Le message libéral de la Religieuse de Diderot

Le message libéral de la Religieuse de Diderot

Préface de la réédition de l’Institut Coppet

 

 

Répondant à l’inavouable désir de sensationnel et de pornographie littéraire, d’osé et d’interdit, la Religieuse de Diderot s’est attiré une notoriété jamais démentie. Traduit dans des dizaines de langues, porté au cinéma et au théâtre, et analysé sous tous les angles, le roman développe une thèse simple et peut-être trop rébarbative pour résister à l’attrait comparatif du piquant.

Cet aspect là, cependant, qui semble seul lui attirer ses lecteurs, est fort minime, décevant presque, en comparaison de la force évocative de la thèse de la liberté, qui coule aussi dans ce livre. L’érotisme, dans La Religieuse, est d’abord quantitativement limité ; il s’exprime en outre dans des scènes feutrées qui, au vu des pratiques, avaient à peine de quoi scandaliser la bonne société du XVIIIsiècle. Quant au reproche d’anticléricalisme, également porté et qui est sensé solidifier le qualificatif de sulfureux, il est là encore relativement exagéré. Dans le roman, à travers tous ses efforts pour se libérer de la contrainte des cloîtres, l’héroïne n’accuse jamais la foi, elle ne renie jamais Dieu ; dans la souffrance et l’isolement, c’est même à lui que, par la prière, elle ose demander chaque fois le chemin du salut. [1]

Ce qui intéresse habituellement ne nous intéressera donc pas ici. Pas plus ne reviendrons-nous ici sur la genèse du roman (composé à partir de 1760, complété et terminé vers 1780) : sur le drame de la vraie Nicole Simonin et l’empathie de son protecteur de circonstance, le marquis de Croismare. Ceci non seulement nous emmènerait trop loin, nous forcerait à répéter des détails qui se trouvent dans toutes les éditions de La Religieuse, mais surtout l’affaire n’a pas de conséquence sur mon propos. Le roman peut bien avoir été conçu pour sortir un ami de sa retraite et pour divertir son monde, il n’en est pas moins devenu pour tous ceux qui le lisent un témoignage, un récit nouveau qui a sa vie propre et qui doit être jugé indépendamment, sur la base de ce qu’il nous enseigne et des émotions qu’il fait naître en nous. [2]

En l’occurrence, que l’œuvre offre un formidable plaidoyer en faveur de la liberté, contre les forces abrutissantes de la coercition, compte pour nous bien davantage. Ce sera l’objet de cette courte étude.

La Religieuse raconte comment une jeune femme, Suzanne Simonin, est destinée par sa famille au couvent, et pourquoi ; il conte sa résignation première, sa bonne volonté, et l’énervement progressif de ses sens et de sa tête, jusqu’à la rébellion et plus tard à l’évasion qui doit lui rouvrir les portes du monde libre. On la voit prononcer ses vœux, s’en morfondre, et de Longchamp à Saint-Eutrope subir les méfaits de la séquestration et de la tyrannie.

Différents thèmes de nature libérale sont ainsi successivement balayés dans le livre : la nature et les bornes du consentement, la force du libre arbitre, les méthodes de la tyrannie sur l’esprit et sur le corps, ou encore la lente dégradation de l’être face à l’inflexibilité de la séquestration. Nous les retrouverons tous en procédant à un survol du récit insistant sur le caractère libéral du roman.

Les bornes du consentement

Suzanne Simonin est donc mise au couvent par sa famille. D’abord cela ne l’émeut pas. « J’étais si mal à la maison, raconte-elle, que cet événement ne m’affligea point ; et j’allai à Sainte-Marie, c’est mon premier couvent, avec beaucoup de gaieté. » [3] Quand cette installation se fixa dans la durée et qu’on réclama d’elle un engagement appuyé, elle eut bien, à vrai dire, quelques scrupules. « Je ne me sentais aucun goût pour l’état religieux ». [4] L’heure de la réception en bonne et due forme n’en advint pas moins pour autant, sous la pression conjointe des parents et des hauts responsables du couvent, qui soutenaient paisiblement que la liberté ne valait rien et que l’engagement rigoureux à l’Église ne souffrait pas de difficulté même pour les jeunes femmes les moins zélées pour la religion.

