Les bibliothèques et les cours populaires

Dans cette conférence, Henri Baudrillart signale les bons effets que les bibliothèques et les cours populaires ont sur l’état moral et économique des ouvriers, en leur permettant de trouver à moindres frais de l’instruction et la douceur de la littérature. Si les efforts de l’initiative individuelle et des associations libres sont surtout recommandables à ses yeux, il ne rejette pas tout à fait l’aide de l’État, qui peut accompagner ces efforts, tout en restant autant que possible en retrait. Car il ne faudrait pas que sous prétexte de bonnes intentions, la puissance publique se fasse la tutrice et la providence forcée des masses.


CONFÉRENCES POPULAIRES FAITES À L’ASILE IMPÉRIAL DE VINCENNES SOUS LE PATRONAGE DE S. M. L’IMPÉRATRICE

LES BIBLIOTHÈQUES ET LES COURS POPULAIRES

PAR

H. BAUDRILLART

Membre de l’Institut

Professeur au Collège de France et à l’Association Polytechnique.

PARIS

LIBRAIRIE DE L. HACHETTE ET Cie

BOULEVARD SAINT-GERMAIN, N° 77

1867

 

LES BIBLIOTHÈQUESET LES COURS POPULAIRES

 

Messieurs,

Répandre l’instruction dans la population ouvrière est la pensée commune à toutes ces conférences. Ceux qui vous ont précédés en ont remporté des notions utiles, et de sages conseils, donnés au nom de l’économie politique, qui a eu sa large part dans cet enseignement. Ce n’est pas à dire qu’avec le peu de temps dont nous disposons, et nous adressant à des auditoires souvent renouvelés, nous puissions avoir, malgré notre bonne volonté, malgré la vôtre qui nous soutient et nous encourage, la prétention de vous donner une instruction tant soit peu suffisante. N’est-ce pas déjà beaucoup que de jeter des germes que nous laissons au temps et à vous-mêmes le soin de féconder? Nos paroles ne passent pas d’ailleurs sans laisser de trace. La publication d’un certain nombre de ces conférences en petits livres, en perpétue l’impression et en propage l’influence. Tout un cours de notions populaires se forme ainsi peu à peu au profit d’un auditoire permanent et de plus en plus agrandi. Ce que vos devanciers ont entendu dans cet Asile, vous le lirez ailleurs. Mais par-delà cette instruction immédiate, nous poursuivons un objet plus précieux. C’est à éveiller le désir d’apprendre que nous tendons de tous nos efforts. Consentez à peu savoir, mais ne vous lassez pas d’apprendre ; ayez-en, gardez-en le goût, le feu sacré. Qu’il vous accompagne désormais partout, toujours ; voilà notre vœu.

Pour satisfaire ce besoin, les moyens vous manqueront-ils ? Je voudrais vous montrer qu’il n’en est rien, et dans un tableau rapide, dût-il être fort incomplet, vous indiquer de quelles ressources dispose l’ouvrier qui veut s’instruire.

Puissent ainsi disparaître d’affligeants conflits entre les classes qui personnifient plus particulièrement le capital et celles qui représentent plus spécialement le travail, en tant que ce mot de classes peut s’appliquer à ce qui est si changeant et si mobile ! J’aurais à cœur de vous convaincre des efforts sérieux tentés par les premières pour l’instruction populaire. Non que je veuille vous engager par là à vous placer sous leur tutelle trop étroite ; je prétends seulement vous enseigner à être justes à leur égard. Et quand le seriez-vous, sinon lorsqu’elles recherchent, ces classes plus aisées, les moyens de donner aux travailleurs toute la valeur intellectuelle qui doit servir à accroître leur dignité, leur importance et leur bien-être, c’est-à-dire à les rapprocher d’elles-mêmes par ce qu’il y a de meilleur dans l’humanité ?

Les principes sur lesquels notre société s’appuie sont ceux de la liberté et de l’égalité civile. Tous les hommes sont égaux en droits et en responsabilité. Tous peuvent arriver à tout, sans interdiction légale. Tous sont passibles des mêmes peines pour les mêmes délits. Enfin, on est allé jusqu’à reconnaître à tous les mêmes droits politiques. Tous donc doivent développer en eux les qualités qui font l’homme et le citoyen. Et qu’on le sache : cela importe à l’ordre tout aussi bien qu’au progrès ; car il n’y a rien de plus crédule aux suggestions du désordre et de l’anarchie que l’ignorance, qui se laisse séduire au premier mirage qu’on lui présente.

De cette communauté de droits, de ce rapprochement des intérêts, il résulte qu’aujourd’hui toutes les parties de la société sont solidaires. Les masses ne peuvent s’agiter et souffrir sans que tout souffre dans le corps social, la tête comme le reste. Les crises du travail sont celles aussi du capital. L’avancement, le salut de la société sont dans la mise en valeur de toutes ses forces, depuis que l’industrie et le travail se sont substitués à la guerre, comme état normal et habituel de l’humanité. On disait, il n’y a pas longtemps : le premier problème est le problème de l’agriculture. Nous disons, nous : le premier problème des temps modernes est l’éducation !

Je ne veux pas, Messieurs, rentrer dans toutes les généralités qui recommandent l’utilité de l’instruction. Ma tâche est plus restreinte. Tout au plus, en finissant, vous en dirai-je quelques mots à titre de conclusion. L’éminent président de l’Association polytechnique, M. Perdonnet, a consacré tout un entretien à exposer les raisons qui rendent cette instruction nécessaire à l’ouvrier[1]. Il a touché avec étendue aux moyens qu’elle met en œuvre. Mais il a surtout insisté sur l’instruction primaire. Je n’aurai en vue que l’ouvrier adulte, et c’est sous deux formes plus spécialement que j’envisagerai cette espèce d’assistance intellectuelle quela société donne à ses membres plus pauvres. L’une consiste dans les bibliothèques populaires, l’autre dans les cours faits soit sous le patronage de l’administration, soit par l’enseignement libre. Je ne saurais nommer tous les établissements utiles, toutes les associations qui se sont vouées à les fonder et à les propager. Que leur importe mon silence ? Elles songent au bien, non au bruit. On sait où les trouver ! Partout vous rencontrerez quelqu’une de associations à l’œuvre. Partout vous rencontrerez, sous une forme ou sous une autre, le secours intellectuel que réclame la classe ouvrière. Voilà ce dont je désire que vous soyez bien convaincus par le simple énoncé des faits eux-mêmes.

