Le libéralisme est-il contre la communauté ? Par Douglas B. Rasmussen

Rasmussen DouglasLe libéralisme est-il contre la communauté ?

Par Douglas B. Rasmussen

Acton Institute, Religion & Liberty, Volume 9, Number 1

Traduit par Alexis Jouhannet, Institut Coppet

« Toutes les remarques des communautariens sur l’échec supposé du libéralisme à engendrer des concepts moraux assez forts pour guider la vie humaine sont simplement hors de propos. Elles présument – sans argumenter – que l’objectif de l’État est de créer une citoyenneté vertueuse. »

Publié sous la direction d’Amitai Etzioni, The Essential Communitarian Reader est un livre décevant, dont le sujet n’est pas clairement circonscrit. Il ressemble parfois davantage au programme d’un parti politique qu’à un recueil d’articles sérieux ayant pour but de discuter le paradigme politique dominant en Occident depuis deux siècles. La plupart des articles ne parviennent pas en effet à rendre compte des questions fondamentales sur lesquelles se divisent les libéraux classiques et les communautariens. Je commenterai plus bas quelques uns des articles les plus sérieux que compte cet ouvrage, mais en premier lieu j’aimerais déjà clarifier ce qui fonde le débat actuel entre libéraux et communautariens.

Le communautarisme, en tant qu’école philosophique, est un ensemble d’opinions aux origines multiples qui entend mettre en cause, de différentes façons, le principe central de la vision politique libérale. Bien que cette vision soit complexe et ait évolué, – ou, dans le cas des Etats-Unis, se soit divisée -, son principe fondamental est que la liberté doit être le souci premier et central de l’ordre politique. Or le communautarisme philosophique s’oppose à ce principe libéral ; il tire ainsi son sens général et sa force de son opposition au libéralisme.

Sa stratégie argumentative est cependant ce qui lui a assuré son sens particulier et sa force, et ce qui l’a rendu intéressant au cours des dernières années. Le communautarisme a en effet inclus sous sa bannière les dogmes suivants : l’être humain est naturellement social, le relativisme éthique est une théorie morale inadaptée, la liberté ne peut être définie ou entendue sans engagement éthique, toute théorie des droits capable de motiver le comportement humain doit en définitive être fondée sur la conception du bien humain, et les droits ne sont pas fondamentaux sur un plan éthique. Ainsi, le communautarisme en philosophie a depuis cherché à montrer que le libéralisme n’est ni argumenté sur un plan philosophique, ni viable socialement et culturellement car il n’est pas compatible avec ces axiomes. Le communautarisme argue donc du fait que le principe fondamental du libéralisme est erroné puisqu’il requiert de rejeter ces dogmes. Autrement dit, la stratégie argumentative des communautariens consiste en ce que les logiciens appellent « la proposition contraposée », qui veut que si A existe, cela induit l’existence de B, et si B n’existe pas, alors A n’existe pas. Si quelqu’un considère que la liberté devrait être le souci principal et central de l’ordre politique, alors cela induit qu’il nie les dogmes fondamentaux du communautarisme philosophique. Or ces dogmes ne peuvent être niés, il serait donc faux de penser que la liberté devrait être le souci principal et central de l’ordre politique.

La première hypothèse de l’argumentaire communautarien n’est cependant pas vérifiée : le libéralisme ne requiert pas la négation de ces dogmes. Bien qu’il y ait eu des théoriciens libéraux pour les nier, cela n’induit pas qu’ils doivent être rejetés pour défendre le principe fondamental du libéralisme. Il existe de nombreux théoriciens libéraux, dont je fais partie, qui acceptent chacun d’entre eux. En effet, ils peuvent même être utilisés pour argumenter en faveur du rôle essentiel de la politique et de la primauté de la liberté. Par conséquent, la stratégie communautarienne ne tient pas.