Le récit que dresse Suzanne à cette occasion appuie sur le caractère anti-libéral de l’affaire, dans un passage où nous soulignons : « Cette cérémonie n’est pas gaie par elle-même ; ce jour-là elle fut des plus tristes. Quoique les religieuses s’empressassent autour de moi pour me soutenir, vingt fois je sentis mes genoux se dérober, et je me vis prête à tomber sur les marches de l’autel. Je n’entendais rien, je ne voyais rien, j’étais stupide ; on me menait, et j’allais ; on m’interrogeait, et l’on répondait pour moi. Cependant cette cruelle cérémonie prit fin ; tout le monde se retira, et je restai au milieu du troupeau auquel on venait de m’associer. » [5]

La validité du contrat moral et physique par lequel Suzanne se lia ainsi apparaît d’emblée fortement compromise, de par l’absence marquée du consentement. Tout dans cette démarche apparaît contraint, conduit par d’autres, organisé par d’autres à la place de l’intéressée.

À cette absence de consentement ferme s’ajoute, dès les premières semaines de la vie au couvent, une progressive haine de cet état et l’affirmation très éclatante du choix de le quitter. L’échange avec la supérieure, l’installation à peine faite, est tout à fait clair sur ce point :

« Voyons donc ensemble, concertons-nous. Voulez-vous faire profession ?

— Non, madame.

— Vous ne vous sentez aucun goût pour l’état religieux ?

— Non, madame.

— Vous n’obéirez point à vos parents ?

— Non, madame.

— Que voulez-vous donc devenir ?

— Tout, excepté religieuse. Je ne le veux pas être, je ne le serai pas. » [6]

La famille toutefois resta inflexible et le couvent lui-même s’émut peu de ces refus, dont il avait sans doute fait l’expérience avec mille autres jeunes filles avant elle. Aussi les protestations restaient-elles sans conséquence. « Je résistai à tout. Cependant le jour fut pris pour ma profession ; on ne négligea rien pour obtenir mon consentement ; mais quand on vit qu’il était inutile de le solliciter, on prit le parti de s’en passer. » [7]

Une étape supplémentaire est donc franchie : après avoir organisé le consentement de Suzanne malgré elle, on éludera purement et simplement sa nécessité. « De ce moment, je fus renfermée dans ma cellule ; on m’imposa le silence ; je fus séparée de tout le monde, abandonnée à moi-même ; et je vis clairement qu’on était résolu à disposer de moi sans moi. » [8] Et après un épisode douloureux de privations et de souffrances morales, la seule échappatoire qui vienne à l’esprit de Suzanne est de s’engager quand même. « Mon dessein était de finir cette persécution avec éclat, et de protester publiquement contre la violence qu’on méditait : je dis donc qu’on était maître de mon sort, qu’on en pouvait disposer comme on voudrait ; qu’on exigeait que je fisse profession, et que je la ferais. » [9]

La préparation des vœux, toute dans l’anxiété, ne fit que renforcer sa résolution de combattre un engagement qu’elle ne souhaitait pas et qu’on cherchait à obtenir malgré elle. « Je n’en sentis que mieux que je manquais de tout ce qu’il fallait avoir pour être une bonne religieuse. Enfin le moment terrible arriva. Lorsqu’il fallut entrer dans le lieu où je devais prononcer le vœu de mon engagement, je ne me trouvai plus de jambes ; deux de mes compagnes me prirent sous les bras ; j’avais la tête renversée sur une d’elles, et je me traînais. Je ne sais ce qui se passait dans l’âme des assistants, mais ils voyaient une jeune victime mourante qu’on portait à l’autel, et il s’échappait de toutes parts des soupirs et des sanglots. » [10]

Se déroule alors une première scène de rébellion où Suzanne, contre tous les coalisés qui organisent son asservissement, a le grand courage de dire non.

« — Est-ce de votre plein gré et de votre libre volonté que vous êtes ici ? »

Je répondis, « non » ; mais celles qui m’accompagnaient répondirent pour moi, « oui ».

« Marie-Suzanne Simonin, promettez-vous à Dieu chasteté, pauvreté et obéissance ? »

J’hésitai un moment ; le prêtre attendit ; et je répondis : « Non, monsieur. »

Il recommença : « Marie-Suzanne Simonin, promettez-vous à Dieu chasteté, pauvreté et obéissance ? »

Je lui répondis d’une voix plus ferme : « Non, monsieur, non. »

Il s’arrêta et me dit : « Mon enfant, remettez-vous, et écoutez-moi.

