Une voix d’Amérique

Ernest Martineau, « Une voix d’Amérique », Revue économique de Bordeaux, juillet 1893 (t. V, p. 128-131)


UNE VOIX D’AMÉRIQUE

Sous ce titre, un des membres les plus distingués du Parlement, M. Burdeau, écrivait naguère dans le Matin un article dans lequel il signalait l’élection du président Cleveland aux États-Unis comme le signe non équivoque d’une révolution économique dans le sens du libre-échange.

Vainement nos protectionnistes ont essayé, et essaient chaque jour, de contester la signification de cette élection au point de vue économique : leurs dénégations intéressées ne peuvent tromper que les naïfs et la vérité se fait jour de plus en plus.

C’est ainsi que le président Cleveland vient de charger le ministre des finances, Carlisle, de préparer le projet de révision des tarifs de douane : or, M. Carlisle est un libre-échangiste avéré ; en outre, le président Cleveland lui a adjoint comme collaborateur un représentant du Connecticut, M. David Wells, l’un des apôtres les plus célèbres du libre-échange aux États-Unis.

Pour comprendre la portée de ce choix, nous allons placer sous les yeux des lecteurs les extraits suivants d’un discours prononcé par M. David Wells au Cobden-Club, à la séance du 28 juin 1873, sur les résultats de la protection aux États-Unis :

« En me levant pour vous remercier de votre gracieux accueil, je dois avouer franchement que j’éprouve un très grand embarras. Cet embarras provient de l’aveu que je suis contraint de faire qu’en ce moment, de l’autre côté de l’Atlantique, prédomine cette vieille, égoïste et barbare maxime : à savoir qu’aucune nation, non plus qu’un individu, ne peut prospérer qu’aux dépens d’autrui.

Si bien que cette réunion, faite en vue de célébrer les progrès continus de la liberté du commerce international, et, par suite, l’extension de la paix et de la fraternité parmi les hommes, sera certainement appréciée par un grand nombre de mes concitoyens des États-Unis — même par certains qui se réclament du titre d’économistes et de philanthropes — comme une véritable conspiration et une trahison à l’encontre de leurs intérêts industriels.

Cependant, malgré ces sentiments, je dois vous dire que des progrès ont récemment été faits aux États-Unis dans le sens des vrais principes économiques et d’une plus grande liberté commerciale et industrielle.

J’entends borner mes observations à la question du libre-échange proprement dit, à ce sujet qui se rattache le plus intimement aux principes dont Richard Cobden s’est fait l’apôtre dans sa vie glorieuse et que cette association du Cobden-Club, qui porte son nom, a pour but principal de défendre et de vulgariser.

Et d’abord, quelles sont les origines de la législation dite protectionniste ou des hauts tarifs aux États-Unis, de ce qu’on peut qualifier : la plus grande atteinte portée dans les temps modernes à la liberté des mouvements du commerce et de l’industrie.

Cette législation a pris naissance à la suite de la guerre civile, et le prétexte invoqué par ses promoteurs a été pris dans les nécessités financières du moment.

Les avocats de la protection, sous couleur de patriotisme, ont mis en avant ces besoins financiers de l’État pour faire réussir un système fait, en réalité, pour favoriser des intérêts égoïstes.

Les taxes douanières, depuis dix ans, ont été mises en rapport avec les desiderata des plus fanatiques d’entre les protectionnistes. Durant cette période, le taux moyen de ces taxes a été d’environ 50%.

C’est-à-dire que le but et le résultat obtenu par cette école d’économistes, a consisté à entourer les États-Unis d’une sorte de muraille de Chine à l’aide de leurs tarifs d’exclusion et de prohibition.

L’un de leurs leaders, Henry Carey, de Philadelphie, disait : que le plus grand bien qui pût arriver au pays, serait que l’océan qui sépare les deux continents fût transformé en une véritable mer de feu.

Ce même personnage répétait souvent que la mort de Richard Cobden avait été un grand bienfait pour les États-Unis ; car, si Cobden avait vécu plus longtemps, il se proposait de visiter à nouveau l’Amérique, et, par suite du respect universel du peuple pour son nom et ses services, il eût été entouré d’une foule d’auditeurs, ce qui eût été un grand malheur, car il eût été capable de les entraîner par son éloquence persuasive et de les convertir ainsi à ses principes.

Grâce à cette école, la théorie de la protection a été appliquée, depuis dix ans, dans la politique douanière des États-Unis.

L’expérience a été entière et complète. Quel en a été le résultat ? Le résultat a été déplorable ; c’a été UN VÉRITABLE DÉSASTRE.

Je mets au défi les avocats de la protection, tous autant qu’ils sont, de citer un seul résultat favorable sans qu’il ait été plus que contre-balancé par un préjudice directement causé par ce système ; ou de citer une branche d’industrie qui ait prospéré d’une autre manière que les branches gourmandes qui prospèrent aux dépens des branches à fruit.

