Le droit de propriété, fondement de la prospérité, par Henri Lepage

« Droit de Propriété, initiative individuelle, prise de risque »

« Droit de Propriété, initiative individuelle, prise de risque »

LE DROIT DE PROPRIÉTÉ, FONDEMENT DE LA PROSPÉRITÉ

par Henri Lepage

(Lectures complémentaires : voir en fin d’article)

 I. POURQUOI LA PROPRIÉTÉ

 

Nous vivons, par définition, dans un univers marqué par un phénomène général de rareté. Dès lors que l’on se trouve en situation de rareté, se pose un problème : celui d’arbitrer l’inévitable compétition économique que les hommes se livrent entre eux pour accéder au contrôle et à l’usage des ressources rares. Or, c’est précisément le rôle du droit, et des règles de propriété qui en découlent, de définir les conditions dans lesquelles cette compétition peut se dérouler de manière pacifique.

Qu’il s’agisse d’un droit écrit comme dans les sociétés contemporaines, ou simplement de normes de comportement individuelles ou collectives découlant du respect de contraintes implicites imposées par la tradition, les coutumes, la religion, la présence de tabous, l’enseignement de philosophes ou de sages vénérés, etc., il ne peut pas exister de société humaine sans présence de règles de propriété – et donc de droits de propriété, explicites ou implicites, organisant les rapports des hommes entre eux quant à l’usage des biens et des choses. Dans cette optique, ce qui différencie les sociétés humaines, ce qui les oppose, ce n’est pas la présence ou l’absence de droits de propriété, mais la façon donc ces droits qui résultent des règles juridiques qu’elles observent prennent naissance, s’agencent et se conjuguent entre eux. Ou encore, la façon dont ils se distribuent, s’attribuent, se transmettent, etc.

Prenons par exemple le cas de la société médiévale. C’est une société où le concept de propriété au sens moderne du Code est bien évidemment inconnu. Mais ce n’est pas pour autant une société dépourvue de « droits de propriété », au sens où l’entend l’économiste contemporain. Hommage et retrait féodal, tenure censitaire et tenure servile, droit de ban, droits de glanage, de grapillage, de ratelage, de vaine pâture ou de libre passage, autant d’institutions et de règles qui organisent la façon dont les uns et les autres, suivant leur fonction ou leur statut personnel, peuvent accéder au contrôle des choses et des ressources ; qui déterminent ce que les individus ont le droit de faire ou de ne pas faire, dans quelles conditions ils peuvent ou non interférer avec les choix et les décisions des autres ; qui définissent donc toute une grille de droits de propriété individuels et collectifs, explicites ou implicites, dont la fonction est d’organiser non pas les rapports des hommes avec les choses, mais bien les rapports des hommes entre eux quant à l’usage des choses.

De la même façon, ce n’est pas parce que les sociétés socialistes ont aboli la propriété privée des moyens de production, que ces sociétés ne se caractérisent pas par une certaine structure de « droits de propriété ». Méthodes de planification, structure d’organisation industrielle, règles de gestion des entreprises, modes de nomination des dirigeants et responsables, autant de procédures dont la finalité est de définir qui a autorité sur qui et sur quoi et qui déterminent toute une hiérarchie de droits de propriété fixant les conditions dans lesquelles chacun peut ou non tirer profit de l’usage des ressources de la collectivité.

Partant de là, ce qu’on appelle la propriété privée n’est qu’un régime juridique particulier, ou la règle générale est que les droits de propriété reconnus par la collectivité sont des droits subjectifs, à caractère personnel, exclusif et librement transférable.

Ce qui définit le régime occidental de la propriété privée n’est pas la présence de propriétés individuelles même dans les tribus primitives, le chasseur se voit généralement reconnu la propriété personnelle de ses instruments domestiques et de ses outils de chasse –, mais la dominance de trois principes juridiques essentiels : tout droit ne peut être qu’un attribut des personnes, définissant des droits individuels et personnels ; tout droit concernant la possession, l’usage ou le transfert d’une ressource ne peut faire l’objet de plusieurs propriétés simultanées et concurrentes ; enfin, tout droit légalement reconnu à un individu constitue un « bien privatif » qui peut être librement cédé ou transféré au profit d’autres personnes.

Ce sont ces trois principes – le fondement individualiste du droit, la règle d’exclusivité et le principe de libre transfert impliquant une pleine aliénabilité, cessibilité et transmissibilité du bien – qui définissent le régime occidental de la propriété privée. Ce sont eux qui, fondamentalement, constituent les trois piliers de ce régime économique et social, et qui l’opposent aux autres types de société. Par exemple aux sociétés féodales où les droits, le plus souvent inaliénables, sont d’abord et avant tout des droits liés aux fonctions et au statut des individus et non à leur personne, et s’emboîtent mutuellement dans un maquis inextricable d’obligations hiérarchiques et d’allégeances réciproques. Ou encore à la société socialiste dont le principe de base est que seule l’unité organique qu’est le groupe a qualité à être investi des attributs de la propriété.

Les avantages de l’exclusivité

Pourquoi la propriété privée existe-t-elle ? Pourquoi est-elle devenue le fondement de l’ordre juridique et social de l’Occident ?

La réponse que suggère l’analyse économique est la suivante : si la propriété existe, si la propriété privée est devenue le pilier sur lequel se sont construits les succès et réalisations de notre civilisation, nous le devons au fait que c’est le système qui, à l’expérience, s’est révélé le plus efficace pour résoudre les problèmes de vie et de survie que le caractère fini des ressources – la rareté – impose aux hommes.

Reste cependant à identifier les sources de cette plus grande efficacité, ses origines, ses mécanismes. Nous venons de voir que le régime de la propriété privée n’est qu’un cas particulier où la règle générale est que les droits de propriété reconnus par la collectivité sont des droits à caractère personnel, exclusif et librement transférable. Il en résulte que si l’on veut expliquer les origines de la propriété privée, les fonctions qu’elle remplit dans la société, ses structures, ainsi que les sources de sa plus grande efficacité, il faut commencer par identifier les caractères spécifiques qui donnent à ces principes juridiques leur « raison d’être ».

Commençons par le principe d’exclusivité, c’est-à-dire le pouvoir reconnu à la personne propriétaire de jouir librement des biens qui sont les siens, et notamment de décider souverainement qui peut y avoir accès ou non, et sous quelles conditions.

L’avantage que la société gagne à reconnaître une telle pratique, à lui donner sa garantie juridique, n’est pas difficile à identifier. Il suffit d’un peu de bon sens. Imaginez qu’on vous reconnaisse la libre disposition d’un champ. Personne ne vous conteste le droit d’en faire ce que vous désirez ; d’y planter du maïs ou du blé, d’y garder des vaches ou des moutons. Mais, en revanche, on ne vous reconnaît pas le droit de l’enclore, ni de refuser à quiconque la liberté de s’y promener en famille, de venir y jouer au ballon, d’y cueillir ce qui s’y trouve, ou encore d’y mener paître ses propres bêtes. Quelles motivations aurez-vous à cultiver ce champ, à le mettre en valeur, à l’enrichir par des apports d’engrais ou des travaux de drainage ? Quelles raisons aurez-vous de faire l’effort de le labourer, d’y semer des récoltes que vous n’aurez peut-être jamais l’occasion de voir arriver à maturité ? Réponse : aucune. Il y a toutes chances pour que vous laissiez votre terrain en jachère ; ou tout au moins pour que vous n’y plantiez que ce dont les autres peuvent plus difficilement s’approprier la valeur à votre détriment (par exemple des arbres). Sans possibilité d’exclure les intrus, pas de production possible. Il est clair que lorsqu’on a l’exclusivité d’un bien ou d’une ressource, cela permet de produire plus et de vivre mieux que lorsque d’autres peuvent sans vergogne détruire ou s’approprier le fruit de votre travail. Quand on peut librement profiter de l’intégralité des fruits de son travail, on travaille plus et mieux, plus efficacement ; on soigne davantage ses outils, sa terre, et l’on fait plus attention à l’entretien de son capital ; on ressent davantage l’intérêt qu’il y a à épargner sur son revenu d’aujourd’hui pour pouvoir gagner plus et vivre mieux demain.

Cependant, il ne suffit pas de travailler plus et mieux, encore faut-il que ce travail s’applique à quelque chose d’utile : à quelque chose qui est réellement désiré par les autres.

Supposons par exemple que cultiver du blé rapporte deux fois plus qu’un bois de rapport, mais que, parce que vous ne pouvez empêcher les moutons de votre voisin de venir brouter les récoltes, vous vous soyez résigné à ce second choix. Compte tenu des circonstances, cette décision est celle qui répond le mieux à vos intérêts. Mais cette situation est loin d’être la meilleure possible pour la collectivité. Un tel choix constitue clairement un « gaspillage », en ce sens qu’une ressource rare est affectée à un usage dont l’utilité sociale est moindre que ce que pourrait rapporter, non seulement au propriétaire, mais également à la collectivité, un autre usage de ce même bien. Il y a perte, non seulement pour le « propriétaire » – qui ne gagne pas ce qu’il pourrait gagner en cultivant du blé plutôt qu’en y faisant pousser des arbres –, mais aussi pour la collectivité du fait que cette ressource sert à produire une chose (du bois) que les gens « désirent moins » que ce qu’elle pourrait produire mais qui n’est pas produit (du blé). L’absence d’exclusivité, que celle-ci résulte de dispositions légales, ou tout simplement de l’incapacité factuelle du propriétaire à assurer une surveillance effective de son bien, conduit à une situation où tout le monde y perd ; une situation « sous-optimale ».

Lorsqu’il y a propriété privée et que la législation garantit au propriétaire l’exclusivité des revenus que lui rapporteront les décisions qu’il prendra quant à l’affectation et à l’usage de sa propriété, les choses sont toutes différentes. L’individu ne prendra pas nécessairement la meilleure de toutes les décisions possibles, celle que prendrait un esprit omniscient. Mais il y a toutes chances pour que son intérêt personnel le conduise à affecter les ressources dont il a le contrôle ou l’usage à des choix dont la valeur sociale, telle que celle-ci s’apprécie par les choix marchands des consommateurs, est plus grande que ce ne serait le cas si le législateur ne lui reconnaissait pas le bénéfice d’une protection légale ou ne lui reconnaissait qu’une forme « atténuée » d’exclusivité (du fait de certaines réglementations limitant les droits d’usage attachés à sa propriété, ou encore du fait d’une incapacité légale à utiliser certains moyens de surveillance et de police). Conséquence : les ressources seront mieux orientées, mieux exploitées, mieux gérées. L’économie sera plus efficace. Les motivations de l’intérêt personnel rejoignent l’intérêt de tous.

Quelques exemples a contrario

Quelques exemples illustreront le mécanisme. Prenons la surexploitation des ressources maritimes. Les mers s’épuisent ; il y a de moins en moins de poissons à pêcher ; les flottilles sont contraintes d’aller pêcher toujours plus loin. D’où une multitude de conflits auxquels la politique ne manque pas de se mêler. A qui la faute ? Au développement des flottilles industrielles, nous répond-on ; à la « concurrence sauvage » qui impose une course sans limite à la rentabilité, avec des bateaux toujours plus gros et des techniques de pêche toujours plus sophistiquées.

C’est vrai. Mais il faut aller plus loin. La véritable raison de l’épuisement des mers tient seulement au fait que la mer est un bien qui n’appartient à personne, un « bien libre », une propriété typiquement collective. Dans un tel système, si je suis prudent, si je limite volontairement mes prises pour ne pas aggraver la surexploitation du milieu marin, je n’ai aucune garantie que les autres se comporteront de la même façon. J’ai donc intérêt à tout faire pour pêcher le plus possible, afin d’éviter que ce que je ne prendrai pas, les autres le prennent à ma place. La « main invisible » du marché fonctionne en sens inverse du mécanisme décrit par Adam Smith : chacun en poursuivant son propre intérêt concourt, au détriment de tous, à l’épuisement de la ressource même que chacun convoite. Mais il n’en va ainsi que parce que ce secteur se caractérise par l’absence de tout droit d’appropriation exclusive : y joue à plein le mécanisme de ce que l’écologiste américain Garrett Hardin a appelé The Tragedy of the Commons. « Une ressource à laquelle tout le monde a librement accès est une ressource dont personne n’a intérêt à assurer l’entretien ni le renouvellement, puisqu’il s’agit d’actions qui, du fait du principe de libre accès, ne peuvent pas y avoir de valeur marchande ; donc une ressource condamnée à être surexploitée et rapidement épuisée. »

Cette logique s’applique à toutes les ressources auxquelles nous avons un accès gratuit, qu’il s’agisse de l’air que nous respirons, des rivières où nous nous baignons, des forêts et des montagnes où nous nous promenons, des escargots et des champignons que nous y ramassons. Mais dès qu’apparaît un principe d’appropriation exclusive, les choses sont très différentes. Ne pas assurer l’entretien nécessaire à la conservation de la ressource dont on a le contrôle entraîne un coût économique : le sacrifice des jouissances dont j’aurais pu bénéficier demain, mais dont me privera mon imprévoyance d’aujourd’hui. Il en résulte, non pas que toute ressource sera nécessairement gérée de façon optimale, mais que le système de la propriété crée un lien très direct entre la motivation que tout propriétaire a à assurer l’entretien de son patrimoine, et les bénéfices que la collectivité des usagers peut tirer des efforts de préservation de cette ressource. On retrouve le mécanisme vertueux de la « main invisible ».

Prenons un autre exemple : la désertification qui frappe de nombreuses régions de la planète, notamment le Sahel africain. On entend souvent dire que ce phénomène serait lié à des changements climatiques contre lesquels nous ne pourrions rien. Là encore, la vérité est très différente. Les spécialistes reconnaissent que la désertification est généralement liée à une surexploitation du sol par des pratiques d’élevage inappropriées ou des habitudes de déforestation excessive qui ruinent l’équilibre écologique du milieu naturel. Mais pourquoi de telles pratiques ?

Il s’agit le plus souvent de régions d’économie tribale à populations non sédentaires où la terre et ses ressources sont traitées comme un « bien collectif ». Dans un tel contexte, ceux qui vont chercher du bois n’ont aucune raison de faire attention à ne pas couper plus de branchages qu’il ne leur en faudrait réellement pour couvrir leurs besoins immédiats. On coupe carrément le buisson et on l’emporte, car sinon, on n’a aucune garantie que quelqu’un d’autre ne le fera pas. Autrement dit, on ne voit pas pourquoi quelqu’un se préoccuperait de planter de nouveaux arbustes, d’entretenir ceux qui existent, ou encore de développer l’irrigation, puisque investir dans ce type d’activité aboutit tout simplement à rendre disponible une ressource que d’autres peuvent ensuite s’approprier librement, et gaspiller.

Il y a quelques années, les experts de la NASA furent intrigués par une photographie prise par un de leurs satellites. Au milieu de l’énorme tache brune du désert, ils distinguaient une tache verte surprenante. Qu’est-ce que cela pouvait bien être ? une visite sur le terrain leur donna la réponse : tout autour de la tache verte, il y avait un simple… fil de fer barbelé ! Même au milieu du désert, une simple barrière, symbole de la propriété, suffisait à faire renaître la vie !

