Vers une définition du conservatisme, par William F. Buckley (traduction)

Cette série de trois articles traduits par Sébastien Viguier pour l’Institut Coppet entend présenter la tradition conservatrice américaine, caricaturée et incomprise dans notre pays. Attaché à des personnalités comme Tocqueville ou Bastiat, l’Institut Coppet doit être naturellement sensible à ceux qui, deux siècles plus tard, s’en revendiquent. Mais bien au-delà, avec l’élection récente de Donald Trump, l’intérêt d’un tel panorama est devenu palpable pour chacun d’entre nous.


Vers une définition du conservatisme

William F. Buckley, Jr.

National Review, 17 août 1992

La difficulté à définir le conservatisme vient principalement de ce qu’on l’utilise fréquemment comme défense d’un statu quo ou statu quo ante. Ainsi, les “conservateurs” ont-ils désigné ceux qui souhaitaient en revenir aux pratiques staliniennes. De plus, à travers le monde, en Amérique latine par exemple, le mot n’a pas de connotation idéologique. C’est aux États-Unis que s’est cristallisé le sens du conservatisme en occultant les significations concurrentes. La lourde insistance sur le libertarisme est à l’origine de cette transformation, distinguant instantanément le conservatisme du conservatisme social et économique extrême (standpattism) des Britanniques.

Aux États-Unis, les conservateurs commencèrent à se rassembler au cours des années du New Deal (1933-45). Ils ont réagi contre les tendances centralisatrices de ce qui, en Amérique, allait être connu sous le nom de “libéralisme”. Jusqu’à la Première Guerre mondiale, le libéralisme désignait en général la doctrine qui étend la liberté individuelle ; et la liberté consistait généralement à décrire les protections contre le légendaire oppresseur de l’individu. Ainsi en va-t-il de la célèbre formule de Woodrow Wilson : « L’histoire de la liberté est une histoire de la limitation du pouvoir de l’État, et non de sa croissance ». Les libéraux du New Deal tendaient à penser les problèmes sur le mode macrocosmique, à définir des sujets pour des réformes gouvernementales. Ainsi, de manière générale, le gouvernement « libéral » entreprenait de mobiliser l’État pour combattre pratiquement tous les problèmes sociaux, y compris le chômage, la détresse du monde agricole, le manque d’électricité, et l’analphabétisme.

Le conservatisme s’est conformé à ce que l’on appelle le principe de « subsidiarité ». Il affirme qu’un problème social qui peut être pris en charge par le secteur privé ne devrait pas l’être par le secteur public ; un problème qui peut être pris en charge par une petite unité de secteur public ne doit pas être confié à une unité plus centralisée. Ainsi, la prise en charge des enfants des mères qui travaillent devrait être une responsabilité privée dont se chargent, lorsque cela est possible, les églises ou d’autres associations privées. Si, et seulement si, cela n’est pas possible, la responsabilité devrait en incomber à la municipalité ; si, et seulement si, cela n’est pas possible, à l’Etat fédéré. En tout dernier lieu, au gouvernement fédéral.

La vision du conservatisme n’est pas eschatologique. Contrairement au socialisme ou au marxisme, par exemple, il n’a jamais conçu de fins rédemptrices implicites dans ses principes. La plupart des conservateurs sont des hommes et des femmes qui ont une foi religieuse, et réservent leur vision des fins dernières aux phénomènes surnaturels. C’est la raison pour laquelle le conservatisme a été surtout marqué par son insistance négative sur la nature humaine, comme cela est le cas dans le Décalogue et la Constitution, tous deux soulignant ce qui ne doit pas être fait.

Le conservateur pense que la menace de l’État omnipotent est endémique et historiquement persistante. L’État acquérant le pouvoir, l’individu le perd. Il est, pour cette raison, supposé être contre l’action étatique mais permet toujours qu’une telle supposition soit levée, ce qui est dans la logique des choses. Le conservatisme considère aussi que, dans un contexte de liberté, le secteur social se mobilisera pour satisfaire les besoins économiques qui se font sentir. Au cours du vingtième siècle, il a pris en compte son talon d’Achille, le chômage, avec une insistance particulière, en développant savoir et perspectives, qui en ont dissipé toute probabilité au cours des années 1930. Le conservatisme a été notamment actif durant les années de Guerre froide pour exiger que soit protégée la souveraineté nationale et, en son sein, la liberté individuelle, justifiant les énormes sacrifices des entreprises ainsi que la dissuasion nucléaire.

Les postulats philosophiques du conservatisme ont à voir avec l’égalité humaine étroitement définie. La doctrine reconnaît que tous les hommes sont frères et, pour cette raison, l’application de la loi ne doit pas faire de distinction entre les êtres humains : le conservatisme a notamment cherché à couper tous ses liens difformes avec l’esclavage et le résidu de l’esclavage sous Jim Crow[1]. Mais la doctrine a aussi avancé que le conservatisme fut obligé de respecter les différences en matière de capacités individuelles, et de résister à toute tentation de l’uniformité, laquelle peut être mise en œuvre au moyen, par exemple, de « l’action affirmative » qui accorde une attention particulière aux minorités, ou de la taxation confiscatoire, dont le but est de niveler à seule fin de niveler. La métaphysique du conservatisme a toujours été source de controverse parmi les théoriciens conservateurs, certains penchant vers Edmund Burke, en insistant sur ce que la métaphysique est extrapolitique et un danger pour la pensée sensible, empirique. Le conservatisme ne tente pas de résoudre les problèmes qu’il ne peut trancher. Ce n’est que dans cette mesure qu’il peut être dit métaphysique. Il présuppose des limites à la nature humaine, lesquelles sont immédiatement comprises par les chrétiens qui croient au péché originel, les conservateurs qui ne sont pas chrétiens pouvant sinon les déduire de l’étude de l’histoire de l’humanité. Ils savent que la propension à l’auto-indulgence doit être niée. En conséquence, on ne doit pas nier les pouvoirs de l’État nécessaires à son autorité, mais les pouvoirs encourageant l’action autoritaire. Pensant que la plupart des problèmes trouvent leur origine dans la faillibilité de la nature humaine, le conservatisme considère, ou tend à considérer, les limites de la politique : les problèmes sont rarement « résolus », ils peuvent être seulement améliorés. On a pu exprimer ce principe au moyen de l’apophtegme «  On ne peut pas éliminer Skid Row »[2].

Une telle « idéologie », propre au conservatisme, n’est pas aussi schématique que le laisse entendre le mot. Il s’agit plutôt, comme nous l’avons précédemment expliqué, d’un ensemble de présupposés quant aux dangers de la croissance de l’État, provenant des faiblesses des citoyens d’un État, dont la tâche est de se battre constamment de peur d’être assujettis à celui-ci.

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[1] D’abord chanson popularisant le stéréotype du noir, Jim Crow deviendra une expression désignant par extension l’ensemble des dispositions raciales mises en œuvre après la période de la Reconstruction jusqu’à l’affirmation du mouvement des droits civils en 1964 (NdT).

[2] Skid Row désigne la partie pauvre d’une ville où se rassemblent vagabonds et indigents (NdT).

A propos de l'auteur

L’Institut Coppet est une association loi 1901, présidée par Mathieu Laine, dont la mission est de participer, par un travail pédagogique, éducatif, culturel et intellectuel, à la renaissance et à la réhabilitation de la tradition libérale française, et à la promotion des valeurs de liberté, de propriété, de responsabilité et de libre marché.

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