Discours sur l’état actuel de la magistrature et sur les causes de sa décadence

Discours sur l’état actuel de la magistrature et sur les causes de sa décadence, prononcé à l’ouverture des audiences du baillage d’Orléans, le 15 novembre 1763, par M. Le Trosne, avocat du roi. (1764)


À MONSEIGNEUR LE PELLETIER, COMTE DE SAINT-FARGEAU, conseiller ordinaire du roi en ses conseils d’État et privé, et son avocat-général en sa cour de Parlement.

MONSEIGNEUR,

 

Les tribunaux du second ordre, si nécessaires à l’administration de la justice, à l’exercice de l’autorité du roi, au maintien de l’ordre public, éprouvent depuis longtempsune désertion qui leur fait craindre enfin pour leur existence. Ils s’empressent de toute part d’adresser à Sa Majesté leurs très humbles représentations. J’ai entrepris dans ce discours de remonter aux causes de cette révolution, et d’en développer les progrès. L’importance de mon sujet est pour moi un sûr garant de l’accueil favorable que vous voudrez bien faire à ce faible essai. Votre amour pour le bien public vous intéressera au sort de la magistrature, et plus encore aux causes de sa disgrâce, qu’il ne faut point chercher ailleurs, que dans la décadence des mœurs, dans l’excès du luxe, et dans l’affaiblissement des vertus sociales parmi nous. Ce sont en même temps les plus funestes des maux, qui affligent l’État entier. Qui connaît mieux que vous, Monseigneur, la profondeur de ces plaies ? Qui sent mieux que vous la combinaison des ressorts que font mouvoir le corps politique, la force de l’opinion, le pouvoir de l’honneur, les ravages de la cupidité, le rang que tiennent les tribunaux dans la constitution de l’État, la nécessité de leur concilier la considération publique, le point où commence l’empire des lois, celui où il finit, et l’influence des mœurs sur toutes ces parties ?

À qui puis-je mieux présenter cet ouvrage, qu’à un magistrat qui nous offre l’exemple d’un sage, conservant, au milieu des dignités, la simplicité des anciennes mœurs ; qui, successeur des Dumesnil, des Talon et des d’Aguesseau, a hérité de leurs vertus, comme de leurs talents ; et semble destiné à faire revivre parmi nous ces grands modèles, et à soutenir le vrai goût de l’éloquence, dont le sort a toujours été attaché à celui des mœurs.

Je suis avec respect,

Monseigneur,

Votre très humble et obéissant serviteur,

LE TROSNE.


DISCOURS SUR L’ÉTAT ACTUEL DE LA MAGISTRATURE, ET SUR LES CAUSES DE SA DECADENCE.

Messieurs,

Dans ce jour solennel où vous rouvrez la pénible carrière de vos travaux, qu’avait suspendus pour quelque temps un repos justement mérité, peut-être paraîtrait-il plus à propos de vous entretenir des devoirs et des obligations du magistrat, que de vous présenter le triste tableau de l’état où se trouve réduite la magistrature du second ordre ? Ne serait-il pas plus convenable de vous exhorter à reprendre vos fonctions avec une nouvelle ardeur, que de porter dans vos esprits la douleur et l’abattement ? Ne devrions-nous pas mettre sous vos yeux les grands motifs qui vous attachent à votre profession, plutôt que de vous en dégoûter en quelque sorte par la considération des causes qui menacent la magistrature d’une entière décadence ?

Mais, Messieurs, nous connaissons assez le zèle pur et désintéressé qui vous anime, pour n’avoir point à craindre un effet si contraire à nos intentions, et à la fonction que nous exerçons en ce jour. Le sujet que nous vous présentons ne sera pas dépourvu d’instructions utiles et salutaires. Vous y verrez la magistrature, toujours également respectable au milieu des disgrâces, tomber dans une espèce d’abattement par une gradation de causes qu’il est intéressant de découvrir. Vous verrez par quelle révolution, sans avoir cessé d’être la même, elle a cessé, non de mériter, mais d’obtenir la considération dont elle jouissait autrefois. Vous verrez comment, sans qu’elle ait éprouvé de changement, tout a changé autour d’elle ; et comment étonnée de ce changement, elle serait tentée de se l’imputer à elle-même, si elle n’était assurée de son innocence. Vous verrez enfin jusqu’où le magistrat doit porter aujourd’hui la gratuité de ses services, et avec quelle générosité il doit soutenir, non la perte d’un vil intérêt (jamais cette honteuse passion ne souilla son cœur), mais la privation de l’estime autrefois attachée à sa profession, et qui semblait être une récompense bien légitime de ses travaux. Bien loin que ces considérations ébranlent votre courage, vous y puiserez de nouveaux motifs pour vous affermir de plus en plus dans l’amour de votre état. C’est en le respectant encore davantage, qu’il vous convient de le venger des outrages qu’il essuie.

La magistrature du second ordre voit sa ruine se préparer par un dépérissement insensible, et est menacée d’un prochain anéantissement. Si quelques tribunaux se soutiennent encore, et voient leur chute un peu plus éloignée ; presque tous les autres éprouvent une désertion qui leur fait craindre que la justice, faute de ministres, ne cesse bientôt de faire entendre ses oracles. La réclamation unanime et presqu’universelle des présidiaux annonce cette triste vérité, et semble être le dernier soupir de la justice, prête à se voir réduite au silence. (1)

Une révolution aussi étonnante ne peut être l’effet d’une cause accidentelle et passagère : elle part d’un principe intérieur et efficace ; elle annonce un changement total dans l’opinion publique et dans le goût de la nation. C’est donc dans l’ordre moral que nous devons porter nos recherches ; et nous reconnaîtrons que cet événement n’est que l’effet particulier d’une cause générale, et une des suites de cette révolution sensible qui donne une nouvelle direction à nos mœurs, à nos passions, à nos sentiments, et qui a changé parmi nous l’éducation et la manière de vivre : cause de destruction d’autant plus effrayante, que ses déplorables effets influent sur toutes les parties du corps politique. L’état actuel de la magistrature tient donc à l’état moral de la nation ; et la considération des causes de sa décadence sera le tableau des mœurs de notre siècle.

Le premier âge décide souvent du reste de la vie. Si la jeunesse est le temps des orages et du tumulte des passions, c’est aussi un âge précieux pour le travail ; c’est la saison où il faut semer pour recueillir une riche moisson de connaissances. C’est l’âge où l’on a plus de facilité pour le travail, plus de vivacité dans l’esprit, plus de sûreté dans la mémoire, et surtout un loisir sans bornes, dont on ignore souvent le prix.

Ce temps inestimable était autrefois plus utilement employé. L’éducation était plus mâle, plus solide et plus longue. Les premières études n’étaient qu’une préparation à des études plus sérieuses, ou à des occupations qui conduisaient à l’état qu’on devait embrasser. La discipline domestique succédait à celle de l’éducation publique : les pères vivaient plus retirés, plus concentrés dans leur famille. Les jeunes gens ne fréquentaient les personnes plus âgées que pour les écouter et s’instruire : leurs délassements conformes à leur âge étaient des exercices salutaires, qui les tendaient plus propres à l’application et au travail. Ils n’entraient dans le monde qu’à un âge où ils étaient en état de devenir pères de famille ; et ne s’y produisaient pas pour perdre en amusements frivoles le plus beau temps de leur vie, mais pour occuper les différentes professions de la société. C’est ainsi que se conservaient la simplicité des mœurs, l’habitude du travail, l’amour de son état, l’attachement à ses devoirs, et toutes les autres vertus qui font le citoyen et l’homme public.

Aujourd’hui les jeunes gens font admis beaucoup trop tôt dans le monde ; et ils y trouvent la société bien différente de ce qu’elle était autrefois. Ils hâtent par leurs désirs la fin de leurs premières études, et soupirent après ce moment heureux, où délivrés de toute contrainte, ils espèrent goûter une liberté dans laquelle ils se figurent trouver le bonheur : ils y arrivent enfin, et ne datent leur vie que de ce jour. Les parents favorisent ce penchant en s’empressant de les produire, et de leur faire respirer cet air dangereux, dont la contagion détruit bientôt le germe des plus heureuses dispositions, que l’application eût développé. Il faut, dit-on, former les jeunes gens de bonne heure. Quelle meilleure école, en effet, si l’on veut leur inspirer la dissipation et le dégoût du travail ; si l’on cherche à les rendre légers, suffisants, prévenus en leur faveur ; si l’on tend à leur enlever la modestie, qui convient si bien à leur âge, et à les délivrer d’un reste de retenue ; si l’on compte pour rien de les exposer à perdre l’innocence des mœurs, et à secouer jusqu’à la pudeur, qui servait encore autrefois de frein après la perte de l’innocence.

En effet, quel autre fruit peuvent-ils retirer de ces sociétés, où tout respire la frivolité et le plaisir ; où toute application sérieuse est réservée pour le jeu, triste ressource contre l’ennui, que se communiquent nécessairement des gens désœuvrés, et qu’il leur plaît de déguiser sous le nom d’amusement ; où tout entretien sérieux et utile serait un ridicule ; où les agréments superficiels sont préférés au mérite solide et modeste ; où le luxe étale son exemple corrupteur, et force à l’imitation par les charmes d’une séduction continuelle ; où les richesses sont vantées comme le souverain bien et le seul qui mérite d’être acheté par le travail ; où chaque sexe sortant de son caractère pour copier celui de l’autre, ne fait qu’en prendre les défauts, et perdre les mœurs qui lui sont propres ; où la jeunesse ose dominer et en imposer à la vieillesse qu’elle devrait respecter ; où la politesse ne consiste plus que dans un ton aisé, facile, décisif, qui traite tout avec légèreté, et qui, sous prétexte de liberté, dédaigne les égards et néglige les bienséances.

Quelque dépourvue de sujets que sait aujourd’hui la magistrature, à Dieu ne plaise qu’elle désire jamais de voir des gens de ce caractère s’asseoir avec elle sur le tribunal : ils deviendraient son opprobre au lieu d’être son soutien. Le monde les a façonné pour lui plaire ; qu’il conserve la conquête. Jamais une telle éducation ne fut propre à former un magistrat ; c’est-à-dire, un homme grave, sérieux, appliqué à l’étude, avare de son temps, amateur de la retraite par état et par goût, qui ne donne aux devoirs de la société que ce qu’il ne peut leur retrancher, qui sait ménager son loisir pour le consacrer au délicieux commerce des muses, et à la conversation de quelques amis fidèles et vertueux.

On nous accusera peut-être de débiter ici une triste et sombre morale, et de nous ériger en censeur de notre siècle ; mais à qui cette censure si nécessaire peut-elle appartenir, si elle est déplacée dans notre bouche, et interdite à la sévérité de notre ministère ? Qui aura donc le droit d’élever la voix pour venger la vertu du ridicule dont le vice ose la couvrir, réclamer les anciennes mœurs, et rendre hommage à la sagesse de nos pères ? On les traite aujourd’hui de gens grossiers : ils étaient, à la vérité, moins élégants que nous, mais plus vertueux ; ils étaient, si l’on veut, moins aimables, mais ils étaient des hommes.

Ne suffit-il pas d’aimer sincèrement la patrie, pour déplorer les suites funestes du changement arrivé dans nos mœurs ? Les mœurs sont la partie la plus intéressante du gouvernement. Supérieures aux lois par leur pouvoir et leur influence sur tout l’ordre politique, elles en sont les gardiennes. Bonnes, elles en tiennent lieu ; mauvaises, elles les rendent inutiles. En vain la loi commande ou défend dans les bornes étroites de son ressort, si elle est en opposition avec les mœurs. Ce sont elles qui inspirent le vice ou la vertu ; elles se font obéir volontairement et sans effort, car elles forment l’opinion publique ; et l’opinion publique est un torrent auquel rien ne résiste ; sa force invincible subjugue les esprits, et entraîne même les plus sages ; elle sert de raison à la plupart des hommes, et détermine leur amour ou leur haine, leur estime ou leur mépris.

L’altération des mœurs attaque la société dans toutes ses parties, et la change de face. C’est un nouveau principe de conduite qui agit sur toutes les professions, sur toutes les conditions, sur tous les âges ; qui influe sur le choix d’un état, et sur la manière de le remplir. Il donne un nouveau degré d’activité aux passions, qui ont le plus besoin d’être réprimées ; et étouffe celles qui bien dirigées, concourent à l’utilité publique. Il détend et relâche les liens les plus fermes de la société, en attaquant peu à peu les sentiments qui en font la force et le soutien. En effet, à mesure qu’il affaiblit les vertus domestiques et privées, telles que la tempérance, la frugalité, la sincérité dans l’amitié, l’union des familles, la dépendance des enfants, le respect pour la vieillesse, la subordination dûe à tous les supérieurs, il porte atteinte aux vertus civiles et en détruit le germe. Car il est dans l’ordre des vertus une suite naturelle, et une espèce de filiation. Ce sont les plus simples et les plus communes qui produisent les plus éclatantes, et qui servent de préparation à la grandeur d’âme, à la générosité, à l’amour de la patrie, au sacrifice de ses intérêts particuliers, de ses travaux et de son repos.

Mais que deviendront toutes ces vertus tant privées que publiques, si la mollesse énerve les esprits, et abat les généreux sentiments ; si le goût du plaisir entraîne vers la légèreté ; si la dissipation qui en résulte rend incapable du travail ; si on néglige les choses utiles, pour courir après les choses agréables ; si l’oisiveté raffinée ne cherche qu’à varier ses amusements, et parvient à faire regarder la vie occupée comme un supplice ; si on fait consister la liberté dans une indépendance absolue et dans l’affranchissement de tout devoir ; si la prodigalité et la multiplicité des besoins inspirent l’avarice et l’intérêt ; si l’introduction du luxe rend la simplicité ridicule et odieuse ; si les richesses réunissent toutes les affections, et deviennent le prix universel des services les moins appréciables ?

Quels sentiments peuvent alors tenir dans le cœur la place des vertus qui en sont bannies, si ce n’est une parfaite indifférence pour les autres, et un amour de soi-même qui rapporte tout à son bien-être personnel, qui concentre en soi société, patrie, famille, qui ne considère les autres, qu’autant qu’ils peuvent lui être utiles, et ne consent de travailler pour eux, que lorsqu’il y trouve son propre avantage ?

N’était-ce pas assez que ces sentiments, si contraires à la nature de l’homme et au bonheur de la société, fussent autorisés par la conduite et l’exemple ; fallait-il encore que réduits en maxime, ils trouvassent parmi nous des maîtres qui se destinent à les enseigner et à les répandre ?

Il s’est élevé une nouvelle philosophie favorable à toutes les passions, et digne d’en être l’apologiste ; ennemie de tous les devoirs, et les combattant jusque dans l’autorité qui les prescrit. Elle réunit les efforts impies de ses partisans, pour ébranler, s’il était possible, les dogmes immuables de la religion ; et ne réussit que trop à en effacer la connaissance dans l’esprit de ceux qui, déjà corrompus par le cœur, cherchent à cacher leurs désordres dans les ténèbres qu’elle leur présente. Elle arrache à l’homme ce qu’il a de plus cher et de plus consolant, pour le livrer à l’incertitude la plus affreuse sur son origine, sa nature et son sort. Elle lui promet de lever le bandeau des préjugés qui l’aveuglent, de l’élever à la connaissance de la vérité, et ne lui offre que doutes et qu’obscurité. Elle éteint le flambeau de la révélation, qui le conduit par les routes que Dieu a jugées les plus convenables à la sagesse, et ne lui laisse pas même les lumières de la raison pour guider ses pas dans cette vie mortelle. En effet, elle dispute à la loi naturelle son existence, à l’âme ses qualités les plus essentielles, à l’esprit la faculté de discerner le juste d’avec l’injuste : et ne montre à l’homme pour règle de conduite, que l’instinct aveugle des sensations ; pour but de ses actions, que le plaisir ou l’intérêt ; pour terme de sa vie, que le néant.

Qui croirait qu’après avoir ainsi dégradé l’homme jusqu’à la condition des bêtes, les prédicateurs de cette doctrine pernicieuse osassent se vanter d’être les bienfaiteurs du genre humain, et appeler le siècle malheureux qui les a vu naître, le siècle de la philosophie ? Qui croirait qu’ils eussent la témérité de proférer encore les noms sacrés de justice, de vertu, d’humanité, après en avoir détruit les principes ? Car quel fondement reste-t-il à la société humaine, si indépendamment et antérieurement à l’ordre politique, il n’existe des lois primordiales, dictées par le créateur, prises dans la nature de l’homme, et suffisamment connues pour l’obliger ? La distinction du bien et du mal ne présente plus dès lors que des rapports de convenance ; l’amour de la patrie est un mot vide de sens ; l’autorité souveraine n’est que le droit du plus fort ; les lois les plus saintes ne sont que des décisions arbitraires, sujettes à varier suivant les temps, le climat et les circonstances ; l’utilité particulière est la seule foi de chaque individu, c’est à lui à la suivre avec prudence, en évitant de violer directement les lois civiles, et de blesser ouvertement les prétentions des autres.

Ôexcès prodigieux d’aveuglement ! Ô égarement funeste de la raison orgueilleuse ! Ô renversement total de la loi et de la règle des mœurs ! Ce ne sont point ici des idées personnelles à quelques particuliers : ce sont des sentiments accrédités, répandus, et enseignés publiquement ; c’est un système suivi, qui voit s’accroître de jour en jour le nombre de ses sectateurs, qui marche tête levée, et qui déjà fier de ses succès, fort des ténèbres qui l’ont enfanté, et ose attaquer de front la vérité même. Cette doctrine est-elle bien propre à former des citoyens ? (2)

Dans cette position des mœurs, quel sort peut attendre la magistrature, quel rang peut-elle occuper dans l’estime des hommes, quelle ressource a-t-elle contre la désertion qu’éprouvent les tribunaux ? Par une conséquence nécessaire du changement arrivé dans les mœurs, dans l’éducation, dans l’opinion publique, cette profession se trouve pour ainsi-dire en contradiction avec la manière présente de vivre ; elle choque les usages, les sentiments, les goûts, les penchants.

En effet, on passe aujourd’hui la jeunesse dans les divertissements et la dissipation ; on consacre à l’oisiveté l’âge où il faudrait acquérir des connaissances, et surtout contracter l’heureuse habitude du travail. S’il est encore temps ensuite de choisir un état, il ne l’est plus de se rendre capable d’en remplir un qui demande une préparation sérieuse ; il n’est plus temps de se plier au travail, de s’accoutumer à l’étude, de se familiariser avec la solitude du cabinet, et d’appliquer à des occupations graves et pénibles, un esprit léger, dissipé, et qui ne s’est nourri que d’amusements et de lectures frivoles.