— Monseigneur, lui dis-je, vous me demandez si je promets à Dieu chasteté, pauvreté et obéissance ; je vous ai bien entendu, et je vous réponds que non… »

Et me tournant ensuite vers les assistants, entre lesquels il s’était élevé un assez grand murmure, je fis signe que je voulais parler ; le murmure cessa et je dis :

« Messieurs, et vous surtout mon père et ma mère, je vous prends tous à témoin… »

À ces mots une des sœurs laissa tomber le voile de la grille, et je vis qu’il était inutile de continuer. Les religieuses m’entourèrent, m’accablèrent de reproches ; je les écoutai sans mot dire. On me conduisit dans ma cellule, où l’on m’enferma sous la clef. » [11]

Il fallut alors pour Suzanne passer six mois enfermée ainsi, ce qui toutefois ne changea pas sa résolution. L’héroïne resta tout aussi inflexible à l’annonce qui lui faite de ce que ses parents se promettaient de l’abandonner, de la laisser survivre par ses propres moyens, si elle refusait la vie religieuse. Suzanne resta stoïquement attachée à son désir de liberté :

« Si vous perdez vos parents, lui dit-on, vous trouverez peu de chose ; vous refusez un couvent, peut-être regretterez-vous de n’y pas être.

— Cela ne se peut, monsieur ; je ne demande rien.

— Vous ne savez pas ce que c’est que la peine, le travail, l’indigence.

Je connais du moins le prix de la liberté, et le poids d’un état auquel on n’est point appelée. » [12]

Alors Suzanne multiplia les protestations et, toujours sans solution, se tourna vers la prière, qui finalement la guida vers la soumission. « Je me renfermai dans ma petite prison. Je rêvai à ce que ma mère m’avait dit ; je me jetai à genoux, je priai Dieu qu’il m’inspirât ; je priai longtemps ; je demeurai le visage collé contre terre ; on n’invoque presque jamais la voix du ciel, que quand on ne sait à quoi se résoudre ; et il est rare qu’alors elle ne nous conseille pas d’obéir. Ce fut le parti que je pris. » [13] Suzanne alors se résigna à entrer au couvent et à prononcer les vœux. Elle affirma la chose distinctement, mais sans espoir. « Je pensais que je venais de signer mon arrêt de mort. » [14]

 Suzanne entra alors à Longchamp où elle se prépara aux vœux pendant deux ans, avant la cérémonie finale, dont le récit reprend une nouvelle fois la critique du consentement vicié :

« La mère des novices et mes compagnes entrèrent ; on m’ôta les habits de religion, et l’on me revêtit des habits du monde ; c’est un usage que vous connaissez. Je n’entendis rien de ce qu’on disait autour de moi ; j’étais presque réduite à l’état d’automate ; je ne m’aperçus de rien ; j’avais seulement par intervalles comme de petits mouvements convulsifs. On me disait ce qu’il fallait faire ; on était souvent obligé de me le répéter, car je n’entendais pas de la première fois, et je le faisais ; ce n’était pas que je pensasse à autre chose, c’est que j’étais absorbée ; j’avais la tête lasse comme quand on s’est excédé de réflexions…

Cependant les cloches sonnèrent ; je descendis. L’assemblée était peu nombreuse. Je fus prêchée bien ou mal, je n’entendis rien : on disposa de moi pendant toute cette matinée qui a été nulle dans ma vie, car je n’en ai jamais connu la durée ; je ne sais ni ce que j’ai fait, ni ce que j’ai dit. On m’a sans doute interrogée, j’ai sans doute répondu ; j’ai prononcé des vœux, mais je n’en ai nulle mémoire, et je me suis trouvée religieuse aussi innocemment que je fus faite chrétienne ; je n’ai pas plus compris à toute la cérémonie de ma profession qu’à celle de mon baptême, avec cette différence que l’une confère la grâce et que l’autre la suppose. » [15]

Les vœux, réalisés de cette manière, Suzanne bientôt ne les croit plus même réels, elle doute que l’affaire se soit passée et en demande la confirmation. « Je demandai s’il était bien vrai que j’eusse fait profession ; je voulus voir la signature de mes vœux : il fallut joindre à ces preuves le témoignage de toute la communauté, celui de quelques étrangers qu’on avait appelés à la cérémonie. M’adressant plusieurs fois à la supérieure, je lui disais : ‘Cela est donc bien vrai ?…’ et je m’attendais toujours qu’elle m’allait répondre : ‘Non, mon enfant ; on vous trompe…’ » [16]