Terminons par un troisième exemple, celui de la chasse et des rivières. En Europe, le gibier appartient au propriétaire du terrain, même si le droit de chasse s’organise collectivement dans le cadre d’associations privées soumises à des contraintes publiques. En Angleterre, les rivières sont la propriété des riverains réunis en associations dépositaires, non seulement des droits de pêche, mais également du droit d’usage de l’eau. Aux Etats-Unis, en revanche, la pêche et la chasse sont des activités totalement libres. En réaction contre les pratiques du droit féodal qu’ils jugeaient contraires à leur idéal démocratique, les Américains, dès le début de la colonisation, ont opté pour une politique de libre accès dissociant le droit de chasse du droit de propriété foncier – sauf lorsqu’il y a évidemment clôture. Le résultat ? Les Américains sont les premiers à reconnaître que leurs rivières sont généralement plus polluées que les rivières européennes, même si l’état de celles-ci n’est pas aussi satisfaisant qu’on serait en droit de le souhaiter. De même, semble-t-il, sauf dans les zones protégées comme les parcs nationaux ou les grands espaces de l’Ouest, l’état d’épuisement des réserves cynégétiques y paraît beaucoup plus avancé que dans nos régions pourtant de vieille civilisation.

Cet exemple, comme les précédents, montre que, contrairement à ce qui est généralement affirmé, la solution des problèmes de dégradation de l’environnement, de surexploitation des ressources naturelles ou de destruction de la vie sauvage, passe par une extension des procédures d’appropriation privée partout où cela est techniquement possible. Il n’y a de problème d’environnement que là où il n’y a pas de propriété ; là où les structures de propriété sont insuffisamment définies, ou encore là où les droits de propriété existants sont insuffisamment respectés ou protégés.

Les avantages de la libre transférabilité

Traditionnellement, les discours en faveur de la propriété insistent surtout sur la liaison qu’elle introduit entre le résultat et l’effort individuel, sur les motivations personnelles qui en résultent, sur le fait que la propriété favorise l’expérimentation et le développement de techniques nouvelles plus productives. Mais cela n’est qu’un aspect, et pas nécessairement le plus important, des avantages que la conception occidentale de la propriété privée apporte à la société.

La rareté des ressources pose en effet deux problèmes analytiquement distincts. Le premier est d’inciter celui qui dispose du contrôle d’une ressource à consacrer le maximum d’efforts pour exploiter et gérer cette ressource de la façon la plus efficace possible, compte tenu de ses capacités et aptitudes personnelles. C’est ce problème que résout le principe de l’exclusivité des droits de propriétaire. le second est de faire en sorte que le contrôle de ces ressources soit de préférence orienté vers ceux qui sont susceptibles d’en faire le meilleur usage. Tous les individus n’ont pas les mêmes capacités, les mêmes aptitudes ni les mêmes motivations à bien gérer ce qui leur appartient. Du point de vue de la collectivité, il est préférable que le contrôle de ces ressources soit orienté vers ceux qui ont la capacité et/ou la motivation à en faire l’usage le plus efficient plutôt que de le laisser dans les mains de ceux qui ne peuvent qu’en faire un moins bon usage. Par ailleurs, ce n’est pas parce qu’un individu est particulièrement efficace aujourd’hui qu’il le sera encore demain. D’autres peuvent se révéler à l’expérience plus capables, ou plus motivés que lui. L’intérêt de tous est que le contrôle de ces ressources passe dans les mains de ces derniers. Il faut donc qu’il y ait un mécanisme de réallocation permanente de ces droits sans qu’il y ait pour autant contrainte ni spoliation. La vertu du mécanisme de la propriété privée est, là encore, de résoudre le problème par le seul jeu des intérêts individuels. L’instrument en est le principe de la libre transférabilité des droits et de leurs attributs – c’est-à-dire en fait la règle d’or de la liberté des contrats privés.

Imaginons que j’hérite d’une propriété agricole quelque part dans le sud-ouest de la France et que, fatigué de l’air de Paris, je décide de me transformer en gentleman farmer. N’ayant aucune connaissance de ce métier, je ferai sans doute un bien mauvais exploitant ; de mes quelques arpents, je tirerai à peine de quoi vivre décemment. En revanche, j’ai un voisin qui, lui, est le meilleur agriculteur du canton. S’il pouvait s’approprier mes terres, il en tirerait un rendement beaucoup plus élevé, tout en augmentant la productivité de son propre domaine. Il me propose de me racheter ma propriété. A quel prix ? Personnellement, je n’ai pas intérêt à vendre si le prix qu’on me propose est inférieur à la valeur économique présente que cette propriété a pour moi – c’est-à-dire si le prix est inférieur à la somme actualisée des revenus futurs que j’espère encaisser en dirigeant moi-même mon exploitation. A l’inverse, mon acheteur ne peut pas offrir un prix supérieur à la somme actualisée des revenus futurs supplémentaires qu’il espère encaisser demain grâce à son acquisition. Toute transaction conclue à un prix compris entre ces deux bornes extrêmes profite à tous les deux : à moi, qui me retrouve avec un capital monétaire supérieur à la valeur que représente l’exploitation de mon domaine, et dont le placement dans des activités plus en accord avec mes propres facultés professionnelles a toutes chances de me rapporter un flux de revenus futurs plus élevé que celui que je suis susceptible de dégager de mon travail de la terre ; à mon voisin, qui acquiert ainsi la perspective d’un flux de revenus supplémentaires supérieur au prix payé. Mais cette transaction profite aussi à toute la collectivité puisqu’un producteur plus efficace et plus productif prend la place d’un autre qui l’était moins et que mon capital personnel se trouve réorienté vers d’autres activités économiques qui correspondent mieux à mes compétences.

A travers cet exemple, on retrouve le principe de l’échange productif ; base de toute la théorie économique du marché. L’échange n’est pas un jeu à somme nulle, mais un véritable acte créateur de valeur. Lorsqu’il reste purement volontaire, dans une société d’hommes libres, sous la seule impulsion des intérêts individuels, l’échange est ce qui permet aux ressources à mesure que les besoins se modifient et que les techniques évoluent, d’être réorientées constamment vers des emplois qui ont une plus grande utilité sociale.

Encore faut-il qu’un mécanisme incite à tout instant les individus à tout faire vraiment pour tirer profit du plus grand nombre possible d’opportunités d’échange dans un univers où elles ne sont pas spontanément connues de tous. Encore faut-il également qu’un autre mécanisme sanctionne ceux qui ne sont pas à la hauteur de leurs prétentions et dont les résultats montrent qu’ils ont eu les yeux plus gros que le ventre. C’est seulement à cette double condition que les potentialités offertes par le principe de la libre négociabilité des droits peuvent conduire à une économie vraiment plus efficace.

La caractéristique du régime de la propriété privée est de résoudre automatiquement ce problème. Comment ? Par les contraintes de la concurrence, cette situation de compétition qui apparaît naturellement, faut-il le souligner, dès lors que l’on reconnaît aux hommes la liberté d’utiliser et de disposer des droits de propriété qui leur sont reconnus de la façon dont ils l’entendent, en fonction de ce qu’ils considèrent être leur intérêt personnel. Par exemple, c’est la concurrence qui, la plupart du temps, nous contraint de rester en éveil devant les opportunités d’échange qui s’offrent à nous, mais dont nous n’aurions peut-être pas eu la perception si un élément extérieur l’initiative d’autrui, la menace de faillite –, ne nous avait en quelque sorte révélé le chemin même de notre propre intérêt. De la même façon, c’est la concurrence qui sanctionnera nos imprudences de gestion. Autrement dit, c’est la concurrence, elle-même produit de la liberté de la propriété, qui veille à ce que nous fassions le meilleur usage de cette liberté.

Parce qu’elle fournit à la fois la carotte et le bâton – la carotte de l’exclusivité des gains individuels et le bâton de la compétition économique –, la propriété privée introduit au cœur du système social un processus spontané qui permet de résoudre, sans faire appel à la contrainte, les problèmes de transfert et de réallocation des ressources, dans des conditions d’efficacité les plus grandes possibles, dès lors que, sous l’effet de la concurrence, quelqu’un, quelque part, discerne l’intérêt personnel qu’il peut retirer d’une telle transaction. Combinée avec la liberté d’usage de la propriété, la libre négociabilité des droits donne ainsi naissance à un véritable circuit « cybernétique » dont la vertu est de replacer la pression des égoïsmes privés dans le cadre d’un système de motivations et de sanctions individuelles favorisant la plus grande efficacité, sans que pour autant celle-ci soit recherchée consciemment.

La liberté des contrats et l’importance de l’environnement juridique

Dans notre conception de la propriété, ce n’est pas seulement la possession physique des choses qui est librement cessible. La liberté de la propriété entraîne pour le propriétaire non seulement la liberté de céder à qui lui agrée, aux conditions qui lui conviennent le mieux, ce qui est sa propriété, mais également la liberté de céder à d’autres le droit d’exercer à sa place, temporairement, de façon complète ou seulement partielle, certaines prérogatives personnelles qui sont associées à cette possession ou qui en découlent. Partant de là, l’une des caractéristiques les plus remarquables du système de la propriété privée est qu’il permet une très grande flexibilité dans la manière dont les personnes sont libres d’organiser et de réorganiser, à leur gré, par contrat, l’agencement de leurs droits quant au contrôle et à l’usage des ressources productives. Le défaut de la plupart des études consacrées à la propriété est de ne pas suffisamment attirer l’attention sur l’ensemble des avantages que la collectivité tire du respect de cet attribut fondamental de la propriété qu’est la liberté contractuelle.

Revenons à l’exemple du voisin qui désire acheter ma propriété. Je suis propriétaire d’une ressource foncière qui, sous mon contrôle, est sous-exploitée ; mon domaine produit moins qu’il pourrait produire s’il était géré par quelqu’un de plus compétent. Mon voisin, qui a ces compétences peut donc s’en porter acquéreur à un prix suffisamment élevé pour m’inciter à lui en céder spontanément le contrôle.

Mais encore faut-il que mon voisin dispose de l’argent nécessaire. Si ce n’est pas le cas, objectera-t-on, le mécanisme est bloqué. Erreur. Le droit de propriété n’est lui-même qu’un panier de droits élémentaires dont la liste peut être presque infinie, et dont les attributs se déduisent de ceux du droit de propriété (individuel, exclusif et librement transférable). Dans le droit occidental, ce n’est pas seulement l’ensemble du panier qui est librement négociable, lorsqu’il y a vente pure et simple, mais également chacun de ces droits élémentaires pris individuellement. Si mon voisin n’a pas suffisamment d’argent pour acquérir la pleine propriété de mon domaine, une autre solution s’offre à lui : me suggérer de lui consentir un contrat de location lui cédant, à défaut de la pleine et entière propriété, le droit de contrôler l’exploitation de mes terres pendant une période de temps déterminée, en échange du versement d’un loyer fixé à l’avance. Dans ce cas, je reste propriétaire en titre – ce qui signifie qu’à l’expiration du contrat, je récupérerai l’intégralité des prérogatives dont j’accepte temporairement de lui déléguer le contrôle ; mais, entre-temps, je lui reconnais le droit d’exploiter ma propriété selon les modalités qu’il juge les plus appropriées, et sans que je puisse jamais lui opposer mes propres préférences. Ce contrat constitue un double engagement : je m’engage à lui laisser la libre disposition de mes biens et du produit de leur exploitation pendant la durée du contrat ; en contrepartie, il s’engage à me verser régulièrement un loyer, librement déterminé par notre convention. S’il est vraiment un meilleur exploitant, cette solution est plus avantageuse pour moi que de poursuivre moi-même l’exploitation : les rendements plus élevés qu’il obtient me mettent, en effet, en position de lui demander un loyer supérieur au revenu dont je fais ainsi le sacrifice, tout en lui laissant la possibilité de dégager encore un surplus personnel. Il s’agit là d’une autre forme d’échange productif, dont les modalités sont certes différentes d’une vente pure et simple – transfert partiel de certains attributs et de certaines prérogatives du droit de propriété personnel –, mais auquel tout le monde gagne également grâce à un meilleur usage des ressources.

La caractéristique du contrat de fermage est que, s’il garantit au propriétaire la recette d’un loyer fixe, en revanche, il reporte sur l’exploitant tous les risques de l’exploitation : tempêtes, mauvaises récoltes, baisse des prix de marché, réduction des débouchés, etc. Cette incertitude, l’exploitant doit en tenir compte. Elle réduit ses espérances de gains futurs. Moyennant quoi, si les aléas climatiques et naturels sont importants dans la région, si l’on est dans un secteur d’activité agricole à hauts risques, ou encore si mon interlocuteur hait particulièrement toute prise de risques, il y a toutes chances pour que nous ayons beaucoup de difficulté à faire affaire. Est-ce à dire qu’une nouvelle fois tout est bloqué ? Pas nécessairement.

A défaut de négocier un contrat de fermage, une troisième solution consiste en effet non pas à lui demander le paiement d’un loyer monétaire fixe, mais à se mettre d’accord sur une formule de partage des revenus de l’exploitation. C’est la formule du métayage avec partage soit du revenu monétaire provenant de la vente des récoltes, soit des récoltes elles-mêmes. Le métayage a des inconvénients. C’est notamment une formule plus coûteuse pour le propriétaire qui doit veiller personnellement à ce qu’il n’y ait pas de triche dans l’évaluation des récoltes. Mais, en contrepartie, le métayage a pour caractéristique de partager plus également les risques de l’exploitation entre les parties. Ce qui rétablit des possibilités d’échange qui n’auraient jamais pu se réaliser si on ne reconnaissait à chacun le droit de négocier librement le type d’arrangement contractuel correspondant le mieux à ses préférences et contraintes personnelles.

Chacune de ces formules contractuelles a ses avantages et ses inconvénients. Mais il est impossible de dire a priori laquelle est supérieure à l’autre. Tout dépend des circonstances – notamment des attitudes individuelles à l’égard du risque. Seul le libre fonctionnement du marché c’est-à-dire le respect de la liberté de chacun de choisir, en concurrence avec un grand nombre d’autres, le contrat le mieux adapté à ses intérêts personnels – peut nous dire, a posteriori, quelle est, dans chaque circonstance, la formule d’attribution du contrôle de la ressource convoitée qui est la plus favorable. Supprimer cette liberté, ou seulement la réduire, ne peut que priver la collectivité de l’ensemble des gains de productivité et de spécialisation que permet cette extrême fluidité de choix et restreindra la capacité de chacun à faire le meilleur usage de ses compétences et de ses connaissances.

Mais pour que la société puisse tirer le meilleur parti possible de toutes les potentialités d’efficacité propres à la liberté des contrats ; pour que le plus grand nombre possible d’opportunités positives d’échange puissent être exploitées, deux conditions doivent être remplies : l’ensemble des droits au contrôle et à l’usage des ressources doivent faire l’objet d’une définition et d’une attribution précise, et il doit exister des procédures juridiques qui permettent d’en assurer une protection efficace ; des mécanismes de recours judiciaires doivent garantir de façon efficace, qu’une fois un contrat signé, celui-ci sera pleinement exécuté et respecté par les parties.

Comment protéger les droits de propriété. – Imaginons une société où il n’y aurait ni cadastre, ni service central de l’enregistrement qui tienne en permanence à jour le recensement des titres de propriété, ainsi que les mutations qui y sont apportées ; où la plupart des contrats de vente ou de location résulteraient de conventions purement verbales ; où le droit serait tellement vague et incertain qu’aucune règle précise ne guiderait le jugement des arbitres appelés à régler les conflits, etc. Il est clair qu’en de telles circonstances, tous les mécanismes qui viennent d’être décrits auront beaucoup de mal à fonctionner.