Ceux qui, au sortir des divertissements de la jeunesse, commencent à faire des réflexions plus sérieuses, ne trouvent dans la façon de penser actuelle, aucun motif qui les engage à entrer dans la magistrature. Cette profession n’offre rien de ce que l’on recherche uniquement aujourd’hui ; et elle exige ce qui est le plus capable d’éloigner, un travail assidu et gratuit. Or, dans ce siècle l’aversion pour le travail ne peut être surmontée que par le motif de l’intérêt personnel, et les services gratuits passent pour une folie.

Le luxe s’est introduit dans tous les états, non dans une proportion relative, et en conservant la distinction qui doit être entre eux, mais en les confondant tous, et en mettant dans les rangs un désordre qui ne permet plus de les reconnaître. Tant de nouveaux besoins, inconnus à la simplicité de nos pères, ont mis les richesses en honneur, et leur ont concilié l’estime publique. Or, la magistrature ne présente aucun moyen d’en amasser ; elle exclut toute idée de fortune, elle laisse le magistrat dans la médiocrité.

Aussi comment est-elle regardée aujourd’hui ? C’est,dit-on, l’état le plusborné ; il ne conduit à rien. Ce langage si commun et si indécent n’est que l’expression fidèle du culte qu’on rend aux richesses : elles sont tout aujourd’hui ; et ce qui n’y conduit pas, ne mène à rien.

Il s’est trouvé dans tous les temps des âmes viles, mercenaires, intéressées. Mais quel siècle que celui où des sentiments si bas osent se produire ; où on ne prend pas la peine de les cacher ; où ils sont si universellement répandus, qu’ils n’ont plus rien de honteux ; où ils forment l’opinion publique ; où ils décident du degré d’estime et de considération entre les différentes professions ?

La satisfaction d’être utile aux autres et de servir la patrie, n’est donc plus comptée pour rien. Faire respecter les lois, contenir les méchants par la crainte des peines, assurer la propriété des biens et le repos des familles, faire rendre à chacun ce qui lui est dû, maintenir la tranquillité publique ; toutes ces fonctions si nobles par elles-mêmes, ne présentent plus que l’idée d’une profession qu’on doit plaindre, bien loin de la rechercher. Exercer l’autorité du souverain, remplir en son nom et à sa décharge le premier et le plus indispensable devoir de la royauté, c’est de tous les états le moins désirable.

L’ambition aujourd’hui se propose un objet bien plus noble : c’est dans les richesses qu’elle place la considération ; elles sont le seul bien digne d’exciter tous les désirs, de réunir tous les vœux, de flatter tous les cœurs. L’émulation ne consiste plus qu’à faire de généreux efforts, pour frapper les yeux par une dépense supérieure à ses revenus, pour imiter le luxe des autres, et les suivre dans une carrière qui n’a point de bornes.

Les propriétaires des grandes richesses pécuniaires ont ouvert cette carrière si funeste aux mœurs. Ils sont ravis de voir les premiers ordres des citoyens s’épuiser à l’envi pour les atteindre ; ils rient de leurs vains efforts, en les laissant loin derrière eux, et jouissent avec orgueil du plaisir de les écraser par leur faste. Ils eussent senti tout le scandale de leur conduite, si on eût été assez sage pour leur laisser le vain appareil du luxe, et ne chercher à se distinguer d’eux que par une plus grande simplicité.

Laissons à d’autres le soin de comparer l’état actuel de la nation avec l’étendue de ses ressources ; d’examiner les progrès de son épuisement ; de calculer combien elle a perdu de ses revenus et de ses richesses ; et d’en chercher la cause dans la forme de la perception des impôts. Mille voix répètent ces plaintes à l’envi, on les saisit avec avidité ; et l’attachement qu’on a pour les richesses, multiplie le sentiment des maux qu’on croit ressentir. Mais la nation entière, entraînée par l’exemple contagieux du luxe, et complice en ce point de ses propres malheurs, sent-elle avec la même vivacité les suites encore moins réparables du préjudice, qu’ont souffert ses mœurs ?

Les forces de la France sont encore entières. Le retour de la paix, le rétablissement du commerce, les soulagements qu’elle trouvera dans les mesures que dicteront au meilleur des Rois sa sagesse et son amour pour ses sujets, ramèneront bientôt les jours de la splendeur et de la prospérité publique. (3) Que le cultivateur à l’abri des effets de l’envie, et sans craindre l’arbitraire des impositions, puisse se livrer avec joie aux pénibles travaux auxquels il est destiné ; arracher du sein de la terre de fertiles moissons ; jouir en paix du fruit de ses peines ; et régler la consommation sur ses facultés : il ouvrira son cœur au doux sentiment de l’émulation ; il se glorifiera de ses récoltes et de ses troupeaux, et s’empressera de les accroître. (4) Qu’après avoir acquitté sa portion déterminée du tribut, il participe à la protection que les lois doivent aux citoyens ; que nul ne puisse lui ravir le pain qu’il a arrosé de les sueurs ; qu’il ne soit point forcé de le partager avec des milliers de vagabonds, ennemis domestiques voués à l’oisiveté et aux crimes, qui le fer et le feu à la main, font trembler quiconque oserait leur résister, et lèvent sur les peuples asservis par la crainte des contributions journalières à la vue des lois impuissantes, et des tribunaux sans autorité pour réprimer ce désordre. (5) Que la paix, et que la sûreté, soient rendues à nos campagnes ; elles deviendront le séjour du bonheur, comme elles sont encore celui de l’innocence ; que les digues soient abattues ; que les entraves qui gênent le commerce de la production la plus précieuse soient ôtées (6) ; les deux sources des richesses, l’agriculture et l’industrie, sont prêtes à se rouvrir, et à faire couler l’abondance sur un territoire favorisé de la nature.

Mais qui nous rendra nos vertus ; qui rétablira nos mœurs dégradées ? En effet, quel ravage n’ont pas causé parmi nous l’exemple des fortunes trop rapides, la facilité de s’enrichir par toute autre voie que par le travail et l’industrie, et l’introduction d’un luxe énorme qui a substitué l’or à tous les biens physiques et moraux. On dirait que l’amour désordonné des richesses a passé dans tous les cours, et avili toutes les conditions. On dirait que les maximes de la cupidité vont prévaloir et dénaturer le caractère national. On dirait que l’esprit français, qui fut toujours celui de l’honneur, de la franchise, de la générosité, va devenir un esprit fiscal, intéressé ; qui peu inquiet des moyens, préfère une fortune coupable à une honnête médiocrité ; qui compte pour rien la distinction des rangs ; qui fait une compensation honteuse des richesses avec la naissance, et qui ne rougit plus de souiller le sang le plus noble par les alliances les plus basses : un esprit mercenaire qui n’attend plus de l’État que des récompenses pécuniaires, qui évalue en argent le prix de tous les services, qui n’estime dans les places les plus honorables que ce qu’elles produisent, et encore plus ce qu’on peut les faire valoir ; qui regarde le droit de manier les deniers publics comme celui d’y prendre part, et l’exercice de l’autorité comme un moyen de s’enrichir. [1]

C’est ainsi que tout cède à l’empire des richesses, et tout sentiment généreux au vil intérêt. Depuis que l’or, en devenant le prix de tous les biens, a acquis lui-même la qualité de richesse, il a toujours excité la cupidité des hommes ; mais il est des siècles malheureux où ce métal, aussi funeste que nécessaire, est comme un ferment actif et destructeur, qui absorbe et dénature toutes les affections, qui émousse et altère les sentiments, qui corrompt les mœurs, qui brûle et dessèche tout ce qui a vie dans le corps politique, et en dissout les parties les plus solides. L’intérêt de la nature tend, sans relâche, à affaiblir et à abattre toute autre force que la sienne, pour devenir le seul principe agissant dans la société, et le mobile universel des actions des hommes.

Quelque grand que soit son pouvoir, il a cependant des bornes nécessaires. Ce qui doit avoir l’honneur pour motif, est d’un ordre supérieur. L’honneur et l’intérêt sont deux principes distincts par leur nature, leur application, et leurs effets. On ne risquera jamais d’augmenter le pouvoir de l’honneur ; tout ce qu’il fait est un gain pour l’État et pour les mœurs, et les peuples les plus vertueux seront toujours ceux où il aura le plus d’influence sur les esprits. Son ressort est plus susceptible d’étendue qu’on ne pense : le moyen de l’accroître est de conserver précieusement la portion que chaque état peut en revendiquer, de le respecter jusque dans ses caprices, de maintenir les rangs qui distinguent les professions, de ne rien accorder aux richesses ; elles auront toujours assez d’avantages ; et de réserver la considération publique pour le mérite et les services.

Rien n’est au-dessus des forces de l’honneur bien dirigées, et il n’est point de profession dans laquelle il ne doive entrer. Il relève et soutient les plus communes, sans en exclure le désir légitime du gain ; il sait ôter le danger de l’intérêt, et modérer l’excès de cette passion trop active ; mais il est des professions dans lesquelles il doit agir seul, et ce sont les plus distinguées.

Chez les peuples qu’entraîne l’amour des richesses, l’intérêt ne cherche qu’à se substituer à la place de l’honneur, et à envahir ses fonctions ; s’il parvient à le suppléer en certains cas, il ne le fait qu’imparfaitement, en avilissant et gâtant, par son mélange impur, ce qu’il y a de plus noble et de plus excellent : souvent il ne peut atteindre à ce qu’il entreprend, et il ne fait alors autre chose que de flétrir l’honneur sans le remplacer, et de laisser le gouvernement sans action.

Un peuple se corrompt en proportion de ce que l’intérêt prévaut, et étend les bornes de son empire. Tout est perdu, lorsqu’il ne lui reste plus rien à envahir. La société éprouve alors une révolution sensible ; elle voit changer ses mœurs, ses opinions, son esprit ; elle devient méconnaissable, et en quelque sorte étrangère à elle-même. Ce n’est plus un tout indivisible, dont les parties réunies pour l’avantage commun, concourent au même but, dont les membres attachés ensemble par des liens fermes et indissolubles, se correspondent mutuellement, sentent que les secours qu’ils reçoivent des autres, les obligent eux-mêmes à des services réciproques, connaissent le prix et la force de leur union, et ne séparent point leur bonheur particulier du bien général. C’est un corps languissant et abattu, dont les membres se touchent encore, mais sans être attachés les uns aux autres, et sont prêts à se diviser, à céder à la plus légère impression de l’intérêt particulier, et à faire succéder une opposition réelle à une union apparente. Ce n’est plus qu’un assemblage fortuit de particuliers isolés, indifférents au bonheur commun, qui ne vivent que pour eux-mêmes, qui croient ne rien devoir aux autres, qui cessent d’être citoyens, et ne connaissent plus de patrie.

C’est par de semblables degrés que la république d’Athènes, oubliant les sentiers qui l’avaient conduit à la gloire, et les vertus civiles qui avaient été le rempart de la liberté et le salut de la Grèce, tomba dans l’affaiblissement et dans le mépris. C’est ainsi que les mœurs des Romains marchèrent à grands pas vers la décadence, dès que ce peuple, ébloui par le luxe et corrompu par les richesses des nations vaincues, vint à mépriser la généreuse pauvreté de ses ancêtres. Eh ! quel peuple pourra se flatter de réglerà la corruption des richesses, lorsqu’on voit Sparte y succomber malgré la force de sa constitution ; perdre les mœurs, quoiqu’avec des lois si propres à les maintenir ; devenir incapable de supporter les sages institutions de Lycurgue, et tellement dégénérer, qu’elle eût préféré par choix l’esclavage à l’austère vertu de ses ancêtres.

N’est-ce pas d’après les mœurs de notre siècle, qu’un auteur trop célèbre[2]a avancé que la vertu n’était pas le principe du gouvernement monarchique, et que l’amour de la patrie y était superflu ? Nos pères eussent regardé cette proposition comme un outrage ; leur cœur leur répondait du contraire, leur conduite la démentait ; nous commençons à la justifier par la nôtre. Nous ne sommes pas encore arrivés au dernier terme de la décadence des mœurs, mais les lois ordinaires de la nature multiplient la vitesse de la chute par l’espace déjà parcouru : s’il en est ainsi dans l’ordre moral, tremblons ; et que l’exemple des peuples les plus sages nous arrête sur le bord du précipice ; la pente est facile, et le chemin est glissant. La société a encore des parties saines, et de vrais citoyens dans toutes les conditions ; mais ils deviennent rares, et la trace des vertus civiles commence à se perdre.

Au milieu de cette décadence des mœurs, il est encore une ressource qui pourrait soutenir la magistrature sur le penchant de la ruine. Si le principe de la vertu, qui seul suffisait autrefois, s’affaiblit et n’a plus assez d’activité pour nous mouvoir, l’amour des distinctions extérieures peut lui prêter un appui. Ce motif inférieur, sans doute, au principe de la vertu recherchée pour elle-même, est cependant bien préférable à celui de l’intérêt. Cette manière de récompenser les services rendus à la patrie, n’a pas les inconvénients des récompenses pécuniaires, qui dégradent les sentiments, avilissent l’âme, et établissent le règne de la cupidité. Les distinctions servent en quelque sorte de lustre à la vertu, et la rendent plus sensible ; elles sont le seul prix qui puisse la flatter, et la soutenir sans la dégrader.

Lorsqu’un peuple est vertueux, la seule considération attachée à la nature des fonctions et des services, en est souvent une récompense suffisante ; elle perd de la valeur à mesure que les mœurs s’altèrent : l’opinion publique change d’objet, et n’attache plus aux mêmes fonctions le même degré d’honneur. Les distinctions extérieures deviennent alors la principale ressource du gouvernement ; elles suppléent aux autres ressorts qui s’affaiblissent ; elles doivent être ménagées avec soin, être distribuées avec la plus grande économie, comme une partie essentielle du trésor public, et surtout n’être jamais détournées de leur destination. Car, bien différentes du véritable honneur, dont elles ne sont qu’un ornement extérieur, elles ne peuvent subsister seules ; c’est un attribut qui ne peut être détaché du sujet qui doit le recevoir. Prodiguées sans choix et sans mesure, séparées du mérite des services, dont elles doivent être la récompense, elles s’aviliraient nécessairement et perdraient tout leur prix.

Mais, Messieurs, l’appui des récompenses honorifiques, seule et unique ressource dans les circonstances actuelles, manque entièrement à la magistrature. Aucune distinction ne la décore, aucune prérogative ne la fait rechercher. Elle s’est longtemps maintenue par la seule dignité de ses fonctions, et par la force du principe de la vertu qui la soutient encore dans sa chute ; mais il faut qu’elle succombe enfin, et que des pertes successives, et jamais réparées, la conduisent à un entier dépérissement.

En effet, que l’on considère l’état de tous les tribunaux du royaume, et l’on verra si les plaintes des présidiaux sur la désertion qu’ils éprouvent sont prématurées, et si le nombre des sujets qui le présentent pour y entrer, a quelque proportion avec celui des officiers que la mort enlève. Les magistrats eux-mêmes ne peuvent plus déterminer leurs enfants à leur succéder ; souvent, après les travaux d’une longue carrière, ils désireraient pouvoir goûter le repos, et continuer leurs services dans la personne de leurs enfants ; mais ils trouvent en eux une répugnance invincible, et plus de disposition à blâmer le choix de leurs pères qu’à le suivre.

Il n’est plus aujourd’hui que deux motifs capables de mouvoir les hommes et de déterminer leur conduite, l’amour des richesses et celui des distinctions. Un jeune homme entre dans le monde, et jette les yeux autour de lui pour décider de son état ; l’opinion publique est la seule règle qu’il consulte, et elle ne lui permet de choisir qu’entre les professions qui procurent l’un ou l’autre de ces avantages.

L’état militaire, si grand, si noble par lui-même, si digne d’attirer les regards, la considération, la reconnaissance des citoyens, se montre à lui comme la carrière des honneurs et des distinctions : et quel est l’état qui mérite mieux de les réunir, quel est celui à qui ils appartiennent à plus juste titre ?

Le commerce lui présente des fatigues et des travaux, une vie occupée et sédentaire, qui peut effrayer sa légèreté ; mais ces désagréments sont compensés par l’espoir du gain et l’appas des richesses.

La finance aurait pour lui des charmes bien plus flatteurs. C’est dans cette profession que la fortune, si mobile d’ordinaire, si volage dans la distribution de ses faveurs, a fixé son séjour. Ses favoris heureux et tranquilles, sans partager les travaux des autres hommes, en recueillent les fruits : à l’abri des revers et des disgrâces, ils voient de loin les orages sans les redouter. Les richesses s’offrent d’elles-mêmes à leurs empressements ; ils n’ont que la peine de les accueillir pour les répandre avec profusion. La considération même à laquelle ils ne prétendaient pas autrefois, vient les trouver, parce qu’elle marche aujourd’hui à la suite des richesses. [3]S’il pouvait espérer de réussir, que ne ferait-il pas pour être du nombre des heureux ! Il accepterait avec joie toutes les conditions que la fortune exige pour prix de ses faveurs : rien ne serait capable de rebuter son courage, ni l’éloignement du succès, ni les désagréments des premiers pas. Mais la foule des concurrents assiège les approches du temple, on ne la perce qu’avec peine. Mille aspirants, après les sacrifices les plus généreux, sont arrivés jusqu’à la porte, sans pouvoir pénétrer. Il faut un bonheur rare, du crédit et des protections.

Ces trois états remplis, il reste encore assez de sujets pour remplir les tribunaux. Mais les uns, quoiqu’avec des talents et d’heureuses dispositions, préfèrent de rester sans état. L’austérité de la magistrature les rebute, ce genre d’étude les effraye, les fonctions leur déplaisent ; il ne leur faut qu’un travail agréable. Ennemis de toute contrainte, ils aiment mieux vivre pour eux-mêmes, se faire une occupation de leurs goûts et de leurs amusements, et risquer souvent de trouver l’ennui dans cette liberté même où ils avaient placé leur bonheur.

Les autres veulent remplir une place dans la société, et avoir un titre qui les distingue. La magistrature pourra-t-elle du moins espérer de les fixer ? Non, Messieurs, ils veulent occuper une place, mais sans fonctions pénibles : ils désirent avoir un titre, mais simplement pour décorer leur oisiveté ; enfin ils cherchent à placer utilement des fonds, et à acquérir des distinctions et des privilèges.

