Lettre sur l’entière liberté du commerce des grains

LETTRE

DE M. LE TROSNE,

AVOCAT DU ROI À ORLÉANS.

À L’AUTEUR DES ÉPHÉMÉRIDES,

Sur entière liberté du commerce des grains.

 

Monsieur,

Vous invitez dans votre huitième tome, page 102, tous ceux qui auraient des difficultés à proposer contre la liberté indéfinie du commerce des grains, à les publier, et à mettre ainsi les partisans de l’exportation en état de les résoudre. Je n’ai garde de répondre à votre invitation ; car je ne vois point de difficulté qui n’ait été mille fois réfutée. Vous voudriez que tout le monde en fut au même point de conviction, je le crois bien ; mais la partie du public, qui est peuple, est singulièrement difficile à persuader. Les trois quarts des gens parlent, sans savoir les raisons de ce qu’ils avancent ; ils répètent par échos les discours du peuple qui ne voit, ne ne pense, ni ne réfléchit. On est là de répondre à leurs objections : ils les répéteront éternellement, ils ne savent pas même, ils ne prennent pas la peine de s’informer si on y a répondu ; car ces gens-là ne s’amusent point à lire, et vous les inviter à écrire. Vous avez bien bonne opinion d’eux. Non. N’attendez que du temps et de l’expérience, l’effet que vous espérez de la discussion.

La loi de la liberté du commerce des grains est essentiellement bonne, elle ne peut produire que du bien, et être avantageuse ; au souverain, en facilitant les recouvrements ; aux propriétaires en augmentant leur revenu ; aux cultivateurs, en assurant leurs reprises ; aux commerçants en leur ouvrant une nouvelle branche d’occupation ; aux ouvriers et salariés de tout genre, en multipliant à leur profit les salaires, en raison de l’augmentation des richesses.

Tout cela a été prouvé et reconnu par tous ceux qui se sont donné la peine d’y faire attention. On a démontré de même que l’exportation ne pouvait produire la cherté, parce que la libre introduction des blés étranger tiendrait toujours le prix dans nos ports, au niveau du marché général, et que la quantité qu’il nous est possible de faire sortir est si peu considérable, qu’elle ne peut jamais être capable de nous mettre au dépourvu.

Ce n’est que d’après la conviction intime de ces vérités, que le gouvernement s’est déterminé à donner la loi. Il ne s’agit donc que d’en maintenir l’exécution d’une manière invariable ; parce que ces bons effets de la liberté sont invariables. Il ne faudra pas un grand nombre d’années pour que l’expérience en fasse sentir au peuple tous les avantages, et c’est le seul argument à sa portée. S’il voyait au contraire, le gouvernement chanceler et varier sur l’exécution de la loi, la suspendre dans certaines circonstances, et annoncer de l’incertitude par sa conduite, il ne manquerait pas de se confirmer de plus en plus dans ses préjugés.

Permettez-moi donc de regarder l’observation constante de la loi, comme le seul moyen de lui concilier l’approbation universelle : ceci sera l’ouvrage du temps et de la fermeté avec laquelle on maintiendra la liberté. En attendant il restera toujours une infinité de gens sur lesquels les meilleures raisons n’opèreront rien ; les uns ne les liront pas, et ce sera de très grand nombre ; les autres se feront un rempart contre l’évidence, de la peur qui les a saisis.

Y aurait-il donc, dans le moment présent, quelque motif qui puisse autoriser les gens timides à désirer la suspension de la liberté ? Serait-ce les pluies qui ont menacé au commencement de la récolte ? Mais, 1°. si la liberté du commerce est essentiellement bonne, elle ne devient pas mauvaise suivant la pluie ou le beau temps. 2°. la loi de 1764 est absolue et générale ; elle ne dit pas que lorsqu’il pleuvra pendant la moisson, la liberté se changera en prohibition ; son exécution n’a point été annoncée comme devant dépendre du baromètre. 3°. si la pluie a démonté les têtes faibles, le beau temps qui est survenu doit les avoir remises : le blé a été serré très sec et de très bonne qualité. Serait-ce le trop haut prix qui exciterait les craintes ? Mais le prix qui doit servir le terme à la sortie, est fixé par la loi à trente livres le septier : est-il un port du royaume où ce prix ait existé[1] ? Seraient-ce enfin, les petites émeutes survenues dans quelques cantons ? Mais si ces mouvements sont des raisons suffisantes pour suspendre l’exécution d’une loi évidemment nécessaire, le souverain n’est donc plus législateur ; s’il dépend du peuple, en s’ameutant, de faire taire la loi, c’est donc en lui que réside la force publique et la puissance exécutrice : la démocratie, cette forme bizarre et monstrueuse de gouvernement, n’entraîne pas de plus grands inconvénients.

