La conviction néoconservatrice, par Irving Kristol (traduction)

Cette série de trois articles traduits par Sébastien Viguier pour l’Institut Coppet entend présenter la tradition conservatrice américaine, caricaturée et incomprise dans notre pays. Attaché à des personnalités comme Tocqueville ou Bastiat, l’Institut Coppet doit être naturellement sensible à ceux qui, deux siècles plus tard, s’en revendiquent. Mais bien au-delà, avec l’élection récente de Donald Trump, l’intérêt d’un tel panorama est devenu palpable pour chacun d’entre nous.


La conviction néoconservatrice

Irving Kristol

The Weekly Standard, 25 août 2003

Qu’est exactement le conservatisme ? Les journalistes et même désormais les candidats à la présidence, parlent avec une confiance enviable de ceux qui sont néoconservateurs ou de ce qui est néoconservateur, et semblent supposer que la signification se révèle pleinement dans le mot. Ceux d’entre nous qui sont appelés « néoconservateurs » sont amusés, flattés, ou réprobateurs, selon le contexte. Il est raisonnable de se demander : qu’en est-il vraiment du néoconservatisme ?

J’ai eu moi-même, auquel on se réfère fréquemment comme le « parrain » de ces néoconservateurs, mes moments d’interrogation. J’ai dit et, hélas, écrit quelques années auparavant, que le néoconservatisme avait eu ses qualités propres au cours de ses premières années, mais avait été depuis lors absorbé par le principal courant du conservatisme américain. J’avais tord car, depuis sa naissance parmi les intellectuels libéraux désillusionnés des années 1970, ce que nous appelons néoconservatisme a été l’un de ces courants intellectuels souterrains qui font surface par intermittence. Ce n’est pas un « mouvement », comme le voudraient les critiques de la conspiration. Le néoconservatisme est ce que l’historien de l’Amérique jacksonienne Marvin Meyers a appelé une « conviction », qui se manifeste épisodiquement à travers le temps, et dont nous ne saisissons clairement la signification que rétrospectivement.

Ainsi considéré, on peut dire que la tâche historique et l’objectif politique du néoconservatisme sembleraient être les suivants : convertir à son corps défendant le parti républicain, et plus généralement le conservatisme américain, à une sorte de nouvelle politique adaptée au gouvernement d’une démocratie moderne. Il est indéniable que cette nouvelle politique conservatrice est proprement américaine. Il n’y a rien de comparable au néoconservatisme en Europe, et la plupart des conservateurs sont grandement sceptiques quant à sa légitimité. Que le conservatisme aux Etats-Unis soit bien plus vigoureux qu’en Europe, bien plus efficace politiquement, tient certainement à l’existence du néoconservatisme. Mais les Européens, qui pensent qu’il est absurde de se tourner vers l’Amérique en matière d’innovation politique, refusent résolument de considérer cette possibilité.

Le néoconservatisme est, au siècle dernier, la première variante du conservatisme américain qui soit « intrinsèquement » américaine. Il est plein d’espérance et non pas lugubre ; porté vers l’avenir et non pas nostalgique ; son ton est enjoué et non pas sinistre ou dyspepsique. Ses héros du vingtième siècle tendent à être Théodore Roosevelt, Franklin Delano Roosevelt, et Ronald Reagan. Des républicains et des conservateurs dignes d’intérêt tels Calvin Coolidge, Herbert Hoover, Dwight Eisenhower, et Barry Goldwater, sont poliment ignorés. Ces derniers ne sont, bien sûr, aucunement oubliés par une grande partie, probablement la plus grande, du parti républicain, si bien que la plupart des hommes politiques républicains ne savent rien et se désintéressent du néoconservatisme. Ils ne peuvent toutefois ignorer que les politiques néoconservatrices, allant au-delà de la base politique et financière traditionnelle, ont aidé à rendre acceptable l’idée même de conservatisme politique à une majorité d’électeurs américains. Ils ne peuvent non plus ignorer qu’il est de notoriété publique que les politiques néoconservatrices, et non pas les politiques républicaines traditionnelles, ont donné lieu à des présidences républicaines populaires.