Celui qui envisage d’acheter ma propriété aura beaucoup de difficulté pour savoir si je suis vraiment le seul et unique propriétaire légitime ; s’il ne risque pas, par exemple, de voir apparaître demain ou dans quelques années d’autres personnes qui viendront lui contester l’exercice du droit que je lui aurai en principe cédé. Une telle situation implique que chacun consacre beaucoup de temps et d’efforts personnels à s’informer sur le statut juridique des biens qu’il cherche à acquérir, et à rechercher les différentes servitudes qui peuvent leur être attachées mais que le vendeur se sera bien gardé de révéler. Cette incertitude est une source de coûts personnels dont l’acheteur doit tenir compte lorsqu’il envisage de faire une acquisition. Si la somme de tous ces coûts de transaction est trop élevée par rapport aux gains futurs qu’un échange est susceptible d’apporter, cet échange n’aura pas lieu, laissant des ressources sous-utilisées. Le mécanisme qui, normalement, permet aux ressources de glisser vers les emplois les plus utiles à la collectivité, est bloqué. L’économie, la société sont moins efficaces. On produit moins, on vit moins bien, et moins longtemps.

Une situation de ce genre est loin de n’être qu’une fiction. On la trouve encore fréquemment dans maintes sociétés du tiers monde, notamment en Afrique. S’il apparaît que les sociétés traditionnelles éprouvent de grandes difficultés à accommoder notre concept européen de propriété, et à adapter à leurs besoins les règles dynamiques du capitalisme, ce n’est pas parce que la notion même de propriété individuelle serait, par définition, incompatible avec leurs coutumes et leurs systèmes culturels – comme le soutiennent les théoriciens du socialisme africain –, mais tout simplement à cause du caractère très rudimentaire de leurs appareils juridiques qui ne permettent pas encore de traiter efficacement les problèmes complexes que pose le développement d’une économie fondée sur l’échange.

Moralité : on ne peut pas dissocier les avantages qu’apporte à la société le régime de la propriété privée de l’infrastructure juridique qui l’accompagne. Pour que le capitalisme moderne puisse prendre son essor, encore fallait-il, préalablement, que se fût accumulée toute une expérience juridique et culturelle. C’est cette expérience qui fait encore défaut à tous les pays qui n’arrivent pas à prendre la route du développement.

La question n’est pas de protéger les propriétaires, en tant que classe sociale ; mais de protéger les droits de propriété. Que ceux-ci soient aisément identifiables et vérifiables ; qu’ils ne soient pas sujets à de trop grandes incertitudes juridiques ; ou encore qu’ils fassent l’objet d’une délimitation suffisamment précise pour permettre de les protéger efficacement contre tout empiètement d’autrui. Par ailleurs, il est absolument essentiel que la justice, lorsqu’elle intervient comme arbitre dans les conflits, soit suffisamment fiable et prévisible. C’est seulement si ces conditions sont remplies, si nous disposons de règles de propriété suffisamment fiables, stables et certaines, que le régime de la propriété privée peut nous apporter ces bienfaits qui sont sa justification. En nous ramenant à une situation de « coûts de transaction » élevés, toute évolution prolongée en sens inverse – comme celle que nous vivons en Occident, depuis près d’un siècle, avec le développement des interventions économiques de l’État providence – ne peut que ruiner l’édifice tant juridique qu’économique grâce auquel nous sommes sortis de l’état de stagnation séculaire qui caractérisait la vie quotidienne de nos pas si lointains ancêtres.

L’application et la protection des contrats. – Ce qu’on appelle la liberté contractuelle se décompose en fait en deux éléments : d’une part, le droit reconnu à chacun de déléguer à d’autres, selon des clauses convenues en commun, l’exercice temporaire de certaines prérogatives personnelles attachées à sa possession légitime (par exemple, sa force de travail personnelle) ; d’autre part, la protection par la justice de ce qu’on appelle « la loi des parties » – c’est-à-dire la reconnaissance par le droit que les termes d’un contrat librement signé s’imposent non seulement aux parties signataires, mais également au juge qui est éventuellement appelé à intervenir en cas de conflit.

On oublie souvent que cette conception du droit des contrats est une invention relativement récente. En Grande-Bretagne, ce n’est pas avant le milieu du XVIIIe siècle, et en France pas avant le Code civil de 1804, que s’est répandue la doctrine juridique selon laquelle le contrat est « l’expression de la volonté des parties » ; volonté qui s’impose au juge, qu’il doit respecter, et rechercher si besoin est. Auparavant les juges n’hésitaient pas à utiliser leurs pouvoirs pour remettre en cause les termes de certaines transactions commerciales ou financières qui leur paraissaient dépasser les bornes d’un « juste échange ». Toute la doctrine juridique du XIXe siècle part au contraire du principe que le juge ne peut pas se substituer aux parties pour décider des clauses d’un contrat.

Reste à expliquer les raisons de cette mutation. Si on se replace dans le cadre d’analyse qui précède, elles ne sont pas compliquées à découvrir.

Tant qu’on vivait dans une société essentiellement agricole, l’incertitude qui entourait le statut juridique des contrats ne présentait guère d’inconvénients. La plupart des échanges commerciaux concernaient des transactions ponctuelles, à dénouement rapide, où l’essentiel portait sur la livraison de marchandises ou de denrées aisément identifiables et échangeables. Le crédit était rarissime, apanage de quelques puissants qui ne manquaient d’ailleurs pas de renier régulièrement leurs engagements.

Avec l’industrie, tout change. Alors que l’économie agricole est une économie de « propriété », au sens propre, fondée sur la possession directe de biens tangibles, l’économie industrielle est au contraire une économie de « contrats », fondée sur la division du travail entre un grand nombre d’individus qui engagent soit leur personne, soit leurs ressources, dans la poursuite d’un objectif commun, contre la perspective d’un gain futur non directement lié à leurs propres performances. Les « circuits de production » s’allongent. Le crédit se généralise. L’économie industrielle est à la fois une économie d’anticipations, et une économie de dettes. La richesse n’est plus liée à ce bien tangible et indestructible qu’est le foncier, mais à cette nouvelle « propriété » immatérielle et fongible que constitue la créance ; l’économie industrielle est une économie de créances.

Or, qu’est-ce qu’une créance ? Un papier. C’est-à-dire une promesse que quelqu’un vous fait de vous payer un jour ce qu’il reconnaît vous devoir. Se pose alors le problème du statut juridique de cette « promesse ». Estelle absolument contraignante ? Si oui, et si le système juridique vous offre tous les moyens possibles pour contraindre celui qui s’est ainsi engagé, cette promesse devient un « bien », une véritable « propriété » que vous pouvez librement monnayer tant que d’autres considèrent qu’en vous l’achetant ils ne prennent pas un risque excessif. Si, en revanche, cette protection ne vous est pas accordée, ou si elle se révèle trop peu efficace, il y a toutes chances pour que vous ne trouviez guère preneur ; le moteur même de l’activité industrielle se trouve alors bloqué.

Dans cette optique, il paraît naturel de considérer que le premier essor industriel du XVIIIe siècle en Angleterre était étroitement lié à l’évolution juridique qui, à la même époque, traduit le passage progressif à une doctrine reconnaissant le caractère contraignant des contrats privés. De même, on est en droit de se demander si la véritable innovation du Code civil de 1804 est moins sa définition de la propriété contenue dans l’article 544 que tout ce qui concerne le droit des obligations. La Révolution marque moins le triomphe de la conception « absolutiste » et personnaliste de la propriété, que celui de la conception « libérale » du contrat, libre mais contraignant. L’origine des « obligations » ne se situe plus dans le statut des gens ou des choses, mais dans l’expression de leur libre volonté. Il s’agit d’une mutation fondamentale dans la conception juridique des rapports entre les hommes. Cette mutation a permis de donner aux ressources détenues par les uns et par les autres une flexibilité, une mobilité sans rapport avec la situation qui prévalait dans l’ancien ordre. Sans elle nous n’aurions vraisemblablement jamais connu l’extraordinaire essor économique et social qui a marqué les deux siècles suivants.

Au total, la propriété privée est donc une institution qui n’a jamais été inventée par personne. Le régime de la propriété privée est le produit d’un long processus d’évolution séculaire au cours duquel les hommes – en luttant contre la rareté – ont progressivement appris à découvrir les instruments culturels, économiques et juridiques les mieux à même de résoudre leurs problèmes de vie et de survie.

Les vertus cognitives de la propriété privée

Dernière remarque. Le droit de propriété s’analysant en dernier ressort comme un « panier » de droits élémentaires dont la liste peut être presque infinie, et dont les attributs se déduisent eux-mêmes de ceux du droit de propriété (individuel, exclusif et librement transférable), rien n’empêche ceux qui le désirent de s’entendre avec d’autres pour former ensemble des organismes ou des organisations fondés sur un principe de propriété commune – pour autant seulement que ces arrangements restent « privés » et ne sont que le produit du droit imprescriptible de chacun à combiner et recombiner librement avec d’autres l’agencement des droits dont ils sont légitimement propriétaires, et cela selon des termes contractuels librement négociés.

Ainsi que le prouve l’expérience quotidienne, et notamment l’histoire du capitalisme, particulièrement riche en expériences institutionnelles nouvelles, le terme de « propriété privée », dans le monde d’aujourd’hui, est devenu un terme générique qui recouvre un univers extrêmement complexe où l’ensemble des droits afférents à la jouissance, a l’usage et à la disposition des biens peuvent se combiner et se recombiner selon une infinité de cas de figure dont la seule limite est l’ingéniosité et l’imagination des êtres humains, ‘notamment des juristes : propriété individuelle, usufruit, viager, copropriété, multipropriété, société à responsabilité limitée, société anonyme, location, leasing, crédit-bail, contrats de servitude, propriété coopérative, etc.

Dans cette optique, la caractéristique de la société capitaliste est de laisser au marché – c’est-à-dire au libre jeu des appréciations individuelles – le soin de déterminer quel est l’agencement contractuel le plus approprié selon les circonstances auxquelles chacun est confronté. Etant donné que chaque type d’arrangement institutionnel a pour conséquence de produire, du point de vue de l’usage des ressources ainsi contrôlées, des comportements individuels et collectifs qui peuvent être fort différents (cas par exemple de l’entreprise publique comparée à l’entreprise à capitaux privés), l’une des propriétés les plus remarquables de ce libre marché est de permettre à la collectivité d’accumuler une connaissance des avantages et inconvénients de chaque formule organisationnelle infiniment plus étendue que tout ce qui est possible dans une société où la liberté de choix contractuelle est nécessairement beaucoup plus réduite, comme c’est le cas dans les sociétés socialistes – ou mêmes dans les sociétés occidentales contemporaines.

En limitant les zones d’exercice du droit de propriété privée et des attributs contractuels qui y sont liés, l’évolution législative et juridique contemporaine a non seulement pour effet de réduire notre capacité de dynamisme économique, elle a aussi et surtout pour conséquence de nous priver de toute une somme d’expériences et de savoirs dont nous disposerions si nous continuions à respecter plus strictement ce qui était la logique profonde du droit libéral.

 

II. L’ENTREPRISE ET LA PROPRIÉTÉ

 

Qu’est-ce que l’entreprise ? Pourquoi la firme ? L’entreprise est un mini-système de coordination et de coopération qui repose sur un principe de commandement hiérarchique. Le marché est aussi un système de coordination et de coopération, mais fondé sur le contrat. Si vraiment le marché offre tous les avantages que les économistes libéraux lui prêtent, comment se fait-il qu’y survivent ces mini-îlots de planification autoritaire que sont les entreprises ?

C’est un professeur de l’université de Chicago, anglais d’origine, Ronald Coase, qui, le premier, en 1937, a esquissé la solution de ce paradoxe, dans un article qui resta longtemps oublié. L’idée est simple. Le marché, ce sont des « transactions » par lesquelles s’échangent des droits (de propriété) sur des ressources et des richesses. Mais qui dit échange, dit obligatoirement contrat, explicite ou implicite. Le contrat ne porte pas que sur les prix, la qualité des produits ou des services échangés, les méthodes de mesure, etc., mais également sur les procédures de contrôle de son exécution, les sanctions réciproques possibles, les recours éventuels devant des tiers. Il s’efforce de prévoir des solutions à tous les problèmes qui risquent de se présenter durant la période d’accomplissement de la transaction.

Imaginons un univers d’information parfaite d’où serait exclue toute incertitude. Nous serions alors en mesure d’identifier à l’avance l’ensemble des circonstances futures susceptibles de menacer la bonne fin de toute transaction, et donc d’imaginer par avance les parades et solutions possibles. On pourrait résoudre tous les problèmes de coopération et de coordination en laissant les gens passer entre eux une myriade de contrats et de promesses. Il n’y aurait entre les agents économiques que des relations marchandes, et c’est le marché qui dicterait à chacun ce qu’il doit faire, à quel prix, et qui sanctionnerait ceux qui trichent.

Mais nous vivons dans un univers où, par définition, l’information n’est jamais ni complète ni parfaite, et où elle est coûteuse à acquérir ; d’où l’on ne pourra jamais chasser l’ignorance, l’incertain, ni le risque. Conséquence : il est de nombreuses circonstances où la coordination par le mécanisme marchand ne peut plus s’opérer de façon satisfaisante du fait de la trop grande difficulté qu’il y a à établir pour chaque opération des contrats résolvant à l’avance tous les problèmes susceptibles d’apparaître. Lorsque l’on se trouve dans de telles circonstances, il faut adopter un autre procédé de coordination. C’est alors qu’apparaît la firme.

Le procédé consiste à remplacer le mécanisme bilatéral du contrat marchand par un système multilatéral de contrats qui, d’une part, confient à un « entrepreneur » central l’ensemble des fonctions d’orientation, d’impulsion et de coordination précédemment assumées par le mécanisme des prix et, d’autre part, déterminent de manière précise à quelles conditions chacun accepte de déléguer à celui-ci le contrôle hiérarchique de l’usage des ressources dont il fait l’apport. On a alors une situation où, au nuage de contrats individuels qui sert d’archétype à l’idéal du marché, se substitue un cercle de contrats d’association et de délégation hiérarchique qui donne naissance à ce que l’on appelle communément une « entreprise ». Celle-ci émerge, et se substitue au marché (comme procédé de coordination des activités humaines de production) là où des caractéristiques techniques ou institutionnelles particulières rendent trop coûteuses la négociation, la rédaction et l’exécution de contrats classiques d’échange marchand. La firme n’est qu’un succédané de marché qui permet de réaliser ce que le marché ne peut faire lorsqu’il se heurte à des coûts de fonctionnement trop élevés.

La firme n’est qu’un nœud de contrats, avec un agent central – l’employeur, l’entrepreneur – à qui est confiée la responsabilité de gérer et de faire exécuter la multitude de conventions privées qui définissent de façon explicite ou implicite les conditions dans lesquelles l’entreprise peut disposer des ressources mises à sa disposition par l’ensemble de ses partenaires : actionnaires, banquiers, ouvriers, cadres, managers, etc. Un nœud de contrats par lesquels des hommes – les entrepreneurs – s’efforcent d’obtenir la collaboration volontaire d’un grand nombre d’autres pour produire des biens et des services qu’ils estiment pouvoir offrir aux consommateurs dans des conditions d’efficacité plus grandes.

La sélection naturelle des formes d’entreprise et les origines de la firme capitaliste

Si l’entreprise est un nœud de contrats, le rôle de ces contrats est de définir trois choses : les conditions dans lesquelles certaines personnes acceptent de déléguer à d’autres l’usage de ressources dont elles ont la propriété (finances, capital humain, compétences…) ; les principes qui doivent présider au partage des résultats financiers de l’opération ; les voies de recours en cas de contentieux sur l’exécution des clauses précédentes.

Le contenu et la structure de ces contrats peuvent être extrêmement différents. D’où une très grande variété de formes d’organisation de la propriété industrielle qui n’a pour limites que celles de l’imagination humaine.

