« Le libéralisme démocratique d’Alain ». Par Jérôme Perrier (1/4).

Emile-Chartier-AlainPar Jérôme Perrier* directeur du pôle Recherche à l’Institut Coppet 

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 Le libéralisme d’Alain n’a que très rarement attiré l’attention des commentateurs[1], ne serait-ce que parce que l’intéressé lui-même n’a jamais revendiqué cette filiation intellectuelle – d’autant que sa famille politique, la gauche, a toujours entretenu des rapports pour le moins complexes, pour ne pas dire ambigus, avec cette tradition de pensée. Plus important encore, Alain est tout autant un démocrate (assumé) qu’un libéral (caché). Durant toute sa vie, il est resté le petit boursier, fils d’un modeste vétérinaire, pur produit de la méritocratie républicaine, et furieusement attaché à la défense du « petit peuple » contre les Importants et les Puissants (qu’ils aient nom Ministres, Généraux, Académiciens, Bureaucrates, ou encore Riches propriétaires). Il s’agit bien là, chez lui, d’un quasi réflexe, qui est à l’origine même de son engagement politique[2], et qui l’éloigne tout naturellement d’un libéralisme majoritairement[3] élitiste, conservateur et viscéralement méfiant à l’égard du pouvoir des « masses » (que l’on pense à Guizot et Tocqueville ou à d’autres auteurs moins connus). Reste que les grands thèmes qu’Alain a développés durant des décennies dans son œuvre « politique » (et notamment dans ses propos) font sans conteste de lui un auteur authentiquement libéral, même si son libéralisme – comme nous le montrerons – est d’un genre tout à fait singulier, et même iconoclaste. C’est ce que nous allons essayer de démontrer, citations à l’appui, en développant trois dimensions privilégiées, que nous avons jugé particulièrement intéressantes, sans pour autant prétendre à la moindre exhaustivité sur une question qui mériterait de bien plus amples développements[4]. Nous diviserons donc notre argumentation en trois parties, en mettant successivement en valeur : une conception libérale du rôle de l’Etat dans l’économie ; un libéralisme de l’individu contre l’Etat, qui s’inscrit dans une – riche quoique minoritaire – tradition française ; et enfin un libéralisme démocratique qui débouche sur une définition très originale de la démocratie, où le Contrôle populaire prend le pas sur une fictive Volonté populaire (ou générale). Au terme de ce parcours, nous espérerons être parvenu à démontrer non seulement qu’Alain est un vrai et grand auteur libéral – ce qui, après tout, ne réjouira que les libéraux, dont nous sommes – mais aussi qu’il est un auteur d’une incroyable modernité – ce qui est susceptible d’interpeler davantage de lecteurs…   

I/ Une conception libérale du rôle de l’Etat dans l’économie.

  • Pour un Etat-gendarme.

La question des limites de l’Etat est une de celles qui ont le plus intéressé les libéraux et c’est là, très certainement, l’une des lignes de clivage qui les distinguent d’autres courants de pensée. Pour les libéraux en effet, un Etat qui se mêle de tout est nécessairement un Etat liberticide. Ce qui ne veut d’ailleurs pas dire que les libéraux sont tous d’accord sur ce que devrait être la délimitation précise de la sphère de compétence de l’Etat reconnue comme légitime. Loin de là ! Sans même parler des libertariens (qu’ils s’inscrivent dans la tradition d’un Nozick ou plus encore d’un Rothbard) qui rêvent d’une société sans Etat, il y a presque autant de réponses que de libéraux à la question : « De quoi l’Etat est-il légitimement en droit de s’occuper ? »

Une fois établi ce constat d’hétérogénéité, il reste que tous les libéraux, sans exception, s’accordent sur la nécessité de rester vigilants face à l’inflation législative galopante à laquelle nous assistons depuis plusieurs décennies et face à un interventionniste étatique qui n’a cessé de croître tout au long du XXe siècle (passant par exemple, pour la France, de 11% de PIB pour les dépenses publiques en 1872, à plus de 50% durant la décennie 1990)[5]. Tous[6] sont d’accord pour distinguer clairement les missions strictement régaliennes de l’Etat – qui ne peuvent lui être contestées sans détruire l’idée même d’Etat – et ses tâches subsidiaires qui, elles, prêtent éminemment à débat. On peut même aller plus loin et dire que pour les libéraux, la notion même d’Etat fort ne pose pas problème dès lors que les champs d’intervention dudit Etat sont très strictement circonscrits. Selon une formule célèbre de celui qui est peut-être le meilleur théoricien français du libéralisme, Benjamin Constant, l’Etat ne peut être présent hors de sa sphère, mais dans sa sphère, il ne saurait y avoir trop d’Etat[7].

Or, force est de constater qu’une telle vision est très proche de celle que développe Alain dans nombre de ses propos, comme par exemple dans celui-ci, daté du 14 février 1908 et dans lequel on peut lire : « Le plus grand nombre de ceux qui raisonnent sur la politique grossissent l’Etat démesurément ; ils veulent remplacer l’action des citoyens par l’action de l’Etat ; on dirait un système communiste ; chacun apporte à la masse tous ses besoins, tous ses désirs, toute sa puissance, et les délégués composent avec tout cela une vie collective qu’ils distribuent également sur tous, à peu près comme un jardinier arrose un carré de choux. » Et Alain de poursuivre : « Cela va contre la nature. Chaque individu a sa vie propre, qu’il développe autant qu’il peut (…). Prenons donc l’Etat pour ce qu’il est, pour un préfet de police. L’Etat est un gardien de la paix[8]. Les représentants de la Nation ont principalement pour tâche d’organiser la sécurité, le plus économiquement possible. En d’autres termes la société politique n’est qu’une coopérative pour la sûreté des personnes et des biens. L’impôt est le prix que nous payons pour la sûreté. Un agent de police, un juge, et un représentant du peuple qui surveille l’agent et le juge, voilà l’image des pouvoirs publics. »