I.

À peine l’homme est-il entré en possession de ces deux grands instruments d’acquisition qui le mettent en rapport avec la pensée de ses semblables, dans tous les temps et à travers l’espace, je veux dire la lecture et l’écriture, il songe à collectionner avec plus ou moins d’étendue les monuments écrits de la pensée humaine. Il forme, en un mot, des bibliothèques. Il les composera des livres qui lui paraissent mériter mieux qu’un coup d’œil jeté en passant. Il voudra que ces ouvrages d’élite soient comme des familiers de la maison, comme des amis et des conseillers de son choix qu’il se propose d’avoir toujours sous la main, prêts à répondre à ses questions, à éclaircir ses doutes, et aussi à charmer ses heures d’ennui, à dissiper ses tristesses, enfin, à étendre la sphère de son esprit et à rendre plus complètes et plus sûres ses connaissances en toutes choses. D’abord, ce furent les particuliers qui formèrent ces précieux amas, sans autre but que de se complaire à eux-mêmes. Aujourd’hui encore, la plupart des bibliothèques appartiennent à un individu dont elles reflètent l’âme, l’intelligence, les goûts, la profession. Ces bibliothèques pourront sans doute, s’il en distrait quelques volumes prêtés à ceux qui les demandent, répandre des lumières à l’entour, rendre une certainė somme de services. Pourtant, ce ne sera jamais que la bibliothèque d’un seul homme, appropriée à ses besoins, et restant hors du domaine commun. Il en serade ce domaine intellectuel comme d’un beau parc dont l’heureux propriétaire consent à permettre l’accès à un petit nombre de privilégiés qui en usent avec discrétion, à la convenance et aux heures du maître, jouissant de l’ombre de ces arbres et du parfum de ces fleurs qui n’ont pas étéplantés pour eux. L’intelligence, Messieurs, veut avoir aussi son domaine public. Il faut des bibliothèques abondantes en volumes, appropriées aux besoins non d’un seul, mais de tous, offrant leurs richesses à quiconque veut en jouir. Tous les États de quelque importance, toutes les villes jouissant d’une certaine richesse et d’une certaine étendue de population, ont toujours eu de ces collections précieuses où l’homme d’étude peut aller travailler pendant de longues heures, et dont il emporte chez lui les trésors pour s’en servir à loisir. L’imprimerie, en multipliant indéfiniment le nombre des exemplaires et des volumes, a facilité l’extension de ces amas précieux, qui rassemblent sur quelques rayons les trésors héréditaires de l’intelligence humaine. Quelque chose y manquait, pourtant, au point de vue qui nous occupe en ce moment. D’une part, ces bibliothèques publiques étaient, avant tout, des bibliothèques savantes. D’autre part, elles étaient trop concentrées en une seule ville. Voyez notre admirable bibliothèque impériale de la rue de Richelieu, à Paris, qu’on peut citer comme le type de ces collections destinées à l’homme d’étude, à l’érudit, au savant, au lettré, à quoi répond-elle ? à une certaine moyenne d’esprit, à un niveau de culture assez élevé, j’allais dire à une sorte d’aristocratie intellectuelle. Dieu me garde d’en médire, Messieurs ! L’aristocratie de l’intelligence, quand elle n’est que la supériorité des dons de nature et des acquisitions du travail, ne visant à aucun monopole arbitraire, mérite qu’on la respecte. Et pourquoi ? Est-ce pour elle-même ? Oui, sans doute ; car elle représente ce que le génie a de plus sublime, et sans elle l’humanité serait intellectuellement comme décapitée. Mais, disons-le surtout, elle forme le faisceau de lumières qui rayonnent sur la masse, exposée, sans ce foyer puissant, à rester ensevelie dans les ténèbres de l’ignorance. Je voudrais, Messieurs, que la population ouvrière se convainquît bien de ceci : la société, à tous ses degrés, ne saurait se passer de chefs intellectuels, pas plus qu’elle ne se passe de gouvernement. Je voudrais que, loin de les considérer ou comme des oisifs ou comme un simple luxe, dont à la rigueur on pourrait se passer, vous comprissiez que les grands philosophes, les grands savants, les grands poètes, les grands écrivains, les grands artistes, les grands ingénieurs, sont les instruments de cette civilisation générale à laquelle nous participons tous, même les plus dénués en apparence ; je voudrais qu’il fût clair pour tout le monde qu’en grande partie nous vivons de leur pensée, de leur âme, et que le travail matériel, en un mot, doit non seulement un hommage de respect et d’admiration, mais de reconnaissance affectueuse à ces bienfaiteurs qui servent le genre humain en lui ouvrant les perspectives du vrai, du bien, du beau, de l’utile général.

Et pourtant, je le reconnais et le proclame : il ne suffit pas que cette élite d’initiés trouve dans les bibliothèques publiques le secours nécessaire à ses études. Il restait un pas à faire ; ce pas nous venons à peine de le franchir, Messieurs, et ce sera l’éternel bonheur de notre temps.

La démocratie sainement comprise nous y menait : elle sait sans doute que tous les hommes ne sont pas des savants ni des apprentis savants ; mais tous ont un esprit, une âme, à cultiver. Malheur à qui la laisse sans aliment et qui n’en prend pas soin comme de son corps ! On ne témoigne plus le mépris aujourd’hui pour un homme en disant de lui qu’il est pauvre ou qu’il est mal né, expression qui signifiait autrefois qu’il n’avait pas une goutte de sang noble dans les veines, qu’il était le fils de quelque honnête travailleur. Mais l’ignorance, la grossièreté, est une mauvaise note, surtout lorsqu’elle est volontaire. Il était donc naturel que le peuple voulût avoir des bibliothèques, et quand, par malheur, il n’y songeait pas, d’autres y songeaient pour lui. Il faut que tout homme que travaille le besoin d’une instruction qui lui offre, ou un substantiel aliment, ou une honnête distraction, ou un secours pour l’exercice intelligent de son état, rencontre aisément sous sa main le livre destiné à lui présenter ce qu’il cherche. De là, Messieurs, ces bibliothèques dont la nature est suffisamment indiquée par leur objet. Elles ont pour caractère la vulgarisation de tout ce qui peut être bon et utile à un titre quelconque. Elles répartissent, elles disséminent sur toute la surface du territoire ce qu’il est désirable que tout homme sache. C’est la vie intellectuelle se faisant toute à tous, allant chercher l’esprit du pauvre, comme la lumière vient chercher l’œil.