La magistrature n’a donc rien qui puisse les attirer. Jamais elle ne fut un vain titre fait pour illustrer la richesse, et rendre l’oisiveté honorable. Si elle procure quelque considération, elle la fait acheter par un travail assidu ; elle exige le plus entier désintéressement, et n’offre pas la moindre prérogative. Aussi n’a-t-elle pas même le faible avantage d’entrer dans la balance, et de mettre quelque incertitude dans la détermination. Assez d’autres offices réunissent tous ces avantages, et l’emportent : on n’est embarrassé que sur le choix : il en est à tout prix et de tous les genres. Ils sont tous recherchés avec avidité, et passent rapidement de main en main ; et combien n’enlèvent-ils pas de sujets qui auraient servi la patrie, soit dans la magistrature, soit dans d’autres professions utiles, mais qui, décorés d’un titre qui autorise leur inaction, sont, pour la plupart, autant de sujets perdus pour la société ? (7)

Voilà une des principales causes du discrédit où est tombée la magistrature ; cause toute naturelle dans ses effets, et d’autant plus efficace, qu’elle concourt avec le changement arrivé dans nos mœurs, si elle ne l’a même accéléré en favorisant le dégoût du travail.

La ressource des récompenses, ce fond aussi solide qu’inépuisable, a donc encore été envahie par l’intérêt ; elle est devenue la proie des richesses ; et les distinctions ne servent plus qu’à illustrer l’oisive opulence. Il n’est rien qu’on ne puisse obtenir des citoyens en faveur de la patrie ; elle a sur eux les droits les plus légitimes et les plus étendus, et sait en tirer gratuitement les services les plus pénibles dans tous les genres, lorsque la direction des mœurs, la considération attachée au mérite, la force de l’exemple ôtent toute la rigueur des sacrifices qu’elle exige, et en font même un objet d’ambition : on s’y porte alors avec joie, on s’empresse de servir l’État, pour le plaisir et l’honneur de le servir. Mais doit-on attendre des hommes des efforts dont ils ne sont pas capables, et se flatter qu’une profession pénible par elle-même et infructueuse, puisse se soutenir contre une révolution, qui lui enlève toute espèce d’appui ; qui transporte aux richesses la considération qu’elle a droit d’attendre ; qui ne laisse à ceux qui voudraient l’embrasser, que le motif pur de la vertu, dans un temps où elle a perdu presque tout son pouvoir ; et qui, pour précipiter encore sa ruine, offre le contraste frappant des récompenses prodiguées à tant de professions inutiles, et jusqu’ici refusées à ses services ? (8)

Quels doivent être, Messieurs, les sentiments du magistrat à la vue de l’anéantissement dont les juridictions ordinaires sont menacées ? Sera-t-il insensible à ce spectacle ? Il pourrait l’être, s’il ne consultait que son intérêt particulier ; mais il est essentiellement citoyen ; et la ruine de la magistrature peut-elle être indifférenteà l’État ? Sans chercher à se prévaloir de ses services, il connaît l’importance de ses fonctions ; il sait que l’État ne peut subsister sans les lois, ni les lois se faire entendre sans l’organe des magistrats. Il sait que c’est par l’administration de la justice que le prince règne sur ses sujets, et se rend présent dans toutes les parties de son empire ; que les tribunaux ordinaires sont les ministres essentiels de cette autorité qui maintient tout le corps politique ; qu’ils sont le lien qui unit le souverain avec les sujets, le canal de la protection du prince, et les garants de la fidélité des peuples.

L’amour qu’il a pour son roi et pour sa patrie, l’attache à son état, et le lui rend cher et respectable. Que n’est-il en son pouvoir de changer l’opinion publique, de rappeler le goût du travail, et d’inspirer aux autres le même désintéressement dont il est pénétré? La magistrature reprendrait bientôt son ancien éclat. Mais c’est au gouvernement qu’il appartient d’influer sur les volontés, de les incliner vers le bien public, de rétablir la pureté des mœurs ; et cette réforme est son chef-d’œuvre par excellence, et l’opération la plus délicate et la plus difficile. Car telle est la faiblesse et la déplorable condition de notre nature : il est plus aisé de policer un peuple barbare, que de ramener à la vertu un peuple corrompu par les richesses et par le luxe. Le premier a déjà des mœurs ; elles sont féroces, il ne s’agit que de les adoucir : l’autre les a perdues, il a passé le point de la maturité ; et dans l’état moral des nations, comme dans l’ordre de la nature, il est différents âges qui semblent se succéder sans retour.

Mais si la corruption portée à l’extrême, peut devenir sans remède, et fermer pour jamais le retour vers le bien, n’est-il donc pas possible de suspendre et d’arrêter le cours de ce torrent avant qu’il ait acquis une force insurmontable ? Il est digne d’un prince bien aimé, et des ministres qu’il honore de sa confiance, de surpasser la gloire des plus grands législateurs ; de faire rétrograder la France vers un âge plus heureux, et d’opposer à la décadence des mœurs un ordre de moyens propres à en rétablir la pureté.

Mais pourquoi chercher à grossir l’idée de nos maux ; pourquoi demander des miracles, où il ne faut que des soins et de la prudence ? La France est aujourd’hui dans la maturité de l’âge viril, si l’on considère son état relativement aux siècles précédents. Ce n’est point un corps épuisé par la vieillesse, qui, menacé d’une prochaine dissolution, ne peut trouver dans les ressources de l’art, qu’une courte prolongation d’une vie languissante. C’est un corps vigoureux, que des accidents étrangers défigurent et jettent dans une espèce d’abattement. Les maladies qui l’affaiblissent ne sont point des preuves de dépérissement et des signes de caducité. Ce sont les excès d’un homme robuste qui abuse de la bonté de son tempérament, et qui risque de trouver au milieu de sa carrière le terme prématuré de ses jours. Mais ses forces ne sont point épuisées ; un régime simple et frugal lui rendra promptement toute sa vigueur, et son rétablissement ne sera qu’un effet ordinaire de la nature. (9)

La nation attentive dans ce moment de crise, tourne vers son roi des regards de confiance et d’amour. Elle découvre ses plaies à la main paternelle qui peut les guérir, et respecte dans le prince l’image vivante du créateur, qui daigne lui communiquer le droit de commander aux volontés, de diriger les mœurs, et d’inspirer les vertus. Inquiète sur l’avenir, elle cherche à quel point elle est parvenue du cercle ordinaire prescrit à la durée des empires ; et mesurant avec douleur ce qui lui reste à parcourir, sur l’affaiblissement actuel de ses ressorts, elle craint d’avoir, en peu d’années, vécu l’espace de plusieurs siècles. Elle s’occupe de ses maux, et en prévoit le danger ; elle connaît les remèdes, et les désire. La lumière s’est élevée de toute part ; des citoyens vertueux ont éclairé les esprits par leurs ouvrages, et porté la conviction. Nous les lisons avec empressement ; nous applaudissons à leur zèle ; nous condamnons avec eux nos égarements. (10) Déjà semble renaître et se répandre le désir du bien que nous connaissons. Une voix forte se fait entendre : c’est celle de la patrie qui retentit au fond de nos cœurs. Elle nous rappelle à nous-même, elle nous dévoile nos erreurs, et nous découvre nos vrais intérêts. Elle nous crie qu’un peuple n’est vraiment heureux que lorsqu’il a des mœurs ; que la probité, la décence, la simplicité, la frugalité des citoyens tiennent intimement à l’ordre public, et font le bonheur de l’État comme celui des sujets ; que la force consiste dans leurs vertus plutôt que dans leurs richesses ; que nos pères étaient plus riches que nous, puisqu’ils avaient moins de besoins ; que tout ce qui tend à favoriser la cupidité, à inspirer l’intérêt, à dégrader l’honneur, est pour l’État la perte la plus réelle ; que le luxe qui nous éblouit n’est qu’un masque trompeur, qui cache sous un dehors de grandeur une petitesse réelle, et sous une apparence de prospérité, un véritable dépérissement ; que c’est le renversement des idées les plus sages, l’abus des richesses, le signal de la confusion, la perte de toutes les vertus civiles, l’amorce de la cupidité, la diminution de la consommation utile, la ruine de l’agriculture et de l’industrie (11), la cause de l’extinction des familles et de l’abâtardissement des races, le tombeau de la population, le fléau de l’honneur, du mérite et des talents, et le présage funeste de la ruine des empires.

Puissent ces vérités, trop longtemps perdues de vue, produire parmi nous d’autres fruits qu’une approbation stérile, et passer dans notre conduite, pour devenir le germe d’un changement salutaire ! Que le magistrat s’empresse de l’accélérer par son exemple, et qu’il se juge lui-même avec rigueur. Quoiqu’on puisse dire à sa louange, avec vérité, qu’il n’est point de profession qui ait mieux conservé la probité ancienne, et les sentiments d’honneur et de justice qui lui sont propres, pourrait-il se flatter de n’avoir contracté aucune souillure, et de n’avoir rien perdu du côté des mœurs, de la décence, de la simplicité ?

L’effet de la révolution qui fait l’objet de nos vœux, sera nécessairement de distinguer la vertu des richesses ; de rendre au mérite la considération qui lui est dûe ; de procurer à la patrie des citoyens fidèles, qui la servent gratuitement ; de remettre en honneur le désintéressement et la frugalité, et de replacer chaque profession dans le rang qui lui convient. La magistrature trouvera sans doute son rétablissement dans cette réforme : mais l’état de dépérissement où elle est lui permet-il d’en attendre le succès ? Les tribunaux seront totalement détruits avant de recueillir les fruits de cette heureuse révolution, si le souverain ne daigne jeter les yeux sur leur situation actuelle, et chercher dans sa sagesse les moyens de prévenir leur entier anéantissement. (12)

Animés de cette espérance, les présidiaux réunissent aujourd’hui leurs efforts pour franchir la distance qui les sépare de la majesté du souverain. De toutes les parties de ce vaste empire, ils lui adressent des veux uniformes, lui exposent leurs travaux et leurs services, lui présentent leurs craintes et leurs alarmes sur les progrès sensibles de la désertion qu’ils éprouvent, et s’empressent de faire parler, en faveur de la magistrature, non l’intérêt personnel, mais celui de l’État et de la justice. Ses regards bienfaisants ne peuvent tomber sur la magistrature sans la relever, ses bienfaits détermineront l’opinion publique. C’est ainsi qu’après un long hiver, les rayons du soleil raniment la nature abattue, et la rappellent à la vie. (13)

La situation actuelle des tribunaux est sans doute la plus rude épreuve qui puisse affliger le magistrat sincèrement attaché à sa profession. En garde contre toutes les autres, il succombe, pour ainsi dire, à celle-ci, et trouve en lui-même d’autant moins de force pour y résister, que c’est l’amour de son état qui la lui fait ressentir. Cependant qu’il se soutienne avec courage, sans se laisser abattre par cette disgrâce, elle n’a rien de déshonorant pour lui : il y trouve même sa gloire et des motifs de consolation. N’en est-ce pas une en effet de considérer que la magistrature et les mœurs éprouvent la même révolution ; qu’un même sort les unit inséparablement, et qu’une chute commune les entraîne vers le dépérissement ? Est-il une fin plus honorable pour elle que de voir sa ruine annoncée et préparée par l’altération des sentiments de générosité, de désintéressement, d’amour du bien public, et d’envisager dans la corruption des mœurs la cause de la décadence ?

Le magistrat, bien loin de tomber dans le découragement, doit donc au contraire s’affermir de plus en plus dans l’amour de son état : il doit espérer un temps plus favorable, et achever courageusement sa carrière. Quitte envers la patrie, à qui il a payé la dette d’un bon citoyen, il emportera dans le tombeau les regrets des gens de bien, le témoignage d’une vie utilement occupée, et l’espérance d’une récompense bien supérieure à tous ces honneurs frivoles et fragiles, dont se pare la puérile vanité des hommes.

Mais, Messieurs, dans ce dépérissement universel de la magistrature, quelle gloire pour vous d’être exceptés du sort général, d’être sauvés de la ruine commune des tribunaux, et de ne ressentir la désertion qui les afflige, que par la tristesse que vous cause leur disgrâce. Plusieurs tribunaux ont encore l’avantage de lutter contre les causes qui entraînent la magistrature vers la décadence : il vous était réservé d’en triompher, après en avoir déjà éprouvé les effets ; et de voir ce tribunal réparer toutes ses pertes, et se rétablir, dans un temps où il est si difficile à tous les autres de retarder le moment de leur chute. (14) C’est à l’université d’Orléans que nous sommes redevables d’une révolution si inespérée. C’est elle qui, par l’émulation dont elle a su animer l’étude de la jurisprudence, a formé tant de sujets, et en forme tous les jours pour toutes les professions où l’étude de la jurisprudence est nécessaire. Non, jamais, dans la plus grande célébrité, dans ces temps où le petit nombre des universités lui attirait une foule d’étrangers, elle ne jouit d’une réputation si justement acquise par le zèle et par les talents ; jamais elle ne mérita si bien la reconnaissance de la patrie : et tels sont les fruits inestimables d’une bonne éducation : telles sont les suites heureuses de l’emploi du précieux temps de la jeunesse. La révolution qui vient d’arriver dans l’éducation publique[4], nous doit faire concevoir de nouvelles espérances. Les succès dont nous avons déjà été témoins cette année, nous en font attendre de plus grands par la suite, et ne nous permettent pas de douter que la jeunesse formée par d’habiles maîtres, à la connaissance de la religion, à l’amour de l’étude, au goût de la bonne littérature, ne devienne capable de servir la patrie, et d’être un jour sa ressource et sa consolation.

On trouve donc encore parmi nous des citoyens qui savent préférer les occupations pénibles, mais utiles de la magistrature, aux frivoles amusements et aux avantages qu’ils pourraient trouver dans d’autres offices ou d’autres professions. Il est donc encore des âmes généreuses, sensibles au véritable honneur. Il existe encore quelque principe de vertu dans les monarchies[5]même dans le siècle où nous vivons : car quel autre motif pourrait aujourd’hui conduire à la magistrature ? Il est donc encore une patrie, et des cœurs qui savent l’aimer généreusement et pour elle-même. Sentiment cher et précieux ! puissiez-vous ne vous jamais éteindre dans les cœurs français ; animer tous les états ; modérer la soif des richesses ; réprimer le luxe qui nous entraîne et nous perd ; rappeler la simplicité des mœurs et le goût du travail ; bannir l’amour exclusif de soi-même, destructeur de toute société ; inspirer les vertus publiques et domestiques, et renouveler parmi nous les merveilles que vous êtes en état d’opérer ! Puissiez-vous surtout ne jamais cesser d’animer la magistrature, la soutenir dans sa disgrâce, et lui préparer des temps plus heureux !

Jeunes magistrats, qui êtes le soutien et la plus chère espérance de ce tribunal, vous êtes destinés à faire revivre les plus beaux jours de la compagnie. Les anciens magistrats ont longtemps tremblé sur son sort ; ils ont craint que le tribunal ne pérît, pour ainsi dire, avec eux, et que leurs derniers regards ne vissent la ruine d’un établissement qui, de sa nature, doit durer autant que la monarchie. Ils vous voient avec plaisir partager leurs fonctions et leurs travaux ; ils vous chérissent comme leurs enfants ; et n’êtes-vous pas tous en particulier, ainsi que nous, les élèves de ce respectable doyen, dont l’éloge nous est interdit par sa présence ? (15)

Vous avez la gloire d’avoir préservé ce tribunal de la décadence ; d’avoir eu le courage, dans un temps où tout éloigne de la magistrature, de vous montrer supérieurs aux préjugés, et de triompher de l’opinion publique. Rendez-vous dignes d’une destinée si honorable par votre zèle, par votre application, par votre intégrité.

En perpétuant ce tribunal, prêt à s’éteindre, ayez soin surtout d’en perpétuer l’esprit, et de le transmettre à vos successeurs. Portez-leur, comme par une tradition non interrompue, ces lumières qui l’ont rendu célèbre dans tous les temps, et surtout ce désintéressement parfait, qui est son principal ornement. Si ces généreux sentiments doivent jamais s’affaiblir : ah ! que plutôt ce tribunal périsse avec toute sa gloire, et soit enveloppé dans la ruine commune des présidiaux.

FIN.


NOTES

(1) Les hommes ne sont frappés que des événements subits et imprévus. Ceux qui s’opèrent lentement, et sont produits par des causes dont les progrès imperceptibles échappent aux yeux peu attentifs, ne les touchent que faiblement ; à peine s’en occupent-ils ; ils les regardent presque comme un état naturel et ordinaire. Quelle sensation ne ferait pas dans le public la suppression totale des présidiaux, et la réduction des bailliages à trois ou quatre officiers. On se plaindrait avec raison que l’administration de la justice va cesser dans les provinces : on sentirait la nécessité d’avoir des juges sur les lieux pour décider en dernier ressort des affaires les moins importantes, et l’avantage de trouver dans un tribunal nombreux une plus grande abondance de lumières. Cependant la ruine des présidiaux s’exécute d’une manière moins frappante, à la vérité, mais non moins réelle.

(2) Les nouveaux philosophes se font gloire d’attaquer la révélation : mais ils ne conviennent pas également d’en vouloir à la loi naturelle, à laquelle même ils prétendent réduire tous les devoirs de l’homme envers l’être souverain. Il est donc bon de justifier ce chef d’accusation ; les preuves en sont faciles à tirer du livre de l’Esprit, des ouvrages de Rousseau, du livre des Mœurs, de la thèse de l’abbé de Prades, et d’une infinité d’autres ouvrages.

Moïse nous montre le premier homme sortant immédiatement des mains du créateur, et le genre humain descendu de ce père commun, ne composant qu’une même famille. L’ordre politique n’était point encore établi : les lois n’avaient point encore publié leurs oracles, et menacé le crime. Mais l’origine de la société remonte à celle du monde ; non seulement l’homme a toujours été uni avec ses semblables par les liens les plus intimes, mais il est né dans le sein même de la société. Les pères de famille ont été les premiers rois ; leur autorité, d’autant plus grande qu’elle était la seule, nous présente un véritable gouvernement qui exclut de l’État qui a précédé les sociétés civiles, toute idée d’une égalité parfaite, d’une entière indépendance, et d’une anarchie absolue.

L’état de société n’est donc point pour l’homme un état de choix et de convention, que les réflexions et les circonstances aient introduit : c’est un état nécessaire, primitif, et institué par la nature. Et comme il est de l’essence de toute société de ne pouvoir subsister sans des lois, il existe nécessairement des lois primitives antérieures à tout établissement civil. L’instituteur de la société humaine en est aussi le législateur. Les lois qu’il impose à l’homme ne sont point au-dessus de lui ni hors de lui. Écrites au fond de son cœur, elles se manifestent à son entendement, comme la lumière se découvre à ses yeux, et découlent toutes du grand principe de l’amour mutuel, principe aussi simple que fécond.