Cependant, tous ces contrats ne sont pas également adaptés aux circonstances et à l’environnement. D’où, par la concurrence qui s’exerce entre les produits, les firmes et les hommes, une sorte de processus de sélection naturelle qui fait que, dans le long terme, ne survivent durablement, et pour des raisons que l’on peut scientifiquement identifier, que les formes d’entreprise qui se révèlent économiquement les plus efficaces.

Prenons l’exemple de la firme « capitaliste » du XIXe siècle.

Fernand Braudel raconte comment l’activité industrielle, qui jusque-là était essentiellement disséminée dans une nébuleuse d’ateliers familiaux, dont les achats et les fournitures d’un marchand donneur d’ordres coordonnaient le travail, s’est progressivement regroupée dans des fabriques agglomérées, ancêtres de nos modernes usines. Avec l’élargissement des marchés, explique-t-il, cet ancien intermédiaire qu’était le marchand s’est peu à peu mué en industriel capitaliste régnant sur un univers concentré de machines et d’ouvriers salariés.

Cette analyse n’explique cependant pas pourquoi cette forme de propriété a ensuite survécu et a même supplanté les autres formes possibles de propriété industrielle. Aux alentours des années 1830, près d’un tiers des entreprises manufacturières anglaises étaient des coopératives ouvrières dont les statuts définissaient un régime de propriété indivise et non librement cessible, Vingt ans plus tard, les coopératives ne représentaient déjà plus que quelques pour cent de l’activité économique du pays. Comment se fait-il que ce soit, à l’époque, cette forme particulière d’organisation qu’est la firme privée de type capitaliste qui ait émergé comme principal vecteur de la division industrielle du travail ? S’il en fut ainsi, c’est que celle-ci recélait certains avantages. Lesquels ?

L’entreprise, on l’a vu, n’est pas autre chose qu’un nœud de contrats. Ces contrats sont des documents structurés dans lesquels, pour éviter les conflits possibles en cours d’exécution, on s’efforce de prévoir l’ensemble des contingences qui risquent de se présenter. Ces contrats ne peuvent cependant pas tout prévoir, c’est humainement impossible. Ce faisant, il faut bien qu’il y ait à un moment donné quelqu’un qui ait le droit de vote ultime pour prendre les décisions, ou désigner celui qui les prendra, lorsque se présentent des circonstances ne correspondant à aucune des situations prévues dans les contrats. Mais pourquoi, de tous les apporteurs de capitaux, les actionnaires devraient-ils être les seuls à détenir ce droit ? Pourquoi celui-ci ne serait-il pas partagé avec les porteurs d’obligations, les managers (qui ont l’information), ou encore tous les salariés ? Ce n’est pas parce qu’il s’agit d’une prérogative attribuée par notre droit à l’actionnaire, qu’il ne faut pas s’interroger sur les raisons de son origine. L’explication vient de la position particulière que les actionnaires occupent dans l’entreprise en tant que créanciers résiduels.

L’intérêt de l’entreprise – mais aussi de la collectivité est que soient mis en œuvre toutes les décisions, tous les projets, tous les investissements susceptibles d’enrichir le patrimoine de l’entreprise. Les porteurs d’obligation ont une créance fixe, déterminée à l’avance, et dont les risques ne sont donc que très marginalement affectés par la qualité des actes de gestion de l’entreprise, du moins tant qu’il n’y a pas de catastrophe majeure. En conséquence, que les dirigeants de la firme ne saisissent pas immédiatement toutes les opportunités rentables de développement qui s’offrent à eux, ne les affecte guère. Il en va de même pour les employés dont les rémunérations sont fixées par des contrats salariaux dont le montant est déterminé à l’avance. La particularité de l’actionnaire est d’être le plus vulnérable de tous les partenaires de l’entreprise, celui qui est remboursé le dernier en cas de difficultés, après tous les autres créanciers, s’il reste encore des ressources ; celui qui est également le dernier à être rémunéré après tous les autres, s’il reste encore quelque chose à se partager. Cette situation de créancier résiduel (ou d’ayant droit résiduel) fait que de tous les gens qui, d’une manière ou d’une autre, mettent des capitaux ou des ressources à la disposition de l’entreprise, les actionnaires sont les seuls qui aient vraiment le plus grand intérêt personnel à veiller du mieux qu’ils peuvent à ce que soient prises l’ensemble des décisions permettant réellement d’épuiser le champ possible des actions rentables.

Historiquement, cette solution s’est imposée non pas parce que la propriété financière ou le risque financier apporterait à leur détenteur une sorte de droit naturel et souverain à commander les autres, mais parce que, en raison de son efficacité économique supérieure, cette forme d’organisation contractuelle est celle qui, à l’expérience, s’est révélée disposer de la plus grande valeur de survie.

Question : en quoi cette attribution du monopole du droit de vote fait-elle des actionnaires les « propriétaires » de l’entreprise ? Personne n’est « propriétaire » d’un nœud de contrats. Réponse : ce qu’on appelle la « propriété privée » est un régime juridique qui pose pour règle fondamentale qu’on ne peut jouir de la pleine disposition d’un bien ou d’une ressource que pour autant qu’on accepte par avance de supporter personnellement l’intégralité des variations de valeur, en plus ou en moins, qui peuvent résulter de décisions prises par soi-même ou par d’autres (par délégation), quant à l’usage de ce bien ou de cette ressource. Fondamentalement, c’est cela être propriétaire, et pas autre chose. C’est en fonction de cette règle de principe que l’on peut dire que les actionnaires sont les « propriétaires » de l’entreprise, même s’ils n’en exercent pas la direction effective.

La société de capitaux : un instrument de diversification des risques

Le raisonnement auquel nous sommes continuellement confrontés est le suivant. Il est vrai, nous dit-on, qu’il est difficile de contester la légitimité des origines « capitalistes » du pouvoir dans l’entreprise lorsqu’on a affaire à un petit nombre de personnes qui possèdent la majeure partie du capital social. Dans ce cas, la sanction patrimoniale est en effet la plus contraignante des disciplines. Mais, ajoute-t-on, il n’en va plus de même dès lors qu’on passe à de grandes firmes dont le capital est dispersé entre des milliers de petits actionnaires. La dilution de la responsabilité patrimoniale fait que la plupart des actionnaires se désintéressent de la gestion des entreprises dont ils sont en principe les « propriétaires ». L’économie est dominée par quelques grandes firmes puissantes dont le contrôle passe dans les mains d’une poignée de dirigeants professionnels qui sont libres de poursuivre leurs objectifs personnels sans avoir réellement de comptes à rendre à personne. Le mécanisme d’efficacité de la propriété privée, tel qu’il est habituellement décrit, s’enraye. Est-ce alors, nous dit-on, vraiment un crime contre la société, et même contre la propriété, que de nationaliser des entreprises où, depuis longtemps déjà, la logique de la propriété privée et de ses avantages a cessé de jouer ?

Un tel discours traduit une incapacité fondamentale à comprendre la nature profonde de la propriété industrielle contemporaine.

Il est vrai que la dispersion des titres de propriété implique des « coûts de transaction » plus élevés pour les actionnaires. Il n’est pas aisé pour un simple actionnaire de rassembler les informations nécessaires pour superviser efficacement le comportement des dirigeants. Qui plus est, à quoi bon ? L’enjeu est à la dimension de la participation de chacun au capital de la société : infime. Tout gain sera automatiquement divisé entre des milliers d’actionnaires. Néanmoins, ce n’est pas une raison pour en conclure que de telles entreprises coûtent quoi que ce soit aux actionnaires. Car si vraiment cela leur coûtait quelque chose, on ne voit pas pourquoi ces gens, qui ont librement choisi de s’associer à l’entreprise en achetant leurs actions, auraient ainsi voté en faveur d’un investissement qui leur rapporterait moins que ce qu’ils pourraient obtenir ailleurs.

L’attribut essentiel de la propriété est le pouvoir de décider à quel usage sera affectée une ressource particulière. Par exemple, si je possède un terrain, je peux choisir d’y construire une maison que j’habiterai moi-même. Quelqu’un d’autre, disposant du même bien, peut préférer y construire une maison qu’il louera. Quel que soit le choix final, le propriétaire conserve toujours le droit de revendre son bien et d’utiliser le capital ainsi dégagé à d’autres usages. Mais l’aspect essentiel de la propriété privée est que, quel que soit l’usage sélectionné, il existe une relation étroite entre celui-ci et l’effet qu’il entraîne sur la valeur du patrimoine personnel du propriétaire. Et l’une des composantes de cette relation est constituée par la liberté du propriétaire de déléguer à qui il désire tout ou partie de son pouvoir de décision sur cet usage selon tout type d’arrangement contractuel compatible avec le souci de tirer de son bien la satisfaction personnelle la plus grande possible.

Ce qui se passe dans le monde de la propriété industrielle n’est pas de nature différente. La dispersion de la propriété reflète simplement le choix des « propriétaires » de déléguer une plus grande part de l’autorité qui leur revient. Il est vrai que cette forme de propriété, parce qu’elle est partagée entre un grand nombre de mains ayant des droits identiques, fait qu’une fois que cette autorité est déléguée, il est beaucoup plus difficile de la retirer. Mais cette propriété « atténuée » n’est qu’une forme particulière d’arrangement contractuel parmi tout un éventail d’autres possibilités qu’offre le régime de la propriété privée.

Reste évidemment à se demander pourquoi, s’il est plus difficile de revenir sur cette délégation – et donc d’en contrôler l’usage –, tant d’actionnaires acceptent d’entrer dans ce type d’arrangement contractuel de préférence à d’autres où le retrait de la délégation est plus aisé. Rares seraient ceux qui accepteraient de se lier de cette façon s’il n’y avaient des compensations. Lesquelles ?

Essentiellement, deux : d’une part, cette forme d’arrangement institutionnel offre aux détenteurs de capitaux une possibilité d’accroître la dispersion de leurs risques en répartissant leurs œufs dans un grand nombre de paniers différents ; d’où une plus grande sécurité et une meilleure possibilité d’optimiser le rendement des parts d’industrie qu’ils possèdent. D’autre part, cette atomisation de l’actionnariat permet à l’industrie et à ceux qui y jouent le rôle moteur – les « entrepreneurs » – de rassembler des masses de capitaux financiers à des conditions de coûts, d’efficacité et de sécurité plus grandes que s’ils étaient contraints de s’associer à un petit nombre d’actionnaires disposant chacun d’une part importante du capital.

Depuis que le processus du développement industriel s’est engagé, ceux qui cherchent le soutien de capitaux extérieurs et ceux qui souhaitent placer leurs avoirs dans l’industrie ont toujours eu le choix entre des formes d’association impliquant des structures de capital plus ou moins dispersées ou plus ou moins concentrées. Le mouvement de dispersion du capital n’a pas attendu la reconnaissance du statut de la société anonyme pour s’amorcer. Et ce mouvement n’a cessé de s’amplifier depuis. Ce qui, en soi, suffit à prouver que les bénéfices qu’en tirent les actionnaires doivent être supérieurs aux coûts qu’entraîne pour eux la plus grande liberté d’action dont jouissent les managers avec ce type de contrat. L’action, dans une grande entreprise à actionnariat dispersé, n’est ainsi qu’un produit financier particulier, dans un continuum de formules extrêmement variées d’associations à la vie industrielle.

Souvent, on explique l’éparpillement extrême de l’actionnariat atteint dans de nombreuses entreprises par le souci qu’auraient les actionnaires de contrôle d’assurer le développement financier de leur affaire sans pour autant perdre leur pouvoir. Ils s’arrangent pour que les augmentations de capital soient souscrites autant que possible par de tout petits porteurs, et veillent à ce que de nouveaux venus n’accumulent pas un nombre d’actions qui risqueraient de remettre en cause l’équilibre politique interne de l’entreprise.

Ce raisonnement est valable au niveau de l’analyse micro-économique. Mais ce qu’il faut expliquer, c’est pourquoi toutes les firmes qui ont adopté une telle stratégie ont continué à prospérer et n’ont pas été éliminées par la concurrence des entreprises conservant un actionnariat plus concentré. S’il en fut ainsi, c’est non seulement que les actionnaires de contrôle y trouvaient leur compte, mais également qu’une telle évolution n’était pas incompatible avec l’efficacité économique. Pourquoi ?

Si l’on part du point de vue des actionnaires de contrôle, le raisonnement est simple. Plus l’entreprise se développe, plus leur fortune personnelle croît, plus le risque économique qu’il encourent est élevé.

Comment les détenteurs de capitaux industriels peuvent-ils réduire leur risque ? La première technique a été d’inventer la formule de la « société », où le risque de l’aventure entrepreneuriale se trouve réparti entre plusieurs personnes. Les études historiques montrent que les premières véritables sociétés commerciales sont apparues lorsque les marchands du Moyen Age se sont lancés dans des voyages de plus en plus lointains à risques de plus en plus élevés. La seconde invention fut celle de la société anonyme, qui permit d’élargir presque à l’infini la possibilité d’associer un nombre toujours plus grand d’apporteurs de capitaux – et ainsi de tirer profit d’économies d’échelles qui étaient jusque là inexploitées. Mais il existe une troisième technique pour réduire encore davantage le risque : placer ses œufs dans le plus grand nombre possible de paniers différents. C’est la diversification. Plus le risque industriel croît avec la taille des firmes et le développement de leurs activités, plus ceux qui contrôlent les grandes fortunes industrielles ont intérêt à diversifier leurs placements. Certes, accroître la dispersion de leurs avoirs leur vaut des « coûts » supplémentaires ; mais en contrepartie, ils y gagnent de gérer désormais un portefeuille de risques plus diversifié.

Si la société de capitaux à actionnariat dispersé est devenue la formule dominante de l’économie contemporaine, nous le devons non pas à une perversion des structures capitalistes, mais au fait que plus une société est riche, et donc plus les enjeux industriels sont élevés, plus il devient important de disposer de formules efficaces de réduction des risques.

La Bourse, instrument de police externe des managers

L’idée sur laquelle nous vivons depuis la parution des ouvrages de Galbraith, est que le développement des « technostructures managériales » invalide l’hypothèse que les gestionnaires de la firme rechercheraient la maximisation du profit. Alors que, dans la firme entrepreneuriale, celui qui prend une décision en supporte intégralement les conséquences financières et patrimoniales, celles-ci, dans l’entreprise managériale, retombent conjointement sur un grand nombre d’individus. Si, par exemple, une mauvaise décision coûte 100, et si l’auteur de cette décision n’est propriétaire que de 5 % des actions, la sanction individuelle de cette erreur n’est que de 5, alors que dans le cas d’une firme individuelle elle aurait été de 100. On est donc en droit de penser que si la firme avait été gérée par un entrepreneur à 100 %, cette erreur aurait eu beaucoup moins de chances d’être commise. Se payer un bureau plus somptueux, un siège social futuriste, fortifier son statut social par des investissements paraprofessionnels, ou capter l’attention des médias par des prouesses techniques non économiquement justifiées (les « Concorde » privés), autant de décisions qui coûtent moins cher au gestionnaire de l’entreprise managériale qu’à celui de la firme entrepreneuriale. Faut-il en déduire que la séparation de la propriété et de la gestion conduit à l’affaiblissement du rôle régulateur du marché et du profit au regard des objectifs de gestion de l’entreprise ?

La réponse est non. Ceux qui critiquent la grande entreprise contemporaine oublient le rôle essentiel que joue la Bourse en tant que système complexe de contrôle, de discipline et de sanction des équipes dirigeantes.