Cette représentation de l’Etat-gendarme, ou si l’on préfère de l’Etat-minimum tel qu’on l’entendait au XIXe siècle, apparaît souvent sous la plume d’Alain, ce qui n’est certainement pas sans rapport avec la marginalisation qu’a connu sa pensée politique au siècle suivant, au sein d’une gauche majoritairement statophile – lorsqu’elle ne fut pas statolâtre. Alain, lui, se reconnaît dans un Etat cantonné à ses tâches les plus essentielles, qu’il n’hésite pas à représenter de manière métonymique par l’image de l’agent au carrefour, dont le rôle est pour le coup indispensable, sauf à laisser s’instaurer un ordre arbitraire qui serait la loi du plus fort. Mais si l’auteur des propos – qui n’a rien d’un anarchiste ou d’un libertarien avant l’heure – ne discute jamais cette fonction minimale de l’agent de police, garant de la sécurité et du respect par chacun des droits de l’autre, il s’inquiète régulièrement face à la montée en puissance d’un Etat sans cesse plus tentaculaire, qu’il n’hésite pas à qualifier de Léviathan. Ce faisant, il reprend ainsi une image chère à Hobbes, théoricien bien connu de l’absolutisme, afin de mieux mettre en garde le lecteur contre les risques considérables que fait courir à la liberté des citoyens cette inexorable montée en puissance de l’appareil étatique. Dans le même propos du 14 février 1908, Alain écrit en effet : « (…) les pouvoirs publics sont usurpateurs par leur fonction même. Le citoyen qui a pour métier d’être armé et de monter la garde en vient à adorer sa propre puissance, et à vouloir tout régler. Pendant de longs siècles les peuples ont été opprimés et molestés par leurs défenseurs. Le remède consistait à remettre les choses en place, et à rappeler de temps en temps aux gouvernants qu’ils sont des agents de police au service de la nation. Tel est le sens du suffrage universel ; il rappelle à tous, périodiquement, la véritable nature des puissances politiques ; il rend impossible le respect de religion à l’égard des gardiens ; il limite l’action du pouvoir central, arrête les ministres qui se prennent pour des pasteurs de peuples, terrifie les bureaucrates, et empêche, en peu de mots, les chiens de garde de mordre leurs maîtres. Cette résistance à la tyrannie, l’électeur l’exerce très bien, dès maintenant, sans secousses et sans troubles. Voilà ce qui importe. Attendre de l’action commune une espèce de Sagesse qui réglerait tout, et remplacerait le bon sens individuel, c’est encore une idée théologique. »

On est bien ici au cœur de la politique d’Alain. A ses yeux en effet, le suffrage universel n’a pas pour vocation de faire émerger des hommes supérieurs (ces « Galilée de la politique[9] ») qui, au nom de l’intérêt général dont ils seraient l’incarnation ou l’unique vecteur, guideraient le pays en mettant en œuvre une Politique ambitieuse – qui, au besoin, ferait le bonheur des gens malgré eux[10]. Tout au contraire, le suffrage universel doit simplement permettre aux individus libres que sont – ou devraient être… – les citoyens, de tenir leurs élus en laisse et de les dissuader, par un contrôle de tous les instants, de menacer leurs droits fondamentaux d’une manière ou d’une autre. D’où l’importance, chez lui, du mode de scrutin. Adversaire résolu de la proportionnelle, le radical Alain voit au contraire dans le scrutin d’arrondissement un garant indispensable de la démocratie. En rapprochant l’élu de ses électeurs (dans le cadre d’une circonscription à taille humaine), le scrutin d’arrondissement empêche les hommes politiques de se laisser gagner par l’esprit capiteux de la Grande Politique et de la capitale, en les obligeant à rendre sans cesse des comptes à leurs électeurs. De même que les députés peuvent interpeler les ministres tous les jours à la Chambre, les électeurs doivent pouvoir interpeler leur député tous les dimanche matin sur la place du marché, et lui faire comprendre que c’est d’eux qu’il tient son mandat, et qu’il ferait bien de s’en souvenir lorsqu’il vote des lois à Paris… C’est dans cette fonction de surveillance (ce qu’il appelle le « Contrôle ») de l’élu par l’électeur qu’Alain voit le cœur de la démocratie, ainsi conçue comme le meilleur moyen de tenir le pouvoir en bride et d’empêcher qu’il ne devienne envahissant et liberticide[11]. Le mode de scrutin doit faciliter ce contrôle démocratique, et non pas servir à faire remonter de la base vers le sommet une hypothétique volonté générale (la volonté ne pouvant être qu’individuelle pour Alain). Par la même occasion, le mode de scrutin doit empêcher les hommes politiques de vouloir accroître sans cesse leurs responsabilités ainsi que l’emprise de l’Etat sur la société, en les rappelant à davantage de modestie et de rigueur dans la gestion des deniers publics (autrement dit de l’argent du contribuable). Il doit donc réfréner la tentation croissante qu’ont tous les gouvernants – aiguillonnés en cela par leurs bureaucraties tentaculaires et voraces – de transformer le simple agent au carrefour en un omniprésent et omniscient tuteur, entrepreneur, empêcheur, facilitateur, incitateur, instituteur, infirmier, assistante sociale, amuseur, et autre ordonnateur panem et circences. Bref en un touche-à-tout ayant son mot à dire dans tous les domaines de la vie sociale. En ce sens, lorsqu’il ramène le gouvernant à la raison et à davantage de modestie en lui rappelant quotidiennement que tout cela a un coût dont il devra bientôt rendre compte, le scrutin d’arrondissement accomplit une mission que l’on peut qualifier d’éminemment libérale, en ceci qu’il est censé enrayer un mécanisme d’inflation étatico-législative, que les auteurs se réclamant de l’école du Public Choice ont parfaitement démonté quelques décennies plus tard (nous y reviendrons).

  • Contre les « éléphants blancs »

Alain rappelle toujours que le citoyen est aussi un contribuable et que les initiatives des gouvernants ne peuvent exister que pour autant qu’ils ont le pouvoir de les financer en piochant à leur guise dans les poches de leurs mandants. D’où la nécessité, là encore, pour ces derniers, de tenir la bride serrée sur le cou des hommes de l’Etat (politiciens et bureaucrates) trop dépensiers. Mais plus encore que par la pression fiscale excessive (qui est loin d’être absente des propos, loin de là)[12], c’est par la dénonciation de la frénésie de travaux publics en tous genres, que passe de manière privilégiée la critique alinienne de l’activisme et de la prodigalité étatiques. Dans un propos daté du 6 janvier 1907, il écrit par exemple : « Le sous-sol de Paris est ravagé dans tous les sens par d’invisibles taupes. Quand je pense au prix du mètre courant, je me demande toujours si les voyageurs se multiplieront aussi vite que les voies de communication. (…) Ainsi se font beaucoup d’entreprises, non par l’effet des besoins du consommateur, mais par l’effet des besoins du producteur. L’outillage est si compliqué et si coûteux que celui qui est en mesure de fabriquer fabrique tant qu’il peut et s’ingénie à placer ses produits. »