Telle est l’origine de la société et des lois. Tel est, en même temps, le fondement de l’ordre politique et des lois civiles. Établissement secondaire, qui loin de détruire l’union formée entre les hommes par la nature, en a resserré les nœuds ; qui, loin de porter atteinte à la loi naturelle, tend à la maintenir : établissement que la corruption de l’homme a rendu nécessaire, et qui mérite toute notre reconnaissance. La loi naturelle est une barrière trop faible contre la violence des passions : quelque autorité qu’elle ait par elle-même, elle n’a point de vengeur ici-bas. L’homme peut impunément l’enfreindre sans redouter de châtiment actuel. À l’oubli volontaire des lois primitives, il a fallu opposer la connaissance des lois civiles, et en soutenir l’exécution par une autorité visible qui menaçât les infracteurs.

Que cette origine de la société, si simple et si naturelle, est précieuse à l’homme ! Qu’elle est propre à lui inspirer des sentiments d’amour et de bienveillance, à le contenir dans une juste modération, et à lui rappeler ses devoirs envers ses semblables ! Qu’elle est capable de concilier à l’autorité souveraine et aux lois le respect et la soumission qui leur sont dûs ! Comment peut-il se trouver des hommes assez aveugles pour se refuser à des vérités si constantes, et assez ennemis des autres pour combattre directement des principes si salutaires ? Serait-ce donc uniquement parce qu’ils sont fondés sur la révélation, que les nouveaux philosophes se font un honneur de les attaquer ?

Sous prétexte de considérer l’homme avant l’établissement des sociétés civiles, et de rechercher comment elles ont pu se former, ils imaginent un état qui n’a jamais pu exister, et élèvent un système aussi dépourvu de raison que de vraisemblance.

Il leur plaît de forger un homme factice et imaginaire ; ou plutôt, de créer une multitude d’hommes qui semblent sortis tous à la fois du sein de la terre, sans savoir comment ni par quelle voie ils y sont venus. Chacun, dans cet état, sensible aux besoins de son corps, s’occupe uniquement des moyens de les satisfaire : il examine les objets qui peuvent lui être utiles : et parmi ces objets, il découvre un grand nombre d’êtres qui paraissent entièrement semblables à lui au dehors. Le premier mouvement est la crainte, qui le fait fuir ; le second est la réflexion, qui le porte à se rapprocher ; il présume que les autres ont sans doute les mêmes besoins qu’il éprouve, et le même intérêt de les satisfaire ; d’où il résulte qu’il doit trouver beaucoup d’avantages à se réunir avec eux.

De là, selon eux, l’origine de la société ; qui n’est plus une institution de la nature, mais un état accidentel, formé par le besoin et l’intérêt. Chacun entre dans cette société avec les mêmes dispositions qu’il avait dans l’état de solitude ; chacun y porte toutes ses prétentions avec le droit de les faire valoir, et est encore bien éloigné de croire qu’il soit obligé d’en sacrifier aucune au bonheur des autres. On nous présente le droit du plus fort comme la seule loi qui puisse décider des prétentions respectives ; et on avoue tous les excès qu’elle produit, comme une suite nécessaire de la nature de l’homme, et de la parfaite égalité qui se trouve entre tous les membres de la société.

Les lois civiles sont la seule barrière qu’on oppose à tous ces désordres. Jusque là l’homme est supposé vivre sans aucune loi, sans principe de morale, et sans autre règle de conduite que le soin de son corps et de son bonheur personnel. Ce n’est qu’après lui avoir fait éprouver tous les malheurs de ce premier état ; ce n’est même qu’après y avoir remédié par les lois civiles, qu’on fait éclore en lui les premières idées du bien et du mal moral.

La distinction du juste et de l’injuste n’est donc pas née avec l’homme et fondée sur la nature ; c’est une institution purement humaine, qui naît des circonstances, dont il est redevable au désordre et aux crimes, et qu’il ne connaîtrait pas encore, si les lois civiles n’étaient survenues pour lui indiquer le bien et le mal, et faire éclore en lui les premières notions du vice et de la vertu. La loi naturelle n’est donc plus une loi absolue et primordiale, mais une loi relative et purement accidentelle. Elle n’est plus obligatoire par elle-même, et il a été un temps où l’homme n’était pas coupable lorsqu’il la violait. Si elle n’obligeait pas avant l’établissement des lois civiles, puisqu’elle n’était pas connue, elle n’opère ensuite qu’une obligation extérieure et renfermée dans les bornes étroites de la loi civile. Elle est donc arbitraire, puisqu’elle ne tire sa force que de l’autorité du souverain. Elle n’est point constante et immuable, puisqu’elle dépend de la volonté de l’homme. N’est-ce pas détruire en effet la loi naturelle, et ne laisser à l’homme d’autre sentiment que celui du bien et du mal physique, et d’autre règle que le soin de la conservation ?

Il ne manquait plus que de réduire tout à fait l’homme à la condition des bêtes : il était réservé au citoyen de Genève[6]de franchir ce dernier pas, et de nous enseigner que telle était la condition originaire de l’homme, qu’il a vécu pendant des siècles entiers conduit par le seul instinct, sans l’usage de la parole, sans être en société avec ses semblables ; que le raisonnement est en lui une faculté accidentelle, qui lui est survenue insensiblement et par hasard. Il est digne de l’auteur d’une fable si absurde, de regretter cet heureux état comme l’âge d’or du genre humain, et de déplorer le développement de la raison, comme la corruption et le dépérissement de la nature.

(3) La déclaration du 21 novembre 1763 confirme les espérances que la nation doit concevoir d’un avenir plus heureux. Non seulement cette loi salutaire présente des soulagements actuels et effectifs, assure la dette nationale, raffermit le crédit public, et pose les fondements de la libération de l’État : elle annonce[7]que le souverain, occupé des arrangements les plus propres à procurer à ses sujets des soulagements plus étendus, a porté son attention, d’une part sur la diminution des dépenses, de l’autre sur la forme de la perception. Sur des objets si importants à la fortune publique, Sa Majesté veut bien interroger le zèle et les lumières des officiers de ses cours, et leur demander des mémoires contenant leurs vues sur les moyens de perfectionner et simplifier l’établissement, la répartition, le recouvrement, l’emploi et la comptabilité de tout ce qui compose l’état des finances, et de donner à toutes ces parties la forme la moins onéreuse aux sujets. D’un travail dirigé par l’amour du bien public, le plus pur et le plus désintéressé, apprécié et balancé par l’amour paternel du souverain, peut-il résulter autre chose que le bonheur des peuples et la splendeur de l’État ? Si nous sommes impatients de voir s’opérer une révolution si favorable, Sa Majesté n’a pas moins d’empressement d’avoir la satisfaction de nous annoncer, le plus tôt qu’il sera possible, ses volontés, et voudrait déjà nous voir recueillir l’effet des soulagements qu’elle nous prépare.

(4) L’impôt territorial est le plus simple de tous, et le plus fécond. L’arbitraire, dans sa répartition, est un vice que tous les ministres attentifs au bien des peuples ont senti, et auquel Sa Majesté se propose principalement de remédier par sa déclaration du 21 novembre 1763.

Une des suites de cet arbitraire, c’est que l’habitant de la campagne n’ose développer ses petites ressources, annoncer quelque aisance, et augmenter tant soit peu sa consommation. Que ses préjugés soient fondés ou non, il est bien important de les détruire en rétablissant la confiance. Car on ne peut trop favoriser la grande consommation des denrées, puisqu’elle est la source et la mesure de la reproduction.

(5) Il est des mœurs propres à chaque condition ; celles de la dernière classe des citoyens méritent toute l’attention des lois : elles consistent principalement dans la probité et l’amour du travail. Si la cupidité non réprimée produit la fraude, la déprédation et la concussion, l’oisiveté répandue dans le bas peuple, la débauche et le libertinage portent des milliers de sujets à embrasser la profession de vagabond ; fléau terrible pour la société, principe de dépopulation, source des plus grands désordres, crime dont la punition intéresse infiniment la prospérité publique et la sûreté des campagnes : état où l’homme, à force d’être humilié, secoue la honte, et n’a plus de front pour rougir ; où il abdique le soin de sa subsistance, vit aux dépens du travail des autres, et persuade, par son exemple, qu’on est plus heureux de ne rien faire : état où l’homme déposant la faiblesse, devient d’autant plus fort, qu’il n’a plus de frein ; d’autant plus indépendant, qu’il n’a rien à perdre ; d’autant plus à craindre, qu’il peut tout oser : état multiplié à l’excès parmi nous, beaucoup plus par l’entière sécurité dont il jouit, que par l’impuissance des ressources. Qui pourrait croire que d’une infinité de lois portées contre les vagabonds depuis un siècle, il n’y en a aucune propre à les réprimer et susceptible d’une exécution durable ? Je me trompe, il en est une, c’est la déclaration du 28 janvier 1687, qui condamne les vagabonds aux galères à perpétuité ; mais elle n’a jamais été exécutée, quoique cette peine soit la seule proportionnée à ce genre de crime, et capable d’en arrêter le cours. Les tribunaux prononcent le bannissement, peine illusoire contre un homme qui n’a ni état ni domicile. Cependant la profession de vagabond est intolérable dans une société policée, et devient l’occasion des plus grands désordres : perte pour l’État de tous les sujets que l’exemple de l’impunité entraîne dans cette vie coupable ; augmentation pour le peuple de tailles, corvées et autres impositions solidaires, par la soustraction d’une partie des contribuables qui trouvent dans ce genre de vie le titre d’exemption le plus incontestable : contributions immenses levées tous les jours sur les cultivateurs, elles égalent quelquefois l’impôt : vols, assassinats, et incendies horribles et sans nombre, dont les auteurs se cachent dans la foule des autres vagabonds. Cette province semble être le théâtre de leurs forfaits. Le présidial d’Orléans en a condamné plus de 40 au supplice de la roue depuis sept à huit ans. Il en coûterait bien moins pour prévenir les crimes que pour les punir. Ils continueront tant qu’on n’en tarira pas la source, en proscrivant efficacement un état qui les facilite et les multiplie. Lexcès de ce désordre, l’insuffisance des remèdes qu’on a employés jusqu’ici, la nécessité d’y pourvoir, et les moyens d’y parvenir, sont développés avec étendue dans un mémoire que la Société royale d’agriculture de la généralité d’Orléans a adressé au ministre en 1763. [8]

(6) Les entraves qu’on a mis, depuis si longtemps, au commerce et à la circulation des grains, ont été un des plus grands obstacles à la prospérité publique, qui est inséparablement liée avec celle de l’agriculture. Comment a-t-on pu penser que jamais il pût être nécessaire ou utile de priver ce commerce de la liberté qu’on sait être si favorable en tout autre genre ; de l’environner de gênes et de formalités, de le soumettre à une inspection toujours armée de précautions et de menaces, et dirigée par la défiance ; d’interdire la communication entre les provinces, de les rendre étrangères entre elles, et d’arrêter les secours mutuels dans les besoins ? Comment a-t-on pu soumettre cette faculté de droit naturel à des permissions sujettes à tant d’abus ? Nous aurions peine à le croire, si nous n’avions vu ces lois prohibitives désoler nos campagnes, incendier nos moissons, enchaîner les bras des cultivateurs, opprimer les forces de la nation, anéantir le revenu territorial ; tantôt nous livrer aux horreurs de la disette en interceptant les secours ; tantôt nous laisser succomber sous le poids de l’abondance, en fermant constamment les débouchés ; nous faire ressentir tour à tour les malheurs du bas prix et de la cherté par un cercle constant de révolutions cruelles, et toujours faire naître la disette de la non-valeur des années précédentes. Nos enfants, en possession de la liberté, ne pourront se persuader qu’elle ait essuyé de si longues contradictions. Mais s’ils en doutent, par égard pour la mémoire de leurs pères, les terres, que dis-je, les provinces que nous leur laisserons à défricher et à vivifier par la facilité des communications, seront pour eux un témoignage trop durable des ravages qu’enfantent les prohibitions dictées par les fausses lumières, les préjugés et l’ignorance des premières vérités.

La déclaration du 25 mai 1763 a abattu ces barrières intérieures élevées par la timidité, si longtemps maintenues par l’usage, si favorables au monopole, et si chères aux yeux de l’autorité arbitraire.

Mais il reste encore à faire le pas le plus essentiel. La circulation intérieure n’aura, par elle-même, d’autre effet que de compenser le prix entre les provinces, sans accroître le nombre des consommateurs et les revenus de la nation, tant qu’elle ne sera pas soutenue par la concession constante et irrévocable de l’exportation. C’est cette liberté qui seule peut ranimer les travaux du laboureur, procurer le débit de nos récoltes, faire naître des consommateurs en répandant une aisance inconnue depuis si longtemps, changer en richesses réelles le superflu qui nous accable, faire désirer comme un bienfait l’abondance que l’interdiction du commerce a jusqu’ici rendue redoutable ; établir un prix uniforme, et d’autant plus éloigné de la cherté, que ce sera le prix commun de l’Europe ; multiplier en faveur du peuple les moyens de subsistance, et assurer des salaires à l’industrie. C’est par le maintien de cette liberté si essentielle, que Sully, le plus grand homme d’État que la France ait vu naître, et le réparateur de ses maux sous les ordres d’un de ses plus grands rois, a commencé à rétablir les forces du royaume épuisé. Il protégea l’agriculture, qu’il regardait comme le premier fondement de la grandeur d’un État. Il la ranima en procurant le débit avantageux des productions, en favorisant la consommation, en ouvrant au commerce tous les débouchés tant au dedans qu’au dehors. Il s’attacha ainsi aux grands principes du gouvernement, et trouva la véritable source de la prospérité publique.

L’agriculture a droit d’espérer aujourd’hui la même faveur d’un ministère aussi éclairé sur les vrais intérêts de l’État ; la nation l’attend avec empressement, comme le premier remède de ses maux. Les préjugés de plus d’un siècle ont disparu. La lumière a dissipé tous les doutes ; et s’il en reste encore dans quelques esprits timides et incapables de saisir l’évidence, faut-il suspendre le bonheur de la nation pour ménager leur faiblesse ? C’est par l’expérience du succès qu’il faut les convaincre. [9]

L’intérêt particulier, cet ennemi secret, et d’autant plus dangereux, qu’il s’arme contre la patrie du motif apparent de bien public, est aujourd’hui démasqué : il n’ose plus s’opposer de front à une opération démontrée si nécessaire : il n’ose plus même conseiller ces tempéraments funestes sous lesquels se cache le monopole, ces précautions adoptées par une prudence peu réfléchie, cette inspection directe de la part du gouvernement, toujours attentif à diriger d’une main timide les opérations du commerce, tandis que toute l’influence que l’autorité éclairée doit avoir sur le commerce, consiste en protection et liberté ; ces permissions particulières, qui enrichissent quelques protégés au mépris de toute la nation qui réclame ses droits ; ces concessions limitées pour un temps, qui ne communiquent au commerce qu’un mouvement inégal et convulsif, qui peuvent même changer la nature des choses dans certaines circonstances, et faire de l’exportation ainsi restreinte un torrent qui ravage et qui désole, parce qu’on lui oppose des digues ; au lieu qu’elle doit être un fleuve tranquille et bienfaisant, qui coule sans trouver d’obstacles, qui fertilise les campagnes qu’il arrose, et qui grossit ou diminue le tribut des eaux qu’il porte à la mer, à proportion de la quantité qu’il reçoit dans son cours.

Les preuves de la nécessité de l’exportation font partie de ces vérités importantes qui composent les éléments de la science économique. Fruits précieux d’une semence répandue dans les ouvrages de bons citoyens, ils sont parvenus au point de la maturité, et n’attendent plus qu’une main qui veuille les cueillir, et s’en servir pour rendre à nos cultivateurs les forces qui leur manquent, à la terre sa fécondité naturelle, à l’industrie son activité, à la nation l’usage de ses richesses et l’étendue de ses ressources. [10]

Qui pourrait aujourd’hui retarder la concession de cette liberté si désirée. Jamais le moment ne fut plus favorable pour l’annoncer. Le bas prix actuel des grains atteste l’excès du superflu. [11]Le peuple s’accoutumera à voir tranquillement les opérations du commerce, qui toujours très lent dans sa marche, ne peut tirer d’une province, sans que le vide qu’il occasionne ne soit rempli sur le champ par les provinces voisines. La réciprocité du commerce nous unira peu à peu aux autres peuples ; et la France, jusqu’ici craintive et cantonnée, tremblante pour la subsistance, parce qu’elle ignorait ses ressources, réduite à demander si souvent des secours qu’elle-même a tant de fois refusés à ses voisins, s’empressera de fournir à leurs besoins, et d’assurer l’abondance de ses récoltes par la vente de son superflu. Elle apprendra que le vrai bonheur ne se trouve que dans l’accomplissement des lois immuables de l’humanité, et que le créateur, en ordonnant à ses enfants de s’aimer et de se secourir mutuellement, leur a imposé un devoir également avantageux à tous.

(7) Il semble qu’on n’ait envisagé le goût universel de la nation pour les distinctions, que comme une ressource pécuniaire dans les besoins de l’État. On s’en est servi pour ériger une multitude innombrable d’offices de toute espèce, soit en augmentant considérablement le nombre de ceux qui subsistaient anciennement, soit en en créant d’autres sous de nouveaux titres. Les uns donnent des exemptions dont la noblesse n’a jamais joui, et qui dispensent des devoirs les plus légitimes de la société : les autres de plus confèrent la noblesse au premier ou au second degré. La plupart ont l’avantage de ne demander aucun travail, de n’avoir aucune fonction, ou des fonctions de peu d’importance ; de ne pas même exiger la résidence dans le lieu de leur établissement ; et de n’être point un obstacle au commerce, et aux autres emplois utiles, tels que ceux de la finance.

L’expédient de la création des offices n’a produit qu’une ressource momentanée, beaucoup plus à charge à l’État qu’un impôt passager ou un emprunt ordinaire. Tous ces offices ont des gages proportionnés à leur finance ; ils ont multiplié le nombre des privilégiés ; ils ont, en quelque sorte, avili les distinctions ; ils ont flatté la vanité, et ont donné à cette passion un degré d’activité qu’il n’est plus possible d’arrêter. Quiconque s’est enrichi ne cherche qu’à se tirer de l’ordre commun, et dédaigne les professions utiles des arts ou du commerce.

