Chronique (Journal des économistes, novembre 1897)

Chaque mois, entre  1881 et 1909, Gustave de Molinari a publié une chronique politique et économique dans le Journal des économistes, commentant lactualité française et internationale sous un angle résolument libéral. Au programme notamment, dans cette livraison de novembre 1897, les résultats de l’assurance obligatoire en Autriche-Hongrie, la production du sucre dans le monde, la maladie des grèves et ses causes, et le succès du libre-échange en Angleterre.


Chronique (Journal des économistes, novembre 1897)

SOMMAIRE. Le vote de la loi sur les accidents du travail. — Les résultats de l’assurance contre les accidents en Autriche-Hongrie. — L’accroissement des dépenses publiques et les droits sur les valeurs mobilières. — Le rapport de M. Charles Roux. La comparaison des progrès de notre commerce avec ceux du commerce de l’Angleterre. La décadence de notre marine marchande. Les projets de loi protectionnistes. — Les progrès de la production du sucre dans le monde et l’arrêt de la consommation en France. — La maladie des grèves et ses causes. — Un discours libre-échangiste de Lord Rosebery. — Le record du protectionnisme. — Mort de M. Henry George.

 

La Chambre des députés a débuté, à sa rentrée, par voter à l’unanimité moins 13 voix, la loi sur les accidents de travail, qui met le risque professionnel à la charge de l’entrepreneur dans un certain nombre d’industries (bâtiments, usines, manufactures, chantiers, transports par terre et par eau, magasins publics, mines et carrières, exploitations en général, où il est fait usage de machines et de machines explosibles). Comme s’est plu à le constater M. Léon Bourgeois, c’est une loi inspirée par le socialisme le plus pur. « Reconnaissons, a-t-il dit non sans ironie, qu’il en est fait des questions où nous sommes tous ici peu ou prou socialistes ». Le nombre de ces questions va s’augmentant tous les jours, et cela se conçoit, car le socialisme donne satisfaction au besoin qu’éprouvent les gouvernements d’augmenter leurs attributions et le nombre de leurs fonctionnaires, et à cet autre besoin des politiciens de s’assurer la fidélité de leurs électeurs, en leur donnant une part dans le gâteau du budget. Quant aux effets utiles ou nuisibles des lois qu’ils votent, ils ne s’en préoccupent guère. Ils mettent à la charge de l’entrepreneur le risque professionnel, mais ils ne s’inquiètent pas de savoir si la prime nécessaire pour couvrir ce risque, grossie des frais du mécanisme passablement compliqué de l’assurance que la loi constitue, ne sera pas payée en dernière analyse par l’ouvrier. C’est bien là le dernier de leurs soucis, et c’est pourtant la question essentielle qu’il aurait fallu examiner et vider avant de voter cette loi imposée par « le bon socialisme ».

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Nous recommandons aux députés « peu ou prou socialistes » qui ont voté la loi sur les accidents de travail, cet aperçu des résultats de l’assurance contre les accidents en Autriche-Hongrie, pendant l’année 1895, que le Journal des Débats emprunte aux statistiques du Bulletin de l’office du travail :

« La première chose qui frappe dans ces statistiques, c’est la progression du nombre des accidents, dans le premier groupe qui comprend seulement l’industrie proprement dite. En 1890, la proportion des accidents était de 17,48 par 1000 assurés ; en 1891, nous relevons le chiffre de 21,70, et, en 1895, la proportion s’élève à 38,92. Comme en Allemagne, la progression a porté sur les accidents légers et principalement sur les cas d’incapacité de travail permanente et partielle. Dans le second groupe (agriculture et forêts), la moyenne est restée à peu près stationnaire : de 1,26 pour 1000 qu’elle était en 1890, elle a passé à 1,60 en 1895. Cette proportion si faible s’explique parce que le nombre des ouvriers auxquels on rapporte les nombres d’accidents ne sont assurés que pour quelques heures par an.

Les documents officiels sont assez sobres de détails en ce qui concerne la partie financière de l’organisation actuelle. Néanmoins, il résulte des tableaux publiés que les établissements d’assurances (régionaux et corporatifs) ont encaissé 7 561 762 florins de recettes totales et ils ont dépensé 8 429 214 florins en indemnités, capitaux de pensions et frais divers de gestion. L’année se solde, par conséquent, par un déficit de 867 452 florins. Et encore le déficit eût été plus grand si on n’avait pris la précaution de surélever le montant des primes qui ont été notablement plus fortes en 1895 qu’en 1894. D’ailleurs, le déficit est devenu chronique car, tous les ans, les dépenses dépassent régulièrement les prévisions et le montant des cotisations. Nous nous permettons de signaler ces résultats à l’attention des personnes qui s’obstinent à citer comme un modèle et un exemple la législation sur les accidents en Allemagne et en Autriche.”