Lorsque les dirigeants d’une société cotée en Bourse gèrent mal leur affaire, la valeur du titre baisse. Cependant, la baisse du titre est généralement plus faible que ne le justifierait la chute des résultats financiers. Ce paradoxe s’explique aisément si l’on tient compte qu’une action est un titre de propriété qui comporte deux volets : d’une part, un droit de partage sur les profits de l’entreprise (le « droit au dividende ») ; d’autre part, un « droit de vote », celui de voter pour la reconduction de l’équipe dirigeante en place, ou pour son remplacement.

Le volet « dividende » a une valeur en soi. C’est la valeur capitalisée des dividendes que l’actionnaire s’attend à percevoir dans le futur. Le « droit de vote » a une valeur qui est nulle pour ceux qui se préoccupent fort peu d’exercer les prérogatives qui en découlent. Mais il y a des gens pour qui cette valeur est loin d’être négligeable : ceux qui se disent qu’en prenant la place des dirigeants actuels, ou en les remplaçant par d’autres, il serait possible de rétablir la situation et d’enregistrer demain de forts gains de plus-value.

Ces personnes, qui peuvent faire partie de l’entreprise (certains directeurs en désaccord avec la politique de leur P-DG), ou lui être extérieures (des concurrents), ne peuvent arriver à leurs fins que si elles réussissent à réunir une nouvelle majorité à l’assemblée générale. Pour cela elles sont prêtes à racheter les actions à un prix plus élevé que la valeur que les actionnaires minoritaires et passifs accordent aux dividendes futurs qu’ils s’attendent à recevoir, généralement sur la base des dividendes distribués dans le passé. Et elles sont prêtes à accorder ce « surprix » parce que, disposant d’informations que les autres n’ont pas, elles attendent de cette dépense qu’elle leur rapporte demain des bénéfices beaucoup plus substantiels.

Imaginons une entreprise dont les résultats ne sont pas bon. Il s’agit ou bien d’une firme dont les difficultés s’expliquent par les conditions particulières de son marché (industrie en déclin, récession sectorielle…), ou bien d’une entreprise mal gérée. Dans le premier cas, aucune autre équipe de direction ne peut faire mieux. Conséquence : la valeur attachée au droit de vote est nulle. Dans le second cas, le droit de vote attaché à la détention d’un titre de propriété acquiert une valeur positive pour ceux qui savent que les mauvais résultats sont le produit d’un mauvais management. Les deux attributs de l’action évoluent alors en sens inverse : plus l’entreprise s’enfonce dans les difficultés, plus la valeur financière du titre décline, cependant que la valeur du droit de vote augmente en proportion des plus-values susceptibles d’être réalisées par un management plus efficace. Il devient donc de plus en plus intéressant pour un nombre croissant de propriétaires de titres de céder leurs parts à ceux qui, contre toute logique apparente, s’en portent acheteurs en déclenchant par exemple des procédures d’Offre Publique d’Achat (OPA). Un mécanisme automatique de correction se déclenche – dès lors que la mauvaise gestion d’une entreprise dépasse le seuil critique.

Ce mécanisme implique qu’il n’est absolument pas indispensable que les détenteurs de titres se préoccupent activement de surveiller directement la gestion de leurs dirigeants. Le marché, avec tous ses intermédiaires et spécialistes, exerce cette fonction pour eux et d’une façon bien plus efficace qu’eux-mêmes ne pourraient le faire. Ou bien le management en place prend conscience de la menace qui pèse sur son avenir professionnel et il adopte les mesures de redressement nécessaires (s’il en a les capacités) ; ou bien il est un jour où l’autre contraint de passer la main (ce qui risque notamment d’avoir des répercussions fâcheuses sur sa carrière future). Dans les deux cas, c’est le mécanisme anonyme du marché financier et du « marché des votes » qui, par la voie des décisions d’un très grand nombre de gens agissant en fonction de ce qu’ils estiment être leur intérêt personnel, garantit que les ressources de l’entreprise seront bel et bien gérées par ceux qui sont susceptibles d’en faire l’usage le plus efficient – et le plus rentable pour les actionnaires. Dans une économie où l’actionnariat est une institution très répandue, et où le marché financier est organisé de façon à offrir aux propriétaires d’actions les moyens de gérer leurs portefeuilles avec le maximum d’efficacité, la liberté dont l’actionnaire dispose pour vendre ses titres sur des marchés où le cours de l’action reflète la valeur que des spécialistes accordent à la qualité de gestion des équipes dirigeantes en place, impose en réalité de sérieuses limites au pouvoir discrétionnaire dont sont prétendument investis les managers des grandes sociétés.

Certains objectent que le processus ainsi décrit prend nécessairement beaucoup de temps, et que, pendant ce temps, les actionnaires, disent-ils, sont victimes d’une situation dont on pourrait faire l’économie s’ils étaient plus étroitement associés aux décisions, ou du moins plus régulièrement informés. D’où le projet de mesures législatives ou réglementaires qui contraindraient les entreprises à associer plus étroitement les actionnaires, ou leurs représentants, à la gestion.

Le problème est de savoir si, par des moyens réglementaires, il est vraiment possible de faire mieux qu’en s’en remettant au fonctionnement spontané du marché boursier. L’expérience montre que non. Il y a quelques années, aux Etats-Unis, les pouvoirs publics ont modifié le régime de la société anonyme afin d’y réduire la part de pouvoir discrétionnaire des dirigeants. Pour cela, on a imposé la présence dans les conseils d’un certains nombre d’administrateurs extérieurs (William’s Act). Le lendemain, tous les titres des sociétés concernées ont baissé. Si vraiment la réforme engagée avait amélioré la situation des actionnaires, les cours auraient dû monter. Qu’ils aient baissé est une preuve de ce qu’il ne faut en réalité rien attendre de tels procédés. La réaction de la Bourse est encore le meilleur de tous les critères.

Toutes ces sécurités que les réglementations veulent ajouter au marché, tous ces « porte-paroles » qu’elles voudraient donner aux actionnaires, existent déjà : ce sont tout simplement ces milliers d’agents spécialisés qui font le marché et dont l’activité quotidienne permet de sanctionner le management, dès que sa gestion se révèle paresseuse ou défaillante.

Autre objection : monter des OPA et les réussir est souvent d’un coût si élevé qu’il ne peut s’agir que d’opérations exceptionnelles.

C’est vrai. On ne fait pas une OPA tous les jours. Dans bien des pays, comme la France, ce sont des « coups » rarissimes. Mais là encore, à qui la faute ? C’est souvent l’Etat lui-même qui, par le jeu de ses règlements financiers, boursiers et fiscaux, rend ces opérations extrêmement coûteuses et dissuasives alors que, dans d’autres conditions, les candidats ne manqueraient pas. Par exemple, le fonctionnement des OPA pose un problème classique de « passager clandestin » : le petit actionnaire informé d’une OPA, et qui estime qu’elle va réussir, n’a aucun intérêt à vendre ses actions afin de tirer lui aussi un profit des gains qui résulteront de l’amélioration de la gestion produite par l’arrivée d’une nouvelle équipe. Si chaque actionnaire raisonne ainsi, toutes les OPA devraient se terminer en échecs. Pour tourner la difficulté les entreprises américaines recourent à des clauses dites de « dilution » dont l’objet est d’exclure les actionnaires minoritaires qui n’ont pas répondu favorablement à une OPA d’une partie des bénéfices qui résulteront du changement de direction. Malheureusement, au nom même de la protection des petits épargnants, ces « clauses de dilution » sont généralement considérées avec beaucoup de méfiance par les pouvoirs publics qui sont tentés d’en réglementer l’usage, voire – comme c’est le cas en France – de les interdire. Le résultat est qu’en rendant les procédures de prise de contrôle extrêmement coûteuses, on empêche le marché boursier de jouer son rôle de police. Certains actionnaires se trouvent effectivement mieux protégés, mais tout le monde y perd puisque des équipes de gestion peu efficaces se trouvent ainsi artificiellement mises à l’abri de la concurrence.

Le non-sens des nationalisations

On dispose maintenant d’un nombre appréciable d’études analysant les performances relatives des entreprises publiques et privées. Elles confirment que les firmes publiques ont des coûts de gestion plus élevés que leurs concurrents privés. Sur une cinquantaine de cas étudiés, il n’y en a que trois ou quatre où une entreprise publique fonctionne avec des coûts plus faibles. Pourquoi cette infériorité ? La raison est simple. Elle tient aux particularités du système de motivations et de sanctions au sein duquel évoluent ceux qui y ont la responsabilité d’organiser et de gérer le travail des autres.

Nationaliser, c’est transférer la propriété des entreprises à l’État, c’est-à-dire, en théorie aux électeurs. Et ce sont les électeurs qui se retrouvent « actionnaires ». En principe, rien de plus « démocratique ». Mais ces actionnaires ne sont pas des actionnaires comme les autres. La propriété dont ils se trouvent investis est une propriété collective, c’est-à-dire indivise et non négociable.

Regardons les conséquences. Etre efficace, c’est produire aux coûts les plus bas. C’est le rôle des managers et de l’encadrement d’y veiller. Mais atteindre un tel résultat n’est ni facile ni nécessairement agréable. Contrôler les coûts implique de savoir dire non aux demandes de multiples collaborateurs ; une tâche ingrate, qui exige de sérieuses motivations.

Dans l’entreprise privée, cette motivation vient de la présence d’actionnaires dont le revenu est constitué par le profit. Si l’ensemble des charges n’est pas couvert par les recettes, le profit disparaît, et, du même coup, la rémunération de l’actionnaire.

Certes, ce mécanisme n’est pas parfait. Lorsque les actionnaires sont très nombreux, aucun n’a vraiment intérêt à surveiller de près ce qui se passe dans l’entreprise. Mais la caractéristique du régime juridique de la liberté des contrats est d’avoir permis l’émergence spontanée de mécanismes grâce auxquels ce que l’actionnaire ne trouve pas intérêt à faire lui-même, d’autres le font pour lui. Ce sont tous les professionnels et spécialistes ou intermédiaires des marchés boursiers et financiers dont l’activité consiste à conseiller les actionnaires et à leur fournir les informations dont ils ont besoin pour gérer au mieux leurs intérêts. S’appuyant sur des techniques d’analyse sophistiquées, dans lesquelles aucun actionnaire individuel n’aurait personnellement eu intérêt à investir, ces agents guettent chaque jour le moindre renseignement sur la vie des entreprises, leur gestion, leurs investissements, leurs projets, leurs résultats… Qui plus est, ils ont un intérêt très direct à veiller à ce que la moindre information leur parvienne et soit transmise aux actionnaires, car c’est de l’efficacité de leur travail de surveillance et de renseignement que dépend leur propre prospérité.

Le passage à la propriété publique fait disparaître ces mécanismes. Prenons ces « actionnaires » tout théoriques que sont les électeurs. En principe, leur position n’est pas fondamentalement différente de celle des milliers d’actionnaires privés que comptent les grandes sociétés anonymes. Le gain que chacun peut réaliser en veillant à ce que la firme soit gérée de la meilleure façon possible est négligeable. Dans un cas comme dans l’autre, on est dans une situation classique de « bien collectif » : personne n’étant propriétaire des gains qui peuvent résulter de ses activités de surveillance et devant partager ceux-ci avec tous les autres actionnaires, personne n’a intérêt à se préoccuper personnellement de ce qui se passe dans l’entreprise. Il y a pourtant une différence essentielle : dans l’entreprise publique l’action dont on est théoriquement propriétaire n’est ni librement ni volontairement négociable. Conséquence : il n’y a plus de marché. Plus personne ne pouvant, par la vente ou l’achat d’actions, tirer un profit immédiat des renseignements que véhicule le marché, l’information se raréfie ; elle se réduit à ce que chacun peut absorber sans effort en lisant chaque matin son quotidien préféré. Rien à voir avec ce flux permanent, toujours renouvelé, raffiné et enrichi, alimenté par un marché où s’opèrent chaque jour des millions de transactions, décantées et analysées par des milliers de spécialistes dont c’est le métier de passer au crible les décisions des dirigeants d’entreprise. Tel est le drame de la propriété publique : en rendant impossible la présence d’un marche décentralisé de la propriété et en empêchant l’émergence d’un système de prix libres synthétisant à tout instant l’ensemble des informations acquises de façon dispersée, on se prive du seul mécanisme qui permettrait à tous d’accéder aux avantages d’une intelligence « collective » transmettant une somme d’informations sans commune mesure avec ce que peuvent rassembler quelques individus même supérieurement organisés.

Il est vrai que les firmes publiques restent soumises à toute une gamme de contrôles politiques et administratifs. Mais cela ne change rien. On ne peut attendre d’un fonctionnaire ou d’un homme politique, même parfaitement indépendants, qu’ils se montrent capables d’assurer par eux-mêmes toutes les fonctions informatives complexes que rassemble et remplit la main invisible du marché. Un élément essentiel leur manquera toujours : l’expertise « collective » du marché dont la caractéristique est de synthétiser en un prix abstrait, mais accessible à tous à peu de frais, infiniment plus d’informations et de renseignements sur les conditions relatives de production et de gestion qu’un homme seul ou même une équipe ne pourraient en collecter.

Par ailleurs, même en supposant que des êtres humains puissent en savoir autant que ce que reflète l’intelligence collective du marché, reste le problème de l’utilisation de ces informations. Lorsqu’il y a propriété privée, information et sanction vont de pair. Il n’en va pas de même dans la firme publique où, même s’ils disposaient de toutes les informations, les propriétaires théoriques que sont les électeurs ne pourraient en faire aucun usage utile puisqu’ils sont privés du droit de revendre le titre de propriété dont ils sont en principe les détenteurs. Conséquence : les dirigeants des entreprises publiques disposeront toujours d’une plus grande liberté pour interpréter à leur avantage les impératifs de gestion.

C’est pour toutes ces raisons – information inadéquate, contrôles atténués, sanctions floues et lointaines – que les entreprises publiques sont économiquement moins efficaces et qu’elles fonctionnent en payant pour leurs salaires, leurs fournitures, leurs équipements, beaucoup plus qu’elles ne l’accepteraient si elle étaient soumises aux règles de la gestion privée.

Conclusion : la propriété publique est une forme archaïque de propriété. Elle représente aussi un recul de la véritable démocratie économique dans la mesure où son extension aboutit à priver les citoyens d’une richesse considérable d’informations et de renseignements sur la façon dont sont gérées leurs entreprises.

Le piège de la participation « obligatoire »

La participation statutaire des représentants des salariés dans les instances de décision des entreprises est une formule qui tend à se répandre, sous des formes institutionnelles variées. La Commission de Bruxelles y est favorable, et voudrait l’intégrer dans son projet de Société européenne, en s’inspirant du système allemand de « Co-détermination ».

Que faut-il en penser ? Réponse : loin d’être une réforme anodine, la codétermination (terme que nous conservons pour désigner, de manière générale, tous les systèmes « obligatoires » de participation), est un système instable conduisant presque inévitablement à la remise en cause de l’ensemble des règles du jeu qui caractérisent encore les sociétés dites capitalistes.

La raison n’est pas difficile à identifier. Toute décision prise aujourd’hui concernant l’usage d’une ressource affecte la valeur future de cette ressource, en plus ou en moins. La particularité du régime de la propriété privée est que le détenteur d’une ressource est celui qui supporte l’intégralité des conséquences que les décisions prises quant à son usage ont sur sa valeur future. La caractéristique d’un tel système est qu’il conduit, par le libre jeu des intérêts individuels, à affecter les ressources disponibles aux usages les plus bénéfiques pour la société.