(8) C’est ainsi que les prérogatives et les récompenses ont perdu leur vraie destination, et sont devenues une branche de finance. C’est ainsi que l’État a perdu, sans y penser, l’unique ressort qui pouvait suppléer au principe de l’honneur et de la vertu. Au lieu de s’en servir pour exciter l’émulation, et de ménager avec soin cette valeur fictive, pour en faire le prix des services les plus essentiels, il a dissipé ce trésor ; il l’a employé contre lui-même, en favorisant l’oisiveté, et en décréditant la magistrature, cette profession si nécessaire et si peu coûteuse à l’État, qui eût pu encore se conserver au milieu de la décadence des mœurs. Mais comment pourrait-elle soutenir une concurrence qui, d’une part lui enlève tous les sujets, et de l’autre présente la comparaison d’un travail gratuit, avec une inaction utile et décorée ?

Le malheur des temps, les besoins publics, le désir toujours respectable d’épargner aux peuples de nouveaux impôts, ont autrefois fait perdre de vue les véritables intérêts de l’État, et donné l’être à tous ces offices. Ces fautes sont anciennes : et qui pourrait les imputer au gouvernement sous lequel nous avons le bonheur de vivre ? Il les connaît : il voudrait que les circonstances lui permissent de les réparer. Il est instruit et pénétré des vrais principes, et il a donné un excellent exemple de l’usage qu’on doit faire des honneurs et des distinctions, en créant, par l’édit de novembre 1750, une noblesse militaire, qui s’acquiert par la succession des services.

(9) Si l’histoire ne fournit point d’exemple de peuple rappelé à la simplicité des mœurs, après avoir été corrompu par les richesses et par le luxe, on doit convenir aussi que jamais on n’a tenté cet heureux retour, et qu’il est néanmoins dans l’ordre des choses possibles. Or, pour peu qu’il y soit, la nation française doit avec confiance diriger ses efforts vers un but si glorieux, et se tracer vers la vertu une route qui n’a point encore été frayée. La légèreté naturelle qu’on lui reproche, lui aplanit les plus grandes difficultés, elle empêche son caractère de se fixer irrévocablement, et le rend susceptible de tous les changements : ses mœurs douces et faciles se prêtent à toutes les impressions, avec cette différence que le mal se communique aisément, et fait des progrès rapides, au lieu que la direction vers le bien exige des efforts.

Mais ces efforts seront d’autant moins difficiles, comme nous allons le montrer, que la corruption n’est pas générale. Il reste encore parmi nous des sentiments de vertu, qui peuvent devenir le principe de cette heureuse révolution. Le feu sacré de l’amour de la patrie n’est pas éteint : qu’on écarte les viles passions qui, comme un monceau de cendres accumulées, le couvrent et l’étouffent ; il est prêt à se ranimer, il échauffera tous les cœurs, et tous les petits intérêts de l’ambition et de la cupidité disparaîtront devant lui. Il est une considération bien capable de soutenir le courage, c’est que les moyens les plus propres à procurer la réforme des mœurs, sont en même temps les seuls qu’on puisse employer pour rétablir l’opulence et la prospérité de la nation. (Voyez les réflexions qui se trouvent à la fin de cet ouvrage.)

(10) L’auteur de l’Ami des hommes a la gloire d’avoir le premier fixé notre attention sur des objets si importants, d’avoir jeté les premiers fondements de la science économique, et montré la liaison intime des mœurs avec la prospérité d’une nation. Il nous conduit au bonheur par le chemin de la vertu. Il nous a appris à juger sainement des choses, et à condamner avec lui ce luxe imposant que nous avions regardé comme une branche très utile de commerce et d’industrie, et pour la défense duquel tant d’auteurs célèbres avaient prostitué leurs talents.

Français, nous a-t-il dit, jusqu’à quand serez-vous légers et aveugles sur vos plus chers intérêts ? Jusqu’à quand vous laisserez-vous éblouir par un faux éclat ? Apprenez à assigner à chaque profession le rang qui lui convient, et à régler votre estime sur la nature des choses : tournez vers les biens solides et vrais cette activité, cette industrie que vous prodiguez à des bagatelles. L’agriculture est le premier de tous les arts : aimez-la, honorez-la comme la source première des richesses, et la mesure de la population ; comme l’état le plus sociable et le plus innocent ; comme l’école des mœurs et de la frugalité. Vous avez un climat tempéré, un sol excellent, une position unique sur deux mers. Connaissez tous vos avantages et mettez-les à profit. Vous vous occupez beaucoup du commerce de main-d’œuvre et d’industrie : vous avez poussé à leur perfection les arts agréables et superflus, si même vous ne les avez gâtés en les portant au-delà du simple et du beau : et le premier de tous les arts est encore parmi vous dans son enfance. Ayez une agriculture florissante, avec une entière liberté, et vous aurez un commerce agissant au-dedans et au-dehors, une grande consommation en tout genre, une industrie active, un peuple laborieux et occupé, un numéraire qui suffira à tous les besoins, et qui semblera se multiplier par la rapidité du mouvement et la facilité de la circulation. L’argent n’est que l’entremetteur des échanges : les nations qui en possèdent la source n’en sont pas plus riches, il s’échappe de leurs mains pour couler par mille canaux chez celles qui ont des richesses réelles pour l’acheter. Attachez-vous donc à la cause première, et n’allez pas prétendre arriver sans elle à la prospérité, en faisant précéder ce qui doit marcher à sa suite. Mais recherchez encore plus la vertu que les richesses : elle est au bonheur moral ce que l’agriculture est au physique.

Avec quelle force cet auteur citoyen ne plaide-t-il pas la cause des mœurs, de l’honneur, de la probité ! Avec quelle vérité ne nous découvre-t-il pas les funestes effets du luxe d’orientation, qui dégrade les sentiments, qui avilit l’esprit, affaisse l’âme, et la rend incapable d’actions généreuses ; qui corrompt le goût dans les lettres et dans les arts, qui introduit le règne de l’usure et de la cupidité ! Quelles lumières son ouvrage ne répand-il pas sur toutes les parties de l’administration ! Quelles leçons admirables pour tous les états, pour toutes les conditions, pour tous les âges ! Quels principes d’humanité, de sociabilité, de religion ! C’est l’effusion d’un cœur passionné pour la vertu. On se sent meilleur après l’avoir lu, on désire du moins de le devenir. Ce n’est point un critique outré, qui porte le découragement et révolte les passions par une satire amère ; c’est un censeur habile dans l’art de faire goûter ses leçons ; c’est la voix d’un ami qui donne des avis salutaires. S’il indique les maux, il en présente les remèdes : s’il rend sensible aux malheurs de la patrie, il fait naître l’espérance de les voir cesser. Cet ouvrage précieux, et vraiment ami de l’humanité, ferait époque dans l’histoire morale de la nation, si les hommes se conduisaient suivant leurs lumières.

(11) Les apologistes du luxe[12]le regardent comme un aiguillon favorable à l’industrie, comme étant une source de richesses et une création de nouvelles valeurs. Ils soutiennent que la frugalité ne convient qu’à une nation pauvre ; que le luxe devient nécessaire chez une grande nation, et qu’il est non seulement la preuve, mais même une des causes de son opulence. Cependant, sans parler ici de l’intérêt des mœurs, il est facile de montrer que le luxe de décoration, bien loin de contribuer à la prospérité d’une nation agricole, est une des grandes causes de son appauvrissement.

L’erreur qui nous a séduit si longtemps, vient de ce qu’on a ignoré jusqu’à présent les vrais principes de la science économique, et de ce qu’on n’a point distingué le luxe de subsistance du luxe de décoration.

Le luxe de subsistance est l’usage légitime et utile des richesses ; c’est l’emploi du revenu net qui doit être dépensé annuellement pour être reproduit annuellement ; qui sort de la terre, et doit y rentrer tous les ans, après avoir alimenté et vivifié toutes les parties de la société. Or, il ne peut être restitué aux cultivateurs que par deux canaux, par la vente des denrées comestibles, et par celle des matières brutes qu’emploie l’industrie ; ce qui suppose une forte consommation en tout genre, et une grande valeur. Le luxe de subsistance est donc provoqué par l’aisance générale d’une nation, qui met tous les sujets en état de fournir abondamment à leurs besoins. L’intérêt d’une nation est de beaucoup consommer pour beaucoup reproduire. Plus elle dépense, plus elle est riche ; et plus elle est riche, plus elle dépense ; l’un et l’autre sont réciproquement la cause et l’effet.

Le luxe de décoration est l’abus des richesses. Il est provoqué non par l’aisance générale d’une nation, mais 1°. par la distribution trop inégale de l’argent soustrait à la circulation, et entassé chez quelques particuliers qui n’ont d’autre manière d’en jouir, que de le prodiguer en recherches d’ostentation et de faste ; 2°. par la séduction de l’exemple qui gagne de proche en proche tous les gens aisés, et les entraîne vers un genre de dépense bien opposé à la consommation utile.

En effet, le luxe de décoration ne peut s’introduire qu’au préjudice du luxe de subsistance. Je n’en choisis qu’une preuve parmi celles qui se présentent. Nos ancêtres n’étaient presque vêtus et meublés que d’étoffes de laine nationale. La France, plus peuplée qu’elle ne l’est aujourd’hui, se suffisait à elle-même. Le nombre des troupeaux était donc nécessairement proportionné aux besoins ; la quantité des terres cultivées, aux troupeaux qu’il fallait nourrir, et qui engraissaient ces terres ; la quantité des chevaux et des bœufs, aux terres qu’il fallait labourer ; la quantité d’hommes, aux travaux d’une culture plus étendue. Quel trésor pour la nation ! Quelle augmentation de puissance, de biens, de richesses !

L’agrément d’être vêtus et meublés d’une manière plus somptueuse, nous tient lieu de tous ces avantages. Nous avons substitué à nos laines
les étoffes de soie, de coton et de laines étrangères. L’argent qui sort du royaume pour l’importation de ces matières, est en lui-même le moindre préjudice qui en résulte. La véritable perte de l’État vient de la diminution prodigieuse des bestiaux, qui, d’une part, nous a enlevé un revenu immense, et de l’autre, a privé la terre d’un des plus grands principes de la fécondité. L’exportation de nos étoffes agréables, de nos modes, et de ces superfluités dont nous avons su inspirer le goût à nos voisins, peut-elle jamais compenser cette perte ? Est-il même aucun
commerce étranger, quelque étendu qu’il soit, qui puisse nous en dédommager ?

La quantité de nos troupeaux est tellement diminuée, que nous n’avons pas même assez de laines communes pour notre usage ; et tel est l’effet nécessaire du dérangement que le luxe a mis dans l’ordre de nos dépenses. La reproduction s’est mise au-dessous de la consommation, etse trouve réduite, non seulement dans la proportion de l’usage que nous faisons d’autres matières, mais beaucoup au-delà, parce que la consommation ne peut se restreindre du côté du riche, qu’elle ne tarisse du côté du peuple de la campagne, dont le riche cesse de faire valoir les productions. Le revenu qui doit repasser en entier par les mains du cultivateur, est en partie détourné et soustrait à la reproduction. La somme du produit net diminue ; toutes les classes des citoyens se ressentent de cette perte ; le peuple appauvri est forcé de réduire la dépense, et ce défaut de consommation devient une nouvelle cause d’indigence. C’est ainsi que le riche, en portant ailleurs sa dépense, a restreint celle du peuple ; de sorte que pendant qu’une partie de la nation dérobe à l’État l’emploi du revenu territorial, par l’usage des matières étrangères, des millions d’hommes sont réduits à se refuser des habits de laine, à porter de la toile au milieu de l’hiver, et à coucher durement avec leur famille. Il est encore, sans doute, d’autres causes de la misère du peuple, mais celle-ci en est certainement une bien sensible.

Le luxe de décoration est aussi contraire à l’industrie qu’à l’agriculture, car toutes les parties sont inséparablement liées dans la machine économique. S’il a fait naître cette nouvelle branche d’industrie, qui s’occupe à satisfaire les goûts frivoles et les fantaisies des riches, et qui n’est dans l’État qu’un filet imperceptible, il a tari les grandes sources du travail de main-d’œuvre, c’est-à-dire, la consommation du peuple, qui occupe mille fois plus de bras que celle des riches. S’il a élevé quelques manufactures brillantes, combien n’a-t-il pas fait tomber de petits établissements qui étaient obscurs, parce que leur ouvrage était grossier, mais qui faisaient valoir nos productions, et répandaient l’argent dans nos campagnes ?

Sully avait donc des vues bien sûres et bien vastes, lorsqu’il s’opposait avec tant de fermeté à l’établissement des manufactures de soie. Ce n’était pas seulement par austérité, par haine du luxe et par prévoyance pour la conservation des mœurs ; c’était aussi pour l’intérêt de nos troupeaux, de notre agriculture et de notre industrie, dont il envisageait le dépérissement dans l’introduction des matières étrangères. On dirait que cet excellent homme a emporté avec lui, dans sa retraite, tous les grands principes de la science économique. Ensevelis dans son tombeau et mis en oubli depuis 150 ans, ils nous semblent aujourd’hui de nouvelles découvertes. Mais étudions Sully, nous trouverons dans la conduite le germe de cette théorie sublime, et nous verrons l’application qu’il savait en faire au gouvernement de l’État. S’il n’a pas porté la réforme aussi loin qu’il eût été à désirer dans quelques parties, n’accusons ni ses intentions, ni ses lumières : gémissons sur la durée trop courte de son ministère ; jugeons, par les opérations, de l’étendue de ses vues, et de ce qu’il eût fait, si le malheur de la France ne l’eût arrêté.

À peine commençons-nous à rendre hommage au génie de ce grand homme, et à regretter l’opulente simplicité de nos pères. L’habitude du luxe nous a asservi à mille besoins imaginaires ; nous chérissons encore les chaînes de cette servitude volontaire, et nous portons avec joie un joug dont nous ne sentons pas la pesanteur. Ce n’est qu’en faisant usage de moyens doux et insensibles, en honorant la frugalité, en décriant le luxe, en peuplant les campagnes aux dépens des villes, que le gouvernement peut entreprendre avec succès de nous arracher à ces superfluités que nous chérissons, de nous rappeler à nos vrais intérêts que nous avons perdus de vue, et de nous faire parcourir un intervalle immense pour nous remplacer au point d’où le luxe nous a tirés. Voyez les réflexions sur les mœurs, qui sont à la fin de cet ouvrage.

Mais il nous reste une ressource plus prochaine, et l’unique qui puisse rendre à la France une grande partie de ses avantages, c’est de faciliter et d’augmenter la consommation du peuple. Si nous avons perdu celle que les riches devraient faire de nos laines, et qu’ils faisaient autrefois, que celle du peuple nous dédommage. La misère la diminuée, l’aisance la rétablira ; et on ne peut la procurer qu’en donnant aux autres denrées une valeur et un débit favorable. La crainte de l’arbitraire réduit l’habitant de la campagne à n’oser jouir de ce qu’il a amassé ; la proportion juste dans la répartition de l’impôt territorial ramènera la confiance. Le peuple ne demande qu’à consommer, dès qu’il en aura la faculté, et qu’il croira pouvoir le faire avec sûreté.

Voilà le but où il faut tendre pour rétablir l’opulence de la nation ; et quelle espérance n’avons-nous pas d’y arriver ! Nous commençons à entrevoir l’aurore de ce jour favorable. Les sources des richesses sont découvertes, les maux de l’État sont connus, les vrais principes du gouvernement économique sont établis. LOUIS LE BIEN-AIMÉ prépare le rétablissement de la France : quel citoyen pourrait se refuser à l’espoir de voir les beaux jours de la prospérité publique !

(12) Si le rétablissement des présidiaux est encore différé un certain nombre d’années, il ne sera plus temps d’y pourvoir ; leur ruine sera consommée. Il faudra créer de nouveaux tribunaux ; et quelle difficulté ne trouvera-t-on pas à les remplir, lorsque l’exemple qui conduit la plupart des hommes aura tout à fait cessé de frapper leurs yeux : lorsque de longs préjugés auront détourné tous les sujets de cette profession, et que le temps aura fortifié de plus en plus l’opinion publique qui en éloigne ! On sera forcé alors d’accorder à la magistrature beaucoup plus qu’elle ne demande aujourd’hui, et de joindre aux distinctions l’appas des récompenses pécuniaires. L’administration de la justice deviendra plus coûteuse à l’État : en sera-t-elle mieux exercée ? Il est certain, au contraire, que l’État n’est jamais plus fidèlement servi que lorsqu’il l’est gratuitement, et que le principe de l’honneur est bien plus efficace que celui de l’intérêt.

D’ailleurs, trouvera-t-on dans des tribunaux tout nouveaux, la même suite de lumière et d’expérience ? Les compagnies se perpétuent comme le genre humain ; ainsi que les pères sont remplacés par leurs enfants dans l’ordre de la nature, les tribunaux voient leurs pertes se réparer à mesure que la mort enlève des sujets. Les anciens magistrats se font un devoir de former les jeunes ; ils dirigent leurs premiers pas, leur enseignent les usages, les instruisent en opinant, les animent par leur exemple, et leur communiquent les sentiments d’honneur, de probité et de désintéressement, qui sont l’apanage de la magistrature. Les individus se succèdent ; le corps subsiste toujours le même, et avec lui se conserve l’esprit du corps, et les mœurs de l’État ; tradition infiniment précieuse et respectable : mais que deviendra-t-elle, si le fil en est interrompu, si le corps qui doit la transmettre vient à périr ? Il y a déjà nombre de présidiaux où ce dépôt si précieux de lumières et de sentiments ne réside plus que dans trois ou quatre officiers, et est prêt à s’ensevelir avec eux, peut-être sans retour.

(13) Presque tous les présidiaux du royaume viennent de présenter à Sa Majesté des mémoires et des requêtes, pour lui exposer l’état de dépérissement où se trouvent réduits les tribunaux. Le présidial d’Angers a la gloire d’avoir commencé cette réclamation si intéressante pour la magistrature du second ordre. L’exemple d’un siège si recommandable a été suivi peu à peu par les autres. Le présidial d’Orléans vient aussi de présenter un mémoire.