L’une de ces politiques, la plus évidente et la plus controversée, consiste à abaisser les taux d’imposition pour stimuler une croissance économique régulière. Cette politique n’a pas été inventée par les néoconservateurs, et ce ne sont pas les particularités des baisses d’impôts qui les ont intéressé, mais l’insistance constante sur la croissance économique. Les néoconservateurs sont familiers de l’histoire intellectuelle et conscients que ce n’est qu’au cours des deux derniers siècles que la démocratie est devenue une option respectable parmi les penseurs politiques. Auparavant, la démocratie renvoyait à un régime politique turbulent, les « dépossédés » et les « nantis » étant engagés dans une lutte des classes perpétuelle et hautement destructrice. Ce n’est que la perspective de la croissance économique, grâce à laquelle chacun prospère, d’une même manière ou simultanément, qui a donné aux démocraties modernes légitimité et longévité.

Cette insistance sur la croissance économique a eu pour conséquence une attitude bien moins craintive envers les finances publiques que cela n’est le cas parmi les conservateurs traditionnels. Les néoconservateurs  préfèreraient ne pas avoir d’importants déficits publics, mais la nature de la démocratie – et il semble être dans la nature de la nature humaine – veut que la démagogie politique suscite fréquemment l’imprudence économique, de sorte que l’on doive parfois consentir à des déficits budgétaires comme coût – temporaire, espère-t-on – de la recherche de la croissance économique. Selon un postulat élémentaire du néoconservatisme, une population propriétaire et soumise à l’impôt, conséquence de la diffusion de la richesse au sein de toutes les classes sociales, deviendra moins vulnérable aux illusions égalitaires et aux appels démagogiques, et plus sensible aux fondamentaux du raisonnement économique.

Cela nous conduit à la question du rôle de l’État. Les néoconservateurs n’aiment pas que l’État providence concentre les services et sont heureux d’étudier de nouveaux moyens de les fournir. Mais ils sont irrités par l’idée hayekienne selon laquelle nous sommes sur « la route de la servitude ». Les néoconservateurs ne sont pas alarmés ou rendus anxieux par la croissance de l’État au siècle dernier, la considérant naturelle sinon inévitable. S’intéressant davantage à l’histoire qu’à l’économie ou la sociologie, ils savent que l’idée si clairement formulée par Herbert Spencer au dix-neuvième siècle dans L’homme contre l’État, était une excentricité historique. Les individus ont toujours préféré un État fort à un État faible, bien qu’ils n’aient certainement jamais eu de goût pour tout ce qui ressemble à un État trop intrusif. Contrairement aux conservateurs traditionnels, les néoconservateurs se sentent chez eux dans l’Amérique actuelle. Bien qu’ils y trouvent beaucoup à critiquer, ils tendent à rechercher un soutien intellectuel dans la sagesse démocratique de Tocqueville plutôt que dans la nostalgie tory, disons, de Russell Kirk.

Mais les néoconservateurs ne sont à l’aise dans l’Amérique moderne que dans une certaine mesure. Le déclin constant de notre culture démocratique, atteignant de nouveaux degrés de vulgarité, ne rapproche pas néoconservateurs et conservateurs traditionnels – bien que cela ne les rapproche pas des conservateurs libertaires, conservateurs en économie mais indifférents à la culture. Il en résulte une alliance assez inattendue entre néoconservateurs, comprenant une bonne proportion d’intellectuels séculiers, et traditionnalistes religieux. Ils sont unis autour de questions concernant la qualité de l’éducation, les rapports de l’Église et de l’État, le contrôle de la pornographie, et d’autres, qu’ils considèrent dignes de l’attention du gouvernement. Le parti républicain ayant désormais une large base parmi les religieux, cela donne aux néoconservateurs une certaine influence, et même un certain pouvoir. Le conservatisme religieux est tellement faible en Europe que le potentiel néoconservateur y est proportionnellement faible.

Et puis, il y a bien sûr la politique étrangère, domaine de la politique américaine dans lequel le néoconservatisme a récemment été l’objet de l’attention des médias. Cela est surprenant car il n’existe pas de corps de principes néoconservateurs en matière de politique étrangère, seulement un ensemble de positions issues de l’expérience historique. (Le texte préféré des néoconservateurs sur la politique étrangère, qu’en soient remerciés les professeurs Leo Strauss de Chicago et Donald Kagan de Yale, est La guerre du Péloponnèse de Thucydide). Ces positions peuvent être résumées selon, dirait un marxiste, les « thèses » suivantes : premièrement, le patriotisme est un sentiment naturel et sain, et devrait être encouragé par les institutions privées et publiques. Puisque nous sommes précisément une nation d’immigrants, c’est un puissant sentiment américain. Deuxièmement, un État mondial est une mauvaise idée puisqu’il peut conduire à la tyrannie mondiale. Les institutions internationales qui tendent ultimement au gouvernement mondial devraient être considérées avec la plus grande suspicion. Troisièmement, les hommes d’État devraient avoir, par dessus tout, la capacité de distinguer amis et ennemis. Cela ne semble pas être si facile, comme l’a montré la Guerre froide. Le nombre d’hommes intelligents qui n’ont pu compter l’Union Soviétique au nombre des ennemis, même si elle s’est définie comme telle, a été absolument étonnant.