La difficulté de la codétermination vient de ce qu’elle introduit un divorce entre la prise de décision et ses conséquences – du moins pour ceux des administrateurs qui doivent leur position non pas à une délégation de pouvoir volontaire et librement révocable, mais aux contraintes de la législation. Alors que la valeur du patrimoine personnel placé dans l’entreprise par les actionnaires est automatiquement affectée par toute décision dont l’effet est de réduire l’espérance de rentabilité future, il en va différemment des salariés et de leurs représentants statutaires. La valeur de leur force de travail ne dépend pas nécessairement de la rentabilité future de l’entreprise dans laquelle ils se trouvent. Même si leurs décisions en compromettent l’avenir économique, ils conservent la possibilité de valoriser leur propre capital humain en changeant d’emploi, et en passant dans une autre firme. Ce qui n’est pas le cas du capital financier qui se trouve en quelque sorte « piégé » dans l’entreprise où il est investi. Ce divorce entre la prise de décision et ses sanctions personnelles, même s’il ne concerne qu’une partie des administrateurs, conduit à favoriser le court terme au détriment du long terme, la jouissance immédiate au détriment de l’accumulation. Dans la mesure où leur horizon économique est plus court que celui des financiers et des actionnaires, parce qu’ils ne sont pas certains de rester dans l’entreprise (et de récupérer ainsi les dividendes de leur effort d’investissement), les salariés ont intérêt à ce qu’une part maximale des ressources de l’entreprise leur soit distribuée immédiatement, plutôt qu’immobilisée même dans des investissements productifs rentables.

Il est vrai que les salariés peuvent eux-mêmes avoir une forte préférence pour l’épargne. Mais même cette hypothèse ne changera rien à ce qui précède. S’ils sont rationnels, les salariés s’apercevront qu’ils ont tout intérêt à soutirer aujourd’hui le maximum de l’entreprise où ils travaillent et à placer les revenus qu’ils désirent épargner à l’extérieur – en devenant par exemple propriétaires de leur maison ou d’autres actifs personnels, moins « risqués » qu’un placement dans l’activité industrielle qui les fait vivre. Lorsqu’on renonce à une consommation présente pour obtenir un gain futur, mieux vaut diversifier ses avoirs. Cette loi s’applique aussi bien aux salariés qu’aux investissements professionnels.

Il n’est pas difficile d’imaginer la suite. La codétermination conduit à une gestion moins efficace des ressources des entreprises. La rentabilité des capitaux placés dans les secteurs et activités soumis à ces contraintes légales y est moins élevée qu’ailleurs. La baisse relative du taux de profit incite les propriétaires des capitaux, soit à moins épargner et moins investir, soit à orienter leur épargne de préférence vers d’autres placements : placements non-industriels, spéculatifs, à l’étranger, dans des secteurs échappant encore à la législation comme le tertiaire, les PMI, les valeurs d’Etat, etc. Les ressources fuient les activités les plus efficientes, pour s’orienter vers les activités techniquement les moins avancées et les moins progressives. Une crise se développe. Au lieu d’en rendre responsable la législation, on accuse ce qui reste d’économie marchande et capitaliste. On entre dans un engrenage interventionniste où les derniers droits de la propriété privée se réduisent comme une peau de chagrin.

Le grand argument des partisans non marxistes de la participation est qu’une telle réforme devrait s’opérer sans nuire aux intérêts de l’entreprise et de l’économie. Les salariés étant mieux informés et se trouvant mieux intégrés à l’entreprise, le niveau de motivation, nous dit-on, sera plus élevé. Les actionnaires retrouveront en efficacité productive accrue – et donc en profits – ce qu’ils auront apparemment perdu en pouvoir absolu. L’accroissement de la participation institutionnelle des travailleurs est donc compatible avec le bon fonctionnement d’un système capitaliste.

Il est facile de montrer l’inanité d’une telle proposition. Si cela était vrai, si vraiment ils avaient tout à y gagner, comment se fait-il que les propriétaires (ou les dirigeants) des entreprises n’aient pas déjà pris l’initiative de procéder eux-mêmes à de tels aménagements ? Pourquoi les actionnaires s’obstineraient-ils à refuser un accord amiable qui devrait les enrichir ?

S’il était vrai que la participation permette de dégager des gains de productivité supérieurs, la contrainte législative pour amener les partenaires à s’entendre sur une nouvelle définition des processus de décision serait superflue. Dans un marché de libre concurrence, la rivalité des intérêts individuels des producteurs suffirait. Le premier à saisir les opportunités de gains de productivité qu’une telle formule est supposée offrir, prendrait sur les autres un avantage concurrentiel qui, un jour ou l’autre, finirait par contraindre les autres à l’imiter. Que, dans nos sociétés libérales, la participation directe des travailleurs n’ait jamais dépassé le stade d’expériences locales et limitées prouve a contrario que les trésors de productivité qu’une telle innovation permettrait de dégager ont une existence plus que douteuse.

Il ne s’agit pas de rejeter toute forme de participation de représentants du personnel aux instances de décision des entreprises. Mais de telles initiatives n’ont de sens que si elles restent le fruit d’actions purement volontaires. Que les actionnaires et les dirigeants de la General Motors aient par exemple décidé d’ouvrir la porte de leur conseil d’administration au président du plus important des syndicats américains et que d’autres entreprises suivent cet exemple, fort bien ! S’ils ont fait ce choix (à leurs risques et périls), c’est qu’ils en attendent un gain économique, et donc un gain concurrentiel, sinon ils ne l’auraient pas fait ; et cela en prenant éventuellement la responsabilité de s’être trompés. De même on peut imaginer que se développe un mouvement qui vante les mérites de telles initiatives et qui se donne pour but d’inciter beaucoup d’autres entreprises à coopter volontairement des administrateurs issus du personnel ou du monde syndical. Mais de telles initiatives n’ont de sens et ne peuvent s’affirmer comme une forme supérieure d’organisation que si elles restent le fruit d’actions purement volontaires. Ce qui n’est pas acceptable, c’est que la loi impose à tous le même régime.

Pourquoi une mesure jugée bonne quand elle est volontaire deviendrait-elle mauvaise lorsque la loi l’impose ? La réponse tient aux avantages que la société tire d’un système laissant à chacun la liberté d’expérimenter les formules d’association les plus variées. Comme dans le cas des nationalisations, ces avantages disparaissent à partir du moment où l’on passe à une législation contraignante nécessairement uniformisante, qui prive la collectivité d’une diversité inestimable d’expériences et de connaissances.

Telle qu’elle est généralement envisagée – c’est-à-dire dans le cadre d’une contrainte législative s’imposant à toutes les entreprises, ou tout au moins à toutes les entreprises d’un certain type, ou de certains secteurs – elle conduit à nier la liberté des contrats, en refusant aux personnes d’expérimenter librement les modes d’organisation de leurs rapports qui servent le mieux leurs intérêts communs. C’est là sans doute son défaut le plus grave. Car à partir du moment où les individus se voient refuser la liberté de rechercher les termes de l’échange qui leur paraissent les plus favorables, la société perd l’instrument qui lui permet d’adapter progressivement ses formes institutionnelles à la meilleure allocation possible de ses ressources. C’est au bout du compte le fondement même de notre civilisation qui se trouve menacé.

Les arguments avancés en faveur de la codétermination ou de la participation sont le plus souvent liés à une conception erronée de l’entreprise et de la démocratie. Il s’agirait d’introduire la « démocratie » dans l’entreprise, comme on l’a autrefois fait triompher dans le domaine politique. Il faut dénoncer vigoureusement cette forme de pensée et d’amalgame qui repose sur une conception holiste et organique des faits sociaux où l’Entreprise (avec un grand E) serait dans l’ordre de l’économie et de la production l’équivalent de ce que les nations sont dans le domaine politique, ou la famille dans le domaine de la vie privée.

Entre la nation, la famille et les entreprises, il existe une grande différence : les premières sont des communautés naturelles, auxquelles les hommes, dès qu’ils naissent, ne peuvent pas échapper. On naît nécessairement dans une famille ; on naît sur un certain territoire, et on est nécessairement citoyen d’une nation. Il n’en va pas de même de l’entreprise. On ne naît pas « citoyen » d’une entreprise, on y entre par contrat, par adhésion, et l’on est toujours libre d’en sortir quand on veut, à un coût personnel qui n’est certes pas négligeable, mais sans aucune mesure avec celui de l’exil d’une « politie ». L’entreprise n’est pas un corps social « naturel ». C’est une association temporaire et finalisée, produit d’initiatives humaines individualisées.

A ce titre, l’Entreprise (avec un grand E) n’existe pas. Ce qui existe, ce sont des entreprises, ayant chacune une histoire et se présentant comme des nœuds de contrats par lesquels des hommes (les entrepreneurs) s’efforcent d’obtenir la collaboration volontaire d’un grand nombre d’autres pour produire des biens qu’ils croient pouvoir offrir aux consommateurs dans des conditions d’efficacité plus grandes.

Cette assimilation de l’entreprise à un nœud de contrats permet de relativiser la notion de participation. Il paraît naturel d’institutionnaliser et de protéger la participation des gens à la direction de communautés dont ils sont nécessairement membres sans qu’on leur ait jamais demandé leur accord. Mais on ne peut pas tenir le même raisonnement pour une institution qui est, dès le départ, de nature et de conception essentiellement contractuelle. Imposer une gestion « démocratique » d’un contrat, ou encore imposer la « participation » à la gestion de ce qui est un engagement contractuel, par définition, n’a aucun sens puisque l’objectif du contrat est précisément de fixer dès le départ les conditions de « participation » de chacun au travail et à la finalité commune. Ainsi, dire par exemple que « la négociation ne peut trouver sa raison d’être que dans une situation où chacun participe, à la place qui est la sienne, à la vie et à l’avenir de l’entreprise » n’apporte rien puisque c’est le rôle des contrats de déterminer à l’avance ce que sera la place de chacun, et les responsabilités que cette place entraîne au niveau de la gestion, de la vie et de l’avenir de l’association.

Ce que veulent dire les gens qui tiennent ce langage et qui désirent instituer la participation (obligatoire) est simplement qu’ils n’aiment pas la nature des relations contractuelles qui dominent la structure actuelle de nos entreprises, et qu’ils voudraient y substituer un autre système d’organisation. Parce qu’ils n’aiment pas ce qui existe, ils voudraient imposer à tous ce que eux jugent le meilleur. Un tel comportement a un nom : c’est purement et simplement du despotisme (même s’il se prétend éclairé).

Premier de tous les impératifs : « libérer le droit »

Ces analyses conduisent à trois séries de conclusions : – Il faut absolument cesser de raisonner par rapport à une forme « idéale » d’entreprise.

Il n’existe tout simplement pas d’entreprise idéale, mais une multiplicité de formes d’organisation différentes et variées reflétant la complexité de notre univers économique. La firme de propriétaire et l’entreprise managériale ne sont que des cas particuliers mieux adaptés à telles ou telles circonstances. Il est absolument impossible de déterminer a priori quelle est, selon les circonstances, la forme d’organisation la mieux adaptée. Seul le libre fonctionnement du marché peut nous le dire a posteriori. Il est donc absurde de traiter la firme managériale comme s’il s’agissait de la dégénérescence d’une forme « parfaite » ; c’est seulement une forme autre. Rien ne nous garantit que, demain, des formes d’entreprise dont nous n’avons encore aucune idée, ou des formules pour l’instant très minoritaires, ne prendront pas la place des grandes organisations qui dominent notre univers industriel.

— La Bourse joue un rôle essentiel.

Il est vrai qu’en France malheureusement son rôle est réduit (bien qu’en développement). Mais à qui la faute ? Si la discipline des mécanismes capitalistes est très atténuée, si nos institutions capitalistes ne sont pas aussi efficaces qu’on pourrait le souhaiter, ce n’est pas parce que les Français seraient par nature moins dynamiques et moins entreprenants que d’autres ; c’est d’abord et avant tout à cause de la philosophie colbertiste de l’Etat. Dans un pays où le marché financier est étouffé par l’importance des prélèvements directs ou indirects sur l’épargne du pays, les dirigeants n’ont guère à craindre la vindicte de leurs actionnaires ; ils peuvent dormir sur leurs deux oreilles. Si l’on veut que l’industrie française fasse preuve de dynamisme, il n’y a qu’une seule solution : libérer les circuits financiers, enlever à l’Etat ce droit de propriété qu’il s’est attribué sur les ressources financières du pays. Une telle libération rendrait vie à un marché des capitaux qui ferait plus pour discipliner les actions des managers privés que tout autre système fondé sur une vision angélique du rôle et de l’action de l’Etat. Elle ferait davantage pour rendre les actionnaires plus solidaires des entreprises que n’importe quelle réforme visant à introduire prétendument plus de démocratie dans leur fonctionnement.

— Le principe de la liberté des contrats est l’attribut essentiel du droit de propriété.

Dans une société de liberté, tout le monde a le droit de rêver ; les salariés ont le droit de rêver à la propriété qu’ils n’ont pas, et à ce qu’ils pourraient faire pour l’acquérir ; les entrepreneurs de s’imaginer qu’en développant l’actionnariat de leur personnel, ou en leur offrant des formules originales de participation, ils créeront un nouvel état d’esprit dont tout le monde tirera profit. Dans une société de liberté toutes les expériences devraient être permises, l’Etat veillant seulement à ce que les règles de gestion et de gouvernement définies par les initiatives privées restent compatibles avec le principe de la responsabilité.

La solution libérale aux problèmes de l’entreprise ne consiste pas à préconiser la généralisation de tel ou tel type d’entreprise. La véritable solution libérale est de réclamer la « libération du droit », la libération de toutes les entraves qui, depuis un siècle, se sont accumulées pour restreindre sans cesse davantage le champ de la liberté contractuelle des personnes. La solution libérale consiste à revendiquer le retour à une véritable liberté d’expérimenter.

S’appuyant sur les outils de l’analyse économique, la théorie libérale nous indique quelles sont les règles que le droit des entreprises et des organisations contractuelles doit respecter pour que nous puissions bénéficier des bienfaits économiques et politiques d’un ordre libéral. Elle nous montre quelles peuvent être les conséquences de différents modes d’organisation contractuelle. En ce sens, elle n’est absolument pas fermée à l’idée que des entrepreneurs et des salariés s’entendent pour mettre au point des formules originales de coopération économique. Mais la théorie libérale ne nous dit pas, et ne peut pas nous dire ce que doit être concrètement l’organisation interne de la firme. Il n’existe pas de « solution libérale » a priori, ni même de solution « plus » ou « moins » libérale.

Ce n’est pas au législateur de dire ce que devra être l’entreprise libérale de demain. C’est à elle d’émerger de la concurrence de milliers d’expériences décentralisées et contractuelles, le législateur ne peut avoir qu’un seul rôle ; recréer les conditions d’une véritable liberté d’innovation.

III. LA PROPRIÉTÉ ET LES LIBERTÉS

Mon ambition est de démontrer : que le conflit entre propriété et liberté est un faux problème qui n’existe que parce que nos esprits sont contaminés par une conception fausse de la liberté, de la démocratie et des droits de l’homme ; que seule la présence de la propriété rend possible l’existence d’une véritable liberté.

Je prendrai comme point de départ cette phrase de Jean Poperen (dans une interview au Quotidien) : « Le libéralisme, c’est une moindre liberté pour le plus grand nombre » ; suivie un peu plus loin par : « La propriété privée ne peut s’exercer qu’au prix du sacrifice d’autres libertés fondamentales. » A quoi les libéraux répliquent : « Une société qui ne connaîtrait pas les institutions de la propriété privée se condamnerait à ne jamais savoir ce qu’être libre veut dire » (Lord Acton).

