La souveraineté de la justice

Ernest Martineau, « La souveraineté de la justice », La Démocratie de La Rochelle, 28 mai 1905.


LA SOUVERAINETÉ DE LA JUSTICE

« Le Droit est le Souverain du monde » (MIRABEAU)

Monsieur le Rédacteur en chef,

Vous me demandez un article relatif à la question des ports francs et de l’avenir du port de La Pallice.

Je réponds que l’argument le plus puissant, l’argument décisif qui plaide en faveur de la franchise du port de La Pallice, comme de la franchise de la terre de France et de ses travailleurs de tout ordre, c’est l’argument tiré du principe de la souveraineté de la justice.

La souveraineté de la justice ! Le jour où la démocratie française sera éclairée là-dessus, où la pleine lumière sera faite sur ce grand principe, l’œuvre de la Révolution de 1789 pourra être considérée comme achevée.

Remarquez, en effet, le premier soin des législateurs de la Révolution française : pour bien marquer la ligne de démarcation entre l’ancien régime et le nouveau, entre le régime du bon plaisir du droit divin et celui du droit humain, ils édictent la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen.

La Déclaration des Droits : Ce nom à lui seul porte un haut enseignement. Ce nom signifie que ce n’est pas le législateur qui crée les droits, que les droits dont l’ensemble constitue le droit existent naturellement, qu’ils sont puisés aux entrailles mêmes de la nature de l’homme.

Le Droit, c’est la Justice, et la justice c’est le respect de la liberté des autres.

De sa nature, l’homme est en possession d’un ensemble de facultés, facultés d’intelligence, de sensibilité, activité volontaire, et la loi naturelle lui dit de demeurer libre et de développer ses facultés jusqu’à la limite où il rencontre les facultés égales des autres.

Voilà la justice : l’égalité dans la liberté.

Les législateurs, qui sont, dans le droit public de la Révolution, des mandataires, des représentants du peuple, ne sont pas des souverains, comme les rois de la monarchie absolue, qui légiféraient suivant leur caprice et leur bon plaisir : ils ont le devoir de déclarer les Droits naturels préexistants, de les garantir par la sanction de la force publique.

Ainsi, il faut répudier comme la peste la formule plébiscitaire qui fait reposer le droit sur le nombre, sur la volonté et le caprice des majorités.

Si un homme n’a pas le droit d’attenter à la liberté d’un autre homme, cent millions d’hommes n’ont pas davantage ce droit ; pas plus que cent millions de zéros ne peuvent former une unité.

Il y a, dans la Déclaration des Droits de l’Homme, un article 4 aux termes duquel « la loi ne peut ordonner que ce qui est juste. »

« LA LOI NE PEUT ORDONNER QUE CE QUI EST JUSTE » : voilà la maxime libératrice, car la justice, l’article 6 de la Déclaration des Droits nous en donne la maxime précise et nette dans cette formule : « Ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu’on te fît à toi-même ! »

Voilà la loi de liberté et de justice, et le législateur ne peut pas en ordonner une autre.

Pourquoi ?  Parce que les législateurs sont des représentants du peuple et que si un électeur n’a pas le droit d’attenter à la liberté des autres, il n’a pas le droit de déléguer à son représentant un droit qu’il n’a pas.

Le jour où la lumière sera faite dans les esprits, où la démocratie française comprendra cette vérité élémentaire, qui s’impose par son évidence, le système du protectionnisme, cause de la décadence et de la ruine du pays, et notamment des ports de commerce, ce système odieux et absurde sera aboli et, sur ses ruines, sera proclamée la liberté du travail et du commerce.

De quel droit, en effet, et à quel titre M. Méline et la majorité des législateurs de 1892 ont-ils proscrit la liberté du commerce ?

De quel droit et à quel titre une majorité de législateurs a-t-elle organisé un régime qui, de l’aveu de M. Méline, consiste à extorquer, par le jeu des tarifs de douane, de l’argent de la bourse des consommateurs pour le faire passer dans la bourse des protégés, des favoris de ce système ?

Si Pierre, vendeur, n’a pas le droit de prendre de force un supplément de prix dans la bourse de Paul l’acheteur, comment pourrait-il déléguer à son représentant un droit qu’il n’a pas ?

Que les citoyens soucieux de leurs droits, que les Rochelais qui ont le ferme désir de voir se développer le port de La Pallice se pénètrent bien de cette vérité.

Le droit public de la France est violé par le système protectionniste ; la Déclaration des Droits de l’Homme est la loi des lois, elle s’impose au respect des législateurs.

M. Méline et ses amis n’ont pas le droit de voter des lois contraires au droit, à la justice, à la liberté des citoyens.

La liberté économique consiste dans le droit de vendre cher et d’acheter au meilleur marché.

Pour que les acheteurs paient un supplément de prix aux vendeurs, il faut que les vendeurs prouvent qu’ils sont créanciers de ce supplément de prix ; or, cette preuve ils ne la feront jamais et pour cause.

Vous qui voulez la liberté d’acheter, qui est votre droit ; vous qui voulez que les quarante millions dépensés pour l’établissement du port de La Pallice ne soient pas gaspillés en pure perte, dites bien haut à M. Méline et aux protectionnistes législateurs : « Vous n’avez pas le droit de faire des lois injustes, des lois contraires au Droit, à la Déclaration des Droits.

« Vos électeurs ne peuvent pas vous avoir délégué sur notre bourse, sur notre argent, sur le fruit de notre travail, des droits qui ne leur appartiennent pas. »

Le protectionnisme, c’est l’argent des autres, et M. Méline et la majorité protectionniste n’ont aucun droit, ni un droit propre, ni un droit délégué sur « l’argent des autres. »

Il n’y a pas de Droit contre le Droit.

ERNEST MARTINEAU.

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