Séquestration et rébellion

Le séjour au couvent se transforma alors en bagne interminable où, dans la lignée du réflexe un peu légiste de la vérification de la signature, Suzanne s’attacha à la lettre du règlement pour se garantir qu’au moins on ne lui fasse pas faire ce pour quoi elle ne s’était pas proprement et définitivement engagée. « Je lus les constitutions, je les relus, je les savais par cœur ; si l’on m’ordonnait quelque chose, ou qui n’y fût pas exprimé clairement, ou qui n’y fût pas, ou qui m’y parût contraire, je m’y refusais fermement ; je prenais le livre, et je disais : ‘Voilà les engagements que j’ai pris, et je n’en ai point pris d’autres.’ » [17]

Cette rébellion, qu’on peut dire douce, ou même négative, car elle ne porte pas encore sur le contenu de l’engagement initial, ne fut toutefois pas sans effet. « Mes discours en entraînèrent quelques-unes [des religieuses du couvent]. L’autorité des maîtresses se trouva très bornée ; elles ne pouvaient plus disposer de nous comme de leurs esclaves. Il ne se passait presque aucun jour sans quelque scène d’éclat. Dans les cas incertains, mes compagnes me consultaient : et j’étais toujours pour la règle contre le despotisme. » [18]

Du côté des maîtresses, cette rébellion fut contenue par la seule chose que le despotisme connaisse : la contrainte. « On s’occupa à me rendre la vie dure, raconte Suzanne. On défendit aux autres religieuses de m’approcher ; et bientôt je me trouvai seule ; j’avais des amies en petit nombre… ; on nous épia : on me surprit, tantôt avec l’une, tantôt avec une autre ; l’on fit de cette imprudence tout ce qu’on voulut, et j’en fus châtiée de la manière la plus inhumaine ; on me condamna des semaines entières à passer l’office à genoux, séparée du reste, au milieu du chœur ; à vivre de pain et d’eau ; à demeurer enfermée dans ma cellule ; à satisfaire aux fonctions les plus viles de la maison. Celles qu’on appelait mes complices n’étaient guère mieux traitées. Quand on ne pouvait me trouver en faute, on m’en supposait ; on me donnait à la fois des ordres incompatibles, et l’on me punissait d’y avoir manqué ; on avançait les heures des offices, des repas ; on dérangeait à mon insu toute la conduite claustrale, et avec l’attention la plus grande, je me trouvais coupable tous les jours, et j’étais tous les jours punie. » [19]

Naturellement cet excès de rigueur força Suzanne à l’obéissance ou du moins à la passivité. « J’ai du courage ; mais il n’en est point qui tienne contre l’abandon, la solitude et la persécution. » [20]

On lui entrouvrit la porte du suicide sans le dire, on la vexa, la poussa à bout jusqu’à ce que cette dernière alternative s’imposât à elle. Mais quoique l’idée s’en présenta, Suzanne n’en eut jamais la force et son séjour au couvent continua sans que cette façon de s’en échapper ne se matérialise.

Dos au mur, Suzanne songea alors à faire résilier ses vœux. On lui prédit le pire, on souligna devant elle que les filles quittant ainsi le couvent n’étaient vues dans la société que comme des perverses, dont les passions dévorantes appelaient au dehors. De ceci notre prisonnière s’inquiéta peu : « je ne vois personne, je ne connais personne » dit-elle. [21] Sa réclamation était assez claire par ailleurs pour ne pas risquer d’être mal interprétée. « Je demande à être libre, parce que le sacrifice de ma liberté n’a pas été volontaire. » [22] Les avertissements sur son manque de ressources ne la perturbaient pas davantage. « Je ne cours pas après ma dot : je ne demande que la liberté »[23], ce à quoi elle ajoutait, courageuse : « l’indigence n’est pas ce que je crains le plus »[24].

