Le travail : débats d’hier et d’aujourd’hui

L’utilité de l’histoire de la pensée économique n’est pas toujours reconnue. Aujourd’hui, les débats sur le travail nous ramènent aux débats de la fin du 19 siècle. Connaître les anciens débats nous permet de mieux appréhender la situation actuelle.


Travail : débats d’hier et d’aujourd’hui

par Stéphane Mozejka

 

L’histoire de la pensée économique n’est pas toujours bien considérée. Quel intérêt y a-t-il à se préoccuper des vieux débats, des anciens économistes, pour comprendre le monde d’aujourd’hui ? Même les économistes ne s’y intéressent pas forcément. L’important, c’est où en est la science économique aujourd’hui.

Pourtant, l’actualité fait un curieux clin d’œil à l’histoire de la pensée économique. En effet, les mêmes débats qu’il y a un siècle sont de nouveaux d’actualité. Ces débats concernent le contrat de travail.

Le débat est provoqué par le travail en freelance, ce qu’on pourrait traduire par le travail en indépendant. Le nombre de personnes choisissant cette voie est en forte augmentation. Comme les travailleurs en freelance utilisent parfois des plate-formes électroniques pour trouver des missions, comme la plate-forme UBER, ce phénomène est souvent appelé « ubérisation ». À tort cependant, car ces plate-formes ne sont pas les seuls moyens de trouver des missions pour le travail en freelance.

Ce développement du freelance amène des réactions réglementaires et législatives, auxquelles s’opposent les travailleurs en freelance eux-mêmes. Et nous voici replongés dans les débats de la fin du dix-neuvième et du début du vingtième siècle, sur la législation du travail.

Faut-il légiférer le contrat de travail ?

C’était une grande question dans la fin du dix-neuvième siècle et au début du vingtième siècle en France : le contrat de travail doit-il être défini par la loi ? Ce contrat de travail est, rappelons-le, à l’origine un contrat de louage, qui existe depuis le Moyen Âge. C’est un contrat de services, passé entre deux personnes. Faut-il le sortir de la liberté contractuelle ? Telle est la question en ces temps.

Ainsi, lors de la réunion du 4 novembre 1893 de la Société d’économie politique, Frédéric Passy (premier prix Nobel de la paix avec Henri Dunant), déclare :

« M. Frédéric Passy, président, ne veut pas retarder le moment de clore la séance. La discussion, comme l’a dit M. Cheysson, aurait besoin d’être complétée par l’étude d’un certain nombre de cas spéciaux. Telle qu’elle a été toutefois, elle a été assez claire pour pouvoir être résumée en quelques mots.

Il s’agit de savoir sous quelle forme et dans quelles circonstances l’intervention de l’État est légitime. Cela revient à se demander quel est le rôle de l’État.

Le rôle de l’État, pour M. Passy, comme pour la plupart des préopinants, n’est pas d’être partie dans les relations des particuliers entre eux et, par conséquent, de peser plus ou moins sur leur liberté en favorisant l’un ou en contraignant l’autre. Il est de faire respecter, chez l’un comme chez l’autre, cette liberté, et d’assurer la loyale exécution des conventions librement consenties.

Si, comme le dit M. Limousin, il intervient pour défendre les mineurs et les incapables, c’est parce que ces mineurs et incapables ne sont pas en état de conclure par eux-mêmes des conventions libres. Un enfant de six ans, de quatre ans, pour reprendre l’exemple cité par M. Limousin, ne peut pas avoir contracté un engagement ; il est naturel que si on lui impose un travail au-dessus de ses forces la puissance publique le défende.

En deux mots, dit M. Passy, il faut dans toute société une autorité ; mais cette autorité n’est pas destinée à peser selon le caprice de ceux qui la détiennent ou l’inspirent sur la liberté des individus. Elle est destinée à garantir cette liberté.

Il y a, cela est incontestable, un certain nombre de cas dans lesquels l’État intervient. Et M. Limousin oppose aux économistes ces interventions en disant : « Vous voyez bien que l’État ne reste pas neutre. »

Mais c’est précisément ce que lui reprochent les économistes libéraux, et l’on ne saurait faire argument contre eux de ce qu’ils blâment.

Il faut (c’est la tâche à laquelle nous convie M. Cheysson) examiner les uns après les autres ces différents cas d’intervention et voir quels sont ceux dans lesquels l’État n’agit que pour faire respecter la liberté ; quels sont ceux dans lesquels il la viole, en contrariant les conventions libres ou en y substituant des dispositions autoritaires. » (Institut Coppet)

L’humanisme

Au-delà de la liberté contractuelle, il y a chez les économistes français la défense de l’humanisme, l’idée que l’être humain doit être libre et autonome. Et ce que permet justement, selon eux, l’évolution économique de ces temps. Ainsi, Gérard Minart, dans son ouvrage sur Jean-Baptiste Say Entrepreneur et esprit d’entreprise, rappelle que pour l’illustre économiste, cette évolution économique, cette nouvelle société qui se met en place, permettra de libérer l’individu. Gérard Minart cite Say :

