Sur le droit de réunion (suite)

En février 1869, Henri Baudrillart continue son évaluation de l’agitation socialiste et communiste révolutionnaire, qu’il a engagée dans le journal qu’il dirige, le Constitutionnel. Il rappelle invariablement ses principes, et les précise : le droit de réunion doit être inviolable, y compris pour les ennemis de la liberté, qui développent leurs sophismes à la tribune. Le droit et la raison mettent cependant cette limite, qu’ils ne peuvent franchir : les meneurs socialistes et communistes ne peuvent accuser et menacer des classes précises de la société et inciter à une révolte violente contre elles.

Sur le droit de réunion — Le Constitutionnel, 2 février 1869.

En présence des agressions dirigées contre des classes entières de citoyens et contre les personnes par des clubs forcenés, nous avons rappelé, nous rappelons encore les droits de l’ordre et de la loi ; devant la pensée réactionnaire qui s’autoriserait de ces désordres pour tuer en son germe le droit de réunion, nous rappelons les droits de la liberté et les promesses de la politique du 19 janvier, que nous n’avons pas cessé de soutenir dans ce journal.

Nous sommes convaincus que le gouvernement de l’Empereur n’imitera pas les gouvernements antérieurs qui, dégoûtés, au premier trouble, des concessions libérales qu’ils avaient faites, revenaient subitement et violemment en arrière. Les partis peuvent avoir cette irritabilité nerveuse qui se porte aux résolutions extrêmes ; les gouvernements sont tenus au sang-froid, à la réflexion, à la persévérance. Les vents sont variables sans doute : un jour c’est à peine un léger souffle, un autre jour c’est une bourrasque ; mais le navire est en marche, il est assez fort pour supporter ces variations ; il ne reviendra pas au port à peine le départ opéré, sous le coup d’une vaine terreur.

Non, ce n’est pas parce que cinq ou six réunions socialistes laissent échapper par leur cratère, ouvert devant tous les yeux, comme une lave de paradoxes et de passions qui n’a jamais cessé de fermenter dans les bas fonds, que le droit de réunion peut être remis en question. Ce qui se produit d’excès, on devait l’avoir prévu. Laissez se former ces réunions d’un autre caractère ; laissez la lice s’ouvrir à des doctrines plus salutaires et à des idées réellement sérieuses et utiles. Laissez la raison faire concurrence à la folie.

Liberté pour les doctrines, répression quand elles dégénèrent en attaques et en menaces, voilà l’esprit de la loi de 1868.

C’est au gouvernement à user de ce droit de répression, avec modération, en penchant même du côté de la tolérance, quand c’est possible, mais avec fermeté, lorsqu’il y a lieu. Sévir n’est pas, pour un gouvernement calme et fort, une occasion qu’il saisit avec empressement, c’est un devoir auquel il se résigne avec regret et qu’il accomplit virilement.

Tout ce qu’il y a de provocations à la guerre sociale dans ces réunions d’utopistes, nous l’avons dit ; nous avons présenté le tableau dans toute, son exactitude, c’est-à-dire dans toute sa laideur, quoique rien n’égale à ce point de vue les comptes-rendus sténographiés ; c’est ce caractère agressif qui passe des choses aux personnes, qui pousse aux voies de fait, qui, par l’apologie de la force, en appelle l’emploi de la part d’hommes exaltés, et par l’éloge de l’insurrection en provoque le retour ; c’est ce caractère violent et menaçant qu’il faut modérer par la double influence d’une réprobation publique et d’une attitude résolue du gouvernement et des Chambres.

Là doit se borner le rôle du Corps Législatif en présence des interpellations, et autant en dirons-nous du Sénat, lorsque les interpellations qu’on annonce sur la liberté de la presse s’y feront jour par l’organe de M. de Maupas ou par tel autre organe.