Il existe par ailleurs une confusion fondamentale qui règne dans le débat actuel entre libéraux et communautariens. Cette confusion réside dans la stratégie argumentative de ces derniers et a trait à la façon dont le libéralisme est perçu. Est-il une théorie normative ou méta-normative ? Dit autrement, le libéralisme est-il une théorie de l’éthique qui nous dit ce qui est intrinsèquement bon et comment nous devrions nous conduire ? Ou est-ce une théorie politique qui vise à créer et maintenir la condition politique sous laquelle les individus choisiraient des existences vertueuses ?

La question du libéralisme

Dans le débat actuel entre libéraux et communautariens, ces questions ne sont pas posées. Le libéralisme est vu à la fois comme une théorie normative et méta-normative. Pour certains en effet, il est même considéré comme une philosophie globale. Cette confusion  résulte à la fois des libéraux contemporains d’une part, qui oublient que le libéralisme est une théorie politique dont l’objectif diffère de celui de l’éthique, et d’autre part des communautariens et des conservateurs qui présument que la théorie politique n’est autre que de l’éthique au sens large. Cette confusion réduit donc le discours politique contemporain à un débat entre ingénieurs sociaux de droite et ingénieurs sociaux de gauche, ce qui est contraire au noyau dur du libéralisme.

Pour que le débat entre libéraux et communautariens aboutisse, il faut d’abord comprendre que l’objectif de la politique et celui de l’éthique sont différents, et que le libéralisme est une théorie méta-normative. Ensuite, il faut garder à l’esprit que cette méta-normativité du libéralisme ne peut être entendue qu’à la lumière d’une question particulière, fondamentale et complexe que j’appellerai « la question du libéralisme ».

Elle résulte de la tentative de concilier deux aspects nécessaires du bien humain, à savoir l’individualité et la sociabilité naturelle, et peut être exprimée ainsi : comment permettre aux individus la possibilité de s’épanouir de différentes manières, dans différents groupes et différentes cultures, sans susciter de conflit moral ? Comment trouver un contexte politico-légal qui ne requerrait pas, en principe, que l’épanouissement humain d’une personne ou d’un groupe soit sacrifié au nom des autres ?

C’est là une question cruciale que les penseurs de l’Antiquité et du Moyen-Âge n’ont pas abordée convenablement, mais qui est posée par le libéralisme. Et c’est à l’aune de cette question que le libéralisme doit être compris. La réussite ou l’échec du libéralisme doivent en effet être appréciés à la lumière de la réponse qu’il apporte à cette question, et pas autrement.

Le libéralisme est ainsi limité, en ce qu’il n’entend pas apporter une réponse à toutes les questions fondamentales de la vie. Ce n’est certainement pas une théorie normative ; il ne cherche pas à rendre l’individu vertueux ou accompli. C’est donc une erreur que d’estimer un régime libéral en fonction de sa capacité à créer ou non des citoyens vertueux.

A la place, le libéralisme s’emploie à élaborer la toile de fond politique et légale sur laquelle les individus ont la possibilité de poursuivre leur propre acception du bonheur, d’une façon qui soit en accord avec la nécessité qu’ils ont d’être ouverts aux interactions avec tout autre individu. Le libéralisme ne présume pas que la sociabilité naturelle de l’individu l’empêche de créer des liens avec ceux qui n’appartiennent pas à sa communauté.

Ainsi, le concept de droits à la liberté et à la propriété, que de nombreux libéraux classiques ont utilisé pour expliquer le rôle et le champ d’action de l’État, ne devrait pas non plus être vu comme un principe par lequel les individus apprendraient à être bons ou comment remplir leurs devoirs. Le concept de droits n’a pas pour objet de remplacer d’autres concepts moraux comme la bonté ou le devoir, il est plutôt un principe méta-normatif et doit ainsi être jugé sur sa capacité ou non à apporter une réponse à la question du libéralisme.

La Loi et la Morale

Dès lors, l’office des droits est conceptuellement distinct de celui d’autres concepts éthiques, et il ne faudrait pas les confondre. Les communautariens, et de nombreux conservateurs avec eux, passent à côté de cette distinction parce qu’ils oublient ce que Thomas d’Aquin nous a appris sur la nature de l’abstraction : considérer quelque chose de façon abstraite ne conduit pas nécessairement à le dénaturer. Ce n’est pas parce que la forme et l’office d’une catégorie de concepts éthiques peuvent être envisagés sans penser à ceux d’autres catégories que celles-ci n’existent pas. Pour le dire autrement, ce n’est pas parce que l’on peut envisager des droits sans penser à d’autres concepts éthiques que ceux-ci n’existent pas, au-delà des droits dont l’individu a besoin.