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Le « bon socialisme » que pratique le gouvernement, en augmentant continuellement ses attributions, se répercute naturellement dans le budget, par un accroissement non moins continu des dépenses. D’après le rapport de M. Kranz, le chiffre des dépenses prévues s’élèverait en 1898 à 3 408 954 530 francs, et le chiffre des recettes à 3 409 017 073 francs. C’est une augmentation de 23,5 millions sur le budget de 1897 sans compter l’imprévu. D’un autre côté, les prévisions de recettes se trouvent diminuées de 26 millions environ par suite du dégrèvement imprudent et intempestif de l’impôt foncier. C’est un trou qu’on se propose de boucher par une augmentation des droits sur les valeurs mobilières et en particulier sur les valeurs étrangères. Des protestations très justement motivées se sont élevées contre ce surcroît de charges, qu’il s’agit d’imposer à des valeurs déjà trop lourdement taxées ; mais il est douteux que ces protestations aient la vertu d’arrêter le gouvernement sur la pente où le fait glisser le bon socialisme.

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Dans son excellent rapport sur le budget de l’exercice 1898 (ministère du commerce, de l’industrie, des postes et télégraphes), M. Charles Roux fait une comparaison suggestive entre les progrès de notre commerce extérieur sous le régime de la protection, et ceux du commerce de l’Angleterre sous le régime du libre-échange.

En 1896, les résultats de notre commerce spécial avec l’étranger se résument ainsi :

 

Importations et exportations réunies

 

7 200 millions

Les chiffres de 1885 étaient de 7 094
Différence en plus pour 1896 106

Remarquons que dans l’ensemble de notre commerce extérieur, les échanges entre les colonies, les pays de protectorat et la métropole n’excèdent pas, au commerce général 8% à l’importation et 9% à l’exportation, et au commerce spécial 10% à l’importation comme l’exportation.

Dans les mêmes années le commerce de l’Angleterre a présenté les résultats suivants :

Importations Exportations
1895                  Fr. 10 418 240 450 7 145 810 175
1896 11 045 222 600 7 409 480 350

Importations et exportations réunies.

1895                     Fr. 17 564 050 625
1896 18 454 702 950

 

Ainsi donc, augmentation des importations       Fr. 626 982 150
        –                     exportations 263 670 175
Augmentation totale en 1896 890 652 325

La comparaison de ces chiffres montre avec une clarté suffisante la différence de la puissance d’expansion du commerce sous les deux régimes.

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Dans le même rapport, M. Charles Roux insiste de nouveau sur la décadence de notre marine marchande en dépit des primes, ou pour mieux dire, à cause des primes qui lui sont allouées. Ces primes s’élèveront en 1898 à 11 millions 575 000 francs, soit :

1° primes à la construction des navires                      Fr.    3 000 000

2° primes à la navigation au long cours et au cabotage   8 575 000

En outre, les subventions allouées aux compagnies postales de navigation s’élèvent à plus de 23 millions.

Le premier résultat de ce système a été d’encourager les armateurs à conserver indéfiniment leur vieux matériel naval, de même que la protection accordée à l’industrie manufacturière a eu pour effet d’encourager la conservation de ses vieilles machines. C’est ainsi que 70,4% de nos navires à voiles et 61% de nos navires à vapeur sont âgés de dix à quarante ans.

Comment ces vieux sabots primés et protégés résisteraient-ils à la concurrence de l’outillage maritime continuellement renouvelé et amélioré d’un pays tel que l’Angleterre, où ce stimulant nécessaire n’est affaibli par aucun subside alloué à la paresse et à l’incurie nationales ? Aussi ne doit-on pas s’étonner si notre marine ne prend qu’une part inférieure à celle de la marine étrangère dans notre mouvement commercial.

D’après le résumé analytique du tableau de la navigation publié par la direction générale des douanes, le total des cargaisons ayant alimenté notre commerce extérieur, pendant l’année 1896, a atteint 34 654 955 tonnes de 1 000 kilogrammes, dont 25 017 214 à l’importation et 9 637 741 à l’exportation.

