Face à l’État nounou, lire et relire Molinari


Face à l’État nounou, lire et relire Molinari

Par Mathieu Laine

(Le Figaro)

 

Après une semaine surréaliste qui aura vu, au cœur de la crise la plus grave depuis la deuxième guerre mondiale, un gouvernement et ses services trier par le micro-menu ce qui est essentiel ou non en vue de bâcher des rayons entiers de supermarchés, inviter à lire Gustave de Molinari, le premier penseur de la liberté intégrale, passera sans doute pour une provocation.

Face à des inventaires de type « fours non, poêles oui, couverts non, pierrade oui, table de cuisson non, pyjama enfant 2 ans oui, pyjama enfant 3 ans non », comme nous l’explique Michel-Édouard Leclerc en brandissant un bien légitime hashtag #OnMarcheSurLaTête, une réflexion sur les travers de l’État centralisateur et technocratique s’impose.

La cellule interministérielle de crise se demanderait encore, dit-on, si le linge de maison (les draps et les serviettes) sont ou non, comme les assiettes et les plats, dignes d’être achetés en magasin… Quant au souci de localisme et à l’attention portée aux territoires, les voici brisés telle la porcelaine – essentielle ou non, un décret le précisera sans doute – du magasin du même nom par un éléphant bureaucratique débarqué de Paris entouré des agents d’un État régalien qu’on aurait préféré tout entier mobilisé sur le terrain de la lutte contre l’islamisme radical.

Et que dire des livres, que l’on pensait naïvement essentiels à l’heure, précisément, où la France est attaquée par l’obscurantisme et où l’école, le savoir et l’esprit critique méritent la plus haute considération ? « La littérature ne permet pas de marcher, mais de respirer » écrivait Roland Barthes. Comme une réponse à ceux qui ne manqueront pas de brandir la Vie et l’Hygiénisme en réaction à un texte n’appelant pas à escamoter les mesures sanitaires mais à faire preuve d’un peu plus de bon sens dans leur mise en œuvre.

Il n’est pas besoin de s’opposer au primat de la vie pour dénoncer ce primat d’égalité qui, par une cascade de décisions pavées de bonnes intentions, ont réveillé jusqu’au roi Ubu. Non contentes de concentrer davantage les clients des grandes surfaces, accroissant ainsi le risque de contamination, ces mesures égalitaristes ont également sorti un vieux dragon de son sommeil : le poujadisme. Voilà qui fera l’affaire de Marine Le Pen, qui n’avait jusqu’alors pas réussi, avec son approche socialiste de l’économie, à séduire massivement une population autrefois caressée par son père. Boulangiste du nouveau monde, le général de Villiers salive également et l’on se demande comment Amazon n’est pas encore interdit sur le territoire français. Quitte à parier sur l’égalité, pourquoi ne pas s’inspirer directement du président chinois en interdisant les GAFAM ? Si tout le monde n’a pas eu la chance d’avoir un président communiste, le populisme contestataire allié au dégagisme nous préparent de bien mauvaises surprises pour 2022.

En ces temps si complexes, la critique est certes facile et l’art est, évidemment, difficile. Bien malin celui qui saurait, « en même temps », défendre – pour le coup admirablement – la liberté de croire et de ne pas croire, la liberté de caricaturer et la liberté de blasphémer tout en trouvant le savant dosage de réduction des libertés capable à la fois d’enrayer le virus tout en préservant l’économie. L’appel à l’unité du président Macron face à l’indigne fatwa lancée contre la France et sa personne par Erdoğan mérite une mobilisation massive alors qu’on n’entend personne, ou presque, notamment dans le monde intellectuel.

Mais que certains membres de son gouvernement cessent, sauf à ce qu’il en paye l’addition, de transformer le pays en Grande nurserie désinfectée en présumant les Français irréfragablement incapables.

Notre rapport à la liberté est si maladif qu’il fait parfois du bien de lire ceux qui la vénèrent absolument. A la manière d’un Benjamin Constant, Gustave de Molinari, cet intellectuel majeur né à Liège en 1819 et figure incontournable de l’école libérale française du XIXe siècle dont l’Institut Coppet publie les quatre premiers tomes de l’œuvre intégrale sous la houlette de l’érudit Benoît Malbranque, affirme en 1846 dans Le Courrier Français, « Par ce fait qu’on défend une liberté, n’est-on pas tenu aussi, sous peine de manquer de logique et de bon sens, de soutenir toutes les autres libertés ? On ne compose pas avec les principes, on ne trie pas les libertés » ?

Plonger dans ces textes ouvre un nombre incalculable de réflexions sur la nature et les limites de l’État, le rôle du droit dans une société de liberté, la place à donner à la morale et à la religion, le primat de la personne humaine, l’échange libre comme pivot central d’une société harmonieuse, sur la démocratie, la guerre et la paix.

En ces temps lourds où le libre-arbitre est contesté, où le libre échange est menacé et où l’esprit s’enlise dans la pâte visqueuse du prêt-à-penser et des mensonges populistes, il est heureux de pouvoir se plonger dans une œuvre aussi riche que stimulante. Pour penser pleinement la liberté et non pour se saisir de tout et en faire un catéchisme qu’il faudrait suivre à la lettre sous peine d’être excommunié. Ceux qui vivent le libéralisme comme une secte, qui jouent à « plus libéral que moi, tu meures ; moins libéral que moi, tu sors ! », terminent isolés, aigris, peu écoutés. Cela tient aussi, sans doute, à la loi du marché…

Avec ce catalogue raisonné de l’œuvre de ce grand penseur, L’institut Coppet entend, comme d’autres se saisissent de l’ensemble des toiles d’un grand peintre, offrir au public francophone l’opportunité de découvrir dans son entièreté l’auteur des célèbres Soirées de la rue Saint-Lazare (1849) dans lesquelles le plus français des penseurs belges fait dialoguer, non sans saveur, un « conservateur » défenseur du protectionnisme et repli sur soi, un « socialiste » égalitariste obsessionnel, et un « économiste », défenseur de la liberté humaine.

Au seuil de sa vie, dans Ultima Verba, son dernier ouvrage paru en 1911, Molinari avançait, lucide sur son proche destin (il est mort le 28 janvier 1912), « presque arrivé aux limites de la vie humaine – je suis maintenant dans ma quatre-vingt-douzième année – je vais publier mon dernier ouvrage. Il concerne tout ce qui a rempli ma vie : la liberté des échanges et la paix». N’est-ce pas là tout ce dont notre monde a besoin ?

 

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Les quatre premiers volumes des Œuvres complètes de Gustave de Molinari sont consultables sur le site www.institutcoppet.org.

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