La liberté d’expression selon Jean-Baptiste Say

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De la liberté de la presse est l’un des premiers et des plus méconnus écrits de Jean-Baptiste Say. Paru en 1789, il est significatif du progrès, en France, des idées de liberté. Il est aussi une contribution courageuse et bien sentie de celui qui devint plus tard le plus grand économiste libéral français. À ce double titre, il méritait de sortir de la poussière et de l’anonymat, et d’être présenté dans cette revue.


La liberté de la presse selon Jean-Baptiste Say

par Benoît Malbranque

(Laissons Faire, n°7, décembre 2013)

 

Un penseur brillant n’a jamais deux fois l’occasion d’être jeune. Pour comprendre la genèse d’une pensée, la seule solution est de consulter les écrits de jeunesse : lire les controverses philosophiques du jeune Karl Marx, pour faire l’archéologie du marxisme ; ou consulter les cours de philosophie morale du professeur Adam Smith, pour y chercher les traces de la future Richesse des Nations.

C’est une enquête similaire que nous mènerons ici, en commentant l’un des premiers écrits de l’économiste Jean-Baptiste Say. Il s’agit d’une courte brochure, intitulée De la liberté de la presse. Elle fut publiée à une période charnière de l’histoire de notre nation : en 1789.

Cette brochure a été beaucoup négligée par les commentateurs ultérieurs de l’œuvre de Say, et ceci est fort dommage, pour au moins trois raisons. La première, nous l’avons esquissée, et elle est biographique : il s’agirait par l’étude de ce texte de faire sentir quelles ont pu être les premières conceptions politiques du jeune Jean-Baptiste Say. La seconde, qui est liée mais qui est plus théorique, peut s’exprimer ainsi : notre conception du libéralisme ne grandirait-elle pas par l’étude du traitement d’une liberté cruciale par celui qui allait devenir plus tard le plus grand économiste libéral français ? La troisième, enfin, est plus historique : l’étude de cette brochure nous permettrait d’offrir un éclairage nouveau et instructif sur l’état des esprits relativement à cette question importante de la liberté de la presse, au seuil du déclenchement de la Révolution française.

Il est certain qu’en effet, cette brochure était illustrative du développement intellectuel de l’époque. Elle l’était d’abord par son thème, la liberté de la presse : en cette même année de 1789, pas moins de 7 000 brochures furent publiées en France sur ce thème. Mais plus encore, c’est par le ton et par les idées que ce petit opuscule s’unit parfaitement avec les tendances intellectuelles du début de la Révolution.

Comme nombre de ses contemporains, blessés par les prétentions absolutistes de la censure royale, le jeune Jean-Baptiste Say proclamait dans sa brochure la grande utilité de la liberté de la presse : c’est elle qui propage la lumière, expliquait-il notamment dans une métaphore.

« Les lumières de l’esprit sont comme la lumière du jour. Aussitôt qu’elle pénètre dans nos maisons, le mouvement, le travail, les plaisirs, tout renaît ; et de là le bonheur. » (Œuvres complètes, V, p.149) [1]

Grâce à l’invention de l’imprimerie, écrit en outre l’économiste français, l’âge primitif des hommes a cessé, les idées se sont transmises plus aisément, et « tout le monde s’est enrichi ». (p.149) Alors pourquoi vouloir bloquer cette transmission salutaire ?

Cela est contraire à l’intérêt de l’humanité, et cela va aussi à l’encontre de la nature même de l’esprit humain et des idées qui en naissent, qui sont libres par essence, et qui ne demandent qu’une chose, c’est d’être partagées globalement, jusqu’à devenir, pour ainsi dire, communes. Say note bien cette disposition naturelle : « La pensée est destinée à voler d’un esprit dans un autre, et personne n’a le droit de l’arrêter au passage. Cependant, chez nous, et dans notre siècle, l’homme de génie doit encore soumettre l’élan de ses conceptions au compas d’un censeur souvent inepte, toujours mercenaire et craintif. » (p.150)

Il n’y a pas à s’étonner qu’un homme intéressé par les questions économiques se soit aussi violemment opposé à la censure. Les économistes, en effet, ont constamment eu à craindre et à subir l’opposition des censeurs, et Jean-Baptiste Say lui-même ne pourra pas, plus tard, publier à sa guise différentes rééditions de son Traité d’économie politique (1803). Avant lui, Mirabeau fut envoyé en prison, à Vincennes, pour sa Théorie de l’Impôt, composé en collaboration avec François Quesnay ; Vauban fut persécuté jusqu’à sa mort pour avoir fait paraître illégalement l’audacieuse Dime Royale ; et Boisguilbert, à la même époque, du également se cacher, et publier anonymement, pour éviter de souffrir de l’absurdité de la censure.

