Le bulletin officiel des lois de l’empire d’Autriche

Séances et travaux de l’Académie des sciences morales et politiques, volume 17, 1850 p. 415-421.

 

RAPPORT VERBAL
SUR LE
BULLETIN OFFICIEL
DES LOIS DE L’EMPIRE D’AUTRICHE

PAR

M. GUSTAVE DE BEAUMONT.

 

M. Gustave de Beaumont, en déposant sur le bureau de l’Académie quelques numéros-spécimens du Bulletin officiel des lois de l’empire d’Autriche, a prononcé les paroles qui suivent :

Je demande à l’Académie la permission de déposer sur son bureau quelques numéros-spécimens d’une publication officielle très remarquable qui dans ce moment s’exécute en Autriche, et qui peut, sous quelques rapports, intéresser la science politique.

Je veux parler du Bulletin officiel des lois de l’empire autrichien (allgemeine Reichs-Gesetz und Regierungs blatt) dont la promulgation se fait en dix langues différentes. Ces langues sont :

1°. L’allemand, 

2°. L’italien, 

3°. Le hongrois, 

4°. Le bohême (morave et slovaque), 

5°. Le polonais, 

6°. Le ruthénien, 

7°. Le slovène, 

8°. Le serbe illyrien (en lettres serbes), 

9°. Le serbe illyrien (croate) en lettres latines, 

10° Le roumain (moldave et valaque). 

Je remets les dix cahiers séparés, contenant chacun un texte traduit dans l’une de ces langues.

La pensée qui a donné naissance à ce Bulletin officiel de toutes les lois de l’empire autrichien est simple, naturelle ; et au premier abord on s’étonne que cette pensée ne se soit pas plus tôt réalisée.

Tout le monde sait que l’empire d’Autriche est un composé artificiel de nationalités diverses et de peuples très différents dont chacun a non seulement conservé ses mœurs, mais encore a retenu sa langue propre. L’intérêt commun ou la conquête les ont plutôt réunis qu’assimilés. Le plus grand nombre, cependant, est soumis et ne demande qu’à obéir aux lois de l’empire. Mais la première condition pour observer la loi, c’est de la connaître ; or, comment cette loi sera-t-elle connue de ceux auxquels elle s’adresse, si elle leur est transmise dans une langue qu’ils ignorent ? D’un autre côté, comment rédiger un texte de loi spécial pour chaque peuple parlant un dialecte différent ? Cette variété de versions est-elle possible ? et, après tout, ne convient-il pas que tous les sujets d’un même empire, quels que soient leur origine et leur langage, reçoivent la loi dans une langue unique qui naturellement doit être celle du législateur lui-même ?

Ce n’est pas d’aujourd’hui et seulement en Autriche que l’on voit soumis à l’empire d’une loi unique et uniforme des peuples parlant des langues diverses ; mais d’ordinaire, quelle que soit la variété des idiomes que parlent ces populations différentes, la loi est donnée à toutes dans une seule et même langue, que toutes sont réputées comprendre et dont la pratique commune est considérée comme un élément d’assimilation et de fusion. En édictant des lois pour l’empire britannique, le parlement anglais ne les a jamais fait traduire ni pour le pays de Galles ni pour l’Irlande ; et la loi de France a toujours été envoyée en français aux Celtes de Bretagne, aux Allemands de l’Alsace, aux montagnards de l’Auvergne et du pays basque. Dans ces pays, l’unité de langue législative a abouti à l’unité de langue nationale, à l’uniformité de mœurs et de gouvernement. Mais la fusion, l’homogénéité ont-elles été produites ou retardées par l’unité de langue législative ? et le gouvernement central n’eut-il pas mieux fait accepter sa pensée et sa volonté en l’adressant à chaque peuple dans son idiome particulier ?

Quoi qu’il en soit, l’empire autrichien a, pour transmettre la loi aux diverses nations dont il se compose, adopté un procédé tout différent de celui que, dans des circonstances analogues, la Grande-Bretagne et la France ont pratiqué.