N’allez pas croire pourtant que ces bibliothèques populaires qui font déjà du bien, qui sont appelées à en faire beaucoup plus encore, soient sorties toutes seules du sol comme par miracle. Non, Messieurs, le bien a été mis en ce monde à de plus difficiles conditions. Leur création a exigé le concours de toutes les classes, de toutes les forcés sociales ; rien ne se fonde sans cela, sachez-le, pas même le plus humble établissement d’utilité générale. Peut-être ai-je tort de vous parler ainsi ? Peut-être devrais-je dire à titre d’encouragement que le bien est facile à faire ? Mais ce serait trahir ma pensée. Le bien facile, non ! c’est assez qu’il ne soit jamais impossible aux gens de cœur qui savent vouloir énergiquement.

Les bibliothèques populaires remontent dans leur origine à trois sources : l’intervention des municipalités, les associations libres, les ouvriers eux-mêmes contribuant à les former par voie de cotisation. Il serait injuste de ne pas mentionner aussi l’initiative individuelle des particuliers chefs d’entreprise ou simples volontaires, sans lien spécial avec l’industrie. Que ne puis-je vous les nommer, ces promoteurs infatigables qui ont eux-mêmes donné l’exemple et réussi à montrer tout ce que peuvent de simples individus agissant isolément ? Des trois sources que j’ai indiquées vous me demanderez peut-être laquelle est préférable. Je répondrai qu’en fait on les trouve coexistant, agissant tantôt isolément, tantôt réunies. N’est-ce pas une présomption en faveur de la nécessité de chacune d’elles ? Mais si vous me posez la question au nom des principes, je n’hésiterai pas sur la réponse. Les plus efficaces réformes de la classe ouvrière sont celles qui partiront de cette classe elle-même. Tout effort par lequel elle travaille sur elle-même en vue de son propre avancement mérite d’être particulièrement applaudi. Rien ne prouve mieux l’importance qu’on attache aux choses que les sacrifices qu’on fait pour elles. Ajoutez qu’on s’y attache par ces sacrifices mêmes. C’est ce qui fait par exemple le mérite et la haute moralité des sociétés de secours mutuels. En France, il faut bien l’avouer, les bibliothèques nées par cotisation d’ouvriers existent à peine. On en cite quelques-unes en Allemagne, en Angleterre. À Berlin, il existe plusieurs sociétés d’ouvriers qui se sont réunies pour s’instruire au moyen de cours, de conférences, de bibliothèques. La plus grande compte jusqu’à trois mille membres. Elle possède une bibliothèque très nombreuse. Cette bibliothèque est fort suivie. On cite aussi ce qu’a fait en ce genre la célèbre association de travailleurs anglais connue sous le nom d’équitables pionniers de Rochdale. On vous a entretenus des résultats merveilleux auxquels elle est arrivée à force d’activité et d’intelligence, de persévérance, de dévouement, de sagesse. Eh bien ! les ouvriers de Rochdale ont formé une bibliothèque de deux mille volumes. Combien sont louables les populations laborieuses lorsqu’elles peuvent tirer ainsi de leur propre fonds les moyens d’instruction ! Mais faut-il se hâter de proclamer que leur état d’avancement permet de concevoir partout de telles espérances ? Malheureusement non. Il faut donc les aider. Personne, Messieurs, ne peut avoir à rougir de recevoir une telle aide ni à se repentir de l’avoir donnée.

Est-ce donc que j’insinue par là qu’il faille condamner l’assistance matérielle ? Est-ce que je nie qu’elle se justifie par la nécessité ? Non, et ce n’est pas ici que j’oublierai quelle forme utile et touchante elle peut recevoir. Je répéterai seulement avec tous les économistes et avec tous les hommes d’expérience qu’il est plus d’un cas où ses inconvénients risquent de l’emporter sur ses avantages. C’est lorsqu’elle tend à énerver le ressort moral, l’esprit d’épargne et de prévoyance, le sentiment de la responsabilité en un mot chez l’assisté. Avec l’assistance intellectuelle vous n’avez rien de tel à redouter. Tout du contraire, elle a pour but et pour effet de mettre celui qui la reçoit mieux en état de se passer d’assistance. Elle tend à augmenter ses facultés actives. Sans doute il est nécessaire que le secours intellectuel soit bien approprié. Malheur à ceux qui offrent des poisons quand on leur demande des remèdes. Gardez-vous aussi d’offrir à l’un ce qui convient à l’autre. Cette assistance a ses règles elle aussi, règles qui ne sauraient être violées impunément. Je dis seulement qu’àla différence de l’assistance matérielle, qui, pour peu qu’elle constitue un état permanent sur lequel on compte, ne tarde pas à diminuer l’énergie morale, à amoindrir l’individu, à porter atteinte à ses prévoyances, à ses devoirs, à ses affections même de famille, de tels résultats ne sont nullement de l’essence de l’assistance intellectuelle, lorsqu’elle est librement donnée et librement reçue. Ils n’en attesteraient, s’ils venaient à se produire, qu’un écart déplorable.

L’assistance matérielle devra décroître avec la misère. L’assistance intellectuelle librement pratiquée, tout au contraire, Messieurs, elle devra se développer avec le besoin d’instruction, avec le sentiment de la fraternité sociale ; ne craignez pas, n’espérez pas non plus que son rôle finisse jamais.