Et n’est-ce pas prudence et bonne politique de se tenir ainsi éloigné de toute réaction, en même temps que c’est faire preuve de sage libéralisme ? Ne les voit-on pas, ces pourfendeurs de notre état social, ces apôtres haineux dela fraternité universelle, insupportables presque toujours à eux-mêmes, commencer à se dévorer les uns les autres ? Ne les voit-en pas, pour des différences d’opinions, s’enlever réciproquement la parole ? L’intolérance n’est-elle pas leur pratique et même leur dogme, à ce point que la parole ayant été retirée, il y a peu de jours, à l’un d’eux par un vote, un des orateurs a énoncé cet axiome naïf : « Citoyens, quand des citoyens sont suspects, on doit les empêcher de parler. » (Bravos prolongés) ? Enfin n’ont-ils pas réservé leurs plus grandes rigueurs à ceux qui sont les plus rapprochés d’eux, c’est-à-dire aux républicains ?

N’ont-ils pas flétri récemment le Siècle et mêm ela Cloche avec la brutalité la plus méprisante ?

N’ont-ils pas accablé de leurs traits les plus grossiers MM. Marie et Jules Favre ?

Hier encore, aux Folies de Belleville, — (folies est bien le mot ; et on a pu voir que, même dans un pareil lieu, les folies de la parole humaine ont bien vite fait de dépasser les contorsions des danses les plus extravagantes), hier encore, M. Garnier-Pagès était flétri par une motion d’ordre votée aux applaudissements d’une foule immense ; elle comptait près de trois mille assistants. Cette motion d’ordre encore un mot bien trouvé — traitait l’honorable député de la gauche d’infâme Garnier-Pagès, assassin du peuple, traître à la patrie, ayant impudemment et sciemment menti. Pauvre M. Garnier-Pagès ! À quoi mènent tant d’avances faites à la popularité !

Est-Ce que ces avertissements ne comptent pas pour tous ? Est-ce qu’ils ne doivent pas faire réfléchir, hésiter même les républicains ? Est-ce qu’ils ne craindront pas un peu plus, par un dernier reste de raison et de prévoyance, sur lequel d’ailleurs nous ne nous faisons pas d’excessivesillusions, de nous jeter, et eux avec nous, dans les chances d’une révolution qui, moins qu’à personne, leur serait clémente? Cette révolution, en effet, ils ne la maîtriseraient plus ; car ils ont perdu leur prestige, et les rancunes se sont augmentées de tous les succès que l’ordre a obtenus depuis lors. Les malheureux ! on leur en veut même d’avoir préparé l’Empire.

Ah! ils se vantent de n’avoir pas oublié le 2 décembre. Eh bien ! qu’ils jettent les yeux sur la partie ardente de la population ouvrière de Paris, ils verront qu’elle a bien moins encore oublié les journées de juin, et que quiconque a contribué alors à sauver la société est coupable sans rémission, coupable au même titre, au même degré ; disons plus, les républicains le sont encore plus que d’autres, parce qu’on les regarde comme traîtres à leur principe. Que sont, aux yeux de cette partie ardente, les amis du général Cavaignac, ceux qui ont le plus honnêtement fait leur devoir contre l’anarchie, le plus fermement posé alors des principes d’ordre, qu’ils ont aujourd’hui oubliés complètement pour faire pièce à un gouvernement qui n’est pas le leur, qui n’est pas ce gouvernement provisoire ou cette commission exécutive sous lesquels la France a passé de si heureux jours ?Ces hommes, la réunion de Belleville l’a dit l’autre soir, ils sont des assassins du peuple.

Laissons parler cette Sybille des carrefours, laissons-la rendre ces oracles stupides dont le bon sens public fait justice ; laissons les Hébert du quartier Mouffetard et les Théroigne de Méricourt du Vieux-Chêne s’agiter sur leur trépied de sophismes, les yeux hagards et l’écume aux lèvres ; cela n’est pas sans enseignement, cela n’est pas sans utilité ; intervenons seulement lorsque la sybille oublie que si elle a le droit de délirer, elle n’a pas celui de prendre une torche et de menacer de mettre le feu au temple.

On peut admettre, au nom de la liberté, qu’il se forge des paradoxes dans les clubs, nous ne voulons à aucun prix admettre qu’on y puisse fondre des balles.

HENRI BAUDRILLART.

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