En même temps qu’une loi uniforme est décrétée, il est envoyé à chaque territoire possédant sa langue propre un texte analogue à la langue parlée sur ce territoire. Notez qu’en principe, ce texte n’est pas une traduction. Chacun des différents textes est censé être un original. À la vérité, la loi étant dans certains cas la même pour tous, il faut bien qu’il y ait un premier texte dans une certaine langue, dont tous les autres textes ne sont que des versions ; et ce premier texte est naturellement allemand. Mais le principe légal proteste contre ce fait. Ce principe est, je le répète, que chaque version est elle-même et vaut comme texte original. Ainsi la version italienne ou bohême de la constitution du 4 mars 1849, qui régit également toutes les parties de l’empire, est un texte original aussi bien que le texte allemand destiné aux territoires de l’ancien archiduché d’Autriche.

Cette question de savoir si chaque texte est un original ou une traduction semble au premier abord une assez futile question de forme. Il est aisé cependant d’apercevoir que sous cette question de forme se cache un grand principe.

Un des plus graves sujets de querelle qui divisent l’empire d’Autriche, c’est, sans contredit, la question de prédominance des diverses nationalités, et la prétention de chacune d’elles à demeurer distincte et indépendante des autres. Toutes, ou du moins le plus grand nombre, veulent bien être sujettes de l’Empire, mais nulle ne veut être sujette d’une autre. Les Dalmates, les Croates, les Serbes, les Illyriens, les Lombards et les Vénitiens, alors même qu’ils consentent à dépendre du gouvernement central qui siège à Vienne, ne voudraient à aucun prix se reconnaître Allemands ; et ce qui dans le passé n’était qu’un sentiment et une passion nationale est devenu un droit depuis que la constitution du 4 mars a proclamé comme principe fondamental et constitutionnel le respect dû à chacune des nationalités dont l’empire se compose, et reconnu à chacune d’elles le droit de conserver comme langue officielle sa langue propre.

On comprend que, ce principe une fois posé et reconnu, chaque nation dépendante de l’empire soit en droit de recevoir dans sa langue particulière le texte de la loi générale ; et comme nulle ne reconnaît à une autre ni la suprématie, ni la priorité, pour aucune, ce texte n’est une traduction, pour chacune : il est l’original de la loi. Et ce principe n’est pas un vain mot : la conséquence légale et pratique, c’est que ce texte spécial adressé à chaque contrée dans sa langue propre peut seul servir de base aux débats et à l’interprétation des tribunaux.

Voilà le principe dont chacun comprend les conséquences politiques, constitutionnelles et judiciaires. Maintenant on conçoit qu’en dépit de ce principe qui établit la parfaite égalité des textes, il y ait cependant, par la force des choses, un texte sinon supérieur, du moins antérieur à tous les autres. Il faut bien, en effet, quoi que l’on fasse et de quelque manière que l’on s’y prenne que l’un d’eux les précède tous ; il faut bien que le législateur pense d’abord dans une langue quelconque ; et alors même qu’il serait doué de la faculté de penser à la fois en plusieurs, il y aurait cependant une langue, quelle qu’elle fût, dans les mots de laquelle se formulerait d’abord sa pensée, soit verbalement, soit par écrit. En fait, la loi de l’empire autrichien est et a toujours été conçue et libellée en langue allemande, et ceci n’a pas cessé en 1848, époque à laquelle les lois ont été faites par des représentants de toutes les nationalités de l’Empire.

Ici la puissance du fait domine tous les principes. Et par cela même qu’il est impossible d’éviter que, faisant une loi générale et uniforme pour tous, il faille d’abord l’écrire dans une certaine langue, il est également de toute nécessité qu’en fait, sinon en principe, le premier thème rendu dans cette langue serve d’original, et soit le texte dont tous les autres seront seulement la version aussi fidèle que possible.

Il y a plus : comme, malgré les plus grands efforts et les soins les plus minutieux, il est extrêmement difficile, surtout avec une aussi grande variété de textes divers, de produire des versions toutes parfaitement exactes, on comprend l’intérêt qu’il y a, tout en envoyant à chaque nation le texte réputé original qui la concerne, d’accompagner ce texte du texte allemand, qui, en principe, n’est original que pour les pays allemands, mais dont, en fait, tous les autres textes ne sont que des traductions. C’est aussi la pratique qui a été adoptée par le gouvernement autrichien, et ceci vous explique pourquoi en regard de chaque texte particulier se trouve le texte allemand.