Faut-il en conclure que la part unique ou principale de cette assistance appartienne ou du moins doive appartenir à l’autorité ? Il semble qu’il y aurait à proclamer cette intervention comme le moyen le plus habituel de répandre l’instruction de grands inconvénients. Le gouvernement a ses limites marquées. Sa principale attribution est de protéger les propriétés et les personnes. Il doit aussi contribuer au soulagement de certains maux, se faire agent du progrès dans une certaine mesure ; mais laquelle ? Ici commencent les difficultés. Disons seulement qu’il ne faut pas trop vouloir étendre sa sphère d’action. À faire de lui, malgré lui-même, une providence qui dispenserait les individus d’agir, on lui rendrait un mauvais service. On ferait remonter jusqu’à lui la malédiction pour tous les maux. On lui demanderait pour toutes les situations privées des solutions et des remèdes. Nous ne nous lasserons pas, Messieurs, de combattre une telle disposition qui serait doublement funeste. Elle tendrait en effet à créer une administration portant en toutes choses une ingérence minutieusement tyrannique et des administrés aussi insatiables qu’ingouvernables. Mais est-ce une raison pour condamner et pour refuser le concours administratif dans une œuvre comme celle-ci ? Une des formes les plus inoffensives, les plus utiles, et, dans certains cas, les plus nécessaires de l’intervention de l’autorité, n’est-ce pas le concours qu’elle prête à ces modestes bibliothèques destinées à fournir à l’ouvrier l’aliment intellectuel et quelquefois les notions positives dont il a besoin dans son état ? Acceptons-la, provoquons-la, s’il est nécessaire, du moins provisoirement.

J’insisterai davantage sur l’action des associations qui s’étend tantôt aux localités, qui tantôt embrasse le pays tout entier. Sans me livrer à une énumération qui serait peu intéressante, je vous citerai, par exemple, la Société des bibliothèques communales du Haut-Rhin. Le nombre des volumes lus dans le Haut-Rhin par suite des prêts des bibliothèques et circulant de main en main s’élève à 256 231. D’autres départements en ont d’analogues. Le type le plus complet et le plus frappant de ces associations, pour qui la formation de ces bibliothèques n’est qu’un accessoire, mais un accessoire important, est la Société industrielle de Mulhouse. Saluons-la, Messieurs, elle le mérite. Il faut la nommer entre toutes, dès qu’il s’agit de l’avancement des classes ouvrières. Elle donne des secours aux ouvriers. Elle distribue des prix aussi bien aux meilleurs ouvrages populaires qu’aux meilleurs procédés de fabrication. Elle a fondé un musée industriel, un musée d’histoire naturelle, une école gratuite de dessin linéaire et de machines, une académie gratuite de peinture. Mais, contentons-nous de signaler la belle bibliothèque fondée par cette association. Elle compte aujourd’hui plus de trois mille volumes d’arts et de sciences. Est-ce un assez beau résultat ? Et que sera-ce quand j’ajouterai que, dans la seule ville de Mulhouse, 1 800 personnes ont lu en un an 83 170 volumes ?

Il serait injuste de considérer de pareilles associations comme utiles seulement à une localité ; leur action s’étend au loin ; on peut dire qu’elles font école. Pourtant elles ne suppriment pas l’utilité d’associations plus vastes centralisant l’action des sociétés locales ou suppléant à leur absence. Telle est l’œuvre de la Société pour l’améliorationet l’encouragement des publications populaires. Telle est l’œuvre de la Société Franklin, autorisée le 9 septembre 1862, et dont je veux aussi vous dire un mot. Et d’abord pourquoi le patronage de Franklin ? C’est que ce grand homme, si cher au peuple américain, est en effet le patron, j’allais dire le saint qu’invoquent les bibliothèques populaires. Il en a créé le premier modèle, au prix de quels efforts et avec quels succès, vous pourrez le voir en lisant ses intéressants Mémoires qui figurent au rang des volumes que peut vous offrir en lecture la Société Franklin. La Société Franklin a fait un bien incontestable depuis le peu d’années d’existence qu’elle compte, et elle ne s’en tiendra pas, je l’espère, à celui qu’elle a fait. Son succès importe à la démonstration de la puissance de la libre initiative en France. Avec ses sept cents souscripteurs environ qui offrent une cotisation en argent et souvent aussi en livres, souscripteurs recrutés dans toutes les catégories sociales, elle est une grande œuvre d’assistance intellectuelle. Elle se propose l’établissement de bibliothèques municipales dans les localités qui en manquent ; elle a pour but d’aider de ses conseils et aussi de ses démarches auprès des libraires, dont elle obtient soit des dons, soit des remises de vingt-cinq ou trente pour cent, toutes les bibliothèques qui s’organisent et auxquelles elle envoie le catalogue des ouvrages dignes à ses yeux d’être recommandés. Du 31 mars 1865 au 31 mars 1866, la Société a acquis ainsi et distribué pour le compte de cent vingt-quatre bibliothèques, quatorze mille cinq cent quarante-huit volumes. C’est un chiffre important, vous le voyez.

Permettez-moi de revenir ici sur ce que je vous disais il y a un instant, que le bien ne s’opère pas tout seul. C’est comme pour les découvertes utiles. On dit après : Ce n’est que cela ! Oui, le bien accompli semble facile comme les vérités une fois qu’elles ont été trouvées. Mais avant c’est tout autre chose. Croyez que les difficultés ne manquent pas pour l’établissement de ces bibliothèques. Le plus souvent on ne sait même comment se procurer un local. À Paris et dans les grandes villes, où le moindre emplacement dans une rue et le moindre espace dans un bâtiment sont utilisés, où le plus petit loyer coûte fort cher, vous le savez trop bien, la nécessité de trouver une place convenable a présenté des obstacles qu’on eût pu croire presque invincibles. On en est venu à bout pourtant, à Paris et ailleurs. Une chambre modeste, quelquefois presque une simple armoire, tout a paru bon. L’important est de s’installer. On possède peu d’argent, peu de volumes. N’importe ; pas de découragement. Dans une commune d’Alsace, à Beblenheim (et ce n’est pas le seul exemple de ce genre), la petite bibliothèque populaire a commencé avec douze volumes rangés à terre sur une planche ; elle en possède maintenant deux mille, sans compter qu’elle a été imitée par quarante communes environnantes.