« Chaque baron ou grand propriétaire avait, sous différentes dominations, une clientèle d’hommes qui vivaient sur leurs domaines, et suivaient leurs drapeaux dans les guerres intestines et dans les guerres étrangères (…). L’industrie a fourni à la masse de la population les moyens d’exister sans être dépendante des grands propriétaires, et sans les menacer perpétuellement. Cette industrie s’est alimentée des capitaux qu’elle-même a su accumuler. Dès lors, plus de clientèle : le plus pauvre citoyen a pu se passer de patron, et se mettre, pour subsister, sous la protection de son talent. De là la constitution de la société dans les temps modernes, où les gouvernements tirent de leurs sujets les secours qu’ils leur accordaient jadis » (Traité d’économie politique)

Say soulignait également que la nouvelle société promettait une prospérité sans bornes, comme le cite Gérard Minart :

« Il est impossible d’assigner une limite à la puissance qui résulte pour l’homme de la faculté de former des capitaux ; car les capitaux qu’il peut amasser avec le temps, l’épargne et son industrie, n’ont point de bornes. » (Traité d’économie politique)

Gérard Minart souligne dans son ouvrage que Say est conscient que beaucoup d’ouvriers n’ont que leur force de travail à vendre, et non une compétence, ce qui les rend dépendants des employeurs. La réponse de l’économiste est de favoriser l’instruction des masses pour développer les intelligences.

« Cet inconvénient, au reste, est amplement compensé par les facilités qu’une civilisation plus avancée procure à tous les hommes pour perfectionner leur intelligence et leurs qualités morales. L’instruction de la première enfance mise à la portée des familles d’ouvriers, l’instruction qu’ils peuvent puiser dans des livres peu chers, et cette masse de lumières qui circule perpétuellement au milieu d’une nation civilisée et industrieuse, ne permettent pas qu’aucun de ses membres soit abruti par la nature de son travail. Un ouvrier d’ailleurs n’est pas constamment occupé de sa profession ; il passe nécessairement une partie de ses instants à ses repas et ses jours de repos au sein de sa famille. S’il le livre à des vices abrutissants, c’est plutôt aux institutions sociales qu’à la nature de son travail, qu’il faut l’attribuer. » (Traité d’économie politique)

Pour les économistes français, l’évolution de la société s’inscrivait donc dans l’humanisme, l’économie permettant une société libre, comme la décrivait Benjamin Constant dans son célèbre discours De la liberté des anciens comparée à celle des modernes :

« C’est à vous démontrer cette vérité que la lecture de ce soir sera consacrée. Demandez-vous d’abord, Messieurs, ce que, de nos jours, un Anglais, un Français, un habitant des États-Unis de l’Amérique, entendent par le mot de liberté. C’est pour chacun le droit de n’être soumis qu’aux lois, de ne pouvoir être ni arrêté, ni détenu, ni mis à mort, ni maltraité d’aucune manière, par l’effet de la volonté arbitraire d’un ou de plusieurs individus : c’est pour chacun le droit de dire son opinion, de choisir son industrie, et de l’exercer, de disposer de sa propriété, d’en abuser même ; d’aller, de venir sans en obtenir la permission, et sans rendre compte de ses motifs ou de ses démarches. C’est, pour chacun, le droit de se réunir à d’autres individus, soit pour conférer sur ses intérêts, soit pour professer le culte que lui et ses associés préfèrent, soit simplement pour remplir ses jours ou ses heures d’une manière plus conforme à ses inclinations, à ses fantaisies. Enfin, c’est le droit, pour chacun, d’influer sur l’administration du Gouvernement, soit par la nomination de tous ou de certains fonctionnaires, soit par des représentations, des pétitions, des demandes, que l’autorité est plus ou moins obligée de prendre en considération. »

Nous avons donc plus qu’une théorie économique. C’est l’idée que la société peut s’engager dans l’humanisme, une philosophie pour laquelle l’être humain est libre, maître de sa vie, autonome, et donc décide de sa vie. L’économie lui fournit le pouvoir matériel de la faire.

L’aliénation

Cette vision des économistes français est concurrencée par celle des socialistes. L’idée, c’est la nécessité de protéger une classe sociale, le prolétariat. Le socialisme ne cherche pas à éduquer le prolétariat pour que chaque être humain soit autonome. Il raisonne en termes de confrontation et de protection par l’État. La synthèse en est très bien réalisée par Karl Marx, et notamment le Manifeste du parti communiste.

« La vision de l’évolution de la société est totalement différente. Le marxisme ne sort pas de l’Ancien Régime. Il considère toujours des classes antagonistes :

L’histoire de toute société jusqu’à nos jours n’a été que l’histoire des luttes de classes.

Homme libre et esclave, patricien et plébéien, baron et serf, maître de jurande  et compagnon, en un mot oppresseurs et opprimés, en opposition constante, ont mené une guerre ininterrompue, tantôt ouverte, tantôt dissimulée, une guerre qui finissait toujours soit par une transformation révolutionnaire de la société tout entière, soit par la destruction des deux classes en lutte.