La proportion pour cent du tonnage d’entrée a été de 29,9 pour les navires français et de 70,1 pour les navires étrangers, et celui du tonnage de sortie de 41% et de 58,9%. À l’entrée, le pavillon britannique a couvert 45,8% et à la sortie 35,7% des transports.

Il n’en est pas moins infiniment probable qu’au lieu de mettre fin au système qui produit ces merveilleux résultats, on proposera de l’étendre encore et de le renforcer.

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Nous trouvons, en effet, dans le même rapport, le tableau édifiant des projets et des propositions de loi, tendant à des majorations de droits de douane, qui ont été déposés sur le bureau de la Chambre. Nous le reproduisons comme un spécimen curieux de la violence des appétits protectionnistes :

« 1° Proposition de loi ayant pour objet de modifier l’article 171 du tarif des douanes concernant les vins ;

2° proposition de loi tendant à modifier l’article 84 du tableau des douanes concernant les moults de raisins et les vins de liqueurs ;

3° Proposition de loi relative à l’établissement d’un droit de 20 francs par 100 kilogrammes à l’entrée des suifs et matières premières concrètes venant de l’étranger ;

4° Proposition de loi ayant pour but de modifier le taux des droits de douane visés au tableau A (1ère section), articles 12, 13 et 16 paragraphe 2, article 17 paragraphe 1er, articles 17 bis et 30, paragraphe 2, portant sur les porcs et cochons de lait, viandes fraîches et viandes salées de porc, la charcuterie fabriquée et les saindoux, etc.

5° Proposition de loi tendant à modifier le tarif des douanes, tableau A, article 17, relatif aux viandes salées de porc pour la Corse et l’Algérie ;

6° Proposition de loi tendant à inscrire au tarif général des douanes des droits à l’entrée des cocons et des soies, et à attribuer une prime à l’exportation des tissus ou autres objets de soie pure ou mélangée ;

7° Proposition de loi ayant pour objet de modifier le taux des droits de douane visés au tableau A, 2section, articles 36 et 37, et portant sur la margarine et le beurre ;

8° Proposition de loi tendant à modifier le tableau annexé à la loi du 16 août 1895 sur les tissus de soierie pure ;

9° Proposition de loi tendant à porter à 80 francs le droit de douane établi sur les graines de betteraves étrangères à leur entrée en France ;

10° Proposition de loi tendant à modifier la loi du tarif général des douanes et à établir un droit sur les graines oléagineuses ;

11° Proposition de loi tendant à modifier le n° 141 du tarif général des douanes (coton en feuilles cardées ou gommées) ;

12° Proposition de loi tendant à modifier les articles 12, 16, 17 bis, 19 et 20 du tarif général des douanes tableau A (viandes fraîches, viandes salées, charcuterie, conserves de viande, extraits de viande) ;

13° Proposition de loi tendant à l’augmentation des droits de douane sur les houilles et cokes ;

14° Proposition de loi tendant à modifier l’article 84 du tarif général des douanes (fruits forcés) ;

15° Enfin proposition tendant à supprimer les entrepôts et l’admission temporaire sur les blés. »

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Le Bulletin de Statistique a publié dans sa livraison de septembre des renseignements intéressants sur l’accroissement énorme de la production du sucre. En 1886-1887, cette production n’était encore dans le monde entier que de 4 948 000 tonnes. En 1896-1897 elle s’est élevée à 7 204 000 tonnes. Le sucre de canne figure dans ce chiffre pour 2 432 000 tonnes, et le sucre de betteraves pour 4 772 000. L’Allemagne, à elle seule, en a produit 1 835 000 tonnes. La consommation a suivi la même progression, sauf en France, où l’excès de la fiscalité l’a arrêtée net. L’impôt a été porté à 64 francs, soit à plus du double de la valeur du produit, afin de fournir à l’industrie sucrière des primes qui lui permettent de vendre aux consommateurs anglais et autres du sucre à bon marché. C’est, en fait, une subvention, qui leur est allouée aux dépens des contribuables français. Nous sommes volontiers anglophiles en notre qualité de libre-échangistes, mais nous ne pousserions pas la générosité jusqu’à faire aux Anglais ce cadeau dont ils sont redevables aux protectionnistes anglophobes.