Vous dirai-je que la difficulté est aussi dans la différence des avis, sur la manière de composer ces bibliothèques ? Je ne veux, Messieurs, rien exagérer ni rien taire. Je ne craindrai même pas d’être indiscret. Je serai sincère jusqu’au bout. Des esprits éclairés, je le reconnais, paraissent croire qu’il faut tout mettre dans les bibliothèques populaires, le mauvais comme le bon, et que l’ouvrier fera son choix et le fera bien. Laissez-moi vous dire toute mon opinion. Je n’apporte ici ni un esprit étroit ni une âme médiocrement sympathique aux ouvriers. Je ne leur marchande pas l’estime. Mais comment nier qu’ils n’aient en cette matière une assez grande inexpérience? Quoi ! on forme des bibliothèques pour eux et on ne tiendra nul compte de cette inexpérience. On leur offrira tout pêle-mêle : On leur présentera indifféremment, à côté des œuvres qui font l’honneur de l’esprit humain et desquelles n’émanent que de fortifiantes et salutaires impressions, l’immoralité naïve ou systématique, grossière ou parée des couleurs de l’éloquence, la passion politiqueexaltée, la frivolité, la niaiserie. Est-ce donc faire injure à l’ouvrier, Messieurs, du moment qu’on se porte intermédiaire entre le livre et lui, de le traiter comme on traite je ne dis pas même un inférieur en culture, mais un ami qui s’abandonne à nous pour lui composer un choix de livres, étendu d’ailleurs ? Est-ce l’opprimer que de lui éviter le piège dans lequel il tomberait plus d’une fois en croyant pouvoir tout prendre au hasard ? En effet cette bibliothèque n’a-t-elle pas été fondée sous des auspices qu’il respecte ?— Mais, dit-on, l’ouvrier veut lire tel ouvrage peu moral, tel livre politique qui fait appel aux passions les plus ardentes, telle composition futile ; voulez-vous donc le mettre en tutelle ? — En tutelle ! et qui donc y songe ? Mais est-ce que pour ces livres il n’y a pas des cabinets de lecture et des livraisons à bon marché ? Il me semble que de ce côté le peuple est assez abondamment servi. Vous voulez de l’immoralité et du sophisme ; allez, prenez; vous en trouverez là de quoi lire pendant des siècles. Est-ce donc la tâche des bibliothèques populaires que de faciliter cette propagande ? En vérité, il me semble que c’est se montrer bien peu exclusif au milieu d’une telle multitude d’œuvres excellentes et placées loin et au-dessus des passions du jour, que d’exclure ce qui est décidément immoral, marqué au coin exclusif de l’esprit de parti, ou misérablement frivole.

D’ailleurs, mettez-y tous les genres, et satisfaites tous les besoins et tous les goûts. Et pourquoi en exclure un seul ? À côté des livres de métier, des manuels professionnels, placez les chefs-d’œuvre et même tout livre que recommande un caractère d’utilité et d’intérêt général. Que l’ouvrier y trouve l’instruction spéciale qui le complète comme producteur. Qu’il y trouve aussi la pensée élevée ou délicate qui doit cultiver son cœur et son esprit. Qu’il y rencontre à la fois l’enseignement solide et la consolation ou le charme des heures de trouble ou de loisir ! La vie la plus occupée matériellement n’est pas exempte de ces chagrins que la lecture sert à distraire. Combien de moments aussi le chômage ou la maladie laisse vides. Quelle catégorie d’ailleurs demanderait-on d’exclure ? Le théâtre? Ce serait la mutilation de notre littérature dont le théâtre est une des gloires, ce serait sacrifier à de puérils scrupules une des meilleures sources d’enseignement sur l’histoire et sur la vie. Quelle littérature est plus populaire, quelle littérature est plus vivante et met mieux en œuvre les grandes passions, les caractères frappants par leur originalité, la peinture des vertus, des crimes, des vices et des ridicules ? L’âme est enlevée, l’imagination charmée, l’esprit amusé et instruit. Notre théâtre classique plaît aux masses, quoi qu’on en dise. Corneille et Molière sont applaudis avec transport dans nos représentations gratuites, et aux meilleurs endroits. Exclura-t-on les voyages ? Ce serait absurde. Peu d’ouvrages ouvrent des perspectives plus variées et des distractions plus instructives à l’ouvrier qui trop facilement pourrait croire le monde borné à son horizon. Sera-ce le roman auquel on défendra d’entrer ? N’est-ce pas un genre de littérature qui compte des œuvres admirables ? Je crois seulement qu’il y a pour l’ouvrier, en général, et surtout quand il n’a pas les facultés fatiguées par la maladie, un meilleur emploi à faire du peu d’heures dont il dispose, que de les occuper à lire des romans. Leur attrait, et il est grand, c’est de distraire de la réalité souvent triste ; mais s’ils en distraient, ils ont aussi le tort grave d’en dégoûter. Aussi ne les vois-je pas sans crainte aux mains de la jeune ouvrière. Quel séduisant mirage ils lui présentent dans la peinture d’un monde qui ne doit pas être le sien ! Quelles chimériques idées sur les conditions ordinaires de la vie ! Vous cherchez l’intérêt. Ah ! ne croyez pas qu’il soit absent de l’histoire. Combien il est vif celui qu’offre cette histoire nationale que votre patriotisme aime à lire et sur laquelle, je le sais, vous vous portez avec une préférence que je voudrais seulement voir plus forte encore que l’attrait des lectures romanesques. Je ne sache pas de roman qui ait cette grandeur et ce puissant intérêt. Nulle fiction n’égalera jamais la mission de Jeanne d’Arc, cette jeune et simple héroïne quittant les champs à la voix de Dieu et de la patrie, pour prendre le commandement des armées, s’imposer aux plus vieux chefs, aux plus fiers capitaines, et sauver la France du joug des Anglais, au moment où tout semble le plus désespéré. Nul roman ne dépassera pour le pathétique le récit poignant du martyre de ce grand vaincu de la Coalition européenne, échoué, après les succès d’une destinée surhumaine, sur le rocher de Sainte-Hélène. Et pourquoi se borner à l’histoire contemporaine ? Personnages à la fois nobles et curieux ou repoussants et étranges, plus saisissants peut-être dans l’histoire que dans le drame même, à quelle époque avez-vous manqué ? Louis XI, ce roi qui servit le peuple en voulant se servir lui-même par l’abaissement de la féodalité, Louis XI avec son bizarre entourage, ses crimes, ses peurs, son étrange dévotion, n’est pas moins intéressant que Tartufe. On parle des héroïnes de théâtre et de roman. Laquelle ne pâlirait devant Marie Stuart ? N’est-ce rien de savoir que cette héroïne a vécu, que ses fautes furent réelles, que ses épreuves furent de réelles épreuves, que réel fut ce supplice et réel cet échafaud ? Tous les romans d’ailleurs ne doivent pas être mis sur la même ligne. Lisez ceux qui tendent à développer les sentiments délicats, écartez ceux qui excitent, exaltent les sensations grossières. Il y a des romans qui honorent, consacrent, poétisent même le culte de la famille ; il en est d’autres qui l’immolent sans pudeur sur l’autel de la passion et du vice. Qui ne sait à quel point les uns élèvent l’imagination humaine, à l’excès peut-être, tandis que par un excès plus funeste d’autres la dégradent. Informez-vous donc avant de lire. Lorsque vous vous déciderezà faire une de ces lectures qui ne sont que trop entraînantes, et qui, lorsqu’elles deviennent exclusives, détruisent le don de s’intéresser à ce qui n’est pas hors des conditions habituelles de la vie, choisissez bien cet enchanteur auquel vous vous livrez et qui vous emportera jusque dans le ciel ou jusque dans le fond de l’enfer, je ne veux pas le savoir. Une fois échappé à ses liens, j’allais dire à ses griffes, hâtez-vous de revenir à l’allure calme et solide qui sied aux bons esprits.