En attendant que la résiliation puisse s’effectuer, la seule volonté de quitter le couvent fit entourer Suzanne de défiance et les mauvais procédés se multiplièrent. « On me regarda comme une réprouvée, ma démarche fut traitée d’apostasie ; et l’on défendit, sous peine de désobéissance, à toutes les religieuses de me parler, de me secourir, de m’approcher, et de toucher même aux choses qui m’auraient servi. Ces ordres furent exécutés à la rigueur. Nos corridors sont étroits ; deux personnes ont, en quelques endroits, de la peine à passer de front : si j’allais, et qu’une religieuse vînt à moi, ou elle retournait sur ses pas, ou elle se collait contre le mur, tenant son voile et son vêtement, de crainte qu’il ne frottât contre le mien. Si l’on avait quelque chose à recevoir de moi, je le posais à terre, et on le prenait avec un linge ; si l’on avait quelque chose à me donner, on me le jetait. Si l’on avait eu le malheur de me toucher, l’on se croyait souillée, et l’on allait s’en confesser et s’en faire absoudre chez la supérieure. » [25]

À cette époque on ne lui apporta plus à manger ou si on lui accordait quelque chose, c’était des mets de la plus vile espèce, « qu’on aurait eu honte de présenter à des animaux »[26]. La maltraitance se poursuivit sur d’autres terrains : « Si je passais sous des fenêtres, j’étais obligée de fuir, ou de m’exposer à recevoir les immondices des cellules. Quelques sœurs m’ont craché au visage. J’étais devenue d’une malpropreté hideuse. » [27] Rien ne paraissant devoir vaincre la résolution de Suzanne, les mauvais traitements allèrent même croissants. « On redoubla de méchancetés : on ne me donna d’aliments que ce qu’il en fallait pour m’empêcher de mourir de faim ; on m’excéda de mortifications ; on multiplia autour de moi les épouvantes ; on m’ôta tout à fait le repos de la nuit ; tout ce qui peut abattre la santé et troubler l’esprit, on le mit en œuvre ; ce fut un raffinement de cruauté dont vous n’avez pas d’idée. » [28]« On exposait, la nuit, dans les endroits où je devais passer, des obstacles ou à mes pieds, ou à la hauteur de ma tête ; je me suis blessée cent fois ; je ne sais comment je ne me suis pas tuée. » [29]

Après des journées passées « à mesurer des yeux la hauteur des murs »[30], Suzanne eut enfin une occasion de quitter son couvent : on la transféra de Longchamp à Saint-Eutrope. C’est ici que commencèrent ses rapports avec la nouvelle supérieure, notre recluse recevant des marques d’affection bien particulières. « Je me laissais aller à toutes ces caresses »[31], note Suzanne. La démarche était, de son côté, très ambivalente. On a du mal à parler de contrainte, et en même temps le consentement plein et entier n’est nulle part dans ces scènes de partage des corps. Le vocabulaire employé permet de tracer la démarcation : après « se laisser aller », on lit plus loin une autre indication : « Je m’étais déjà accusée des premières caresses que ma supérieure m’avait faites ; le directeur m’avait très expressément défendu de m’y prêter davantage ; mais le moyen de se refuser à des choses qui font grand plaisir à une autre dont on dépend entièrement, et auxquelles on n’entend soi-même aucun mal ? » [32] Finalement, après un énième recours à la prière, Suzanne arrêta dans son esprit que ces pratiques étaient déviantes, immorales et dégradantes, et elle se proposa de n’y prendre plus aucune part. L’absence de son consentement fut désormais clairement affichée :

« Quand sa porte fut ouverte, elle me prit par la main, et me tira doucement pour me faire entrer, mais sans me parler et sans me regarder.

« Non, lui dis-je, chère mère, non, je me le suis promis ; c’est le mieux pour vous et pour moi ; j’occupe trop de place dans votre âme, c’est autant de perdu pour Dieu à qui vous la devez tout entière.

— Est-ce à vous à me le reprocher ?… »

Je tâchais, en lui parlant, à dégager ma main de la sienne.

« Vous ne voulez donc pas entrer ? me dit-elle.

Non, chère mère, non.

— Vous ne le voulez pas, Sainte-Suzanne ? vous ne savez pas ce qui peut en arriver, non, vous ne le savez pas : vous me ferez mourir… »

Ces derniers mots m’inspirèrent un sentiment tout contraire à celui qu’elle se proposait ; je retirai ma main avec vivacité, et je m’enfuis. » [33]

Ces errements n’affaiblirent en rien la résolution de la fuite, laquelle prit même corps quelque temps plus tard, grâce à une intervention extérieure. Suzanne reçut une corde, passa au-dessus du mur et y trouva un carrosse pour l’emmener vers Paris. Elle se mit à travailler auprès d’une blanchisseuse. C’est alors qu’elle composa les mémoires qui forment ce livre, demandant au marquis de Croismare une place de femme de chambre ou de simple domestique, où, désormais libre, elle pourrait servir, mais avec consentement.