Enfin, « l’intérêt national » n’est pas, pour une grande puissance un terme géographique, exception faite de questions assez prosaïques comme le commerce et la réglementation environnementale. Une petite nation pourrait estimer que son intérêt national commence et prend fin à ses frontières, de sorte que sa politique étrangère est presque toujours sur un mode défensif. Une grande nation a des intérêts plus larges. Et les grandes nations, dont l’identité est idéologique, comme l’Union soviétique hier ou les États-Unis aujourd’hui, ont inévitablement des intérêts idéologiques, outre diverses préoccupations matérielles. Sauf circonstances exceptionnelles, les États-Unis se sentiront toujours obligés de défendre, si cela est possible, une nation démocratique attaquée par des forces non démocratiques, qu’elles soient extérieures ou intérieures. C’est la raison pour laquelle il était de notre intérêt national de prendre la défense de la France et de la Grande-Bretagne lors de la Deuxième Guerre mondiale. C’est la raison pour laquelle nous estimons nécessaire de défendre aujourd’hui Israël, lorsque sa survie est menacée. En matière d’intérêt national, aucun calcul géopolitique compliqué n’est nécessaire.

Il y a un fait derrière tout cela : l’incroyable supériorité militaire des Etats-Unis sur les autres pays quelque combinaison on puisse imaginer entre ces derniers. Nul n’a planifié cette supériorité et nombre d’Américains la refusent même aujourd’hui. Tout cela tient dans une large mesure à un mauvais coup du sort. Au cours des cinquante années qui ont suivi la Deuxième Guerre mondiale, alors que l’Europe était en paix et l’Union soviétique se reposait largement sur ses subordonnés pour se battre, les États-Unis étaient impliqués dans toute une série de guerres : la guerre de Corée, la guerre du Vietnam, la guerre du Golfe, le conflit au Kosovo, la guerre en Afghanistan, et la guerre en Irak. En conséquence, nos dépenses militaires ont plus ou moins augmenté proportionnellement à notre croissance économique, tandis que les démocraties européennes ont réduit leurs dépenses militaires en faveur de programmes sociaux. L’Union soviétique a dépensé à profusion mais inutilement, de sorte que son armée s’est effondrée en même temps que son économie.

Après deux décennies au cours desquelles « déclin impérial » et « expansion impériale » ont été des mots d’ordre académiques et journalistiques, les États-Unis se sont soudainement révélé une puissance unique. En un demi siècle, la magie de l’intérêt a eu des effets sur notre budget militaire, tout comme la recherche scientifique et technologique de nos forces armées. Avec la puissance, viennent les responsabilités, qu’elles soient ou non recherchées, bien accueillies ou non. C’est un fait : si l’on détient le type de pouvoir qui est le nôtre aujourd’hui, on trouve des occasions pour l’utiliser ou le monde les découvrira à notre place.

Les éléments traditionnels, plus âgés, du parti républicain, ont des difficultés à accepter cette nouvelle réalité des affaires étrangères, tout comme ils ne peuvent concilier conservatisme économique et conservatisme social et culturel. Mais, par l’un de ces incidents que méditent les historiens, notre président actuel et son administration se révèlent assez à l’aise dans ce nouvel environnement politique, bien qu’il soit clair qu’ils n’aient pas plus anticipé ce rôle que leur parti. Par conséquent, le néoconservatisme a commencé à jouir d’une deuxième jeunesse au moment même où sa notice nécrologique était publiée.

 

A propos de l'auteur

L’Institut Coppet est une association loi 1901, présidée par Mathieu Laine, dont la mission est de participer, par un travail pédagogique, éducatif, culturel et intellectuel, à la renaissance et à la réhabilitation de la tradition libérale française, et à la promotion des valeurs de liberté, de propriété, de responsabilité et de libre marché.

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