La principale faveur que sollicitent les présidiaux, de la bonté de Sa Majesté, est la concession de la noblesse telle qu’elle a été accordée aux officiers militaires. Tant que les distinctions prodiguées à tant d’offices inutiles ont été détournées de leur véritable usage, les présidiaux ne les ont regardées que comme des avantages offerts à prix d’argent, et mis dans le commerce. L’édit de novembre 1750, en créant une noblesse militaire, a remis en œuvre un des grands ressorts du gouvernement, et a montré les distinctions comme le prix des services rendus à la patrie. Le magistrat a senti naître alors dans son cœur une généreuse ambition : il a commencé à regarder les distinctions comme une marque de la bienveillance du souverain, et à les désirer sous ce point de vue. Il s’est cru permis de les envisager comme une récompense honorable de ses travaux, et ose se flatter que Sa Majesté voudra bien récompenser de la même faveur des services d’un autre genre, à la vérité, mais également nécessaires.

La concession de la noblesse est la seule récompense qui puisse relever la magistrature du dépérissement où elle tombe. Elle ne la mettra pas encore de niveau avec un grand nombre d’autres officiers dont les fonctions sont nulles ou de peu d’importance. Mais du moins on ne pourra plus lui reprocher d’être la seule profession dans l’État, dont les services soient oubliés ou négligés. On ne pourra plus lui reprocher d’être la seule qui n’ait aucune part aux faveurs de Sa Majesté, et qui n’ait point été honorée de ses bontés. Cette considération est toute puissante sur des cœurs français.

On ne doit point craindre que cette concession ne rende les privilèges trop communs, puisque la noblesse ne deviendra héréditaire qu’après 90 ans de services. Peut-être pourrait-on trouver dans la suppression, ou réunion de plusieurs offices qui confèrent la noblesse, les moyens d’accorder cette faveur aux présidiaux, sans multiplier le nombre des privilégiés plus qu’il ne l’est aujourd’hui.

Les présidiaux se réunissent aussi pour demander à Sa Majesté qu’il lui plaise de rétablir leur juridiction dans son intégrité, en accordant un édit d’ampliation relatif à la différence que le laps de temps a mis dans la valeur de l’argent. La somme de 250 liv. était considérable lors de la création des présidiaux, elle n’est plus rien aujourd’hui. La juridiction présidiale ne présente plus qu’une ombre de ce qu’elle était dans son institution ; elle ne remplit plus sa destination, qui était sans doute de faciliter et d’abréger l’administration de la justice ; de décharger les cours supérieures d’un détail minutieux d’affaires, peu digne de les occuper ; et de couper court aux appels indiscrets et ruineux, dont la crainte oblige souvent une partie d’abandonner un droit incontestable lorsqu’il est de peu d’importance. Accorder aujourd’hui aux présidiaux un édit d’ampliation, n’est pas ajouter à leur pouvoir ; c’est simplement les replacer au point de leur établissement ; c’est les conserver dans l’autorité qui leur a été attribuée lors de leur création. Pour sentir combien le temps la réduite, il ne faut que comparer la valeur des grains en 1550 avec la valeur actuelle. Il n’est point de règle plus juste et moins sujette à l’erreur ; quoiqu’il soit vrai de dire que les entraves multipliées qu’on a mises au commerce des grains depuis un siècle ont empêché cette denrée d’augmenter dans la proportion des autres marchandises. Or le setier de blé, mesure de Paris, valait 2 liv. à 2 liv. 5 sols en 1550 ; il vaut actuellement, année commune, 17 à 18 liv. en compensant les chertés périodiques avec les non-valeurs. On ne ferait que suivre cette proportion en portant le premier chef de l’édit à 2 000 liv. et le second à 4 000 liv.

(14) Il n’y a pas douze ans que le présidial d’Orléans se voyait, comme tous les autres, dépourvu de sujets, et regardait la mort de chaque officier comme une perte irréparable pour lui. Il s’est formé un certain nombre de jeunes gens, qui après avoir fait des études sérieuses pendant le cours académique, ont acquis des charges, et mis à profit, pour le service de leurs concitoyens, le goût qu’ils avaient pris pour l’étude de la jurisprudence. Sans cet événement imprévu, le siège d’une ville capitale n’aurait plus que quatre ou cinq conseillers. Mais le rétablissement du présidial d’Orléans, dans les circonstances présentes, est un exemple unique ; et peut-être la nouvelle génération qui vient de s’élever, ne sera-t-elle pas remplacée.

(15) M. Pothier, doyen des conseillers du présidial. Nous nous faisons gloire d’avoir été ses élèves, et de le respecter comme notre maître. Nommé en 1750 à la chaire de droit français, il a travaillé efficacement à ranimer l’étude de la jurisprudence ; et il a trouvé le même zèle dans les autres membres de l’université. Il consacre le revenu de la chaire à distribuer des médailles en prix à la fin de chaque année académique. Les jeunes gens qui se sont disposés par des études sérieuses à les mériter, entrent dans un concours public, où ils disputent les uns contre les autres avec tout l’intérêt que peut inspirer l’émulation et le désir de l’emporter. Toutes les matières qui ont été vues pendant l’année sont l’objet de la dispute : on peut croire que les arguments ne sont pas communiqués.

La réputation de M. Pothier est connue par ses ouvrages, qui le font, avec justice, regarder comme un des plus grands jurisconsultes de notre siècle. Les lumières et les connaissances supérieures de cet excellent magistrat sont la moindre partie de son éloge. Ses amis, qui ont l’avantage de contempler de près les qualités de son cœur, la candeur de son âme, la simplicité de ses mœurs, digne des siècles les plus heureux, et trop parfaite pour servir de modèle à celui-ci, trouvent en lui un exemple admirable de toutes les vertus civiles, morales et chrétiennes. Je m’arrête sur son éloge, pour parler de ses ouvrages : l’un est plus facile à traiter que l’autre.

On a l’obligation à M. Daguesseau, chancelier, ce grand homme, qui savait si bien apprécier le mérite, et le chercher dans la retraite où il se plaît à se cacher, de l’avoir engagé à composer son grand ouvrage intitulé : Pandectœ justinanœ in novum ordinem Digestæ ; ouvrage digne d’avoir été exécuté par les plus fameux jurisconsultes du seizième siècle ; ouvrage dont ils avaient tous senti la nécessité, et qu’aucun n’avait osé entreprendre. Quelle connaissance profonde du droit civil, quel courage, en même temps, ne fallait-il pas pour réparer la confusion que les rédacteurs des Pandectes ont mis dans leur travail, pour y établir un ordre méthodique et suivi, qui présentât une progression d’idées et un enchaînement de connaissances si favorables à l’étude, pour rapprocher tous les textes épars et comme dispersés au hasard ; les placer sous les titres qui les concernent ; les distribuer de façon qu’ils se réfléchissent mutuellement la lumière ; et les lier par des transitions propres à leur donner une liaison naturelle.

Il est peu de matières de droit français sur lesquelles M. Pothier n’ait composé des traités particuliers : on y reconnaît aisément combien la connaissance approfondie des lois romaines est utile même pour traiter les matières les moins analogues au droit civil ; et combien elle met de différence entre un praticien qui n’a étudié que la plupart de nos auteurs français, et un vrai jurisconsulte qui s’est rendu propre la doctrine des lois, qui s’est nourri de leur esprit et de leurs principes. Il a fallu, de la part de ses amis et de ses élèves, les sollicitations les plus vives, jointes à la crainte de voir ses ouvrages imprimés à son insu dans le premier état où ils étaient sortis de sa plume, pour l’engager à les publier. Il a abrégé ses traités de droit coutumier, et les a placé à la tête de chaque titre de la coutume d’Orléans, espèce de commentaire plus utile que de simples notes, qui n’étant relatives qu’à un article, ne laissent aucune liaison dans l’esprit

Ensuite il a publié un ouvrage en deux volumes sur les obligations. Il sert d’introduction à des traités particuliers sur les différents contrats, qu’il se propose de donner successivement. Nous avons déjà le contrat de vente, celui de louage, de la constitution de rente, des lettres de change, du bail à rente, de société : les autres se succéderont promptement.

Il n’est point dans la jurisprudence de matière d’un usage aussi fréquent et aussi universel que les conventions : il n’en est point aussi de plus satisfaisante, et dont l’étude présente à l’esprit des principes plus certains. On doit la considérer comme étant une partie de la morale, de cette science qui nous enseigne nos devoirs envers les autres hommes, et qui est de tous les temps et de tous les lieux ; parce que la raison, dont elle dérive, est partout la même. Cette matière importante ne pouvait être bien traitée que par un jurisconsulte. Car de ce qu’elle est purement de droit naturel, il n’en faut pas conclure qu’elle n’est pas susceptible de difficulté, et que chacun peut aisément trouver en soi la solution de toutes les questions qu’elle présente. L’application des principes ne s’offre pas d’elle-même à l’esprit ; elle ne se fait qu’à l’aide du travail et de la réflexion, et exige souvent beaucoup de finesse et de sagacité. Il en est des vérités de morale, dès que l’on sort de leur généralité pour les appliquer aux affaires et au commerce de la vie, comme des vérités mathématiques, qui ne s’aperçoivent qu’avec le secours de l’étude, et dont la découverte a été le fruit des lumières des plus grands hommes.

L’application juste et précise des vérités de morale, à cette variété infinie d’affaires et de circonstances, a rendu ceux qui ont suivi cette carrière avec succès, les législateurs du genre humain. L’autorité qu’ils se sont acquise est d’autant plus solide, qu’elle se soumet les esprits par la force de la conviction : elle est d’autant plus honorable, qu’ils ne la doivent qu’au travail et à la méditation la plus profonde,

Or, cette gloire est celle des jurisconsultes romains. Elle leur est tellement propre, que tous les jurisconsultes qui les ont suivis, se sont regardés comme leurs disciples, et ont borné leurs prétentions à expliquer leurs décisions à les interpréter, et à en tirer les conséquences. On ne doit pas regarder cette étude comme un travail obscur et servile. Il faut presque égaler ces grands hommes, pour savoir puiser en maître dans la collection qui nous reste de leurs décisions, et qui ne contient que des fragments de leurs ouvrages ; pour tirer des principes que les textes établissent en peu de mots, toute la doctrine qui y est renfermée, la développer, l’étendre ; et traiter une matière avec cette profondeur de connaissances, cette pénétration, cette justesse de décision qui caractérise le jurisconsulte, et dont les Cujas, les Dumoulin, les d’Argentré nous ont donné des modèles.

Fin des Notes.


 

RÉFLEXIONS SUR LES MŒURS.

La nécessité de suivre mon sujet principal m’a empêché de donner une certaine étendue aux grands principes dont je fais usage. Qu’il me soit permis d’y revenir et de traiter en particulier de ce qui concerne les mœurs, les causes de leur corruption, et les moyens de les rétablir. Je le ferai rapidement, sans observer d’autre ordre que la progression des idées qui se présenteront ; sans autre art, que la chaleur qui doit inspirer un citoyen en parlant des plus chers intérêts de la patrie.

Connaître les hommes, et tout l’avantage qu’on peut tirer de leurs passions en faveur de la société. Elles se réduisent toutes à l’amour de soi-même, qui modifié en mille manières, prend, suivant son objet, différentes formes. Il est bon et juste en lui-même, indestructible, et placé dans chaque individu pour la conservation de son être. Susceptible de toutes les directions, il devient la source de tous les biens et de tous les maux dans l’ordre moral ; et l’influence qu’il a sur les biens physiques, est une suite des lois qui unissent l’âme avec le corps. La vertu, sans détruire cet amour de soi-même, le concilie avec l’amour que nous devons aux autres ; elle intéresse chaque particulier au bonheur de ses semblables, et l’attache à sa patrie, à ses concitoyens, à sa famille, suivant les degrés que la justice prescrit. La cupidité, au contraire, resserre le cœur, et concentre dans chaque individu toutes les affections dont il est capable ; elle le rend étranger aux autres, jaloux de leurs avantages, toujours indifférent sur leurs intérêts, et souvent leur ennemi.

Connaître et étudier les moyens de conduire les hommes, c’est le grand art du gouvernement. Ils se réduisent à deux : les lois et les mœurs. Le prince tient en sa main ces deux grands ressorts, et dirige le premier par l’autorité ; le second, par l’opinion publique à laquelle il préside. Le premier contraint par la crainte, et commande l’obéissance ; le second invite, engage, laisse tout à la liberté, et n’en est que plus sûr de son effet : l’un emploie la force qui subjugue ; l’autre, la persuasion qui fait vouloir : l’un se montre et déploie l’appareil de la puissance ; l’autre se cache, et couvre son opération sous des moyens doux et insensibles. Mais le pouvoir des lois est limité ; celui des mœurs n’a point de bornes : non seulement elles agissent où les lois ne peuvent atteindre ; elles s’étendent sur ce qui paraît être le plus immédiatement sous l’empire de l’autorité, en faisant respecter les lois et les magistrats. Ce sont les mœurs qui maintiennent les sentiments d’honneur, le désintéressement, l’amour de la patrie, la fidélité, la probité, et toutes les vertus civiles et domestiques. C’est à elles qu’il appartient de conserver la frugalité, de bannir les folles dépenses, de rendre la simplicité plus honnête que le faste. Les lois dans un grand État ne peuvent rien sur le luxe ; elles présentent un obstacle direct, qu’on se fait un point d’honneur de franchir : mais l’exemple est tout puissant chez un peuple pour qui tout peut devenir mode et usage. Cet exemple de la part des grands doit d’autant moins leur coûter, que le faste n’est plus pour eux un moyen de se distinguer. Il sera suivi par la nation avec d’autant plus d’empressement, qu’une infinité de gens désireraient sincèrement de trouver dans la simplicité une ressource d’économie, et n’ont pas la force de l’y chercher, tant qu’ils n’y seront pas invités par l’exemple.

La cupidité se porte naturellement vers les richesses, comme vers le bien le plus sensible : si tout concourt à la pousser vers ce but, et à l’animer dans cette recherche, elle n’a plus de bornes, et est capable de bouleverser la société. Mais elle court après les richesses beaucoup moins par la nécessité de pourvoir aux besoins physiques, qui sont très bornés par eux-mêmes ; que par le désir de se distinguer, d’attirer les regards, de suivre ou de surpasser les autres par l’éclat de la dépense. Restreindre les besoins imaginaires, régler la dépense par l’exemple de la simplicité, c’est modérer la soif des richesses : et comme la cupidité est toujours inquiète et agissante, présenter à ses désirs des objets honnêtes, lui ouvrir une carrière utile, placer dans la vertu et le mérite la considération après laquelle elle court sans relâche ; c’est la faire servir au bonheur public ; c’est, par une habile préparation, tirer d’un poison funeste un remède salutaire.

Il ne faut pour donner aux mœurs cette direction que des moyens simples, des soins de détail, et une attention continuelle sur tout ce qui est relatif à la décence, à l’honnêteté publique, aux principes de l’honneur.

Avoir continuellement les yeux ouverts sur les entreprises des richesses ; elles ne cherchent qu’à se prévaloir de leurs avantages, à envahir la considération, à éblouir par leur éclat : leur enlever cet appas insidieux, en faisant revivre la simplicité, en tournant en ridicule les folles dépenses, et les recherches du luxe qui font toute l’occupation sérieuse de tant de gens, et tout leur mérite. Veiller sur les rangs qui doivent distinguer les conditions, conserver la subordination qui doit être entre elles, les empêcher de se mêler et de se confondre ; maintenir l’honneur propre à chaque état, et surtout l’esprit de chaque état ; inspirer à chacun du respect pour celui qu’il exerce, et à tous les citoyens un grand soin de leur réputation ; faire trouver dans la vertu même la récompense des actions vertueuses, elles ne peuvent en avoir d’autre ; mais elles ne l’ont plus, dès que le respect pour la vertu s’affaiblit. Punir par la honte et le mépris les actions basses, les viles intrigues, l’indécence de la conduite, la frivolité, la disproportion dans les liaisons ; beaucoup plus encore, les mésalliances, espèce d’avilissement, dont on ne sait plus rougir, et qui établit parmi nous cet axiome effronté, que l’or égale toutes les conditions.

Tous ces moyens de vivification ne tendent qu’au rétablissement de l’ordre et de l’harmonie, et sont aussi favorables à la prospérité publique qu’à la la pureté des mœurs. La fidélité et le désintéressement des sujets seront pour l’État un fonds inépuisable de ressources, et leurs vertus mériteront d’être comptées parmi les richesses les plus solides. Ces sentiments généreux maintenus avec soin dans les premiers ordres de l’État se répandront de proche en proche dans toutes les conditions, et passeront dans tous les cours par le seul effet de cette pente naturelle, qui du penchant des montagnes fait couler dans les plaines les ruisseaux qui les fertilisent.

Le respect et l’attachement des Français pour leur prince, le désir qu’ils ont de lui plaire, la flexibilité de leur caractère, ouvrent les voies les plus faciles à cette circulation. Un mot du souverain, un regard est capable de leur inspirer les plus belles actions : une louange de sa part est pour eux la récompense la plus flatteuse ; une marque de blâme est une punition. De l’élévation où il est assis, il distribue l’honneur et la honte ; il distingue le vice et la vertu, et exerce continuellement la fonction importante de censeur public. Tous ceux à qui il confie son autorité dans les différentes branches du gouvernement, participent à cette fonction, et peuvent faire passer jusque dans les dernières classes des sujets, l’estime pour la vertu. Cette sorte de magistrature qui prononce sans le secours des lois, et sans l’appareil de la justice, est la vraie directrice des mœurs, et le seul tribunal qui puisse en connaître. Le public lui-même est juge en cette partie, et décide en dernier ressort de ce qui est conforme ou contraire aux mœurs, à la décence, à l’honnêteté. Mais ce discernement aussi sûr par lui-même, que l’organe du goût, dont le sentiment n’est point émoussé, s’altère et se corrompt, lorsque la cupidité, trop livrée à elle-même, et mise en action par les circonstances, a porté le désordre dans la société, a bouleversé les idées, et tourné vers les richesses toutes les affections. Le vice, à force de devenir commun, cesse d’être difforme ; la vertu est plus rare, et paraît singulière. La modestie, l’économie, la frugalité ne présentent plus que des ridicules. C’est alors au gouvernement à réveiller ce sentiment du vrai, dont le germe est dans tous les cœurs, à en rétablir la pureté, et à rappeler à la vertu par tous les moyens dont il dispose.

Quoique les mœurs supérieures aux lois échappent au pouvoir direct de l’autorité, et ne soient point de nature à être dirigées par les peines en les récompenses,cependant l’usage de ces deux grands ressorts entre nécessairement dans l’ordre des moyens propres à les maintenir ou à les réformer.