Vous le voyez, je n’ai pas craint de vous mettre au courant des questions que soulève l’organisation des bibliothèques populaires. Je vous ai initiés à tous ces dissentiments de détail qui d’ailleurs n’empêchent pas les cœurs de battre à l’unisson pour votre avancement intellectuel. Il est encore une crainte dont j’aurais pu vous parler. On craignait, au début des bibliothèques populaires, de laisser emporter les livres à domicile. Les livres ne reviendraient pas, disait-on, ou ne reviendraient que souillés et mutilés. L’expérience, à votre honneur, Messieurs, a prouvé que les pertes et les mutilations n’étaient que de rares exceptions. Ce n’est pas la première fois qu’on a eu la preuve qu’il fait bon se confier aux sentiments d’honneur et de délicatesse de cette foule qu’on a vue faire la police elle-même contre les voleurs aux jours de révolution. Il y a longtemps de cela, sous Louis XIV, c’étaient les promenades publiques qu’on craignait de livrer au peuple. Ainsi on disait qu’il fallait se garder de laisser le public envahir le jardin des Tuileries. Laissez-moi vous conter l’anecdote ou plutôt en charger Charles Perrault, commis à la surintendance des bâtiments, le même qui a écrit les Contesde fées: « Quand le jardin des Tuileries fut achevé de replanter et mis dans l’état où vous le voyez, ‘Allons aux Tuileries, me dit M. Colbert, en condamner les portes (M. Colbert était, vous le savez, le ministre du roi Louis XIV), il faut conserver le jardin qui est au roi, et ne pas le laisser ruiner par le peuple qui, en moins de rien, l’aura gâté entièrement.’ La résolution me parut bien rude et bien fâcheuse pour tout Paris. Quand il fut dans la grande allée, je lui dis : ‘Vous ne croiriez pas, Monsieur, le respect que tout le monde, jusqu’au plus petit bourgeois, a pour ce jardin ; nonseulement les femmes et les petits enfants ne s’avisent jamais de cueillir aucune fleur, mais même d’y toucher. Ils s’y promènent tous comme des personnes raisonnables ; les jardiniers peuvent, Monsieur, vous en rendre témoignage : ce sera une affliction publique de ne pouvoir plus venir ici se promener… — Ce ne sont que des fainéants qui viennent ici, me dit-il. — Il y vient, lui répondis-je, des personnes qui relèvent de maladie pour y prendre l’air ; on y vient parler d’affaires, de mariages, et de toutes choses qui se traitent plus convenablement dans un jardin que dans une église, où il faudra à l’avenir se donner rendez-vous. Je suis persuadé, continuai-je, que les jardins des rois ne sont si grands et si spacieux qu’afin que tous leurs enfants puissent s’y promener. Il sourit à ce discours[2]… » — Les bibliothèques, Messieurs, ressemblaient d’abord à ces jardins royaux accessibles à peu de personnes. Aujourd’hui que les jardins royaux sont ouverts aux populations, et qu’on fait en outre des squares pour le peuple, il faut que les bibliothèques populaires étendent leur publicité par tous les moyens. Il faut qu’elles aillent chez l’homme laborieux qui ne peut aller à elles. Le chez-soi se prête mieux aux lectures prolongées, à l’étude attentive. La faculté d’emporter les livres a fait la consolation et la joie de bien des veillées, le charme du foyer domestique. Combien de fois l’enfant de douze ou treize ans a-t-il lu quelque beau récit à son vieux père, qui lui ne savait pas lire ! Béni soit le livre qui, outre la douceur qu’il recèle en lui-même, sert ainsi de lien à la famille et rapproche les cœurs et les âges.