En effet, toutes les remarques des communautariens sur l’échec supposé du libéralisme à engendrer des concepts moraux assez forts pour guider la vie humaine sont simplement hors de propos. Elles présument – sans argumenter – que l’objectif de l’État est de créer une citoyenneté vertueuse. Or, dire que telle action est moralement juste ou bonne, et doit par conséquent être effectuée, n’induit pas que cette action doive être légalement mise en œuvre. Pas plus que de dire que telle action est moralement injuste ou mauvaise, et ne doit donc pas être commise, n’induit que cette action doive être interdite par la loi. Comme le montre la distinction faite par Thomas d’Aquin, il y a des exigences de justice qui sont des contraintes morales, et d’autres qui sont des contraintes morales et légales. Que quelque chose soit bon ou mauvais n’a pas, en soi, de conséquences sur ce qui doit relever de l’ordre politico-légal.

Il faut pour cela bien comprendre ce qui fait que quelque chose relève ou non du politique et de la loi. Et cela va au-delà du fait de savoir si cette chose est moralement bonne ou mauvaise. La question de l’universalité doit être posée car la sociabilité de l’homme n’est pas limitée à quelque groupe particulier, et la question de l’individualité doit également être posée car le bien humain ne relève pas d’une quelconque forme platonicienne. Or ces entreprises reviennent toujours à considérer la question du libéralisme. Une fois que les réalités qui fondent cette question sont visibles, le communautarisme philosophique intervient et est l’exemple d’une conception qui produit un divorce plutôt qu’une distinction.

Bien sûr, les communautariens rejettent la tentative libérale de distinguer la politique de l’éthique et reprochent en même temps au libéralisme cette tentative de séparer ces deux notions. On retrouve ce schéma argumentatif dans l’article de Philip Selznick, « Les fondations du libéralisme communautarien ». Il note que « la politique et l’État ne peuvent être séparés de valeurs fondamentales », ce qui est juste. En effet, les principes politiques ne peuvent être séparés des principes éthiques ; il doit y avoir un lien. Mais cela n’induit pas qu’ils soient identiques ou qu’ils s’entendent dans une seule et même relation. En fait, il peut y avoir une base éthique à la nécessité d’avoir des principes politiques concernés par la paix et l’ordre, comme le montrent les droits à la liberté et à la propriété, sans pour autant faire du bien humain, ou de l’accomplissement d’obligations morales, le but poursuivi par l’État.

La destruction de la vie morale

P. Selznick avance que c’est le bien commun du groupe politique qui fait le lien entre politique et éthique, mais il affirme ensuite que ce bien commun ne peut relever de la procédure ou être compris en termes de cadre législatif fondé sur les droits fondamentaux. Ceci serait ce qu’il appelle un « faible bien commun », et il faudrait plutôt quelque chose de plus concret, déterminé par l’abandon de nos « intérêts et projets particuliers ».

Pourtant, tout l’intérêt de l’éthique – au moins selon Aristote – est de nous permettre de constater la façon dont le bien commun se manifeste dans les particularités de nos propres vies, et d’agir en conséquence. Le bien humain n’est en réalité ni abstrait ni universel, et chacun d’entre nous doit faire montre de sagesse pratique dans sa façon propre et unique de modeler ce bien. En effet, la vie vertueuse requiert que l’on n’oublie pas ce qui est singulièrement notre intégrité morale, ni que l’on la sacrifie pour quelque chose d’autre. Par exemple, il ne s’agit pas de transcender ses intérêts particuliers, dans le cadre familial ou amical, au nom de l’ « humanité ». Nous pouvons et devons avoir de l’intérêt pour les autres, mais cet élan doit être fondé sur une relation concrète, et non sur un principe abstrait ou universel.