Il est clair qu’aux yeux d’un grand nombre, ce texte allemand, mis en regard de chaque texte spécial, signifie une certaine prétention de l’allemand d’être la langue nationale et officielle de l’empire d’Autriche, et l’arrière-pensée que conserve en Autriche la population allemande de devenir à la longue la nation prédominante. Cette espérance, qui, pour d’autres, est une menace, n’a rien qui puisse surprendre ceux qui se rendent compte des développements singuliers que prend l’élément allemand, répandu dans toutes les parties de la monarchie autrichienne, et dont on se fera une juste idée, si l’on veut jeter un coup d’œil sur la grande carte ethnographique que je remets en ce moment à l’Académie et que je la prie d’accepter. Cette carte m’a été donnée par l’un des hommes d’État les plus éminents de l’Autriche, M. Bach, ministre de l’intérieur de l’Empire, dont je suis sûr qu’en vous offrant cet hommage, je remplis parfaitement les intentions.

Il est certain qu’en même temps que la reproduction de la loi en chaque langue dans une version réputée texte original est un hommage rendu à chaque nationalité ; d’un autre côté, l’envoi fait à toutes du texte allemand en regard constitue pour la langue allemande une sorte de privilège ; et, quelle que soit la fiction d’égalité constitutionnelle, elle joue le rôle de la langue nationale, dont toutes les autres ne sont que des versions.

Ajoutez ceci, que l’envoi de ce texte allemand, mis en regard de chaque texte spécial, est peut-être l’instrument de propagation le plus puissant en même temps que le plus inoffensif de la langue qui, jusqu’à présent, a été la langue officielle, qui continue à être celle que l’on parle généralement dans la capitale de l’Empire, et sans la diffusion de laquelle l’existence d’un parlement national et central en Autriche serait impossible.

En somme, le Moniteur universel d’Autriche, avec ses dix versions différentes a ce double sens :

Respect aux principes de toutes les nationalités, qui, toutes, ont le droit de connaître la loi de l’Empire et de la recevoir chacune dans sa langue propre, parce qu’aucune d’entre elles n’est ni dominante ni supérieure ;

Et, en même temps, hommage rendu à cet autre principe de la constitution impériale, celui de l’unité politique de l’Empire, qui rend nécessaire l’existence d’une langue centrale, c’est-à-dire d’un langage commun aux représentants de ses diverses parties.

Du reste, si l’idée qui a amené cette application est naturelle et simple, rien peut-être n’était plus compliqué et plus difficile que son exécution. Il fallait :

1° Des rédacteurs sachant, non seulement l’allemand, mais encore toutes les langues reproduites dans le bulletin ;

2°. Des caractères d’imprimerie propres à reproduire les. différents dialectes ;

3°. Des compositeurs-imprimeurs capables de mettre en usage les caractères.

Pour vaincre ces difficultés, il n’a fallu rien moins que la volonté ferme de l’homme d’État qui avait conçu l’entreprise, et la variété des ressources qu’offrait en types divers d’impression l’imprimerie nationale de Vienne, l’un des plus beaux et des plus riches établissements de ce genre qui soient dans le monde.

Je demande pardon à l’Académie si je l’ai entretenue d’un simple détail de l’administration d’un grand gouvernement qui s’avance sagement, mais résolument, dans la voie des réformes, et dont les actes pourraient présenter de bien plus graves sujets de méditation.

Mais ces sujets plus considérables d’étude pourraient nous jeter hors du cadre tracé par la nature purement scientifique de nos délibérations. D’ailleurs, il m’a paru que la question même, ainsi restreinte, avait encore, sinon de la grandeur, du moins de l’importance, puisqu’il s’agit de l’un des moyens théoriques à l’aide desquels la loi peut être portée à la connaissance de tous, c’est-à-dire de l’une des conditions essentielles auxquelles on peut, dans un gouvernement libre, assurer le respect et l’observation des lois.

M. Barthélemy Saint-Hilaire, président de l’Académie, a remercié M. G. de Beaumont de sa communication et des objets adressés à l’Académie ; il a ajouté que la carte ethnographique de l’empire d’Autriche serait placée dans la bibliothèque de l’Institut.

A propos de l'auteur

Gustave de Beaumont est resté célèbre par sa proximité avec Alexis de Tocqueville, avec qui il voyagea aux États-Unis. Son œuvre, sur l'Irlande, les Noirs-Américains, ainsi que ses nombreux travaux académiques et politiques, le placent comme un auteur libéral sincère et généreux.

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