Les bibliothèques populaires ont gagné du terrain, Messieurs ; en ont-elles assez gagné ? Et faut-il conclure de ces exemples encourageants que je vous ai cités, à la généralité de la France ? N’exagérons rien, et avouons que tout n’est pas fait en matière de bibliothèques populaires. En Belgique, le quart des communes en possède, en Suisse toutes en ont une. Tout le monde lit en Suisse. Tout le monde comprend que la liberté ne va pas sans les lumières. Tout le monde cultive son âme et son esprit par des lectures ou religieuses, ou utiles à l’état qu’on exerce, ou propres à donner aux sentiments et aux idées tout leur développement. On s’y nourrit de l’histoire nationale. Le peuple connaît les grands hommes et les luttes héroïques qui honorèrent et fondèrent la patrie. Faut-il donc vous le dire ? Vous ne lisez pas assez. Oui, sur ce point encore il faut que vous sachiez la vérité : ce sont moins les bibliothèques populaires qui, sur beaucoup de points, font défaut, que les lecteurs qui manquent. On cherche encore trop exclusivement son amusement dans les plaisirs matériels. Ne dites pas : « On n’a point le temps. » Beaucoup en trouvent pour faire le lundi. Ne dites pas : « On est fatigué. » La lecture est un délassement. Ne dites pas : « À quoi bon lire ? » Celui qui dirait cela se traiterait lui-même en brute et non pas en homme. Quiconque lit un bon livre se met en communication avec ce que la raison et le cœur de l’humanité ont produit de meilleur. Lisez donc aux moments de loisir. L’esprit, les manières mêmes du travailleur y gagnent. L’ouvrier, encore une fois, veut être considéré, estimé. C’est en se polissant qu’il y arrive. Les costumes se sont rapprochés ; que les distances trop grandes, nées de l’éducation, s’aplanissent aussi. Nos villes ne présentent qu’exceptionnellement le spectacle des haillons. Que l’ignorance cesse d’étaler les siens ! Donc, pour conclure cette première partie, faites deux choses. Fondez ou aidez à fonder des bibliothèques populaires ; profitez-en largement et bien. Aux rayons des beaux jours on voit la foule sortant des maisons, remplir les places, les rues, les boulevards, les abords des chemins de fer ; ne soyez pas plus insensibles aux rayons de la science qui se lève. Allez en foule aussi réclamer votre part de lumière et de chaleur de ce soleil moral qui luit aujourd’hui pour tous.

II

J’arrive aux cours populaires. Là non plus ne croyez pas que la prévoyance de la société soit en défaut. L’État, la ville, les associations rivalisent de zèle. C’est la plus facile peut-être des manières de s’instruire, c’est du moins la plus goûtée. On néglige encore trop l’école, et rien ne saurait compenser cette négligence bien coupable quand elle est volontaire. Il s’en faut malheureusement que la France soit aussi avancée ici encore à cet égard que l’Allemagne du Nord, la Suisse, les États-Unis. C’est sans doute à cette infériorité que nous devons l’insuffisant succès des bibliothèques. Tant d’hommes, tant de femmes ne savent pas lire et écrire, ou ne le savent qu’imparfaitement.

Les écoles d’adultes, Messieurs, s’ouvrent à ces retardataires. On en comptait tout récemment 246 680 fréquentées. Ce chiffre vous frappe. Il fait à la fois l’éloge et la critique de notre situation dans l’instruction populaire. La critique, puisqu’il s’agit des adultes qui ont à réparer, dans des conditions souvent moins favorables, les lacunes de l’instruction donnée à l’enfance : l’éloge, car combien il est beau, Messieurs, de venir se faire enfant, afin de ne l’être plus en réalité ! Vous tous qui avez le regret ou le repentir d’une première instruction trop imparfaite, allez vous asseoir sur ces bancs des écoles du soir, où la lecture, l’écriture, le calcul, la grammaire, les éléments du dessin, le chant, et tout le programme récemment accru de l’instruction primaire, auront, au bout de quelques mois d’assiduité, payé votre peine et vous auront mis au niveau de vos frères plus avancés.

Au-dessus de l’enseignement primaire se place l’enseignement qui prépare l’enfant ou l’adolescent à l’industrie ou au commerce. Vous connaissez les écoles spéciales de Châlons, d’Angers; pour de plus jeunes enfants l’école de la Martinière, à Lyon, etc. À Paris, l’école Turgot rend aux enfants de la population laborieuse des services chaque jour mieux appréciés ; il est opportun de le dire ; car les écoles Turgot vont se multiplier à Paris. Mais j’ai, en ce moment, surtout en vue les cours libres où l’adolescent et l’homme mûr vont chercher l’instruction. Il existe des cours de ce genre à Lyon, à Mulhouse, à Bordeaux, dans plusieurs de nos centres importants. Demandons plutôt où donc ne font-ils pas apparition ? On se tromperait beaucoup si on croyait au titre de quelques-uns de ces enseignements, qu’ils sont inutiles à l’ouvrier, surtout s’il s’élève à être petit entrepreneur. M. Perdonnet vous montrait, par exemple, à propos de la géométrie et de la géométrie descriptive, de quelle utilité ils sont pour l’arpenteur, le charpentier, livré, faute de quelques notions de ce genre, à la discrétion des toiseurs, et s’y prenant souvent fort mal, s’il n’a pas pris quelques leçons, pour l’exercice même de son métier. Il a passé en revue les autres objets de l’enseignement, comptabilité, chimie appliquée, physique, mécanique, législation usuelle, géographie, langues étrangères, hygiène, etc. Il a fait toucher du doigt l’urgence qu’il y a à vulgariser la langue du dessin. Suivez donc quelques-uns de ces cours, selon les besoins de votre profession. Si ce n’est vous, que ce soient au moins vos enfants. Sachez seulement ceci : s’il est vrai, comme nous ne cessons de le redire dans l’intérêt de votre avancement, qu’il y a beaucoup à faire pour l’instruction populaire, beaucoup est fait, et l’homme de bonne volonté ne manquera pas, selon la parole de l’Évangile, de trouver ce qu’il cherche. « Frappez, et l’on vous ouvrira. » Comment en douter lorsque je vous ai montré que quelquefois c’est la porte qui est ouverte, et la foule qui n’entrepas ?