N’ayant plus sous les yeux de nos jours cette censure royale qui terrorisa tant les économistes français du dix-huitième siècle. Il est donc important de rappeler que dans l’Ancien Régime, l’institution même du censeur était perverse. Pour se servir d’une comparaison qu’on nous pardonnera parce qu’elle est vraiment très illustratrice, le censeur ressemblait à nos actuels organes de contrôle de mise sur le marché des médicaments : comme personne ne se plaint jamais de l’interdiction d’un bon médicament, mais uniquement de l’autorisation accordée à un mauvais, ces organes sont incités à adopter un esprit prohibitionniste excessif, eu égard seulement à la mission qui leur est confiée. Le même travers est observable dans le cas des censeurs. Jean-Baptiste Say écrit :

« Le censeur craint d’être trop indulgent ; de là une sévérité vétilleuse. Il craint de ne pas apercevoir une allusion, un sens caché ; de là mille étranges interprétations. Il craint enfin que son attention, trop peu soutenue, n’ait laissé échapper quelque trait répréhensible ; de là, pour aller au plus sûr, il proscrit tout l’ouvrage : car ce censeur, qui court plus d’un risque en approuvant un livre, n’en court aucun en le rejetant. » (pp.150-151)

En indiquant les critiques que Say adresse à l’institution de la censure, il ne nous est pas permis néanmoins de laisser croire qu’il désirait accorder une liberté pleine et entière : ainsi la calomnie ou l’injure ne pouvaient selon lui se prévaloir des principes de la liberté de la presse. Mais cela étant posé, il continue à réclamer la liberté de la presse pour ceux qui ne se rendent pas coupables de tels travers : « Si la justice, si le bon ordre demandent qu’on punisse celui qui calomnie, celui qui injurie, celui qui sape criminellement un ordre de choses légitimement établi, que celui-là soit puni seul ! » (p.155)

Les idées de ce livre, audacieuses et pourtant peu radicales, étaient parfaitement en phase avec l’opinion. Say était d’ailleurs bien conscient du fait qu’avec sa brochure, il répandait et illustrait les aspirations profondes de ces concitoyens, et notait : « Je le dis hardiment, le vœu public parle comme moi. » (p.155)

Malgré quelques appréciations peut-être maladroites et un style moins tranchant et moins pur qu’il eut pu l’être, nous avons là une défense fort habile de la liberté de la presse. Dans son âge mûr, Say sera pourtant très sévère avec ce texte, ce qui le condamnera à un injuste oubli. Non seulement Say n’en fit aucune publicité ultérieure, non seulement il ne s’en vante jamais, mais il écrivit même quelques mots critiques sur son exemplaire personnel de la brochure, des mots qu’il nous faut citer, bien que nous ne partagions pas entièrement les avis de l’auteur.

« Cette brochure est bien médiocre ; c’est l’ouvrage d’un bien jeune homme ; de l’enflure, des expressions vague, des apostrophes et quelquefois des incorrections et du mauvais goût. Je la fis à un âge où il m’était impossible de m’élever au-dessus de mon sujet. Mais on y voit une âme qui soupire après ce qui est beau et bon et qui est animé de l’amour du bien public. C’est là ce qui me poussa à me faire imprimer. Qu’on se reporte aux premiers mois de 1789.

L’ancien gouvernement subsistait encore avec ses formes, ses censeurs, lieutenant de Police, etc., et cependant tous les écrivains étaient tourmentés du désir de développer leurs vues sur les réformes qu’on entrevoyait devoir arriver dans l’administration. On était appelé à s’occuper du gouvernement et le gouvernement voulait qu’on se tût : quoiqu’il fut vrai (ainsi que le gouvernement l’a éprouvé depuis), qu’il aurait mieux valu laisser faire la Révolution par des écrivains que par la populace. C’est ce que j’entrevoyais et je voulus exciter par tous les motifs possibles les gens encore puissants, et surtout le ministère dont Necker faisait partie, à ouvrir toute son influence aux lumières.

Ce qui m’a surpris, c’est que ma mauvaise brochure fût trouvée digne d’être critiquée ; on fit imprimer une feuille volante où j’eus l’honneur d’être déchiré de toutes les manières. Je n’ai jamais pu comprendre le motif qui poussa mon censeur ; car assurément ma production n’était faite pour exciter ni la crainte, ni l’envie.

Dans cet écrit où il n’était nullement question du fond de la chose l’auteur regrette que la liberté de la presse se soit déjà étendue jusqu’à en laisser sortir mon ouvrage, comme si la censure des livres avait jamais eu pour but d’empêcher les sottises.

Il s’attache ensuite à toutes mes phrases et le plus souvent les change afin de pouvoir en dire du mal, comme si elles n’offraient pas d’assez justes sujets de critiques en les laissant telles qu’elles sont. » (p.156)

Cette appréciation critique est peu justifiée, quand on considère l’audace que c’était encore que de s’opposer à la censure en 1789. À sa lecture, on perçoit tous les maux du siècle, tous les abus d’une institution injustifiée et indéfendable. On sent aussi l’importance de défendre, partout en en toute occasion, la liberté de la presse et la liberté de penser, aujourd’hui emprisonnée dans une fausse liberté par les agréments, les syndicats et les subventions.

Indiquons pour finir que cette courte brochure était parue sans mention de l’auteur, ni de l’éditeur, ni du lieu. Elle n’est d’ailleurs pas disponible sur internet, mais seulement dans les Œuvres complètes de Jean-Baptiste Say, d’où nous l’avons tirée. Google Books a bien une telle brochure, mais en dépit du titre et de l’attribution, il ne s’agit pas du bon texte.

 

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[1] Nous citons le texte depuis les Œuvres complètes de Jean-Baptiste Say, tome V : Œuvres morales et politiques, Economica, 2003, pp.145-157

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