La défense intransigeante du consommateur face au producteur est, on le sait, un thème récurrent de la littérature libérale. Un thème qu’un penseur comme Mises a abondamment illustré au XXe siècle, faisant même du consommateur le responsable ultime des pertes et des profits, et par conséquent le dispensateur final des récompenses, dans un système authentiquement capitaliste (ce que résume parfaitement bien la formule de « souveraineté du consommateur[13] »). C’est donc dans une veine parfaitement libérale, mais avec un style bien à lui, qu’Alain prend la défense du consommateur/contribuable pressuré par les prodigues producteurs/ingénieurs d’Etat conseillant des élus aux poches percées. Et comment ne pas penser ici à la célèbre formule de Frédéric Bastiat sur « Ce qu’on voit et ce qu’on ne voit pas » ? En effet, à ceux qui disent que les grands travaux créent des emplois, il est facile de rétorquer que ces grands travaux ont aussi tué des emplois : ceux qui auraient été créés grâce à un autre usage que les gens auraient pu faire – volontairement – de l’argent affecté – autoritairement – par les pouvoirs publics aux grands travaux de leur choix. En d’autres termes, pour faire vivre les fabricants de ponts (ou de ronds-points), on sacrifie les marchands de chaussures ou les vendeurs de livres, dont les produits ne trouveront pas preneurs, puisque le pouvoir d’achat nécessaire à leur consommation, a été redirigé autoritairement vers les ouvrages d’art, dont l’utilité a été décrétée d’en haut. Comment, là encore, ne pas penser à une foule d’exemples ; comme les lignes de TGV (de plus en plus nombreuses et de moins en moins rentables) ; le Concorde (bijou supersonique sorti de brillants cerveaux d’ingénieurs, tout à leurs prouesses technologiques mais assez peu soucieux de rentabilité) ; sans oublier l’épidémie de ronds-points dont notre pays a le grotesque record en Europe (sous l’impulsion conjuguée – la connivence ? – des élus locaux et des entreprises de travaux publics). On pourrait citer également nos centrales nucléaires – autre record français, ô combien plus problématique. En effet, après avoir construit un parc de centrales totalement surdimensionné, les pouvoirs publics ont bien dû leur trouver un débouché. C’est pourquoi, les ministres conseillés par un hyperactif corps des Mines ont décidé de développer le « tout-électrique », au point que la France détient désormais le record européen en terme de pourcentage de personnes se chauffant à l’électricité[14] !

Si cette frénésie a atteint son apogée aux riches heures de la technocratie gaulliste triomphante, elle a des racines bien plus anciennes, et on comprend aisément pourquoi Alain revient fréquemment sur cette idée, qui lui vaudra la réputation tenace – et typiquement « gauloise » – d’être un bon porte-parole du contribuable grincheux. Ainsi, le 18 juin 1907, l’auteur des propos reprend le combat contre le lobby des ingénieurs d’Etat par ces mots : « Et il me paraît évident, quand je vois ces taupinières élever partout leurs petits tas de terre remuée, que toute cette production de tunnels a été abandonnée aux inspirations des ingénieurs, intéressés, comme les vignerons, à produire le plus possible sans voir au-delà. Et je m’imagine que le bureaucrate et le législateur n’ont pas songé un seul moment qu’il pût y avoir trop de tunnels sous Paris. ‘‘Abondance de métro ne nuit pas’’, telle a été leur maxime ; absolument de la même manière qu’ils avaient dit, après le phylloxéra ‘‘abondance de vin ne nuit pas’’ (…) ».

Bien sûr, si la répartition des lignes de métro est discutable, son utilité globale ne fait guère de doute, et il ne saurait être mis sur le même plan que ces « éléphants blancs » dont les hommes de l’Etat ont pu être les promoteurs et dont l’énumération – qui pourrait se prolonger à l’infini ou presque – a donné naissance à un véritable genre littéraire.

  • La défense du libre-échange.

Mais le libéralisme économique d’Alain ne se mesure pas seulement à sa dénonciation des gaspillages éhontés de l’argent public. Il implique également chez lui une critique plus générale des effets néfastes de l’interventionnisme, comme on le voit par exemple dans sa défense du libre-échange, qui là encore place Alain du côté des libéraux les plus cohérents – a fortiori à une époque où le protectionnisme méliniste domine une large partie de la classe politique française, y compris chez les radicaux. C’est ainsi que l’on peut lire dans un propos du 2 août 1906 : « Lorsque le législateur se met en tête de protéger l’industrie nationale, alors commence pour le consommateur l’ère des privations physiques et des satisfactions morales. D’abord, les douanes barrent la route aux produits étrangers, qui seraient moins chers et meilleurs que les produits nationaux. Le consommateur se console en dégustant, par les yeux, l’étiquette aux couleurs nationales ; ces choses-là nourrissent l’âme. Les producteurs nationaux se faisaient concurrence ; c’était à qui fabriquerait le mieux, et au meilleur marché ; mais bientôt ils comprennent les bienfaits de l’union ; ils s’entendent donc pour fabriquer moins bien et vendre plus cher. Ici le consommateur grogne, parce que les satisfactions morales lui manquent ; et c’est une période difficile pour le protectionnisme. Mais le prudent législateur, en même temps qu’il aperçoit le mal, aperçoit le remède : payer des primes à l’exportation, de façon que le producteur national trouve encore du bénéfice à vendre à vil prix à l’étranger ce qu’il vend très cher à ses compatriotes. Et voilà les produits nationaux vendus et achetés dans tout l’univers ; et voilà les statisticiens qui notent un excédent de l’exportation sur l’importation. Il n’en fallait pas plus au noble consommateur, pour le consoler de tous ses maux. Il se dit qu’il appartient à une grande nation (…). Pendant ce temps, il y a de l’autre côté de la frontière des consommateurs qui vivent à très bon compte, et se félicitent de l’invasion des produits étrangers. Mais ce sont des âmes molles, qui préfèrent le plaisir à la gloire. »