Tous ces cours ont souvent en vue la profession particulière exercée par chacun : il en est de plus généraux donnés dans ces conférences qui sont une des nouveautés les plus heureuses au point de vue qui m’occupe. Ici encore vous remarquerez le rôle joué par l’association libre formée par ces classes aisées et lettrées qu’on représente quelquefois comme indifférentes à votre avancement, quand on ne les calomnie pas jusqu’à les dire hostiles. Messieurs, l’Association polytechnique qui ouvrait la première bibliothèque populaire à Paris en 1835, y ouvrait en 1860 la première conférence. Elle fait aujourd’hui deux cents cours. L’Association philotechnique, issue de celle-ci, en fait cent. Presque tous les enseignements que je vous énumérais tout à l’heure, y sont représentés. Seulement il ne s’agit plus ici de leçons suivies, mais d’entretiens libres, ayant plutôt pour but d’éveiller la pensée que de donner une instruction approfondie. Ces entretiens, dont nos conférences de Vincennes peuvent vous donner l’idée, sont partout extrêmement suivis. Tous les quartiers de Paris en ont, et les mêmes maîtres qui s’adressent au peuple de Paris se font les apôtres de cet utile et populaire enseignement dans toutes les villes, au moins de temps à autre. À en juger par la foule qui s’y presse habituellement, ce genre d’instruction qui ne demande que l’attention d’une heure, et présente sous les formes les plus accessibles que comporte l’enseignement, agrée plus encore aux masses populaires que la lecture à tête reposée. La parole vivante, même fût-elle dépourvue de cette éloquence qui charme et de cet accent qui enlève, a une force et un intérêt que n’a pas pour tous la parole écrite. D’ailleurs, dans les matières scientifiques, l’accompagnement des expériences amuse en instruisant. Profitez donc, Messieurs, de cette forme de l’enseignement, sans vous y tenir. Elle est excellente pour donner l’éveil à l’intelligence, un mouvement salutaire à la pensée, des directions générales et saines à l’esprit. J’ai vu par exemple avec regret que les livres d’économie politique sont assez peu demandés dans les bibliothèques populaires, tandis qu’il est de notoriété que les conférences sur cette science sont assez suivies. J’ai pu m’en convaincre moi-même récemment dans le grand amphithéâtre de l’École de médecine, où une série de conférences a lieu sur l’économie industrielle sous les auspices de l’Association polytechnique. Nous avons vu là de nombreux auditoires en partie composés de travailleurs venir assidûment tous les dimanches. Ce doit être pour les auditeurs un encouragement à devenir des lecteurs. Autrement le but ne serait atteint qu’imparfaitement. Au Conservatoire des arts métiers, cette Sorbonne du peuple, ce centre illustre de tous les enseignements professionnels, où la science dans ses applications usuelles brille d’un si vif éclat, les cours sont fort suivis, et parmi eux le cours d’économie professé par M. Wolowski. Laissez-moi vous recommander cette étude. De quoi traite-t-elle en fin de compte, cette science de l’économie politique ? De tout ce qui vous intéresse, de vos intérêts dans le salaire, l’épargne, le crédit, l’association. Elle est, à proprement parler, la philosophie du travail. Quel meilleur titre de recommandation auprès de vous et auprès d’un siècle qui a pris le travail pour glorieuse devise ?

Faut-il vous dire encore que les raisons tirées de l’état de la société laborieuse, qui vous engagent à profiter de toutes ces sources d’instruction sont aujourd’hui plus puissantes qu’elles n’ont jamais été ? Quand la division du travail et les machines, cette condition du progrès de l’industrie, risqueraient, par l’extrême simplification des tâches, de convertir l’ouvrier lui-même en un simple ressort réduit à une spécialité unique, il faut qu’il réagisse par l’instruction contre l’espèce d’amoindrissement qui en résulterait, et qu’il cultive l’ensemble de ses facultés. Il a à cela un intérêt plus positif. Pour souffrir moins des déplacements que les machines et les procédés nouveaux entraînent, il faut savoir faire autre chose que la dix-huitième partie d’une épingle, selon l’expression d’un écrivain humoristique. Plus on embrasse la totalité du métier, plus même on sait de métiers, plus on est capable de faire autre chose que ce qu’on fait habituellement ; il s’agit de donner à votre esprit plus d’aptitudes diverses ; à ce prix vous retrouverez plus aisément votre place dans les cadres du travail.

Autre raison qui rend l’instruction qu’on tire des livres et des cours désirable : elle entre comme élément dans le salaire. Plus il y a de distinction dans le travail, mieux en général il est rétribué. Le temps me manque pour insister sur cette observation ; mais vous en sentez la portée.

Le travail essaie aujourd’hui une transformation infiniment délicate en essayant d’inaugurer le plus possible la forme de l’association. Vous n’avez pas besoin que je vous démontre que l’association, qui met le travailleur plus fortement en jeu, qui engage davantage sa responsabilité, exige à la fois plus de moralité et plus de capacité, plus de lumières.

C’est enfin le travail, plus encore que le capital, dont d’ailleurs je ne le sépare pas, qui me paraît, dans les luttes pacifiques de la concurrence industrielle, devoir être l’élément le plus décisif de la victoire. C’est assurément la principale force de la France. Le nerf de la guerre est pour elle dans l’intelligence de ses populations. Otez lui ses artistes, ses dessinateurs, vous lui ôtez le meilleur et le plus sûr de ses avantages sur les marchés étrangers. Ne dites pas que cela n’intéresse que les industries de luxe auxquelles beaucoup d’entre vous sont étrangers. Ces distinctions ne sont plus décisives. Toutes les parties du travail aujourd’hui sont solidaires.

Messieurs, vous formez les sous-officiers et les soldats de la grande armée du travail national. Rien n’empêche que vous n’y deveniez officiers, et que quelques-uns peut-être ne s’élèvent aux grades les plus élevés. Mais, sans sortir même de la place où vous êtes, c’est sur vous que repose la puissance productive de notre pays. Les soldats mécaniques ne suffisent plus à la guerre. Les ouvriers mécaniques ne suffisent pas davantage dans les champs de bataille industriels. Le rôle de la force intellectuelle et morale ne cesse pas de s’accroître. Je ne prétends pas en réserver le monopole à la France, mais vous savez tous qu’elle a formé jusqu’ici sa plus incontestable supériorité. L’ouvrier qui ne représenterait plus qu’une force musculaire serait constitué en infériorité devant l’étranger, aujourd’hui que les agents naturels se chargent des tâches les plus matérielles. Il y va donc de vos intérêts les plus chers, comme de notre honneur national, à ce que vous et vos enfants vous vous instruisiez. Peut-être faut-il nous résigner, dans ces luttes industrielles auxquelles je fais allusion, à ce que chez les autres peuples nos capitalistes aient leurs égaux. Qu’on dise au moins que les travailleurs français n’en ont pas.

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[1] De l’utilité de l’instruction pour le peuple, par M. Perdonnet.

[2] Anecdote citée page 105 des Grandes époques de la France, XVIIe et XVIIIe siècles, par MM. Hubault et Marguerin, ouvrage historique faisant partie des Bibliothèques des Campagnes et inscrit au catalogue de la Société Franklin.

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