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Les grèves sont devenues une maladie endémique de l’industrie. En Angleterre, la grève des mécaniciens menace en ce moment de faire passer en Allemagne une partie de la clientèle des constructeurs de machines. À Paris, la grève des ouvriers des abattoirs a fait hausser immédiatement le prix de la viande. Nous n’avons point à prendre parti pour les patrons ou pour les ouvriers. Nous nous bornons à condamner les atteintes à la liberté du travail, de quelque part qu’elles viennent. Mais ce mal est-il donc sans remède ? À notre avis, il est causé uniquement par l’absence ou l’insuffisance des intermédiaires dans le « commerce du travail », et cette lacune de l’organisation naturelle de l’industrie eût certainement déjà été comblée si les socialistes, par les préjugés qu’ils ont propagés contre les intermédiaires, et les gouvernements, par le régime arbitraire auquel ils les ont soumis, n’y avaient fait obstacle. Il faudra, selon toute apparence, que le mal devienne intolérable pour qu’on avise enfin aux moyens d’y porter remède.

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À l’occasion de la célébration du centenaire de la Chambre de commerce de Manchester, Lord Rosebery, a prononcé un discours dans lequel il a vigoureusement défendu la politique libre-échangiste de l’Angleterre contre les demi-protectionnistes de fédération impériale.

« Un empire dont les diverses fractions sont éparses, comme le nôtre, a-t-il dit, fondé sur le commerce et cimenté par le commerce, un empire bien défendu de façon à ne pas provoquer une agression facile, ne veut que la paix et ne tend que vers la paix. C’est un fait que toutes les nations reconnaissent au fond. C’est un fait qu’aucun homme d’État ne peut négliger. Mais un empire qui s’étend sur le monde entier et qui aurait une barrière douanière uniforme, à laquelle tout voyageur viendrait se heurter, serait, je ne veux pas dire un empire de guerre, mais une menace perpétuelle, une excitation perpétuelle à la guerre. »

Le tableau saisissant, que faisait dernièrement le chancelier de l’échiquier, sir Richard Hicks Beach, des progrès que l’Angleterre a réalisés sous le régime du libre-échange (voir notre chronique du 15 mai) atteste d’ailleurs que les conservateurs eux-mêmes ont complètement abandonné toute idée de retour au protectionnisme.

Ces progrès, M. Alfred Mimes les expose dans une série de conférences, qu’il a entreprises au National liberal club sur l’histoire et la théorie du libre-échange, et qui obtiennent, en ce moment, un vif succès.

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C’est la Bulgarie qui tient incontestablement aujourd’hui le record du protectionnisme. En vertu d’une ordonnance rendue par le gouvernement bulgare, et dont le Journal des Débats publie le texte, « tous les fonctionnaires et employés de l’État, des districts et des municipalités, et qui touchent des appointements mensuels, sont tenus de porter, dans le service, des vêtements et des souliers nationaux. Les vêtements et les souliers des employés et les casquettes d’uniforme des gendarmes devront avoir été faits dans le pays, avec du drap et du cuir nationaux. Les fabricants de drap et de cuir ont jusqu’à la fin d’octobre, pour se munir d’une marque qu’ils apposeront sur tous leurs produits, lorsque ceux-ci devront être certifiés nationaux. Les employés des douanes ne laisseront pénétrer en Bulgarie aucun produit étranger porteur de la même marque. Les marchands devront délivrer aux fonctionnaires des factures régulières et certifiant l’origine nationale des objets par eux vendus. »

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L’auteur de Progrès et pauvreté, Protection et libre-échange, M. Henry George, vient de mourir à New York. Quoique son projet de nationalisation du sol, inspiré par une étude un peu trop sommaire des doctrines des physiocrates, l’ait rangé parmi les socialistes, le principe du libre-échange qu’il leur avait emprunté aussi et dont il a été le propagateur persévérant et éloquent aux États-Unis, le rapprochait des économistes. C’était un self-made man et ceux-là mêmes qui ne partageaient point toutes ses opinions rendaient hommage à ses rares qualités d’intelligence et de caractère. Il est mort, à l’âge de 58 ans, d’un coup d’apoplexie causé par le surmenage de la campagne qu’il avait entreprise pour la conquête de la mairie de New York.

G. DE M.

Paris, 14 novembre 1897.

A propos de l'auteur

Ami, collaborateur et disciple de Frédéric Bastiat, Gustave de Molinari fut le plus grand représentant de l'école libérale d'économie politique de la seconde moitié du XIXe siècle. Auteur d'une centaine d'ouvrages et brochures, il est surtout connu pour sa défense de la liberté des gouvernements.

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