Un tel propos, tout empli d’une ironie mordante, aurait pu être écrit par Bastiat[15]. « L’ère des privations physiques et des satisfactions morales »… C’est bien la verve du libre-échangiste Bastiat que l’on croit retrouver dans cette dénonciation des mensonges d’une politique protectionniste qui, derrière une rhétorique bien huilée de l’intérêt national et/ou général, ne fait que déshabiller Pierre (le consommateur) pour habiller Paul (le producteur), le tout enrobé de flonflons patriotiques qui laissent de marbre le pacifiste Alain, comme elle laisse de marbre tous les libéraux authentiques qui savent qu’une nation est composée d’individus et que ce qui sert les intérêts des uns ne sert pas forcément ceux des autres. Derrière un court texte comme celui-ci (dont on pourrait trouver maints autres exemples dans les quelques trois mille propos rédigés par Alain entre 1906 et 1933), ce qui est dénoncé, c’est tout un système de connivence entre les hommes de l’Etat et certains industriels qui ont l’heur de disposer des relais adéquats au sein de l’establishment politico-administratif, tout ceci aux dépens du consommateur-contribuable qui trinque comme toujours. De même que le capitalisme de connivence (qui, pour le coup, est aux antipodes d’un système authentiquement libéral) donne du travail à certains producteurs chargés de l’édification des « éléphants blancs » voulus par le pouvoir aux frais de tous les contribuable, il nourrit certains producteurs politiquement protégés aux dépens de l’ensemble des consommateurs qui n’en peuvent mais. Avec, cerise sur le gâteau, un discours visant à culpabiliser les défenseurs de la liberté au nom de l’intérêt supérieur de la Patrie – confondu ici avec une balance commerciale à qui l’on veut faire dire ce qu’elle ne peut dire. Là encore, sans prétendre se faire économiste, Alain applique à cette question du libre-échange un bon sens que l’on croirait tout droit sorti d’un texte de Bastiat[16] et de son fameux « Ce qu’on voit » (en l’occurrence une balance commerciale positive et des producteurs nationaux faisant des profits) et « Ce que l’on ne voit pas » (des consommateurs spoliés par cette connivence politico-patronale qui est la négation même d’un libéralisme digne de ce nom).

Il serait toutefois erroné de penser qu’Alain, lorsqu’il parle d’économie, se fait le simple porte-parole – grincheux – du consommateur-contribuable qu’est aussi le citoyen. Son libéralisme s’enracine en effet beaucoup plus profondément dans une philosophie morale et sociale qui n’est pas sans rappeler certains des auteurs libéraux les plus connus, à commencer par le plus célèbre d’entre eux, à savoir Adam Smith.

  • La main invisible alinienne :

Mais comme souvent chez Alain (on vient de le voir pour Bastiat), les idées qu’il développe peuvent être très proches de celles d’un auteur sans que pour autant le nom de ce dernier n’apparaisse, pour la simple et bonne raison qu’il ne fait pas partie de ses lectures favorites (on sait en effet qu’Alain relisait indéfiniment un tout petit nombre de grands auteurs dont il se nourrissait sans cesse, en en faisant du reste une lecture souvent très personnelle)[17].

C’est sans doute dans le propos paru le 11 août 1909 que la parenté entre la pensée alinienne et la pensée smithienne est la plus évidente, au point que le philosophe français, à la prose toujours fleurie, semble y esquisser sa propre parabole de la célèbre « main invisible ». La scène se déroule sur le quai d’une gare : « Cet employé n’aime pas mes malles, mais il aime le pourboire. Tout à l’heure vous verrez tous ces gens très civilisés prendre les wagons d’assaut, occuper les meilleures places et boucher les portières. Voyez cet homme qui court du guichet à la consigne. C’est sans doute un homme doux et pacifique. Voyez pourtant comme ses talons frappent la terre, et comme il se précipite en buffle, le front en avant. Croyez-vous qu’il pense à l’ordre public, à la justice, aux règlements ? Pas le moins du monde ; il fait son trou dans la foule ; il cherche son bien, sa malle, sa place. Et ma foi, venez ; j’en vais faire autant ». Et Alain d’ajouter : « C’est pourtant vrai, me disais-je, que, sur toute la terre, chacun marche tête baissée vers son plaisir ; ce sont tous ces obstinés désirs qui tissent, hissent, traînent, poussent. Et il faut bien que cela s’arrange en une espèce d’ordre, comme lorsque l’on secoue le blé dans le van ; le grain va ici, la balle s’envole plus loin[18]. Ainsi se tassent les foules, réalisant ainsi une espèce de bien général, auquel pourtant personne ne pense. Ce sont les coups de coude qui nous instruisent, me dis-je, au moment où j’étais attaqué par un chariot à bagages. »

Il est bien difficile, en lisant ces lignes, de ne pas penser à ce célébrissime passage de La Richesse des Nations d’Adam Smith[19] : « Ce n’est pas de la bienveillance du boucher, du marchand de bière et du boulanger, que nous attendons notre dîner, mais bien du soin qu’ils apportent à leurs intérêts. Nous ne nous adressons pas à leur humanité, mais à leur égoïsme ; et ce n’est jamais de nos besoins que nous leur parlons, c’est toujours de leur avantage. » Qu’Alain ait pensé ou non à Adam Smith en écrivant ces lignes importe finalement assez peu. Ce qui est sûr, c’est qu’il aime à opposer les apparents égoïstes aux altruistes de façade, dont les discours sirupeux, saturés de références à l’intérêt général, masquent en réalité des intentions autrement moins avouables. Pour Alain en effet, il ne suffit pas d’invoquer à tout instant l’intérêt général ou d’afficher ostensiblement une abnégation bêlante pour servir réellement son prochain. Ce sont même là, la plupart du temps, des ruses trop faciles destinées à légitimer les puissants, si habiles à cacher leurs desseins véritables. Derrière l’invocation grandiloquente de l’intérêt général, se devine en effet « neuf fois sur dix, quelque intérêt particulier » (12/12/1911). Autrement dit, lorsque certains politiciens en manque de popularité disent vouloir, au nom de l’intérêt général[20], lutter contre les intérêts particuliers que seraient supposés incarner les (méprisables) milieux économiques, il convient d’être on ne peut plus prudent – ne serait-ce que parce que, pour Alain, toutes les élites sont liées entre les unes aux autres, et que les politiques et les grands capitaines d’industries sont intimement mêlés, fréquentant les mêmes salons et se mariant même entre eux… Qui plus est, il n’y a aucune raison de penser que l’homo politicus, tout comme l’homo œconomicus, ne poursuit pas un intérêt qui lui est propre (être élu ou réélu par exemple). Il n’y a aucune raison non plus de penser que les représentants de la haute administration (l’homo bureaucraticus), si prompts eux aussi à s’orner du manteau chamarré de l’intérêt général, n’ont pas, à leur tour, des objectifs beaucoup moins altruistes et avouables (augmenter leur prestige ou leur budget par exemple). On ne peut que renvoyer ici aux travaux s’inspirant de l’école du Public Choice qui ont abondamment développé cette idée. Pour Alain, dont la bureaucratie est une des cibles favorites, cette critique sans complaisance de l’ordre administratif est consubstantielle à son libéralisme. Nous y reviendrons.