L’honneur et les finances sont les deux sources où le prince puise les récompenses : la première devient d’autant plus abondante, qu’on sait en faire usage ; la seconde est facile à tarir : la première enrichit l’État, la seconde l’appauvrit. Récompenser les services rendus à la patrie, principalement par la considération publique ; y ajouter les distinctions extérieures, mais avec économie, et en discernant le moment où elles deviennent nécessaires. Car il est des temps heureux où l’honneur attaché au mérite des services suffit à tout : la magistrature jusqu’ici n’a eu d’autre soutien, et s’est longtemps conservée avec la dignité qui lui est dûe. Mais, comme nous l’avons établi dans ce discours, il est des siècles où les sentiments du véritable honneur étant affaiblis dans l’esprit des hommes, la considération publique a besoin d’être provoquée par les distinctions extérieures. Dans l’un et dans l’autre cas, elles doivent être ménagées avec soin : car si le fond de l’honneur est inépuisable par lui-même, et s’accroît en proportion de ce qu’on travaille à l’étendre, les distinctions, qui n’en sont que le signe extérieur, s’avilissent et s’épuisent, si on les prodigue en pure perte, et plus encore si on en dérange la destination ; si oubliant leur nature et leur usage, on fait une ressource pécuniaire de ce qui doit servir d’aiguillon à la vertu ; si on vend aux richesses ce qui doit être donné au mérite. Lorsque des circonstances forcées et les besoins de l’État ont emporté loin de ces principes, qui seront toujours vrais et essentiels, on doit tendre continuellement à y revenir, s’en rapprocher le plus qu’il est possible, regarder la concession des distinctions faite sans nécessité comme une dissipation du domaine le plus précieux du souverain, et faire rentrer dans la main toutes ces aliénations.

Les récompenses pécuniaires ont tant d’inconvénients, qu’il serait à désirer qu’on ne fût jamais obligé d’y recourir. Elles devraient être regardées comme des secours accordés à la nécessité, ou comme une indemnité des dépenses faites pour le service public ; jamais comme des récompenses des services mêmes, du mérite ou des talents. Elles épuisent l’État ; le prince le plus généreux est obligé d’y mettre des bornes, quand il considère que ses libéralités sont le fruit de la sueur des sujets. Lorsque les gratifications sont prodiguées, elles servent à entretenir le luxe, elles deviennent un objet d’ambition, elles affaiblissent le désintéressement, et favorisent la cupidité. On ne désire plus que de l’argent, on ne demande que de l’argent ; les distinctions ne paraissent qu’une récompense frivole, qui ne mérite pas d’être comptée ; on met un prix à tous les services, et jusqu’à la vertu tout s’estime au poids de l’or. Le prince n’est plus entouré que de gens avides qui l’assiègent, et qui les yeux fixés sur ses mains, attendent leur salaire. Peut-être même viendra-t-il un temps (car qui sait jusqu’où peut aller la corruption), où des gens qui n’oseraient solliciter pour eux-mêmes des emplois de finance ou des entreprises, ne se cacheront pas d’y avoir des intérêts et d’en partager les profits ; où ils ne rougiront pas de réparer par un gain si honteux les débris du patrimoine que leur ont laissé leurs illustres ancêtres, et que leur dissipation a dévasté. Ce qui est arrivé ne peut-il pas se renouveler encore ? Sully n’eut-il pas à combattre de pareils excès de la cupidité, payée pour protéger la déprédation ?

Saintes maximes de l’honneur, que deviendrez-vous alors, et que deviendra la patrie ? Quel moyen lui restera-t-il pour se faire servir ? L’or, mais peut-il tout faire ; et s’il manque à la fin, comment payer tous ces serviteurs mercenaires ? Nous n’en sommes pas réduits à ce point. L’honneur vit encore parmi nous ; il n’est qu’altéré et émoussé par la rouille des vils métaux : qu’on l’épure, qu’on lui rende son activité, que l’or soit remis à la place, qu’il cesse d’être une récompense, et de partager les fonctions de l’honneur ; il n’a rien de commun avec lui, et l’État trouvera dans les sujets des sentiments de générosité.

Les simples fautes contre les mœurs ne peuvent être punies que par la honte et le mépris ; et l’exercice rigoureux de cette censure salutaire, est la preuve la plus certaine de la pureté des mœurs. Mais lorsque ce frein si nécessaire aux passions, n’a plus lieu, la corruption s’étend d’une manière sensible, et rend communs certains crimes, dont le châtiment est du ressort des lois.

Éclairer toutes les parties du gouvernement intérieur, les simplifier le plus qu’il est possible, et retrancher l’occasion d’exercer des vexations sourdes et obscures, en supprimant les replis et les détours où se cache l’esprit de rapine. L’administration de la justice n’a pas moins besoin de réforme que les autres parties : la décharger de tous les petits impôts qui renchérissent si fort tous les actes judiciaires (il y en a plus de vingt sortes différentes), en abréger les longueurs, en retrancher les formalités inutiles[13], donner aux tribunaux plus d’autorité sur les officiers inférieurs, et les soutenir lorsqu’ils entreprennent de réprimer les abus.

Punir avec la dernière rigueur les déprédations et le péculat en tout genre. Si les anciennes lois n’ont pas prévu tous les cas, ajouter à leurs dispositions, puisque la cupidité invente de nouveaux genres de crimes ; c’est à la nécessité des circonstances que toutes les lois doivent leur origine. Les exemples de l’impunité n’ont que trop multiplié parmi nous ceux du désordre. Le silence de la justice semblait être une invitation au crime. Le jugement rendu en dernier ressort au Châtelet de Paris le 10 décembre 1763 a réveillé la crainte dans les cœurs, où la pudeur était éteinte, et a vengé l’État et les mœurs.

Faire revivre l’activité des lois contre les banqueroutiers frauduleux, et regarder comme tels, ceux dont la ruine a été préparée par le luxe et par la dissipation : rétablir ainsi la confiance et les sentiments d’honneur dans le commerce. Il est inouï de voir avec quelle facilité on se détermine aujourd’hui à annoncer sa honte, avec quel front on la soutient, avec quelle fraude on a soin de se ménager des ressources.

Les deux excès opposés des trop grandes richesses et de l’extrême pauvreté, ordinairement réunis ensemble, sont également funestes à l’État et aux mœurs : à l’État, parce qu’un seul homme tient lieu de cinquante familles sans faire la même consommation, et prive la société du travail et de la population d’un grand nombre d’hommes destinés à le servir ; tandis que le pauvre est dans l’impuissance d’améliorer son héritage, de fournir à son nécessaire physique et d’élever sa famille : aux mœurs, parce que les trop grandes richesses portent à la mollesse et au luxe, et que la misère affaisse l’âme, applique tout son ressort à la sensation urgente du besoin, avilit les sentiments, atténue la probité, porte au découragement, et conduit enfin à la mendicité.

Pour éviter ces deux excès, supprimer d’un côté l’exemple contagieux des fortunes trop rapides, qui a donné tant de crédit aux richesses, et de l’autre, porter l’aisance parmi le peuple et surtout dans les campagnes. Ces deux opérations sont intimement liées, et seront le fruit des mesures annoncées par la déclaration du roi du 21 novembre 1763.

S’appliquer à connaître la situation et les besoins de chaque province, pour traiter chaque canton d’une manière relative à son état ; donner le temps et les moyens aux plus pauvres de se rétablir ; répandre à propos l’argent dans les endroits d’où on ne peut en tirer ; le semer où il est trop rare, en y faisant exécuter des travaux utiles, en leur ouvrant des débouchés ; porter directement la dépense et la consommation dans les lieux où les denrées sont à trop bas prix par la difficulté du transport ; y établir des manufactures, et y faire pénétrer l’argent par tous les moyens possibles. La principale utilité des Sociétés d’agriculture consiste à acquérir ces connaissances de détail, et à mettre le gouvernement à portée d’en faire usage.

Inviter à l’acquisition des fonds de terre, au travail et à l’emploi utile des hommes et de l’argent ; y forcer, en fermant toute autre voie de subsister, toute autre manière d’employer son bien ou son industrie ; réduire l’intérêt de l’argent aussitôt que la confiance aura rétabli la circulation. La classe oisive des rentiers épuise toutes les autres : le haut intérêt empêche les entreprises utiles, multiplie trop une sorte de bien dont le produit est nul pour l’État, et fait tomber la valeur des biens-fonds, dont le revenu, moins certain et sujet à des charges, n’a point de proportion avec celui des rentes.

Supprimer peu à peu les offices inutiles, en regardant comme tels tous ceux dont les fonctions peuvent être réunies à d’autres ; il en resterait un bien petit nombre. De toutes les dettes de l’État il n’en est point dont la libération soit plus avantageuse : et qui pourrait croire tous les inconvénients qu’a causé l’introduction de cette espèce de biens fictifs, inconnus à nos pères, peut-être à tous les peuples, et dont la vanité de notre nation la rend insatiable : multiplicité de privilèges ; tout le monde en veut avoir, et il n’est pas jusqu’au dernier emploi de finance qui n’en procure ; surcharge pour le peuple, sur qui tombe l’excédent du fardeau ; autre surcharge pour le paiement des gages attribués à ces offices, complication dans la machine politique, embarras dans la circulation, gêne dans les affaires, incertitude sur la route qu’on doit tenir, distraction de la justice ordinaire, qui pourrait suffire à tout, affaiblissement du véritable honneur, appas propre à flatter l’orgueil, abandon des professions utiles, éloignement du travail, invitation à la mollesse et à l’oisiveté. La multiplicité des offices est une des principales plaies de l’État : tous les grands ministres ont été frappés de ce désordre ; Sully, Colbert, ont travaillé à y remédier, n’ont pu le faire que faiblement, et il subsiste plus grand que jamais.

La suppression des offices inutiles rendrait aux tribunaux ordinaires la dignité qui leur convient. Les offices de magistrature sont aujourd’hui confondus et effacés dans la foule des autres offices : on les néglige pour courir aux avantages que les autres présentent ; ils sortiraient de l’avilissement où ils sont tombés, ils seraient recherchés et estimés, et le respect pour les magistrats est une suite de celui qu’on doit au souverain, dont ils exercent l’autorité.

Ne présenter que des moyens honnêtes de s’enrichir, l’agriculture, le commerce, l’industrie. Ces moyens de subsistances ont besoin d’être soutenus par l’économie : la concurrence empêchera les profits trop considérables ; l’argent sera plus partagé, et l’intérêt public l’exige.

C’est dans les campagnes qu’il faut asseoir les fondements d’une prospérité solide et durable : c’est sur son territoire mis en grande valeur, qu’une nation agricole doit établir sa puissance. Les nations voisines peuvent lui enlever des branches de commerce ou d’industrie, et attirer chez elles ceux de ses sujets qui n’ont que de l’argent ou des bras. Les richesses réelles tiennent à la terre par la racine, et y attachent les hommes par les liens de la propriété. Aimer, honorer et protéger l’agriculture, source première des richesses, assurer la rentrée de ses avances, encourager ses travaux, faciliter ses entreprises, en dissipant pour toujours la crainte de l’arbitraire, en délivrant le cultivateur du fléau de la mendicité, en procurant le débit et la valeur des denrées, en favorisant la consommation en tout genre. C’est par ces moyens, aussi simples qu’efficaces, qu’on peut ranimer l’agriculture dans les lieux où elle est languissante, la créer dans ceux où elle n’existe pas, conduire la charrue sur les terres qui n’ont jamais senti l’impression du soc ; couvrir les landes de troupeaux, changer les déserts en des champs fertiles, et faire naître des richesses et des hommes, où régnaient l’affreuse indigence et la solitude. Que le cultivateur ranime ses forces engourdies et relève son courage abattu. Un avenir plus heureux s’ouvre à son espérance, il touche au moment fortuné où ses efforts seront couronnés du succès, où son sort sera digne d’envie, où la paix, la sûreté, la liberté se joindront à l’innocence de la profession pour en compléter le bonheur. [14]

Ouvrir tous les débouchés au commerce et le laisser agir ; l’autorité nuit à ses progrès, lorsqu’elle entreprend de présider à ses opérations et de diriger sa marche. Le commerce ne crée rien par lui-même, mais il donne la valeur aux productions, va les présenter à l’endroit où se trouve le prix favorable. Sans lui le superflu devient à chargebien loin de se convertir en richesses ; la fécondité de la terre n’est plus un bien désirable ; les succès du cultivateur tournent à sa perte, et l’abondance, ce don si précieux du créateur, ne produit qu’un fardeau inutile. Le commerce des denrées marche à la suite de l’agriculture, dont il est le soutien et le moteur ; il doit partager la faveur qu’elle mérite, et sera regardé comme le premier et le plus important de tous les commerces, lorsque les hommes jugeront des choses par le degré d’utilité, et non par l’éclat ou l’opinion.

Laisser à l’industrie toute la liberté du travail ; ce sont les besoins qui déterminent ses occupations ; c’est l’aisance nationale qui les multiplie. [15] Réserver les encouragements pour les entreprises utiles, et propres à favoriser la consommation des productions territoriales : mépriser celles qui ne servent qu’à nourrir le luxe, et les abandonner à elles-mêmes. L’industrie est, par son état, subordonnée à l’agriculture ; c’est d’elle qu’elle attend son salaire et reçoit sa subsistance. Qui croirait qu’il fut un temps où elle s’est cru indépendante, où aveuglée sur ses intérêts, elle a prétendu asservir le cultivateur, pour s’élever sur ses ruines, et fonder ses succès sur l’avilissement des denrées et l’extinction du revenu territorial ? [16] Il est bon de se rappeler ses entreprises pour la tenir dans le rang qui lui convient, et de se souvenir que son sort est tellement lié avec celui de l’agriculture, que le luxe est également funeste à l’une et à l’autre.

La grandeur démesurée de la capitale peut être considérée comme une des causes de la décadence des mœurs, et de l’appauvrissement de la nation. Cette ville immense semble être le tombeau des hommes et des richesses. C’est là où l’exemple du luxe force à l’imitation les gens les plus sages, et gagne toutes les conditions. Il impose les lois les plus dures, il épuise les revenus ; il contraint au célibat une infinité de citoyens, et porte même des pères de famille à sacrifier leur patrimoine à l’augmentation de leurs revenus. Tout moyen paraît honnête pour soutenir les dépenses qu’il exige : intrigues, bassesse, trafic d’argent, fonctions viles et humiliantes.

Tout l’argent du royaume va par mille canaux se perdre dans cette ville comme dans un gouffre insatiable : il est soustrait à la circulation utile, et absorbé par le luxe. C’est le séjour des grands propriétaires, des rentiers et de la haute finance, dont les richesses infiniment supérieures à leurs besoins ne peuvent être restituées au commerce que par des dépenses, ou étrangères à l’agriculture, ou qui n’ont avec elles qu’un rapport éloigné. L’argent qui s’y porte n’en revient qu’en partie pour fertiliser nos campagnes, d’où il a été tiré, et ne retourne dans les mains du cultivateur qu’avec lenteur et avec perte. Les provinces circonvoisines profitent de leur position, et se soutiennent par le débouché de leurs denrées : les provinces plus éloignées voient leur numéraire s’écouler sans retour, et languissent dans l’abattement. Mais qu’elles se consolent de cette perte : du côté des mœurs, elles gagnent à l’éloignement. En effet, si la capitale vivifie sa banlieue par la nécessité de fournir à sa consommation, elle lui communique en même temps ses mœurs, et lui fait acheter bien cher l’avantage de sa proximité. En échange de nos denrées, elle nous envoie des modes, des superfluités, de méprisables bagatelles, et nous enivre de son goût pour le luxe et la frivolité. Nos jeunes gens vont y prendre les manières agréables, le ton suffisant, l’amour du plaisir, et les principes irréligieux d’une nouvelle philosophie. Si quelques-uns y vont pour s’instruire, se former l’esprit, y puiser des connaissances utiles, et profiter des secours abondants qu’on y trouve dans tous les genres, combien d’autres s’empressent d’y aller perdre l’innocence de leurs mœurs, et le fruit d’une sage éducation, et reviennent ensuite corrompre leurs concitoyens.

L’intérêt de l’État et celui des mœurs est de faire refluer, par tous les moyens possibles, les richesses et les hommes dans les campagnes. Les richesses, c’est là où elles sont le mieux placées à tous égards ; elles n’y deviennent pas une source fatale de corruption ; elles n’y sont pas employées en dépenses vaines et superflues ; leur usage n’y est pas réduit à une circulation infructueuse, dont le revenu tiré d’un fonds stérile par lui-même, est un produit imaginaire pour la nation. Confiées à la terre qui les rend avec usure, elles sont le germe fécond de la reproduction ; elles constituent la puissance de l’État ; elles servent à élever une forte population, à nourrir toutes les classes des citoyens, à donner naissance à tous les revenus : envier les richesses aux campagnes, c’est regretter la semence qu’on jette en terre.

Le séjour des hommes est également utile dans les campagnes ; s’ils y sont agents, ils font partie de la classe d’hommes la plus précieuse à l’État : s’ils sont propriétaires, ils portent la vie dans leur canton, leur consommation est un débouché sur les lieux, leurs dépenses se tournent naturellement du côté des améliorations. Combien ne serait-il pas à désirer que les grands seigneurs allassent demeurer dans leurs terres, et habiter ces châteaux honorés autrefois par la présence de leurs généreux ancêtres. Ils y seraient vraiment grands, et si l’éclat les flatte, ils y tiendraient un état plus considérable, que dans une ville où tout est confondu : leur exemple peuplerait les campagnes de gentilshommes qui s’empresseraient de leur faire la cour. Au lieu de dissiper, en dépenses de luxe, l’héritage de leurs pères, et d’importuner le prince pour en obtenir des gratifications prises sur la substance de l’État, ils apprendraient que l’économie est la ressource la plus solide, et le fonds le plus riche ; ils ne devraient leur aisance qu’à eux-mêmes, et élèveraient une famille nombreuse, digne de transmettre un nom respecté des peuples.

L’innocence des mœurs bannie des villes, n’habite plus que les campagnes. Qu’on jette les yeux sur les cantons où il reste encore un peu d’aisance ; on y trouvera de la probité, de l’honneur, de la générosité, et des cœurs ouverts à la compassion : on y trouvera un jugement sain, de la prudence et de la retenue : on y verra les actions basses flétries par la honte, l’estime accordée aux familles honnêtes, la convenance dans les mariages, la délicatesse sur les alliances. Cessons de mépriser cette classe d’hommes utile et respectable. Non seulement elle peut se passer absolument de nous, et nous attendons et recevons d’elle notre subsistance : mais ce qui doit nous faire rougir, c’est d’elle que nous devons apprendre à réformer nos mœurs ; c’est parmi elle que nous devons aller renouveler nos sentiments, étudier la simplicité, chercher le bonheur, contempler la sagesse, et goûter la vertu, si nos âmes dégradées sont encore sensibles à ses charmes.