Dans les premières époques historiques, nous constatons presque partout une organisation complète de la société en classes distinctes, une échelle graduée de conditions sociales. Dans la Rome antique, nous trouvons des patriciens, des chevaliers, des plébéiens, des esclaves; au moyen âge, des seigneurs, des vassaux, des maîtres de corporation, des compagnons, des serfs et, de plus, dans chacune de ces classes, une hiérarchie particulière.

La société bourgeoise moderne, élevée sur les ruines de la société féodale, n’a pas aboli les antagonismes de classes Elle n’a fait que substituer de nouvelles classes, de nouvelles conditions d’oppression, de nouvelles formes de lutte à celles d’autrefois.

Cependant, le caractère distinctif de notre époque, de l’époque de la bourgeoisie, est d’avoir simplifié les antagonismes de classes. La société se divise de plus en deux vastes camps ennemis, en deux grandes classes diamétralement opposées : la bourgeoisie et le prolétariat. » (Manifeste du parti communiste)

C’est sur cette base que s’est édifié le droit du travail. Sur cette idée que l’employé est forcément exploité par l’employeur, et a besoin d’une protection. D’où, en France, l’idée, développée par la jurisprudence, de la subordination du travailleur. Et ainsi toutes les lois sur le travail. L’idée d’un être humain libre, autonome, est abandonnée

L’irruption du freelance

Le monde se divise en deux, selon les théories économiques dominantes. D’un côté, les employeurs, plus ou moins des exploiteurs. De l’autre, les salariés, plus ou moins exploités, qui doivent être protégés par la loi. Seulement, une évolution de la société contrarie cette opposition : le freelance.

Le travail en freelance se développe. C’est une tendance mondiale. Un freelance, c’est une personne qui travaille de manière indépendante, sans être une entreprise avec des salariés, pour différents employeurs. En France, il peut avoir le statut d’auto-entrepreneur. Le freelance brouille les cartes. C’est un entrepreneur, car il est indépendant. Mais il pourrait être un employé, car ce qu’il fait pourrait être fait par un employé. D’aucuns considérant qu’il prend la place d’un employé. Il ne s’intègre pas dans la théorie binaire des employeurs et des employés.

La tendance est de faire rentrer le freelance dans le statut de salarié. En France, le Conseil Constitutionnel a censuré un article de loi qui considérait que les travailleurs en freelance qui trouvaient des missions par l’intermédiaire de plate-formes électroniques ne pouvaient se voir requalifiés en salariés. Au Royaume-Uni, la loi IR 35 permet de requalifier en contrat de salariat des contrats de freelance passés avec le secteur public. Elle a été élargie au secteur privé. En Californie, l’assembly bill 5, dite loi AB5, impose des conditions drastiques pour que les travailleurs freelance soient considérés comme indépendants. À défaut de remplir ces conditions, le travailleur sera requalifié en salarié.

Nous avons ainsi un mouvement sociétal, qui brise la frontière et l’opposition que l’idéologie a imposé entre travailleurs et employeurs. Les « self-employees » comme on dit en anglais, les travailleurs qui s’auto-emploient, sont de plus en plus nombreux. Ils ne correspondent pas à l’idéologie qui s’est imposée. Donc, la tendance est de les faire rentrer dans la norme. Ce qui est logique. Toujours au nom de leur intérêt, pour les protéger. Ce mouvement en faveur du freelance est d’ailleurs dénigré. En France, le terme péjoratif « ubérisation » a été forgé. Aux USA, c’est l’expression « gig economy » qui est utilisée, l’économie des petits boulots.

Cependant, les travailleurs se rebiffent. Ils ne veulent pas rentrer dans le salariat, qui est une contrainte pour eux. Ils ont choisi leur statut, pour une immense majorité d’entre eux. Même les chauffeurs UBER sont majoritairement contre le salariat. UBER est d’ailleurs l’arbre qui cache la forêt. En effet, le profil du freelance est plutôt un travailleur qualifié, dans l’informatique notamment.

Nous nous retrouvons dans le même débat qu’il y a un siècle. La différence étant qu’il a quitté la sphère théorique pour la sphère pratique. On remarque aussi que l’évolution économique a permis l’émergence de personnes autonomes, qui construisent leur vie de manière autonome, comme l’avaient prédit les économistes français. Une des principales motivations des freelance étant la liberté.

L’histoire de la pensée économique permet de comprendre la situation actuelle. Un débat sur le travail a abouti à la prédominance de l’idée que le travailleur était forcément exploité et devait être protégé. Cependant, la société évolue plutôt dans le sens prédit par les économistes français, qui considéraient que  la nouvelle économie qui se construisait pouvait permettre à chacun d’être libre et autonome. Ce qui crée un conflit aujourd’hui. Cette évolution de la société se produit malgré un enseignement qui a fait passer le salariat comme une norme, et malgré le système social construit autour de cette notion. Le mouvement est donc puissant.

Les débats d’hier sont donc utiles aujourd’hui, et surtout très pertinents.

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