Pour autant, tout ce que nous venons de voir ne veut pas dire que pour l’auteur des Propos tous les actes individuels sont uniquement motivés par l’intérêt. Malheureusement non ! serais-je tenté d’ajouter. En effet, à ses yeux, ce serait paradoxalement là une excellente nouvelle, dans la mesure où les intérêts transigent, à l’inverse des passions[21]. Or, pour le plus grand malheur des hommes, ce sont bien trop souvent ces dernières qui dictent les actions des individus. Des individus qui sont des êtres composés d’un esprit (qui peut être calculateur), mais aussi d’un corps (qui se meut plus spontanément sous l’impulsion du ventre que sur les instructions du cerveau)[22]. Les guerres sont là pour en témoigner, qui aux yeux d’Alain sont affaire de passions bien plus que d’intérêts. Contrairement à ce qu’avance la vulgate marxiste, qui veut y voir le résultat des calculs amoraux des « marchands de canons », plutôt que de s’intéresser aux réactions quasi instinctives des opinions publiques qui jouent le plus souvent un rôle décisif au moins dans le déclenchement des conflits (ou, en tous les cas, dans le fait que ce déclenchement puisse être seulement envisageable par les dirigeants qui sont alors aux commandes).

Ce qui nous conduit à un autre thème, absolument central dans le libéralisme d’Alain : à savoir que le véritable pouvoir est politique et non économique.

  • Le vrai pouvoir n’est pas économique, il est politique.

Il s’agit là en effet d’un thème tout à fait majeur dans la pensée d’Alain, et qui est particulièrement bien résumé dans deux textes écrits à une vingtaine d’années de distance. Les deux méritent d’être cités un peu longuement, même s’ils sont relativement connus. Le premier est extrait de Mars ou la Guerre jugée, un livre rédigé pour l’essentiel en 1916, dans les tranchées, et remanié après-guerre afin d’être publié. Ce livre, comme chacun le sait, est moins une dénonciation de la guerre en elle-même que de l’ordre militaire – l’ordre servile par excellence – qui se déploie dans toute sa nudité et toute sa cruauté à l’occasion de n’importe quel conflit, mais tout particulièrement à la faveur d’un conflit total comme le fut la Grande guerre. Dans cet extrait tiré du chapitre LXXVIII (intitulé « L’individualisme »), on peut lire ces phrases profondes et lumineuses : « Qu’est donc le pouvoir du plus riche des riches à côté du pouvoir d’un capitaine ? Le genre d’esclavage qui résulte de la pauvreté laisse toujours la disposition de soi, le pouvoir de changer de maître, de discuter, de refuser le travail. Bref la tyrannie ploutocratique est un monstre abstrait, qui menace doctrinalement, non réellement. Le plus riche des hommes ne peut rien sur moi, si je sais travailler ; et même le plus maladroit des manœuvres garde le pouvoir royal d’aller, de venir, de dormir. C’est seulement sur la bourgeoisie que s’exerce le pouvoir du riche, autant que le bourgeois veut lui-même s’enrichir ou vivre en riche. Le pouvoir proprement dit me paraît bien distinct de la richesse ; et justement l’ordre de guerre a fait apparaître le pouvoir tout nu, qui n’admet ni discussion, ni refus, ni colère, qui place l’homme entre l’obéissance immédiate et la mort immédiate ; sous cette forme extrême, et purifiée de tout mélange, j’ai reconnu et j’essaie de faire voir aux autres le pouvoir tel qu’il est toujours, et qui est la fin de tout ambitieux. Quelque pouvoir qu’ait Harpagon par ses richesses, on peut se moquer d’Harpagon. Un milliardaire me ferait rire s’il voulait me gouverner ; je puis choisir le pain sec et la liberté. Disons donc que le pouvoir, dans le sens réel du mot, est essentiellement militaire, et qu’il ne se montre jamais qu’en des sociétés armées, dominées par la peur et par la haine, et fanatiquement groupées autour des chefs dont elles attendent le salut ou la victoire. Même dans l’état de paix, ce qui reste de pouvoir, j’entends abso­lu, majestueux, sacré, dépend toujours d’un tel état de terreur et de fureur. Résister à la guerre et résister aux pouvoirs, c’est le même effort. Voilà une raison de plus d’aimer la liberté d’abord[23]. »

      On a, avec ce court extrait, un bel exemple du génie d’Alain. Celui-ci dit en effet, en quelques lignes à peine, bien davantage que ne le font des livres entiers consacrés au même sujet, et cette extraordinaire concision (cette extraordinaire densité) peut parfois induire en erreur le lecteur trop pressé. De fait, chacun des mots employés ici par Alain mériterait d’être analysé et médité pendant des heures, car comme celle des plus grands (les Montaigne ou les Pascal), la prose alinienne est inépuisable et suscite encore et encore la réflexion, même à la énième relecture. L’auteur de cet article se permettra, à ce propos, une petite confidence. Dans un propos daté du 18 février 1912, Alain écrit : « Un paradoxe de Pascal, en trois lignes, décrit sa parabole par-dessus deux siècles et tombe comme un obus sur nos échafaudages d’idées ». Pour ma part, de nombreux textes d’Alain ont eu exactement le même effet sur moi, et ce texte-ci tout particulièrement. Je ne peux en effet pas le relire (pour la centaine ou cent cinquantième fois) sans être aussitôt plongé dans des abîmes d’admiration (comment peut-on dire autant de choses en si peu de mots ?) ; de réflexions (comment peut-on écrire autant de niaiseries sur le pouvoir de l’argent après avoir lu ça ?) ; et de doutes (tout ce que je croyais solidement établi sur le pouvoir ou la richesse résiste-t-il vraiment à cet obus ravageur, par delà le siècle qui nous sépare de son lancement ?)