 

 

FIN.

_______________

[1] Le jugement rendu en dernier ressort par le Châtelet de Paris le 10 décembre 1763, contre les nommés Bigot, Varin, Cadet et autres, dans l’affaire du Canada, ne prouve que trop combien la cupidité non réprimée est funeste à l’État, et à quels excès elle est capable de se porter.

[2] Voyez l’Esprit des Lois, liv. 3, chap. 5, 6 et 7.

[3] « Il y a un lot pour chaque profession. Le lot de ceux qui lèvent les tributs est les richesses, et les récompenses de ces richesses sont les richesses même. La gloire et l’honneur sont pour cette noblesse, qui ne connaît, qui ne voit, qui ne sent de vrai bien que l’honneur et la gloire. Le respect et la considération sont pour ces ministres et ces magistrats, qui ne trouvant que le travail après le travail, veillent nuit et jour pour le bonheur de l’Empire. » L’Esprit des Lois, liv. 13. ch. 20.

[4] Édit de février 1763.

[5] Contre l’assertion de l’auteur de l’Esprit des Lois, citée supra.

[6] Discours sur l’inégalité des conditions.

[7] Préambule de la déclaration.

[8] Se trouve à Paris chez P. G. Simon, Imprimeur du Parlement, rue de la Harpe. (Errata.)

[9] Il est encore des gens qui ne cessent de répéter des objections mille fois réfutées, et qui semblent impénétrables à la conviction. Ils ne peuvent concevoir combien l’excès du superflu est nuisible ; le moindre enlèvement les effraye, et leur paraît pris sur le fond de la subsistance ; ils croient toujours voir la disette avec toutes ses suites ; ils ne parlent que de précautions à prendre, comme si l’augmentation du prix, jointe aux frais de voiture, ne suffisait pas pour arrêter à propos l’écoulement ; comme si la liberté de l’importation, qui doit être aussi entière que celle de l’exportation, ne devait pas mettre un niveau toujours constant, et établir un prix commun entre tous les marchés de l’Europe ; comme si la quantité de vaisseaux qu’il faudrait pour exporter seulement cinq millions de septiers de Paris, c’est-à-dire, environ le tiers, ou même le quart de notre superflu ordinaire (il faudrait 2000 vaisseaux de 300 tonneaux), ne démontrait pas l’impossibilité d’une forte exportation ; comme si les nations, qui sont en possession de ce commerce que nous faisions seuls autrefois, devaient nous l’abandonner en entier ; comme si les besoins n’avaient point de bornes ; comme si l’Angleterre ne conservait pas sur nous un avantage considérable à parité de prix, tant par la modicité de son fret et de son fur qui facilite les entreprises de commerce, que par la gratification de 54 sols, accordée par le gouvernement pour chaque septier exporté, etc.,etc., etc…. Il est encore des gens qui tiennent à cette foule de règlements rendus pour l’approvisionnement de Paris ; comme si on devait craindre que les denrées pussent cesser d’aller se présenter où se trouve la forte consommation sans risques et sans frais ; comme s’il était besoin que le gouvernement prît des mesures pour faire couler l’eau de la Seine de Melun à Paris. Ils citent les années de disette, comme s’il n’était pas démontré, non seulement que les disettes ont été causées périodiquement par les non-valeurs précédentes, mais même que les prohibitions ont doublé la cherté dans les temps de disette par les entraves mises au commerce. D’autres enfin, tels que l’auteur de la lettre insérée dans la Gazette du Commerce du 3 mars 1764, conviennent en général de l’avantage de l’exportation ; mais ils la croient prématurée, et prétendent qu’il y a des inconvénients à prévenir, des tempéraments à garder, des mesures préparatoires à prendre ; qu’il faut commencer par faire refluer l’argent dans les campagnes ; comme si le cultivateur pouvait en recevoir autrement que par le prix de ses denrées ; qu’il faut commencer par interdire l’entrée des grains étrangers, comme si pour préparer les voies au commerce, il fallait s’isoler et fermer les communications d’une correspondance qui doit être réciproque ; qu’il ne faut ouvrir les débouchés qu’avec réserve et la balance à la main, comme si la vraie balance ne consistait pas dans le niveau que la liberté des secours mutuels met entre les peuples qui en jouissent, comme s’il appartenait à des hommes faibles et sujets à l’erreur, d’oser diriger cette balance invariable et sûre, que l’Être suprême a établi dans la marche des opérations naturelles; qu’il faut attendre que nos récoltes soient plus considérables, comme s’il était avantageux qu’elles le fussent, avant que le débit soit assuré, comme si elles pouvaient augmenter, tant que le prix ne sera pas plus favorable, et comme s’il pouvait l’être, tant que nous n’irons pas chercher des consommateurs, et partager le prix commun de l’Europe.

[10] Il s’est élevé un homme d’un génie profond et pénétrant, qui a eu la force d’embrasser d’un coup d’œil les rapports les plus compliqués, d’en saisir l’ensemble, et de soumettre au calcul le plus exact cette chaîne de vérités, qui forment la science économique. La modestie qui l’engage à se cacher ne nous dispense pas du tribut de la reconnaissance. Le tableau économique est comme un germe fécond qui renferme en abrégé toute la théorie du gouvernement d’une nation agricole : invention d’autant plus admirable qu’elle est simple, et d’autant plus utile, qu’elle fixe pour toujours nos idées sur les points les plus intéressants au bonheur de l’humanité, qu’elle dissipe les erreurs si terribles en ce genre, qu’elle écarte les doutes, les préjugés et les opinions, pour ne présenter que la certitude, et qu’elle termine toutes les disputes, pour laisser penser, réfléchir, et agir. Le tableau économique a déjà été développé par l’auteur citoyen de la Philosophie rurale, il le sera encore, et ne saurait trop l’être. Des vérités si importantes doivent être présentées sous toutes les faces, mises à la portée de tout le monde, devenir communes et palpables ; si elles sont encore trop neuves pour être, dans toute leur étendue, la règle de notre conduite, nos enfants pourront un jour en recueillir les fruits, et ils y trouveront leur bonheur.

Qu’il me soit permis d’indiquer en peu de mots la suite des principes qui dérivent du tableau économique, par rapport au commerce des grains.

1°. La terre ne produit rien ou presque rien sans culture.

2°. La culture exige un fond primitif d’avances, et des frais annuels.

3°. Ce fond doit être aussi sacré que la propriété des héritages mêmes. Il doit être d’autant plus respecté, que la terre ne peut être enlevée, au lieu que les richesses d’exploitation peuvent être dérobées à la terre, et portées ailleurs. Elles peuvent être attaquées sourdement, sans que le gouvernement s’en aperçoive, et s’échapper des mains du cultivateur, au grand préjudice de la reproduction.

4°. La grande culture exige de fortes avances, et donne un grand produit ; la petite culture en exige moins, mais ne rend presque rien, donc elle est plus coûteuse.

5°. Les richesses avancées tous les ans, et risquées par le cultivateur, doivent lui être restituées tous les ans, avec l’intérêt de ses avances primitives et annuelles assez fort pour le mettre en état de subvenir aux accidents, et de soutenir son atelier. Or, cette restitution ne peut lui être faite que par la vente de ses denrées.

6°. Il n’y a de produit net, qu’après le remboursement des avances, et le paiement du bénéfice ou intérêt dû au cultivateur.

7°. Le cultivateur vit sur ce bénéfice ; mais l’État, le propriétaire, le clergé, les rentiers, toute la classe stérile, et tout le reste de la nation, ne vit que sur le produit net ; c’est-à-dire, sur ce qui excède la portion immune et inattaquable du cultivateur.

8°. Il est donc bien intéressant pour toutes les classes de citoyens qu’il existe un grand produit net. Or, la quotité du produit net dépend uniquement de la vente plus ou moins avantageuse des denrées.

9°. Les denrées sont des biens par leur nature, mais elles ne sont richesses que par leur valeur :

10°. Donc l’abondance, jointe à une grande valeur, est le point où il faut tendre : donc une nation ne doit jamais craindre de voir ses denrées à un prix trop haut (la disette à part), parce qu’elle ne doit pas craindre d’avoir un trop grand revenu.

11°. Or, la valeur vénale dépend du plus ou moins de consommation des denrées de premier besoin.

12°. Donc si la quantité des denrées excède de beaucoup la consommation nationale, ce superflu n’est plus richesses, et nuit à la valeur du nécessaire. Il faut 60 septiers au lieu de 40 pour rembourser le cultivateur, 30 au lieu de 20 pour payer le propriétaire, 18 au lieu de 12 pour payer l’impôt ; c’est 36 septiers de perte sur 108.

13°. Le blé est la denrée la plus nécessaire, mais on ne peut en faire d’excès ; la consommation dépend du plus ou moins de population ; donc si la population nationale ne suffit pas, il est indispensable, pour soutenir la valeur, d’aller chercher des consommateurs par le moyen du commerce à qui il appartient de procurer le débit et la valeur.

14°. Quand même la consommation nationale serait au pair avec l’agriculture, il faudrait encore exporter, si on veut étendre la culture, qui n’a d’autres bornes que la consommation.

15°. La culture étant impraticable sans le secours des bestiaux, soit comme agents, soit comme engrais, l’accroissement de la culture entraîne la multiplication des bestiaux : nouvelle branche de richesses pour la nation.

16°. Mais s’il dépend d’une nation de faire tomber la valeur de ses grains, et d’anéantir son revenu, en fermant toutes les communications, il ne dépend pas d’elle de donner à ses denrées autant de valeur qu’elle pourrait le désirer. Tout ce qu’elle peut faire est de participer au prix commun des grains chez les nations voisines, et même l’effet de la concurrence sera de le faire tomber. (Il est à 21 liv. en Angleterre le septier, il tombera à 18 liv. dès que la France se présentera pour le partager.)

17°. Or, c’est le commerce qui établit ce niveau invariable entre les nations commerçantes ;

18°. Il faut donc décharger ce commerce de toute espèce de droits au-dedans et au-dehors du royaume, car tout impôt donne aux étrangers un avantage sur nous ; et il faut donc lui laisser la plus grande liberté au-dedans et au-dehors, pour l’entrée et pour la sortie, pour les régnicoles et pour les étrangers ; car qu’importe qui nous débarrasse de notre superflu, et qui voiture nos denrées. Le grand intérêt d’une nation agricole est de vendre et de procurer à ses productions des débouchés à moindres frais qu’il est possible, parce que les frais sont pris sur la chose, diminuent le bénéfice, et sont un grand obstacle à la sortie. Elle doit donc établir la concurrence entre les voituriers et les voituriers étrangers, et ne pas restreindre son exportation pour vouloir profiter seule du mince bénéfice de la voiture, surtout lorsqu’elle n’a point assez de vaisseaux pour y suffire, et que les étrangers ont le fret moins cher.

19°. Le commerce des premières denrées est donc le commerce le plus essentiel à une nation agricole. Plus il est rapide et libre, et plus les denrées ont de valeur ; plus la reproduction est forte, plus il y a de produit net, plus la nation est riche, plus le propriétaire a de revenu, plus il dépense, et met les autres classes en état de dépenser ; par conséquent plus la population augmente, car elle est toujours en raison des moyens de subsistance.

20°. Le grand avantage de l’exportation ne consiste pas tant dans la quantité de grains qu’on peut exporter, et qui sera très bornée par la concurrence ; que dans la participation au prix commun de l’Europe, dans l’avantage d’un prix égal et soutenu ; dans la petite augmentation de valeur, mais constante, qui fera refluer plus de richesses dans la campagne, où elles se reproduisent au centuple : 20 sols de plus seulement par septier sur le froment, 10 sols sur les menus grains, forment un bénéfice pour les cultivateurs de 50 millions ; somme au-dessus du montant du pied de la taille.

21°. Voici la marche du revenu dans l’état prospère. Il est distribué par le propriétaire, moitié à la classe productive, moitié à la classe stérile, mais de manière que chaque moitié, sans s’arrêter un instant, passe et repasse de l’une à l’autre classe par le moyen des achats et des ventes nécessitées par les besoins mutuels, ce qui opère un reversement continuel et réciproque, qui fait mouvoir et vivifie toute la machine économique.

22°. Donc, puisque tout le revenu passe par chacune des deux classes, il est aussi intéressant pour la classe stérile, qu’il l’est pour la classe productive, que les denrées aient une grande valeur, ou ce qui est la même chose, qu’il y ait un grand revenu dans l’État, parce que tout le revenu se dépense annuellement, et que la dépense procure du salaire et de l’ouvrage à tous ceux qui ne vivent que de leur travail.

[11] Ceci est écrit au 15 avril 1764.

[12] Voyez l’Essai politique sur le commerce, chap. 9 ; l’Esprit des Lois, Liv. 7, ch. 4, et autres ouvrages.

[13] S’il est digne de la bonté du roi et de son amour pour ses sujets de leur faire rendre gratuitement la justice, il est digne de sa sagesse d’en simplifier l’administration, Tout le monde sent la nécessité de cette réforme : mais de toutes les parties, il n’en est point où elle soit plus indispensable que dans la procédure qu’on tient pour parvenir aux décrets forcés et volontaires. En effet, il s’agit dans un décret de vendre judiciairement un héritage, et de purger tous les droits auxquels il peut être sujet, après avoir suffisamment averti tous ceux qui peuvent y avoir quelque intérêt. Or, les moyens qu’on prend pour y parvenir sont ruineux et impraticables, lorsque l’héritage est de peu de valeur ; ils fournissent toutes les facilités possibles à la chicane, et n’atteignent qu’imparfaitement le but qu’on se propose. Il est vrai que les coutumes exigent chacune différentes formalités pour les décrets ; mais il n’en est pas de ces dispositions de nos coutumes comme de celles qui règlent les droits des fiefs, la communauté ou les successions. On peut, sans troubler les familles, changer et rendre uniformes partout de simples formalités qui tendent au même but, quoique par différentes voies.

Ce n’est point ici le lieu de développer un projet : voici quelques vues générales. 1°, Décharger les décrets de toute espèce de droits comme les autres parties de l’administration de la justice, et par conséquent, rembourser les offices qui donnent lieu à des procédures et à des frais considérables, et qui ont été créés dans des temps de nécessité. Les frais d’un décret forcé sont monstrueux. Ils retombent sur le malheureux débiteur, dont le sort déplorable a toujours paru mériter l’attention et la protection des lois, et qui dépouillé de son bien, en voit une partie dissipée en pure perte, et inutile à la libération. Ils retombent sur les derniers créanciers, et absorbent la portion du prix qu’ils pouvaient prétendre.

2°. Ordonner qu’aucun décret ne puisse se poursuivre ailleurs que dans la justice royale du ressort où est situé l’héritage. La facilité de porter les décrets volontaires où on veut, semble introduite pour en ôter la connaissance. L’ordonnance de 1629 avait statué que tous les décrets seraient faits devant les juges des lieux : cette sage disposition n’a pas été suivie.

3°. Ne conserver qu’une simple affiche à la porte de l’Église de la situation qui serve à annoncer la saisie de l’héritage, et avertir ceux qui y ont intérêt.

4°. Supprimer tous les autres transports d’huissier, affiches, publications, etc., et substituer à toutes ces formalités, multipliées à l’excès et inutiles, un tableau affiché à l’entrée de la juridiction, et un livret imprimé tous les six mois par l’autorité du juge, qui contiendraient l’un et l’autre tous les décrets forcés et volontaires, avec le détail convenable, et le temps de l’adjudication. Ce moyen va plus directement au but que toutes les formalités actuelles.

5°. Fixer des délais certains pour terminer les décrets, comme le terme de six mois ou d’un an, à l’arbitrage du juge, mais ni plus long ni plus court. Régler la manière et le temps de former et de juger les oppositions, de manière qu’elles ne retardent point l’adjudication du décret. Est-il rien de plus contraire à l’intérêt public, que la facilité qu’on a de tellement incidenter, qu’on parvient à éterniser un décret ?

[14] Nous ne pouvons pas douter que l’exportation des grains et la répression de la mendicité ne soient incessamment accordées aux besoins et à la sureté des cultivateurs. Ils n’auront plus à désirer qu’une répartition fixe et proportionnelle de l’impôt, et la déclaration du 21 novembre 1763 est pour eux un gage certain de la protection qu’ils doivent attendre en cette partie.

[15] Ne pourrait-on pas regarder l’érection de tous les arts mécaniques en communautés, comme une atteinte à la liberté naturelle et imprescriptible, qui laisse chacun le maître de choisir le genre d’occupation qui lui convient, et le travail auquel il se croit propre ? Quel intérêt public a jamais pu être assez fort pour conseiller l’introduction de tant de privilèges exclusifs, et priver un homme du droit de vivre de son industrie ? L’intérêt des arts, au contraire, n’est-il pas d’être exercés par plus de personnes ? L’intérêt des citoyens n’est-il pas d’avoir la main-d’œuvre à moindre prix ? Les deux avantages ne peuvent se rencontrer parfaitement que dans la concurrence la plus entière. D’ailleurs, l’établissement des communautés est une source intarissable de recherches odieuses, de saisies et de procès, qui les engagent dans des emprunts ruineux. Les réceptions aux maîtrises sont souvent très chères; les épreuves qui les précèdent, les visites qui se font chez les maîtres ne sont la plupart du temps que des formalités qui se réduisent à exiger de l’argent. Il n’y a qu’un très petit nombre d’arts qu’il soit nécessaire de conserver en communautés, tels que la chirurgie, la pharmacie, etc., mais il faut veiller à ce que l’admission à la maîtrise ne soit pas trop coûteuse.

[16] C’est pour favoriser le bon marché de la main d’œuvre qu’on a dans le siècle dernier fermé tous les débouchés au commerce des grains, et fait tomber leur valeur. Il est reconnu aujourd’hui que ç’a été une méprise de la dernière conséquence d’avoir ainsi sacrifié les productions de la terre aux travaux de l’industrie, les charrues aux manufactures, et l’habitant de la campagne au peuple des villes : et que cette faute de calcul a eu les suites les plus fâcheuses, non seulement par rapport à l’agriculture, mais aussi par rapport à la classe stérile, qui n’a d’autre intérêt que d’avoir de l’occupation, et qui en manque lorsque le revenu territorial réduit à rien par le bas prix, ne peut plus lui fournir des salaires aussi abondants.

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