Les statistiques établissent, comme résultat de ces dix années de protection, l’accroissement de prix d’achat des produits à la charge des riches et l’accroissement de la misère pour les classes pauvres.

Les exportations des produits des États-Unis se composent, pour la plupart, de produits agricoles non protégés ; une très faible partie comprend des produits protégés.

Les effets les plus certains de la politique protectionniste aux États-Unis se résument en ce que le plus grand nombre a été taxé au profit d’un petit nombre de privilégiés ; en un mot, la protection a eu pour effet DE RENDRE LE RICHE PLUS RICHE ET LE PAUVRE PLUS PAUVRE.

J’en conclus que l’application aux États-Unis des principes du libre-échange aurait pour effet de faire des États-Unis le concurrent le plus formidable de l’Angleterre pour la marine marchande, en même temps qu’au point de vue de la vente des produits industriels sur les marchés du monde entier.

Comment expliquer, dès lors, qu’un peuple aussi intelligent que celui des États-Unis, qui a détruit l’esclavage sur son territoire au prix de tant de sang et d’or, ne comprenne pas que le droit d’échanger fait partie intégrante du droit de propriété ; en sorte que tout système qui restreint et viole la liberté de l’échange n’est pas autre chose qu’un reste de servitude, un esclavage déguisé sous le nom menteur et faux de protection ?

À cette question, il est difficile de fournir une réponse précise. Ce que l’on peut dire, c’est que la richesse naturelle des États-Unis est si considérable, les facilités pour s’enrichir si abondantes, que les maux produits par le protectionnisme sont supportés plus facilement que chez un autre peuple plus vieux et à population moins dense.

Il importe de remarquer, d’ailleurs, que le territoire des États-Unis est aussi vaste que l’Europe entière, et que, sur toute l’étendue des États, l’échange est entièrement libre, car on ne trouve d’État à État aucune entrave, aucune barrière de douanes.

Ce sont les manufacturiers principalement qui s’opposent au renversement des barrières de douane et à l’établissement du libre-échange.

En résumé, cette grande expérience de dix années de protection aux États-Unis, dans les circonstances les plus favorables pour cette expérimentation, a donné les résultats suivants :

La marine marchande a été chassée de l’Océan ; nos exportations de produits manufacturés ont été presque nulles ; le commerce a été chargé d’entraves et de vexations ; l’agriculture a été appauvrie ; enfin, le coût de tous les éléments de production a été tellement augmenté qu’il semble impossible que la nation puisse supporter ces maux bien longtemps.

Je conclus en disant que le libre-échange, c’est la production à bon marché, sans obstacles, assurant la plus grande abondance, en même temps que la répartition de la richesse se fait d’une manière équitable, sans obstacles ni gaspillage dans l’échange des produits.

Le protectionnisme, au contraire, c’est l’OBSTRUCTION, c’est la DISETTE ; c’est, avec ses restrictions et ses barrières, la négation de la fraternité entre les hommes en même temps qu’un système d’antagonisme entre les intérêts respectifs des nations.

En conséquence, je vous propose d’acclamer avec moi le libre-échange comme la condition essentielle de l’abondance, de la vie matérielle plus aisée, de la paix et de la fraternité entre les nations ! »

Ce discours date de l’année 1873, après dix années seulement d’expérience du protectionnisme aux États-Unis. Il est facile de comprendre quelle est l’opinion de M. David Wells à l’heure présente et quel jugement il porte sur les bills Mac Kinley, qui sont venus renforcer encore cet abominable régime d’entraves et de prohibitions. 

C’est un tel homme qui vient d’être chargé, par l’éminent président Cleveland, de concourir avec le ministre des finances Carlisle à l’œuvre du projet de révision des tarifs de douane, projet qui doit être soumis au Congrès des États-Unis à sa prochaine réunion, qui aura lieu au mois de septembre prochain.

C’est dire que le projet de réforme du tarif douanier ne laissera rien subsister de l’œuvre néfaste des protectionnistes.

Sans doute, des obstacles se produiront au sein des assemblées législatives ; la réaction ne se laisse jamais vaincre sans opposer une résistance désespérée ; surtout lorsqu’il s’agit d’arracher cette riche proie du marché des États-Unis aux monopoleurs qui l’exploitent depuis trente années, on sait avec quelle rapacité.

Cependant, grâce à l’énergie du gouvernement du président Cleveland, soutenu par la volonté nettement affirmée aux élections présidentielles des deux tiers des citoyens des États-Unis, il est permis d’espérer que la défaite du protectionnisme sera entière, complète, et que la démocratie de cette grande République, à l’imitation de la démocratie anglaise, arrivera bientôt à conquérir cette liberté si précieuse pour un peuple : la liberté de l’échange, conséquence nécessaire de la liberté du travail !

E. MARTINEAU.

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