou opprimés en vertu des faux systèmes économiques, cas auquel la science économique fournit d’éclatantes lumières à l’opprimé pour se faire rendre justice, à l’oppresseur, pour qu’il cesse la spoliation, — à moins encore qu’il ne s’agisse de la réfutation des préjugés nationaux, que l’économie politique finira par faire disparaître. En ce sens négatif seulement on peut dire que l’économie politique fournit des lumières aux peuples.
M. DE LABRY, ingénieur des ponts et chaussées, se mettant à un autre point de vue, croit que la science économique fournit une utile lumière pour les délimitations politiques, en posant le principe suivant : on doit établir les circonscriptions nationales les plus grandes possibles, avec cette restriction essentielle que le même gouvernement ne régisse pas deux races ayant de telles natures, de tels précédents, que l’une puisse opprimer l’autre.
Pour être convaincu de la vérité de cette maxime, il suffit de jeter un regard sur la période historique où nous vivons. On voit aussitôt que, dans le XIXe siècle, la diplomatie, toutes les fois qu’elle s’est écartée de cette règle, a produit de funestes résultats. Telle a été la grande faute du congrès de Vienne : c’est par la formation de petites circonscriptions territoriale qu’il a donné naissance aux guerres que, depuis 1815, se sont faites, entre elles, les nations de l’Europe occidentale, et au malaise politique dont souffre aujourd’hui cette élite du monde. N’est-ce pas l’existence de petits États qui a déterminé la guerre d’Italie, qui a causé la guerre du Danemark ? Sur l’autre continent, c’est encore un morcellement d’États qui produit les interminables débats armés des républiques hispano-américaines. C’est pour éviter, avec raison, l’accomplissement d’une subdivision gouvernementale déjà commencée, que les successeurs de Washington ont récemment livré à une partie de leurs concitoyens une lutte acharnée. Si ce n’était trop nous étendre, nous pourrions montrer que, pour faire éclater chacune de ces guerres, le vice des délimitations superflues s’est manifesté par des souffrances économiques, principales causes de l’irritation qui a fait courir aux armes. Et pour quitter les champs de bataille, c’est l’existence de divisions territoriales trop multipliées qui cause, au détriment du commerce et de l’état des personnes, la situation arriérée, incommode, oppressive, dans laquelle végètent plusieurs petits peuples sur la rive droite du Rhin.
Au contraire, l’histoire moderne nous montre les effacements de délimitations territoriales produisant d’heureux résultats ; de plus, grand intérêt pour nous ! elle fait voir quelle part importante ont eue, dans ces suppressions, les considérations de l’économie politique, et avec quel éclat l’expérience a vérifié la sagesse de ces calculs. C’est ainsi qu’en 1789 on a ouvert, pour le développement de la prospérité et de la puissance française, une des sources les plus fécondes, en détruisant les barrières qui faisaient presque de nos provinces autant de petits États distincts. C’est en vertu du même principe que des fractions de l’Allemagne cherchent à poser, au moyen du Zollverein, les bases d’une union plus intime, dont les commencements sont déjà une cause de bien-être et de progrès. C’est guidés par la même vérité que les États-Unis, en associant intimement les intérêts manufacturiers et commerciaux du Nord aux intérêts agricoles du Sud, en mettant aux mains de la même nation tout le cours du Mississippi, viennent de préparer à leur grande république un splendide accroissement de richesse et de pouvoir.
Nous constatons donc que la violation du principe des grandes délimitations territoriales amène de funestes conséquences, que l’application de ce principe produit d’heureux résultats, et que ces suites opposées se traduisent en faits économiques. Mais l’économie politique, à son point actuel d’avancement, permettrait-elle d’affirmer a priori qu’il doit en être ainsi ? Dicterait-elle spontanément le principe que nous avons exprimé ?
Oui, et par toutes les voix de son enseignement. Elle comprend deux parties : l’une concerne l’intérieur de chaque nation ; il nous suffit de dire qu’elle a pour âme la liberté ; l’autre partie est l’économie politique internationale. Vivant par le même esprit, elle le manifeste par deux aspirations principales. Elle demande le libre mouvement des choses, c’est-à-dire le libre échange ou la suppression des entraves que les frontières présentent au commerce. Pour détruire ces entraves, est-il un meilleur moyen que de supprimer les frontières mêmes ? L’économie internationale demande aussi le libre mouvement des personnes entre les divers États, et, pour ce but, elle réclame l’abandon des passeports, la fin de toutes ces vexations que créent les mesures de police à la limite des États. Pour y mettre un terme, est-il un meilleur procédé que d’abolir les séparations mêmes, par la fusion d’États voisins ?
