À Messieurs les électeurs de l’arrondissement de Saint-Calais

Gustave de Beaumont, À messieurs les électeurs de l’arrondissement de Saint-Calais (1837)

 

À MESSIEURS LES ÉLECTEURS DE L’ARRONDISSEMENT DE SAINT-CALAIS.

Messieurs,

Encouragé par les exhortations de quelques amis je viens vous demander vos suffrages et réclamer l’honneur d’être votre député. Né dans cet arrondissement, fils d’un homme qui habite depuis cinquante ans, et qui, j’ose le dire, a su mériter l’estime de ceux même qui ne partagent pas toutes ses opinions, je sens chaque jour davantage combien il serait précieux pour moi de contracter avec l’arrondissement de Saint-Calais une sorte d’union politique qui viendrait resserrer encore tous les liens d’affection et d’intérêt qui m’attachent à mon pays natal. Mon plus vif désir serait que cette alliance, si elle se formait, fût indissoluble : une fois votre représentant, je voudrais toujours l’être ; et je déclare que si un jour j’avais le bonheur de rendre à mon pays quelque service en récompense duquel la pairie me fût offerte, je la refuserais pour rester votre député. 

Sans doute, Messieurs, vous êtes en droit d’exiger beaucoup de garanties de celui que vous investissez de votre confiance : la seule dont j’ose me prévaloir auprès de vous, c’est l’indépendance de mon caractère et de ma position.

Cette indépendance, Messieurs, je l’invoque avec confiance : je crois en avoir acquis le droit ; elle a toujours été mon premier besoin. Ennemi de toutes les servitudes et de toutes les tyrannies, je n’aime ni à imposer les unes ni à subir les autres ; et je n’ai jamais compris qu’aucune considération humaine fit dévier un homme indépendant de la ligue où son devoir l’a placé. Magistrat, je fus destitué pour avoir fait un acte de conscience. Je n’ai pas besoin de vous rappeler, Messieurs, les circonstances d’un procès qui a eu quelque éclat. Il vous suffit sans doute de savoir qu’à cette époque on avait voulu faire de moi le défenseur de la baronne de Feuchères.

Chargé de fonctions publiques, je n’étais point l’aveugle ami du pouvoir ; repoussé par lui, je ne suis point devenu son adversaire. Il serait triste de n’aimer son pays et l’ordre qui y est établi qu’à la condition d’occuper un emploi, et de n’être bon citoyen qu’autant qu’on reçoit un traitement de l’État. Frappé d’un coup aussi injuste que violent, j’eusse aisément alors trouvé asile dans quelqu’un des partis extrêmes, hostiles au principe même du gouvernement, et qui dans ce moment m’ouvraient leurs rangs. Mais intimement convaincu que la présente Constitution loyalement entendue suffit au bonheur de la France, et qu’il est de l’intérêt de tous de s’y rattacher franchement, j’ai gardé ma foi politique. Je sais d’ailleurs quelles sont des exigences des partis. Il m’importait, en échappant à un despotisme, de n’en point subir un autre ; et je voulais, avant tout, garder cette indépendance, qu’au prix d’une carrière qui m’était chère j’avais conservée.

Rentré en possession de ma liberté, j’en sais trop le prix pour l’aliéner jamais. J’appartiens maintenant à une corporation dont l’esprit de liberté forme le caractère distinctif ; je suis avocat ; et dans les loisirs que me laisse une carrière tardivement abordée, j’écris. Il y a dans ces deux professions, les lettres et le barreau, des allures communes d’indépendance qui me conviennent. L’une apprend à penser, l’autre à parler librement.

Quant aux devoirs qui me seraient imposés si j’étais votre mandataire, je ne suis point, Messieurs, assez présomptueux pour me croire capable de les remplir tous. Cependant, il me semble que je vois ce qui serait à faire.

Entrer dans la Chambre en écartant tout esprit d’opposition, systématique ; appuyer loyalement les bonnes lois proposées par le gouvernement, combattre sans crainte les mauvaises, les examiner toutes scrupuleusement, et les soumettre à l’épreuve d’une discussion sincère ; 

Veiller aux intérêts des contribuables et prendre particulièrement à cœur ceux de l’arrondissement dont je recevrais mon mandat.

Mettre à profit la paix dont nous jouissons, et le silence des partis, pour travailler au développement sage et progressif de nos institutions ; placer d’abord hors de toute querelle le principe et la forme de la Constitution ; défendre avec zèle les droits des Corps législatifs, et maintenir leurs prérogatives aussi inviolables que celles de la Couronne ; mettre à l’abri de toute atteinte nos deux institutions fondamentales : le jury, sans lequel il n’y a point de liberté civile ; la presse, sans laquelle il n’y a point de liberté publique ; ne jamais attaquer l’autorité pour la détruire, mais aussi ne lui conférer jamais de pouvoirs sans lui demander des garanties ;

Ranimer en France la vie municipale qui s’y meurt ; organiser dans nos lois la démocratie qui est dans nos mœurs ; introduire l’honnête dans la politique ; montrer qu’il y a pour la vie publique des règles aussi sévères de probité que pour la vie privée, et n’oublier jamais, en faisant des lois, qu’il y a au-dessus d’elles deux principes supérieurs à tout : la morale et la justice ;

Admettre les capacités intellectuelles aux droits électoraux, et faire cesser cette singulière anomalie de nos lois, qui reconnaît à un citoyen l’intelligence suffisante pour condamner son semblable à mort, et ne juge point ce même homme assez éclairé pour choisir un bon mandataire ;

Enfin, améliorer le sort des classes ouvrières, les émanciper par l’instruction, les moraliser et les enrichir par le travail, les prémunir contre le malheur par la prévoyance ;

En un mot, travailler sans relâche à faire de la France la nation la plus heureuse et la plus riche, comme elle est déjà le peuple le plus grand et le plus puissant du monde.

Telle est à mes yeux l’œuvre que doit se proposer toute législature nationale, et dont tout bon député doit s’efforcer de prendre sa part. Si vous m’en donniez le mandat, Messieurs, je ne pourrais vous répondre que de mes efforts ; mais ces efforts seraient entiers, et je dévouerais à cette noble tâche toute mon existence, tout mon zèle et toutes mes facultés.

GUSTAVE DE BEAUMONT.

15 octobre 1837.

A propos de l'auteur

Gustave de Beaumont est resté célèbre par sa proximité avec Alexis de Tocqueville, avec qui il voyagea aux États-Unis. Son œuvre, sur l'Irlande, les Noirs-Américains, ainsi que ses nombreux travaux académiques et politiques, le placent comme un auteur libéral sincère et généreux.

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