Conclusion

La conclusion de ce petit roman, rare par l’origine et tout autant par le thème, est bien que la liberté est une denrée précieuse, primitive et absolue, qu’une société policée ne peut refuser à aucun de ses membres. Par l’exemple d’une religieuse, Suzanne Simonin, traquée, séquestrée, maltraitée, pour avoir voulu osé refuser l’enrégimentement du couvent, Diderot nous fait bien davantage que le procès d’une institution chrétienne malfaisante : c’est un hymne à la liberté, au libre arbitre, contre tous les systèmes tyranniques. Ceux-ci n’ayant pas tous disparu à notre époque, on peut légitimement placer à nouveau ici la phrase qu’écrivait en 1886 le grand libéral Yves Guyot dans sa réédition de la Religieuse : « Le livre de Diderot est toujours de l’actualité. C’est triste. » [34]

 

Benoît Malbranque

 

____________

[1] Voir par exemple infra (réédition de l’Institut Coppet) p. 45, p. 63, p. 76 (édition Œuvres complètes, DPV, t. XI, 1975, p. 111, p. 132, p. 147). Suzanne déclare encore distinctement sa vraie foi page 102 (DPV, p. 174). Plus loin, lors de l’Ascension, elle brise la serrure de sa cellule pour aller assister à l’office (p. 104 ; DPV, p. 177). Enfin elle revient vers la prière pour éclaircir ses scrupules sur ses pratiques homosexuelles (p. 182 ; DPV, p. 260). — Il est vrai que le roman est plus touchant encore avec une croyante qu’avec une athée.

[2] Les problématiques de cohérence interne ne doivent pas nous occuper non plus. Il est vrai par exemple que Diderot a mélangé en composant La Religieuse le mode de l’écriture rétrospective et celui du récit des faits au jour le jour. Cela fabrique des ambiguïtés et des maladresses dans son roman, mais ne touche en rien notre sujet.

[3] Infra, p. 23 ; Œuvres complètes, DPV, t. XI, p. 85.

[4] Ibid. ; DPV, p. 86.

[5] Infra, p. 25-26 ; DPV, p. 89.

[6] Ibid., p. 30-31 ; DPV, p. 95.

[7] Infra, p. 31 ; DPV, p. 96.

[8] Ibid., p. 31 ; DPV, p. 96.

[9] Ibid., p. 31-32 ; DPV, p. 96.

[10] Infra, p. 34 ; DPV, p. 100.

[11] Infra, p. 35 ; DPV, p. 100-101.

[12] Ibid., p. 39 ; DPV, p. 106.

[13] Ibid., p. 45 ; DPV, p. 111.

[14] Infra, p. 46 ; DPV, p. 112.

[15] Ibid., p. 54-55 ; DPV, p. 123-124.

[16] Infra, p. 55-56 ; DPV, p. 124.

[17] Ibid., p. 60-61 ; DPV, p. 129-130.

[18] Infra, p. 61 ; DPV, p. 130.

[19] Ibid., p. 62 ; DPV, p. 131.

[20] Ibid. ; DPV, p. 131.

[21] Infra, p. 76 ; DPV, p. 146.

[22] Ibid. ; DPV, p. 146.

[23] Ibid., p. 84 ; DPV, p. 155.

[24] Ibid., p. 85 ; DPV, p. 156.

[25] Infra, p. 88 ; DPV, p. 159-160.

[26] Ibid., p. 89 ; DPV, p. 160.

[27] Ibid., p. 90 ; DPV, p. 162.

[28] Ibid., p. 96 ; DPV, p. 168.

[29] Ibid. ; DPV, p. 168.

[30] Infra, p. 117 ; DPV, p. 192.

[31] Ibid., p. 140 ; DPV, p. 217.

[32] Ibid., p. 172-173 ; DPV, p. 251.

[33] Infra, p. 184-185 ; DPV, p. 262.

[34] Yves Guyot, préface à l’édition de 1886 de la Religieuse, Madame de Carlière et Les Deux amis de Bourbonne (p. xxxvi)

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