Mais revenons à la prose d’Alain, à qui il vaut toujours mieux donner la parole plutôt que d’en faire une longue exégèse, vouée de toute manière à être bien décevante comparée à l’original. C’est bien la même idée que celle exprimée dans Mars ou la guerre jugée – une idée essentiellement libérale, comme nous le montrerons – que l’on retrouve sous sa plume le 9 septembre 1933, à l’occasion d’un long propos où l’on peut lire ces phrases, elles aussi riches de sens : « (…) Pendant les vingt ans où j’ai suivi les événements de ma petite ville, j’ai vu s’écrouler toutes les fortunes de banquiers et de marchands ; on vendait aux enchères leurs meubles, leurs vins et leurs chevaux ; chacun en rapportait quelque chose ; chacun trouvait dans les ruines de l’ambitieuse tour une pierre pour sa maison.  Quant à la redistribution des terres, qu’on dit souvent nécessaire, je vois qu’elle est déjà faite dans la partie de campagne que j’ai pu observer ; elle s’est faite par l’ambition des gros propriétaires et par le travail des petits. On peut lire cette révolution permanente dans Les Paysans, de Balzac, œuvre qui n’a pas beaucoup vieilli. (…) En bref je soupçonne que l’Economique toute seule est juste, et que c’est la Politique qui n’est pas juste. Tout pouvoir est politique. Un grand patron n’a pas de pouvoir ; il négocie péniblement ; ou bien alors c’est que la garde mobile travaille pour lui ; la garde mobile, instrument politique. Qu’est-ce que peut un patron à côté d’un moutard qui est sous-lieutenant ? Vous pouvez vous moquer du patron ; il vous en coûtera quelque chose, mais non pas tout de suite ; et non pas sans remède. Essayez de vous moquer du petit sous-lieutenant, c’est la prison et la mort. (…) »

            On pourrait faire une très longue exégèse de ces deux textes si riches et si denses, mais je m’en tiendrai ici à quelques remarques. D’abord, je constaterai que plusieurs des affirmations présentes dans ces lignes peuvent être considérées comme typiquement libérales. Ainsi, lorsqu’Alain dit que le capitaliste n’a pas de réel pouvoir dans la mesure où ses mesures de rétorsion à l’égard de ses employés sont très faibles (tout au plus peut-il les renvoyer), et qu’elles sont même parfaitement nulles à l’égard de ses clients (qui, contrairement à un monopole public, ne forment pas un public captif). Dans un régime de concurrence, le consommateur peut en effet aisément se détourner des produits d’un producteur. Celui-ci le sait du reste parfaitement, et il doit donc constamment se mettre au service de ses clients s’il veut les fidéliser et ainsi continuer à faire des profits. Dès lors, la richesse du capitaine d’industrie – sur laquelle se fonde ce que d’aucuns appelleront de façon quelque peu outrancière sa « puissance » – est entièrement à la merci d’un caprice du consommateur qui peut à tout moment se tourner vers la concurrence s’il juge qu’elle le sert mieux (en lui offrant un produit moins cher et/ou de meilleure qualité).

Il s’agit là, une fois encore, d’un thème cher à de très nombreux libéraux. Pour ces derniers en effet, seul un pouvoir politique peut imposer par la contrainte ce qu’il désire[24]. A ce propos, on peut citer, parmi beaucoup d’autres exemples, quelques lignes de Ludwig von Mises (c’est là, en effet, une idée sur laquelle l’économiste autrichien revient très souvent). Ces lignes sont tirées de L’Action humaine, un livre considéré à bon droit comme la « Bible » de l’économie autrichienne : « La direction de toutes les affaires économiques est, dans la société de marché, une tâche des entrepreneurs. A eux revient le contrôle de la production. Ils sont à la barre et pilotent le navire. Un observateur superficiel croirait qu’ils sont souverains. Mais ils ne le sont pas. Ils sont tenus d’obéir inconditionnellement aux ordres du capitaine. Le capitaine, c’est le consommateur. Ce ne sont ni les entrepreneurs, ni les agriculteurs, ni les capitalistes qui définissent ce qui doit être produit. C’est le consommateur. Si un homme d’affaires n’obéit pas strictement aux ordres du public tels qu’ils lui sont transmis par la structure des prix de marché, il subit des pertes, il fait faillite et il est ainsi écarté de sa place éminente à la barre. D’autres que lui, ayant fait mieux pour satisfaire la demande des consommateurs, le remplacent. Les consommateurs fréquentent les magasins où ils peuvent acheter ce qu’ils veulent aux meilleurs prix. Leurs achats ou leur abstention décident de qui doit posséder et diriger les ateliers et les fermes. Ils enrichissent les pauvres et appauvrissent les riches[25]. »

            Mises, comme Alain, considère que dans un système capitaliste, non seulement le pauvre peut devenir riche (si l’égalité des chances est assurée de manière adéquate), mais le riche peut redevenir pauvre s’il ne fait pas ce qu’il faut pour continuer à satisfaire son maître qu’est le consommateur. Il est d’ailleurs intéressant de noter combien la sociologie française, prompte à lancer des recherches sur les « inégalités sociales » et leur reproduction, est beaucoup plus avare d’études sur les cas de régression (par opposition à ascension) sociale : fortunes dilapidées, entreprises ayant fait faillite, descendants de familles aisées jouissant d’un statut social inférieur à celui de leurs aïeux, etc. Il est bien vrai qu’en France l’ascenseur social fonctionne moins bien que dans des pays plus libéraux comme les Etats-Unis, et ceci est valable dans les deux sens. En effet, s’il est plus difficile (mais pas impossible) de faire fortune en partant de rien ou presque, il est aussi plus rare d’être déclassé lorsqu’on a la chance d’appartenir à l’élite – tant celle-ci est habile lorsqu’il s’agit de fermer la porte derrière elle et de dresser des barrières assurant à ses descendants une solide protection (par exemple scolaire) face aux nouveaux arrivants qui frappent avec impatience à la porte[26].

Si, pour Alain, comme on vient de le voir, le capitaliste peut perdre de sa superbe en faisant de mauvaises affaires, il a surtout beaucoup moins de pouvoirs qu’on ne pourrait le penser. A la différence des militaires – mêmes de rang modeste – qui, en temps de guerre, ont droit de vie et de mort sur leurs hommes. Ainsi, le sous-officier qui pendant la Grande Guerre décide lequel de ses hommes devra, au risque de sa vie, sortir la nuit pour effectuer un repérage dans le no man’s land qui les sépare des tranchées adverses, a de facto droit de vie et de mort sur ses subordonnés. En d’autres termes, le même homme qui, dans l’ordre économique, n’avait guère de prise sur ses subordonnés en tant que patron, peut découvrir à la guerre, comme officier, l’ivresse du vrai pouvoir. Non pas celui de licencier (pourquoi d’ailleurs un patron intelligent, connaissant bien son métier, aurait-il le désir de se séparer d’un salarié qui fait bien son travail ?), mais le pouvoir de décréter le droit de vie et de mort, ou encore le pouvoir d’humilier l’autre, même symboliquement, en le réduisant à l’état d’esclave sans que ce dernier n’ait le moindre recours ou la moindre échappatoire. On retrouve cette idée – bien  plus profonde qu’il n’y paraît – tout au long de Mars ou la guerre jugée qui, nous l’avons dit, est une dénonciation virulente de l’ordre militaire avant même d’être une condamnation de la guerre.