L’économie confirme par d’autres enseignements l’utilité des grandes circonscriptions nationales. En effet, elle conseille les réductions des frais généraux ; on en obtiendrait une forte importante, en agglomérant de petits États, en supprimant toutes les petites cours, celles d’Allemagne, par exemple. Aujourd’hui, le grand adversaire de l’économie politique, c’est le militarisme ; c’est l’entretien des armées qui est le principal obstacle aux progrès économiques de l’Europe. En même temps que les petites souverainetés, s’évanouiraient des états-majors, soutiens les plus opiniâtres et les plus influents des gros appareils guerriers. En faisant disparaître les petits États, on porterait un coup plus sûr encore au militarisme, on le minerait ainsi par sa base même, puisque les petits États forment la proie de nos guerres actuelles, l’objet de nos convoitises, que les grandes armées de l’Europe sont destinées à servir ou à combattre.
En résumé, l’économie politique met en lumière le principe des grandes circonscriptions nationales. Ce principe tend de plus en plus à prédominer sur les errements contraires de l’ancienne diplomatie.
M. WOLOWSKI, membre de l’Institut, se borne à faire remarquer que de fausses idées économiques ont quelquefois empêché des réunions d’État, qui auraient fait disparaitre les limites entre des peuples reliés par la langue, par les souvenirs et par les tendances. Les intérêts économiques ont, de nos jours, contribué à la lutte sanglante qui a désolé les États-Unis. Le Midi désirait le free-trade, le Nord est protectionniste, de là une dissidence flagrante. Mais par malheur le Sud voulait maintenir l’esclavage, et le triomphe du Nord a été salué par un assentiment chaleureux, parce qu’il est des questions supérieures même aux intérêts économiques les plus féconds. L’homme ne vit pas seulement de pain.
D’un autre côté, on ne doit pas oublier que les faciles rapports, nés de l’application de la liberté commerciale, loin de nuire au maintien des nationalités indépendantes, peuvent contribuer à les maintenir, alors que des sentiments, dignes de respect, se prononcent pour le maintien d’une séparation politique. L’existence des petits États auxquels des rapports d’échange permettent de se mouvoir dans un cercle plus vaste, ne doit pas être condamnée d’une manière aussi absolue, que le précédent orateur l’a supposé. Sans parler de l’utilité qu’il y a à ne pas tout sacrifier à une tendance absorbante, et à maintenir des foyers distincts d’activité intellectuelle et productive, ne peut-on pas dire que, loin de fournir un élément à la guerre, les petits États contribuent à empêcher des coalitions sanglantes, en prévenant le choc des grandes puissances, portées à exagérer à leurs propres yeux l’influence qu’elles doivent exercer et les ressources dont elles disposent ? Mais ce côté du débat empiète sur un terrain qui s’éloigne trop de la question, telle qu’elle a été posée, pour que M. Wolowski croie devoir insister sur cet ordre d’idées. Il y aurait plutôt à examiner si, comme l’a dit Rossi, l’espace, le temps et la nationalité ne doivent point tempérer l’application des principes abstraits et absolus. Le degré très différent de développement intellectuel et matériel auquel divers peuples se trouvent placés n’explique-t-il point le maintien des frontières qui les séparent ?
M. MARCHAL, ingénieur en chef des ponts et chaussées, pense que la question a été bien posée et qu’elle doit recevoir une solution.
S’il est vrai que les nationalités se sont formées jusqu’à ces derniers temps par des considérations généralement étrangères à l’économie politique, telles que le droit de la force, la similitude des croyances religieuses, l’identité des langues, on peut dire cependant que les considérations économiques, plus ou moins bien entendues, n’ont pas été étrangères aux délimitations territoriales ; mais depuis que l’étude des principes d’économie politique s’est étendue, depuis que les hommes d’État ont compris la puissance de ces principes, ils sont entrés pour une plus large part dans les divisions de territoire ; sans doute il est vivement à désirer que la carte du monde ne subisse plus de grandes et profondes transformations qui sont toujours accompagnées de guerres et de grands froissements d’intérêts ; mais toutes les fois que la force des choses amènera dans l’avenir des mutations, l’économie politique y entrera certainement pour une large part.