Qui a tort, qui a raison ? Avant de répondre, il faut situer ces citations dans leur contexte intellectuel. Il faut commencer par expliciter les deux grandes philosophies politiques de la liberté qui s’affrontent dans la pensée occidentale : la libérale (libéralisme classique), la non-libérale dont le socialisme, la social-démocratie, mais aussi malheureusement la plupart des formes contemporaines de libéralisme politique ne sont que des variantes plus ou moins prononcées.

La vision libérale

Pour le libéral, la liberté c’est d’abord et avant tout un concept individuel ; la reconnaissance du droit de chaque être humain à vivre de façon autonome, sans être obligé d’obéir aux ordres et aux contraintes que d’autres voudraient lui imposer. En ce sens, la liberté se définit par opposition à l’esclavage, ou par rapport à l’état de dépendance personnelle qui caractérisait la féodalité. Etre libre, c’est se voir reconnaître la qualité d’être pleinement « maître » (ou « propriétaire ») de soi, maître de sa vie, de son corps, de son esprit, de ses mouvements, de ses actes et de ses décisions, C’est en quelque sorte se voir reconnaître le droit de s’autodéterminer.

Ainsi que l’expose la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789, c’est un droit naturel c’est-à-dire inhérent à l’essence même de la nature humaine ; un droit qui, indépendamment de toute intervention législative ou juridique, découle de la morale universelle qui s’impose aux êtres humains du seul fait des caractéristiques communes de leur nature.

Ce faisant, on débouche sur une définition politique de la liberté : on dira qu’une personne n’est libre que dans la mesure où les autres respectent scrupuleusement ses droits.

Mais admettre l’existence d’une liberté individuelle entraîne nécessairement la reconnaissance du concept de propriété dans la mesure où l’homme ne saurait être pleinement libre si on ne commence pas par lui assurer la pleine disposition de son esprit (la propriété de soi), de son travail, des fruits de son travail, de ce à quoi il apporte de la valeur en y mêlant son labeur et sa créativité, etc.

Partant de là, la liberté telle que la conçoivent les libéraux découle de l’addition d’un ensemble de droits individuels qui tous, à l’instar du droit de propriété, se déduisent de ce qui est nécessaire pour donner une expression concrète au droit de chacun à s’ « autodéterminer », et qui définissent ce que les autres n’ont pas le droit de nous faire, ou encore ce qu’ils n’ont pas le droit de nous empêcher de faire. Ces libertés élémentaires définissent les conditions et les domaines dans lesquels chacun peut être réellement maître de soi en opposant ses propres conceptions et ses propres décisions à celles que les autres, individuellement ou collectivement, aimeraient lui imposer.

Ces libertés se décomposent en trois catégories :

— les libertés dites personnelles : liberté de circuler, d’expression et d’opinion, liberté du culte, liberté de la propriété privée, liberté des contrats, liberté du travail…

— les libertés judiciaires : reconnaissance du droit à être protégé contre toute arrestation, détention ou jugement arbitraire ; reconnaissance du droit de tout citoyen à un jugement contradictoire, juste et équitable, protection des droits de la défense (tout ce qui constitue les « droits de l’homme » au sens paradoxalement restrictif qu’une organisation comme Amnesty International donne à cette expression) ;

— enfin, les libertés économiques : liberté du commerce et de l’industrie, liberté d’établissement, de gestion, droit de choisir librement ses clients et ses fournisseurs, liberté de fixer ses prix, etc.

Encore faut-il que quelque chose protège l’exercice de ces libertés individuelles, notamment contre les exactions et interférences possibles de ceux qui disposent du monopole de la contrainte étatique. D’où la présence d’une quatrième catégorie de libertés : les libertés politiques : responsabilité des gouvernants devant le peuple et ses élus, droit de vote, liberté de la presse et des partis politiques, liberté d’association, liberté de réunion, etc.

Remarque importante : ces libertés sont d’une nature différente des précédentes. Au lieu d’être l’expression d’une revendication d’autonomie personnelle, elles représentent un simple droit de participer au processus de contrôle démocratique des pouvoirs du gouvernement. Maintenant, trois choses apparaissent très clairement :

— Ce qu’on appelle la liberté est un état dont l’intensité se mesure à l’aune de la gamme des libertés et droits de propriété reconnus aux individus. La façon dont le libéral conçoit la liberté conduit naturellement à considérer toute restriction à l’exercice d’une liberté ou d’un droit de propriété comme une atteinte à la liberté puisque cela entraîne une réduction de l’autonomie des personnes.

— La conception libérale de la liberté ne permet pas de reconnaître de hiérarchie à l’intérieur du système de libertés et de droits qui lui sert de fondement. Pour qu’il y ait liberté, toutes les libertés sont nécessaires. Aucune de ces libertés n’est supérieure ou inférieure à l’autre. Comme la propriété, la liberté politique n’est qu’un moyen au service d’une fin unique : la promotion de la liberté naturelle de l’homme définie non pas comme le droit de faire ce que l’on désire, mais comme la reconnaissance du droit de chacun à être son propre maître sans pour autant devenir le maître de quelqu’un d’autre.

— Pour le libéral, liberté et propriété sont deux concepts jumeaux qui ne sauraient avoir d’existence propre indépendamment l’un de l’autre. Cette association conceptuelle apparaît on ne peut plus clairement si on se rappelle que, dans ce système philosophique, être libre c’est être autonome, être son propre maître, être pleinement propriétaire de soi – cependant qu’être propriétaire, c’est être un centre autonome de contrôle et de décision, et donc un être libre. Être libre, être propriétaire, sont synonymes.

La vision non libérale

Ici, point de « droit naturel », point de transcendance morale universelle qui s’impose à tous, et sert de cadre mais aussi de garde-fou à la définition du droit. On part d’une position dite « positiviste » où les droits que les hommes se voient reconnaître ne peuvent être qu’une création de la loi (philosophie « relativiste » du droit). Tout commence par un refus de l’idée que l’individu puisse avoir des « droits » antérieurs ou supérieurs à ceux que lui concède la loi positive.

De là découle une définition radicalement différente de la liberté individuelle : on dit qu’une personne est libre dans la mesure où on ne lui fait rien d’illégal, rien de contraire à la loi (et non pas, rappelons-le, dans la mesure où ses droits sont respectés par les autres). On considère qu’un état de liberté existe dès lors qu’aucune loi n’est violée, quelle que soit la loi.

Dans cette définition de la liberté, n’apparaît aucune référence au principe d’autonomie et d’autodétermination individuelle qui est au centre de l’approche libérale. Dans quelle mesure la loi respecte-t-elle l’autonomie personnelle ? Qu’importe… cela n’entre pas en ligne de compte. L’important est seulement que tout ce qui se fait, soit compatible avec le respect de la loi et de la légalité.

S’ajoute une autre idée centrale : la liberté ne peut se limiter à définir ce que les autres n’ont pas le droit de nous empêcher de faire. C’est très beau d’être libre, au sens classique du terme, mais à quoi cela sert-il si, simultanément, on n’a pas de quoi manger à sa faim, ou si on n’a même pas un coin à soi pour se loger et dormir ? Un homme privé de tout peut-il être vraiment libre ? On retrouve la fameuse distinction de Marx entre les libertés formelles et les libertés réelles. Si l’on veut faire régner un véritable état de liberté parmi les hommes, nous dit-on, il est nécessaire de compléter les libertés « négatives » des libéraux par l’octroi d’autres droits ; des droits qui ne se résument pas à une simple « liberté de faire… » (des droits de…), mais représentent un « droit à… », une véritable créance sur la collectivité, qui leur est due pour leur permettre d’accéder à un état minimal de liberté personnelle.

On voit alors apparaître une cinquième catégorie de « libertés » qui regroupe ce que l’on a baptisé droits sociaux : le droit à un minimum de revenu décent, le droit de recevoir un minimum de bonne instruction et de bonne éducation, le droit à un logement acceptable, à la (bonne) santé, à la retraite, le droit aux vacances et aux congés payés, à l’avortement, etc.

Mais le développement de ces « droits prestations » entraîne une contrepartie. Comme nous vivons par définition dans une société de rareté, il faut bien que des normes soient établies pour dire qui a droit à quoi, dans quelles circonstances et à quelles conditions, etc. Par ailleurs, il faut bien que quelqu’un finance ; ce qui implique une politique de transferts obligatoires et l’introduction d’une discrimination entre ceux qui « peuvent » payer et ceux qui reçoivent.

A son tour cette intervention redistributive de l’État a pour conséquence que chaque individu, parmi l’ensemble des « libertés » qui lui sont reconnues, accorde une importance croissante à celles qui lui confèrent le droit de participer au contrôle des décisions politiques dont sa vie et son bien-être dépendent de plus en plus. On assiste à un véritable détournement de valeurs. Alors que dans la conception libérale classique, les libertés politiques ne sont qu’un moyen, et non une fin en elles-mêmes, c’est l’inverse qui se développe. La liberté en vient à s’identifier de plus en plus exclusivement avec l’exercice des libertés publiques, cependant qu’au contraire les autres libertés personnelles – le droit de propriété et les libertés économiques – apparaissent de plus en plus secondaires, et sont même désormais regardées comme un obstacle à la volonté, au pouvoir et donc à la liberté du plus grand nombre. Une hiérarchie s’établit qui place au premier rang des valeurs toutes les libertés qui, d’une manière ou d’une autre, jouent un rôle dans l’exercice des libertés démocratiques – droit de vote, suffrage universel, liberté de réunion et d’association, liberté de la presse, procédure pénale, etc. – et relègue au bas de l’échelle celles qui n’ont rien à voir avec l’expression et l’action politique : liberté de la propriété, liberté des contrats, liberté de gestion, etc.

On change d’univers. Les droits de propriété cessent alors d’apparaître comme des attributs individuels ancrés dans l’essence de la personne humaine, pour devenir de simples prérogatives de la puissance publique ; prérogatives dont l’usage et la jouissance sont seulement concédés (délégués) aux individus pour autant qu’une majorité d’entre eux ne s’y oppose pas. D’une vision du monde où la propriété privée était vécue comme un instrument d’émancipation et de libération, on passe à une conception où la propriété cesse d’être un « droit » pour devenir une simple « fonction » – terme significatif qui, derrière l’idée de « devoirs » (les devoirs du propriétaire de faire un usage de sa propriété conforme au « bien commun »), implique l’idée de révocabilité, de dépendance, et donc tout le contraire de l’autonomie…

Deux conceptions des « droits de l’homme »

Une fois que l’on a en tête ces deux conceptions de la liberté et des droits qui en forme l’armature, on comprend mieux, me semble-t-il, la nature du dialogue de sourds qui caractérise le plus souvent le débat politique sur les libertés.

Par définition le libéral considère que toute interférence avec les droits de la propriété ou avec la liberté des contrats, toute intervention réglementaire de nature contraignante, a fortiori toute expropriation ou nationalisation, constituent une atteinte aux libertés, une restriction de la liberté.

A l’inverse, de par la nature même de son système de pensée, le non-libéral considère que tant que les décisions sont prises de manière parfaitement légale et tant que les libertés les plus importantes – sous entendu : la liberté de participer, les libertés politiques – ne sont pas affectées, on ne saurait raisonnablement, en toute bonne foi, parler de restriction, de diminution de la liberté.

Les deux adversaires sont parfaitement sincères. Ce qui les oppose est tout simplement qu’ils n’ont pas la même conception philosophique des droits de l’homme, de leur définition et de leur contenu.

Ayant ainsi présenté les deux systèmes de pensée, il faut, d’une part, montrer pourquoi ces « nouveaux droits » que l’on oppose aux droits de la propriété (cf. les lois Auroux, Quillot, etc.) n’en sont pas et ne pourront jamais en être, pourquoi ces prétendus « droits » ne sont que des « faux droits », et la philosophie qui les supporte une « fausse » philosophie ; d’autre part, évoquer un peu plus en détails pourquoi seule la propriété peut servir de véritable fondation à la liberté.

Les faux « droits »

Toute la différence entre une position libérale et une position non libérale (ou antilibérale), touchant à la propriété, tient à un problème de définition des droits que les hommes ont ou qu’ils n’ont pas. Si la propriété fait problème, si sa « souveraineté » est de plus en plus souvent contestée, c’est parce qu’aujourd’hui nous trouvons naturel d’ajouter à la liste des droits individuels classiques toute une série d’autres droits, de nature collective ou catégorielle, qui entrent nécessairement en conflit avec les droits traditionnels de la propriété.

Il existe de profondes divergences sur la liste de ces nouveaux droits et sur leur définition. Ces divergences servent d’ailleurs en quelque sorte à étalonner la position des divers partis politiques entre la droite et la gauche. Néanmoins le principe de l’existence d’au moins certains de ces droits est accepté par à peu près tout le monde, au point de figurer dans la Constitution. Que de tels droits puissent exister, même si on ne va pas jusqu’à endosser tous ceux que le socialisme voudrait voir reconnus, et que leur reconnaissance entraîne nécessairement certains empiétements sur l’exercice d’autres droits – comme le droit de propriété –, paraît évident à la quasi totalité des hommes politiques, même libéraux. D’où l’attitude du libéralisme politique qui, avec des variantes, s’identifie à une sorte de recherche pragmatique du meilleur compromis possible entre des droits plus ou moins contradictoires.

Question : un tel compromis est-il une chose possible ? Ces « nouveaux droits » que l’on oppose aux droits personnels de la propriété existent-ils vraiment ? Autrement dit, suffit-il d’une loi ou d’un décret, ou même de la sanction d’un référendum pour doter certains hommes de nouveaux droits qui puissent être valablement opposés aux droits de propriété légitimes d’autres hommes ?

Un vrai libéral ne peut répondre que par un très ferme « non ». Pourquoi ? Tout simplement par devoir de cohérence : on ne peut, par définition, maintenir une conception libérale de la liberté, telle qu’elle a été décrite plus haut, et en même temps accepter que certains hommes puissent avoir, à un titre ou à un autre, un droit sur le travail des autres, puisque adopter un tel principe revient à dénier à ces derniers la qualité d’être pleinement « propriétaires » d’eux-mêmes, et donc à nier leur liberté.

C’est une question de pure logique. Reconnaître à ces prétendus « droits nouveaux » un statut égal à celui des droits libéraux classiques ne peut avoir qu’une conséquence : priver ces derniers de tout contenu réel. On peut pas avoir les deux en même temps : et le droit personnel à l’autonomie qui définit la conception libérale de la liberté, et les « nouveaux droits » économiques et sociaux par lesquels la gauche prétend « libérer » les hommes de l’exploitation capitaliste. Sachant que le droit à l’autonomie personnelle ne peut signifier que « le droit de faire ce que l’on veut avec ce que l’on a, (avec ce qui est légitimement votre propriété) » – je reviendrai là-dessus plus loin –, cependant que les nouveaux droits économiques et sociaux reviennent à proclamer une sorte de « droit d’utiliser le suffrage universel pour s’approprier par la force ce qui appartient à d’autres », les deux principes sont purement et simplement inconciliables. Et les deux libertés qu’ils définissent ne sont pas, comme on veut nous le faire croire, complémentaire l’une de l’autre, mais parfaitement antinomiques. L’une doit nécessairement l’emporter sur l’autre. A ne pas choisir, à vouloir concilier la chèvre et le chou, comme le font tant d’hommes politiques qui disent refuser les « idéologies », on se condamne à faire le jeu de ce que Yves Cannac a appelé l’« hégémonisme démocratique ».

J’irai encore plus loin. Non seulement ces droits sont antinomiques avec toute définition « libérale » de la liberté et des droits individuels, mais on peut aussi montrer qu’ils ne répondent à aucun des critères qui permettraient d’en faire de véritables droits, au sens philosophique du terme.