Autre idée corollaire (et très importante chez Alain) : dans l’ordre économique, le riche reste finalement l’égal du pauvre, en ceci que le riche peut (re)devenir pauvre et le pauvre devenir riche. Il n’y a aucune différence de nature entre eux. Alain juge que le marché – qui a pourtant de nos jours si mauvaise presse en France – a une dimension foncièrement égalitaire[27]. Sur un marché en effet, deux personnes munies du même nombre de pièces ou de billets, auront exactement le même pouvoir (d’achat), quels que soient leur religion, leur couleur de peau, leurs opinions politiques, leur milieu d’origine, et même leur richesse globale. Bien sûr, dans la réalité, les personnes ont rarement le même nombre de pièces et de billets, sauf à tomber dans l’égalité des conditions que seuls les socialistes réclament. Mais répétons que dans une société libérale – où aucun statut social n’est jamais acquis – rien n’interdit à celui qui a peu d’argent d’en gagner davantage, et rien ne devrait interdire non plus à celui qui en a beaucoup de le perdre s’il perd son utilité sociale dans un monde fondé sur la division du travail et l’échange volontaire de services. Cette dimension fondamentalement égalitaire du marché (à savoir que deux possesseurs de la même somme sont à égalité, quelle que soit leur origine) est trop souvent négligée, alors même qu’elle constitue historiquement une rupture absolument majeure. En effet, cette égalité dont est intrinsèquement porteur l’ordre du marché représente l’antithèse de l’ordre « traditionnel » (par exemple féodal), foncièrement antilibéral, où la caste nobiliaire pense avoir une supériorité de naissance par rapport aux castes inférieures, les non-nobles (les « ignobles ») – quand bien même ceux-ci seraient immensément plus intelligents, travailleurs, et même riches, que ceux qui leur sont considérés comme supérieurs de naissance. On retrouve là une opposition entre ce que l’anthropologue Louis Dumont appelle « l’ordre hiérarchique » (et dont la caste indienne est la quintessence) et le « monde individualiste et égalitaire » dans lequel l’Occident vit depuis plusieurs siècles[28]. Or, chez Alain, le pouvoir militaire – qui est la quintessence du pouvoir ou, pour dire les choses autrement, le pouvoir dans toute sa nudité et toute sa cruauté – s’enracine dans l’ordre traditionnel, foncièrement inégalitaire. A l’inverse, la société libérale moderne, quand bien même elle recèle en son sein d’énormes inégalités de revenus, est foncièrement égalitaire, qu’on le veuille ou non. Ou du moins elle devrait l’être si elle était expurgée de certaines séquelles du passé… Et, ajouterait quelqu’un comme Mises, si elle était purement libérale !

Nous pourrions poursuivre indéfiniment l’exégèse de ces textes, mais nous voudrions terminer ce premier volet en soulignant combien ces deux extraits montrent que si Alain est incontestablement libéral, il est tout le contraire d’un anarchiste. Pour lui en effet, l’ordre de l’agent de police au carrefour est parfaitement compatible avec l’exercice de la liberté individuelle. Mieux, il en est le garant ! Pour Alain, il ne s’agit pas là d’un pouvoir qui imposerait une volonté arbitraire, mais bien plutôt de l’exercice d’une fonction vitale (et pour ainsi dire arbitrale) qui vise à faire respecter des règles parfaitement indispensables à la vie en commun et à la sauvegarde des libertés individuelles[29]. En un sens, l’agent de police au carrefour – comme le juge dans un état de droit ou le producteur dans un système capitaliste fondé sur la souveraineté du consommateur – n’exerce pas vraiment un pouvoir (autrement dit, il n’impose pas une volonté de puissance). En faisant respecter un ordre de passage qui empêche tout le monde de passer en même temps ou les plus forts d’écraser les plus faibles pour avoir la priorité, il accomplit une fonction sociale modeste mais éminente (un authentique « service public »), en rendant cet inestimable service à la collectivité, qui consiste à faire respecter des règles sans lesquelles le simple fonctionnement de la société et l’exercice par chacun de sa liberté deviendraient tout bonnement impossibles. Ce qui n’a strictement rien à voir avec le pouvoir politique ou le pouvoir militaire en temps de guerre qui peuvent user, eux, de la contrainte pour imposer leur pure volonté. Mais nous reviendrons sur cette question essentielle.

[1] On peut toutefois faire une exception pour Thierry Leterre, qui a écrit divers textes sur le sujet, dont : « Le libéralisme d’Alain », Commentaire, n°72, 1995/4, p. 851-860. On peut aussi citer Lucien Jaume, « La fonction de juger dans le Groupe de Coppet et chez Alain », in Alain dans ses œuvres et son journalisme politique, Paris, Institut Alain, 2004, pp. 205-214. Lucien Jaume évoque aussi le libéralisme d’Alain dans son livre : L’individu effacé ou le paradoxe du libéralisme français, Paris, Fayard, 1997.

[2] La manière dont Alain en est venu à s’intéresser à la politique et à y consacrer une part non négligeable de son œuvre, est d’ailleurs très intéressante. C’est ainsi que dans un propos du 15 octobre 1924, il écrit : « La vocation d’écrire m’est venue de politique. Le spectacle des Importants m’a toujours donné l’idée de les cribler de flèches. »

[3] Majoritairement ne veut pas dire entièrement. Il existe aussi un libéralisme authentiquement démocratique, mais force est bien de constater qu’il a longtemps été minoritaire, notamment au XIXe siècle.

[4] Ce que nous ne désespérons pas de faire dans un avenir assez proche, sous la forme d’un livre consacré à la Politique d’Alain.

[5] Cf. Christine André et Robert Delorme, « Le Budget de l’État », in Cahiers français no 261 (mai-juin 1993).

[6] Je parle ici des libéraux, non des libertariens.

[7] Voir notamment Jean-Philippe Feldman, « Le constitutionnalisme selon Benjamin Constant. », Revue française de droit constitutionnel 4/2008 (n° 76), p. 675-702.