On a parlé du libre échange comme devant, s’il était universellement pratiqué, désintéresser complètement l’économie politique de tout remaniement territorial. M. Marchal ne partage pas cette opinion ; car, suivant lui, les droits de douane ne seront et ne devront jamais être entièrement supprimés. Ce que l’économie politique a blâmé avec grande raison dans le régime antérieur aux dernières réformes économiques, c’est le système protecteur, qui est incompatible avec les sages principes de l’économie politique ; mais les douanes, considérées comme mode de perception d’impôts, subsisteront tant que les États auront besoin d’argent, c’est-à-dire tant qu’il existera des nations distinctes, et comme il est constant que le globe entier ne pourra jamais ne constituer qu’un seul État, il est naturel de penser que les douanes, comme moyen de fiscalité, subsisteront toujours. Or, cela étant, les populations ouvrières qui ont des instincts commerciaux semblables tendront nécessairement à se grouper et à profiter, pour s’agglomérer en nationalités, des modifications que la politique proprement dite apportera aux divisions actuelles.
À l’exemple des États du sud et de l’ouest de l’Amérique septentrionale, cités déjà, ne peut-on pas ajouter l’exemple plus récent encore de la Prusse, qui a poussé la Confédération germanique et a entraîné l’Autriche à entreprendre la guerre des duchés de l’Elbe, en vue d’acquérir un littoral qui manque à son commerce ?
En un mot, la terre devant être divisée en États distincts, et chaque État ayant besoin pour exister de forces et de richesses, devra faire entrer de plus en plus dans sa politique les considérations économiques, qui sont la vraie source de la richesse.
M. JOSEPH GARNIER répond à M. Marchal que si la suppression des tarifs protecteurs est un immense progrès, celle des tarifs fiscaux ne sera pas d’une moindre importance pour la civilisation, le jour où la science et l’art financiers sauront remplacer la douane, un des plus mauvais moyens d’alimenter le Trésor public, par d’autres ressources, ou bien y suppléer par une économie équivalente dans les dépenses. — Quant à l’exemple tiré de la Prusse, il reste dans la catégorie des cas sus énoncés, dans lesquels les gouvernements sont inspirés par l’idée d’agrandissement et non par l’idée de justice.
M. PELLETAN, député au Corps législatif, ayant demandé si l’intérêt de la civilisation n’exigeait pas longtemps encore l’armement des peuples civilisés, pour tenir en respect les peuples moins avancés, il lui a été répondu par MM. Joseph Garnier, Bénard et Pautet.
M. JOSEPH GARNIER pense que la propagande de la civilisation sera d’autant meilleure qu’elle sera plus pacifique, c’est-à-dire plus commerciale et moins militaire. L’échange, voilà le grand moyen.
M. BÉNARD dit que le droit d’aller imposer la civilisation au moyen du canon, plus ou moins rayé, c’est tout simplement la glorification de la force. On ne peut contester aux gouvernements le droit de faire respecter la vie, l’honneur et les biens de leurs régnicoles ; mais il n’y a là que des questions de police internationale.
À côté et peut-être au-dessus du droit des États, il y a le droit de l’individu. Ce droit est multiple et toujours le même, en ce sens, que partout où l’homme naît ou s’établit, il a le droit de produire en toute liberté, le droit d’échanger ses produits comme il lui plaît, et le droit de faire appel au crédit et d’en user toutes les fois qu’il le juge convenable. En dehors de ces données on peut faire des théories plus ou moins humanitaires, mais on ne fait pas d’économie politique.
M. JULES PAUTET, publiciste, s’élève avec énergie contre la pensée qui veut que l’économie politique soit imposée aux peuples inférieurs en civilisation, par la force des armes. — Non, ce n’est pas par les baïonnettes, les révolvers et les canons rayés que se propageront les principes de la science, c’est par la douceur, la persuasion, la mansuétude et la bienveillance. Arrière les moyens violents, honneur au progrès pacifique par les échanges et par les relations internationales de tous les genres.
Un autre préopinant voudrait aussi que toutes les petites nationalités fussent absorbées par les grandes : ceci n’est autre chose qu’une épouvantable centralisation élevée à la plus haute puissance. Laissons les nationalités être ce qu’elles peuvent et veulent être, d’après leurs traditions, leur langue, leurs mœurs et leurs usages ; n’ayons pas la prétention de les absorber autrement que par une fédération pacifique et fructueuse, qui les fera participer aux avantages de la civilisation générale, sans les heurter, sans les blesser, et surtout sans les anéantir.
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