Dans le système philosophique d’où est issue la doctrine des droits de l’homme, la notion de « droits » est fondamentalement liée à l’idée d’un dispositif de règles organisant les rapports des hommes entre eux de telle manière que « chacun reste son propre maître sans pour autant devenir le maître de quelqu’un d’autre ». Sans cette restriction « … sans pour autant devenir le maître de quelqu’un d’autre », le concept même de droits de l’homme serait absurde, puisque cela reviendrait à proclamer la liberté universelle de l’homme tout en reconnaissant qu’il y a des hommes qui sont moins libres que d’autres. Dans cette optique, l’idée essentielle est que les hommes représentent, chacun individuellement, une fin en soi, et qu’aucune personne ne saurait être utilisée de façon instrumentale par une autre pour assurer l’avancement de ses propres fins. Or, avec ces « nouveaux droits » économiques et sociaux, c’est exactement au résultat inverse que l’on aboutit. Prendre aux uns pour donner aux autres revient à reconnaître aux seconds le droit d’utiliser les premiers comme « moyens » pour réaliser leurs fins ; c’est substituer au principe de la liberté un principe d’instrumentalité, contraire à toute l’éthique des « droits de l’homme ».

Enfin, dernier argument, on ne peut pas définir les « droits » qu’ont les hommes sans faire intervenir une conception éthique de la façon dont ils devraient se comporter par rapport à eux mêmes ou avec les autres. On ne peut en effet reconnaître aux individus un « droit » qu’en contrepartie d’un certain « devoir ». Ainsi, dans la conception libérale du droit naturel, c’est le « devoir » envers lui-même que tout homme a de se comporter en homme et de vivre sa vie conformément aux exigences morales de sa nature, qui justifie la reconnaissance du « droit naturel » à la liberté et à la propriété. Or, là encore, cette exigence disparaît complètement avec les « nouveaux droits ». Ceux-là résultent de l’affirmation de simples besoins et désirs dont on pose par définition qu’ils ont le droit d’être satisfaits indépendamment de toute réflexion éthique sur les devoirs de l’homme. Conséquence : ces prétendus « nouveaux droits » ne sont pas des droits et ne pourront jamais en être. La conception non libérale de la liberté et de la propriété revient tout simplement à prêter aux hommes – et plus particulièrement à certains d’entre eux – des droits qu’ils n’ont pas et qu’ils ne pourront jamais avoir.

Le conflit entre propriété et liberté n’est ainsi qu’un faux problème qui n’existe que parce que nos esprits se sont laissé contaminer par une conception fausse de la liberté, de la démocratie et des droits de l’homme, et parce que nous avons pris l’habitude de considérer que les hommes ont des « droits » qu’ils ne peuvent pas avoir.

La propriété fondement de la liberté

Face aux attaques dont la propriété et les libertés économiques font l’objet, l’attitude classique consiste à insister sur le fait que la propriété est une institution indispensable à la survie d’une société démocratique. Généralement cette proposition est exprimée à travers quatre types d’arguments.

— L’argument empirique : l’histoire montre que seules les nations où prospère une véritable démocratie sont aussi celles qui respectent le mieux la propriété privée. Milton Friedman écrivait : « Je ne connais dans le temps ou dans l’espace, aucun exemple de société qui, caractérisée par une large mesure de liberté politique, n’ait aussi recouru, pour organiser son activité économique, à quelque chose de comparable au marché libre. »

— L’argument politique : Si l’on définit la démocratie comme un système pluraliste où la dissémination des centres de pouvoir et de contre-pouvoir permet, par leur tension, de garantir l’autonomie des éléments constitutifs de la société, il est clair que le droit de propriété est l’un de ces contre-pouvoirs essentiels ; en concédant aux individus des « espaces de liberté » inaliénables, la propriété est l’un des éléments constitutifs de ce polycentrisme sans lequel il ne saurait y avoir de véritable liberté politique et donc de démocratie.

L’argument moral (néoconservateur) : la pratique des libertés économiques est un facteur essentiel de développement des comportements démocratiques. L’histoire montre que la légitimité politique d’un système démocratique dépend de sa capacité à assurer un progrès économique suffisant pour garantir un degré suffisant d’égalité des chances et de mobilité sociale. Par ailleurs, l’impulsion économique qui résulte du respect des libertés capitalistes représente, comme le montrent de nombreux précédents, le plus sûr moyen de subversion, même des régimes les plus autocratiques.

— Il n’est pas difficile d’imaginer ce qu’il adviendrait de la liberté politique si on supprimait la propriété privée et le droit à la libre entreprise, par exemple dans le domaine de la presse et de la communication. Ce n’est pas seulement un hasard si les pays où la liberté d’expression est la mieux assurée sont aussi ceux qui respectent le mieux la propriété. Un système de liberté économique ne suffit pas à garantir le respect des libertés politiques et démocratiques, de malheureux exemples le prouvent. Mais, à l’inverse, une chose est sûre : il n’y a pas d’exemple de régime fondé sur la négation des libertés économiques qui ait jamais assuré une authentique liberté politique.

Tout cela est vrai. Cependant je voudrais attirer l’attention sur le danger qu’il y a à défendre la propriété en la réduisant à un simple moyen ou une simple condition de la survie de la démocratie. En raisonnant ainsi, tout se passe en effet comme si on réintroduisait une hiérarchie entre les libertés politiques (libertés supérieures) et les libertés économiques (libertés de rang inférieur). Ce qui revient, paradoxalement, à entrer dans le jeu même de ceux qui utilisent la démocratie pour mieux détruire la propriété.

Pour vraiment défendre la propriété et les libertés économiques qui en découlent, il faut aller plus loin, remonter à des éléments philosophiques plus fondamentaux. Soit montrer pourquoi les libertés économiques représentent elles-mêmes une composante fondamentale de la liberté si bien qu’elles aussi sont, non pas un simple moyen, mais une fin en soi qui ne saurait être sacrifiée à quelqu’autre fin sans altérer la liberté elle-même (thèse de l’autonomie individuelle). Soit encore, démontrer que seule la présence de la propriété rend réellement possible la liberté. C’est ce que je vais essayer de faire.

Pour cela j’évoquerai deux grandes figures de l’histoire de la philosophie occidentale ; celles de Thomas Hobbes et de John Locke, deux auteurs anglais du XVIIe siècle.

Hobbes est un contemporain de Cromwell, auteur d’un livre célèbre : le Léviathan, où il défend face aux révolutionnaires anglais la thèse de l’absolutisme royal. Son raisonnement est en gros le suivant. Qu’est-ce que la liberté ? Au sens courant, c’est « le droit de faire ce que l’on veut, ce que l’on désire », et cela quel que soit le désir poursuivi. Si l’on part de cette acception, il apparaît immédiatement que la propriété de l’un est, par définition, une entrave à la liberté de l’autre. Liberté et propriété sont deux concepts antinomiques puisque l’on ne saurait réserver à l’un le contrôle exclusif de la disposition d’une chose sans priver certains autres de la liberté de faire ce qu’ils désirent si, précisément, c’est cette chose qu’ils désirent s’approprier. Ce faisant, que chacun essaie d’exercer son « droit naturel » de faire ce qu’il lui plaît ne peut que conduire à la guerre de tous contre tous, à l’anarchie et au règne de la force, et donc à la négation même de la liberté. La liberté n’est pas « naturelle », elle ne saurait être un attribut « naturel » de l’espèce humaine. Seule la présence d’un pouvoir souverain ayant le moyen d’imposer par la contrainte des limites au « droit » des uns et des autres (ayant donc le monopole de la définition et de l’exécution des droits de propriété) peut rétablir les conditions de la paix civile, et rendre possible la liberté. C’est le fameux « Léviathan » – l’Etat – dont la tyrannie, nous dit Hobbes, est en réalité libératrice. De même que la propriété privée opprime nécessairement la liberté des autres (bien que Hobbes reconnaisse l’utilité économique de la propriété privée), de même ce sont la loi et la violence légale qui libèrent.

Mise à part la justification de l’absolutisme, on retrouve tous les ingrédients de ce que j’ai présenté comme la vision non libérale de la liberté. Dans ce contexte, la liberté ne peut pas exister sans une intervention active de l’Etat dans la réglementation des droits – et donc des propriétés – détenus par les hommes. Parce qu’il en est le fondateur, c’est l’Etat qui est le détenteur ultime des droits de propriété dont l’usage n’est que délégué aux individus et groupes privés. Hobbes est l’ancêtre de la social-démocratie moderne.

John Locke est un peu plus jeune que Hobbes, mais il vit à la même époque – à la différence qu’il prend parti pour la révolution et ce qu’il cherche à justifier est le gouvernement limité, le passage au parlementarisme. A ce titre, il est le véritable inventeur de nos concepts démocratiques modernes, l’inspirateur de toutes les déclarations des droits de l’homme.

Son problème est de justifier que si l’État existe, cet Etat ne peut être qu’un Etat minimal, dont le principal rôle est de garantir la sécurité de la société civile en veillant au respect des propriétés. S’il faillit à sa tâche, ou s’il outrepasse ses droits, il est juste que les citoyens renvoient ceux qui les dirigent. Mais pour en arriver là encore faut-il que Locke démontre que la propriété est un droit qui préexiste à la constitution de la société et à la formation de l’État, autrement dit un droit « naturel », qui ne doit rien au législateur, qui découle d’une sorte de morale universelle qui s’impose « naturellement » à tout être de raison. D’où le fait que son fameux Traité de 1690 ne traite pas seulement des institutions politiques, mais aussi et surtout cherche à expliciter les fondements éthiques du droit de propriété – pourquoi, par exemple, l’appropriation personnelle d’un terrain libre par celui qui le cultive est un acte conforme à la morale la plus fondamentale.

Pour résoudre ce problème, Locke développe le raisonnement suivant. Admettre l’existence d’une liberté individuelle entraîne nécessairement la reconnaissance du concept de propriété. A quoi bon, en effet, reconnaître à l’individu son libre arbitre, notamment la liberté d’expérimenter ses propres idées sur la manière de tirer de la terre ce dont il a besoin, s’il n’a pas la liberté d’utiliser cette terre comme il l’entend – c’est-à-dire s’il n’en est pas « propriétaire » ? Mais alors se pose une nouvelle question : quand donc cette propriété apparaît-elle ? Si la propriété est un concept nécessaire, quand donc une ressource, une terre deviennent-ils objets de propriété ? Réponse : la propriété de soi – que personne ne peut contester implique celle de son travail – sinon on est réduit à une situation d’esclave, donc le contraire de la liberté ; mais aussi celle des fruits de son travail (pour les mêmes raisons), et, par extension, des ressources naturelles auxquelles on a mêlé son labeur. En prenant une ressource vierge et inexploitée, en la transformant, en y mêlant non seulement son labeur personnel, mais aussi sa créativité, le projet personnel qui l’inspire et le motive, ses idées, sa volonté – en un mot en y mettant de la « valeur », l’individu se l’« approprie », il en fait sa propriété. Il acquiert le droit d’exiger des autres qu’ils respectent ce qui est devenu « son » bien. Autrement dit, brièvement résumé, c’est l’acte créatif, le projet créatif, qui fonde de façon ultime la légitimité morale de l’appropriation et de la propriété.

Il n’est plus possible alors de définir la liberté comme « le droit de faire ce que l’on désire »… Admettre que l’on puisse faire ce que l’on veut, c’est en effet nier la propriété des autres, et donc violer leur liberté. On retombe sur le problème posé par Hobbes. Les deux termes sont contradictoires, on aboutit à un système de définitions incohérent… Sauf si on s’y prend autrement ; par exemple si on définit la liberté comme « le droit de faire ce que l’on désire… avec ce que l’on a » (plus exactement : avec ce à quoi l’on a « naturellement » droit, ce qui a été légitimement approprié, ou ce qui nous a légitimement été transmis).

Regardons alors ce qui se passe. La simple addition de la restriction : « … avec ce que l’on a » change tout. Par exemple, il n’est plus besoin de définir la liberté en précisant qu’elle s’arrête « là où commence la liberté des autres », comme on se croit généralement contraint d’ajouter (impliquant par là même qu’il faut bien qu’il y ait quelque part un super-quelqu’un qui dise où commence et où s’arrête la liberté des uns et des autres). Puisque la liberté individuelle s’applique seulement à ce à quoi on a naturellement droit, et que deux êtres humains ne peuvent avoir naturellement droit à la même chose – puisque l’origine de l’appropriation se trouve dans l’acte créatif individuel, et qu’une chose ne peut pas avoir été créée simultanément par deux personnes différentes –, cette restriction est inscrite d’emblée dans la définition utilisée.

De même disparaît l’antinomie de principe entre propriété et liberté puisque, par définition, ma liberté ne peut plus signifier que je suis libre de désirer ce qui appartient à d’autres (à moins d’obtenir leur consentement volontaire).

Enfin, on coupe l’herbe sous le pied de l’hégémonisme étatique dans la mesure où ce à quoi chacun a droit se déduit d’une loi morale simple et objective (le droit de propriété de tout être humain sur lui-même et sur ce qu’il a créé). On a ainsi un système de liberté parfaitement défini, aux frontières objectives et clairement délimitées, qui fonctionne sans qu’il soit nécessaire de s’exposer aux risques d’arbitraire du prince ou du législateur ; – sauf, à la rigueur, pour assurer la police de ces droits de propriété qui s’imposent à eux comme ils s’imposent aux autres citoyens : leur rôle n’est pas de « décréter » à qui appartient quoi, mais de constater qui a légitimement acquis quoi, et de le défendre contre tout empiétement.

Conclusion : l’objection de Hobbes et de tous ses très nombreux disciples contemporains à l’encontre des régimes politiques et économiques fondés sur une conception extrême et rigoureuse de la liberté individuelle – je pense notamment à la remarque de Jean-Marie Domenach : « La liberté ne peut pas fonder la liberté » –, tombe d’elle-même. Tous les fameux paradoxes de la liberté qui ont traumatisé tant de générations de potaches, et qui sont régulièrement invoqués pour justifier l’extension continue des pouvoirs tutélaires et discrétionnaires de l’État, n’existent que parce que nous avons pris la mauvaise habitude de dissocier et d’opposer les deux notions de liberté et de propriété. Ces paradoxes, et les conclusions étatiques qui en découlent, disparaissent d’eux-mêmes dès lors que l’on fait intervenir le concept de propriété au stade même de la définition de la liberté. Ainsi conçue, la liberté cesse d’être une impossibilité pratique requérant la tutelle d’une espèce particulière de surhommes dotés d’une omniscience, d’une intelligence et d’une bonté hors du commun (les « hommes de l’Etat »). Liberté et propriété sont bel et bien deux termes ontologiquement indissociables. Et le libéralisme, un système de pensée qui n’a rien d’une douce rêverie irréaliste, à l’inverse du socialisme qui, lui, pour exister, suppose la fiction constante d’un Etat désincarné et angélique – et qui tend donc à devenir toujours plus autoritaire en raison même de sa propre irréalité.

Lectures complémentaires :

Pour une analyse plus poussée de la tragédie des communs, et des diverses institutions volontaires inventées par les hommes pour gérer les ressources communes, il faut lire Elinor Ostrom, prix Nobel d’économie. Son livre “Gouvernance des biens communs” remarquable et en même temps très accessible, a l’avantage d’être traduit en français.

Sur l’analyse économique de l’entreprise, l’article “L’économie de la mutualité” de John Kay donne un cadre général, même s’il l’applique plus spécifiquement aux mutuelles et organismes à but non lucratif.

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