[8] C’est nous qui soulignons.

[9] Propos d’un Normand (désormais PN), 19/6/1914.

[10] C’est un point capital, sur lequel nous reviendrons en conclusion.

[11] Je renvoie à la conclusion générale de cette série d’articles qui revient en détail sur cette question décisive pour bien comprendre la nature du libéralisme démocratique d’Alain.

[12] Voir, parmi tant d’autres, ce propos de décembre 1933 où Alain s’emporte contre les bureaucrates qui « ne cessent jamais de proposer de nouvelles dépenses, de s’augmenter eux-mêmes, de créer des postes et de créer des besoins, sans jamais penser au simple citoyen qui est seulement bon pour payer ».

[13] Voir par exemple : Ludwig von Mises, L’Action humaine, Paris, PUF, 1985, IVe partie, chapitre XV/4 : « La souveraineté des consommateurs ».

[14] On ne saurait trop conseiller à ce propos cet excellent documentaire, qui en dit long sur le rôle des « hommes de l’Etat » dans la mise en œuvre – en dehors de tout débat réellement démocratique – du « modèle » nucléaire français : //www.youtube.com/watch?v=DefFjxeDVpI

[15] La critique du protectionnisme, souvent mordante et savoureuse, est un des thèmes favoris des écrits de Bastiat, comme on s’en rend notamment compte à la lecture de ses Sophismes économiques et de ses Pamphlets, republiés récemment aux Belles Lettres.

[16] Même si, là encore, Alain ne cite jamais Bastiat et ne l’a peut-être jamais lu.

[17] Aux premiers rangs desquels Homère et Balzac chez les écrivains ; Platon, Descartes et Auguste Comte chez les philosophes. Aucun économiste ne figure dans son Panthéon des auteurs auxquels il n’a cessé de rendre hommage tout au long de sa vie, faisant d’ailleurs de l’admiration une des vertus cardinales de tout bon lecteur et de tout bon penseur. Ce qui est d’autant plus remarquable qu’Alain a par ailleurs érigé la pensée critique en principe absolu (« penser, c’est dire non », selon sa formule bien connue).

[18] Ce n’est pas un hasard si, pour illustrer son propos, Alain emprunte ici une image qui relève de l’univers rural. Force est de constater que l’une des principales limites de la pensée économique alinienne est sa difficulté à penser le monde industriel moderne et sa tendance à idéaliser un monde rural composé de petits propriétaires terriens, de petits ateliers, de petits commerces, etc. Non pas qu’il s’agisse là d’une exception parmi les penseurs libéraux (pensons à quelqu’un comme l’économiste allemand Wilhelm Röpke), mais il est certain que ce trait caractéristique de beaucoup de ses réflexions d’ordre économique n’a guère contribué à la diffusion de la pensée alinienne au XXe siècle. Ceux qui lui reprocheront son anachronisme (un reproche qui à notre sens ne peut en aucun cas s’appliquer à sa pensée politique dans son ensemble) ne manqueront pas d’invoquer quelques exemples spectaculaires – voire à l’occasion un peu risibles – de son peu d’appétence pour la modernité (notamment matérielle) qui transformait à vive allure le monde dans lequel il vivait.

[19] Qu’Alain pouvait difficilement ignorer quand bien même la lecture des économistes – a fortiori de langue anglaise – n’était certainement pas son pain quotidien. Il pouvait d’autant moins l’ignorer que son grand ami, l’historien libéral Elie Halévy, était, lui, un éminent connaisseur de la littérature économique anglo-saxonne.

[20] Nous reviendrons en détail sur cette question dans le troisième article de cette série.

[21] Pour une approche historique des rapports entre intérêts et passions, nous renvoyons le lecteur à l’ouvrage tout à fait passionnant d’Albert Hirschman, Les passions et les intérêts : justifications politiques du capitalisme avant son apogée, Paris, PUF, 2001, coll. « Quadrige » (rééd.)

[22] Il existe chez Alain une vision des rapports entre (parties du) corps et « esprit » qui doit beaucoup à Platon. Et à tous ceux qui pourraient penser qu’il s’agit là, une fois de plus, de l’un de ces pittoresques anachronismes aliniens, nous ne saurions trop conseiller le documentaire suivant : //future.arte.tv/fr/le-ventre-notre-deuxieme-cerveau-0. Toute personne qui a déjà ouvert un livre de Platon a fait l’expérience extraordinaire de l’actualité jamais démentie de cette pensée intemporelle, mais les progrès de la science concernant cette partie du corps humain qu’est le ventre ne fait que renforcer ce sentiment…

[23] Alain, Mars ou la guerre jugée, Paris, Gallimard, 1936, Chapitre LXXVIII, « L’individualisme ».

[24] Le seul contexte où un producteur pourrait imposer son pouvoir au consommateur, c’est lorsque le premier jouit d’un monopole sur un marché. Mais pour les libéraux les plus affirmés, les seuls vrais monopoles sont publics, autrement dit, ils ne sont rien d’autre que le résultat d’une protection due au pouvoir politique, c’est-à-dire imposée par la force de la loi ou de la règlementation.

[25] Ludwig von Mises, L’Action humaine. Op. cit., p. 285.

[26] Si une telle intuition mériterait certainement d’être étayée sur des études concrètes et dûment référencées, je suis prêt à parier que ces dernières n’invalideraient guère l’idée générale avancée ici… Mais où sont les Pinçon-Charlot qui s’attelleront à cette tâche ? Il est vrai que de tels travaux seraient plus difficiles à « vendre » aux médias mainstream…

[27] Voir notamment le chapitre « Marchands » (chapitre V du livre VII) du livre d’Alain, Les idées et les âges, paru en 1927.

[28] Sur ces questions, nous renvoyons aux livres – majeurs – de Louis Dumont : Homo hierarchicus : essai sur le système des castes ; Homo aequalis, I, Genèse et épanouissement de l’idéologie économique ; Homo aequalis, II, L’idéologie allemande : France-Allemagne et retour ; Essais sur l’individualisme : une perspective anthropologique sur l’idéologie moderne.

[29] Un Mises ne dirait d’ailleurs pas autre chose, à la différence des anarcho-capitalistes et autres libertariens, disciples de Rothbard par exemple.

*Ancien élève de l’ENS de Fontenay-St-Cloud
Agrégé d’histoire et docteur en histoire de l’IEP de Paris
Chargé de conférences à Sciences Po Paris

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