Fondamentalement, Selznick en appelle à la démocratisation de la vie morale, ce qui n’est autre que la destruction pure et simple de celle-ci. Cela illustre bien la confusion qui est faite entre la normativité et la métanormativité. C’est là par ailleurs un échec à appréhender la question du libéralisme, car cette volonté présume allègrement que le caractère pluriel du bien humain non seulement peut être ignoré, mais doit l’être.

L’article de Thomas A. Spragens Jr, « Les limites du libertarianisme », poursuit la stratégie argumentative présentée plus haut. Il défend, entre autres, l’idée que la liberté politique a besoin d’avoir quelques liens avec la moralité, car elle ne peut être simplement définie comme la faculté pour un individu de faire ce qui lui plaît, ou simplement comme l’absence de contrainte extérieure, sans perdre son sens d’idéal politique. Ceci est évidemment correct, mais il n’y a pas lieu d’en conclure que le libéralisme a tort ou que la liberté doit de ce fait être comprise comme l’occasion de « n’être simplement gouvernés que par les lois que chacun se donne ». Cette conception ne fait que nous ramener à la question d’où nous sommes partis, car quel est ou quels sont le/les principe(s) qui doit ou doivent être utilisé(s) dans la création d’un ordre politico-légal ? Les libéraux répondront bien sûr la liberté, mais la liberté entendue comme réponse à la question fondamentale posée par le libéralisme.

On entend parfois que la liberté consiste à « faire ce que l’on devrait faire », surtout de la part de points de vue non-libéraux. Mais si l’on garde en tête la question du libéralisme et si l’on entend ce « devrait » comme ce qui peut lui apporter une réponse, alors la notion de devoir que renferme cette affirmation peut être comprise comme dirigée vers ce que le système légal d’une organisation politique doit protéger et approuver, et non comme la façon dont les individus doivent mener leur vie. Des droits fondamentaux définiraient ainsi ce qu’est la liberté, et elle serait atteinte à travers l’élaboration d’un ordre politico-légal fondé sur ces droits. Entendues ainsi, la loi et la liberté sont fondamentalement interdépendantes. Il n’y a donc ici pas d’opposition intrinsèque à ces deux notions.

L’enjeu central auquel est confronté le libéralisme est de savoir si les droits à la liberté et à la propriété fournissent effectivement une solution à la question qu’il pose. Ou, de façon moins idéaliste, de savoir si ces droits permettent mieux que tout autre ensemble de principes de résoudre ce problème posé par le libéralisme. Ces droits offrent une voie dans la création d’un cadre politique pour la vie sociale dans lequel chacun peut avoir la possibilité de choisir pour soi la façon de mener sa vie. Ils ne cherchent donc pas à protéger l’épanouissement humain de tout un chacun, mais seulement sa quête par les individus dans la société. Plus précisément, ces droits protègent seulement la possibilité de faire ses propres choix en exigeant de l’ordre politique qu’il interdise ou punisse par la loi l’exploitation, par des personnes ou des communautés, de la vie et les ressources d’autres individus. Il faut comprendre que ces droits ne garantissent même pas que les individus fassent un choix, et encore moins qu’ils en fassent un rationnel, mais ils assurent néanmoins un lien, et non un calque, entre la politique et l’éthique. Ils offrent ainsi effectivement un espoir de résoudre la question soulevée par le libéralisme.

Il y a quelques autres articles intéressants dans cet ouvrage. Ceux de Bell, de Taylor et de Glendon montrent une certaine perspicacité, mais aucun d’entre eux n’en arrivent aux enjeux fondamentaux qui divisent les libéraux des communautariens. Le problème central que posent les articles de cet ouvrage est qu’ils présument que les économistes représentent à eux seuls presque entièrement la théorie libérale. La littérature philosophique sur la liberté et le libéralisme de ces vingt dernières années est à peine évoquée, or les complexités et les ambiguïtés du libéralisme nécessitent effectivement d’être explorées, surtout si le communautarisme en philosophie se donne comme défi d’être apprécié. Mais cet ouvrage n’y parvient pas.

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