S’il peut rester quelque doute entre le parti de céder aux clameurs d’une populace aveugle, et celui de la contraindre à l’obéissance, (et il ne faut pour cela, de la part du gouvernement, qu’une volonté ferme, et annoncée telle à tous les magistrats chargés de la police) ; j’ajoute une réflexion décisive. Si l’opposition que le peuple peut avoir marqué aux enlèvements dans quelques villes, est une raison déterminante pour suspendre la sortie ; elle milite également pour arrêter la circulation de province à province, et de ville à ville. C’est l’acte de charger du grain pour l’enlever qui choque les yeux du peuple ; il ne s’informe pas où il va ; il ne le fait pas ; le lieu de la destination lui est égal ; il voit qu’on enlève, et cela lui déplait. Il trouve tout aussi mauvais un achat pour Paris, qu’un achat pour Lisbonne. S’il faut que le gouvernement suive ses impressions, il n’y a point de milieu, il faut circonscrire le commerce dans le territoire de chaque ville.

Je ne m’arrête pas plus longtemps à réfuter ces inepties. Je laisse à d’autres le soin de rassurer les bonnes âmes, et de travailler à les guérir de la peur. Je veux, Monsieur, vous proposer une réflexion qui me paraît plus importante.

Les partisans de l’entière liberté du commerce ont beaucoup disputé, depuis deux ans, en faveur de la concurrence des étrangers dans le transport de nos grains ; mais il me paraît singulier, que ces même partisans de la liberté, qui ont cru trouver une restriction fâcheuse dans l’exclusion portée en faveur des négociants appelés nationaux, n’aient fait aucune réflexion sur la disposition de l’art IV de l’Édit, qui cependant porte une restriction dont les suites peuvent devenir de quelqu’importance. Personne non plus n’a songé à nous instruire du détail et des inconvénients du règlement pour l’approvisionnement de Paris, lequel est maintenu par l’article IX de l’Édit. Ce règlement, dit-on, met un embargo sur plusieurs provinces supérieures, qui se trouvent privées du bénéfice de l’exportation, et il est à croire qu’il est susceptible de bien des abus, s’il est vrai qu’en cette partie, comme en bien d’autres, il ne faut d’autre police qu’une entière liberté. Je laisse à ceux qui sont à portée de connaître les détails de cette police, d’en faire sentir les inconvénients, et d’en dévoiler les abus. Le gouvernement est trop pénétré du grand principe de la liberté, pour ne pas désirer que les citoyens instruits travaillent à dissiper tous les préjugés qui existent encore. Il fait très bien que c’est à la liberté qu’il appartient de favoriser et de procurer l’abondance, que tout autre moyen est fautif et vicieux ; que toute influence d’administration dans l’approvisionnement ne peut être qu’une gêne de commerce ; que toute faveur accordée à une compagnie quelconque, pour cet objet, servirait à couvrir un monopole. Ce n’est donc que par ménagement pour cette populace immense qui habite la capitale, qu’il a jugé nécessaire dans le commencement d’une opération de ne point toucher à cette partie ; qu’il s’est cru dans la nécessité de respecter ce tas de règlements prohibitifs, décorés du nom de police, et qui ne sont propres, les uns, qu’à renchérir le prix, en écartant la concurrence ; les autres, qu’à l’avilir dans les provinces voisines en leur fermant les débouchés que la nature leur offre.

Je me borne à vous présenter quelques réflexions sur la restriction portée en l’article VI, qui est une autre preuve des égards avec lesquels le gouvernement croit devoir traiter une nation, encore remplie de préjugés.

L’article IV porte, dans le cas où le prix du blé serait porté à la somme de douze livres dix sols le quintal et au-dessus, dans quelques-uns des ports ou des lieux situés sur la frontière de notre royaume, et que ce prix se serait soutenu dans le même lieu pendant trois marchés consécutifs, voulons que la liberté accordée par les articles précédents, demeure suspendue dans ce lieu de plein droit, et sans qu’il soit besoin d’aucun nouveau règlement. Mais la liberté n’est pas rétablie de plein droit, comme elle paraîtrait devoir l’être par la cessation de la cause qui a motivé la suspension. L’article ajoute, faisons, en conséquence, très expresses inhibitions et dépenses dans ledit cas, à tous nos sujets, de faire sortir aucuns grains par ledit lieu, jusqu’à ce que sur les représentations des officiers dudit lieu, qui seront adressées au contrôleur général de nos finances, l’ouverture dudit lieu ait été ordonnée en notre conseil, à l’effet d’y rétablir la liberté général et indéfinie, pour l’entrée et la sortie des grains.

Sur la première partie de cet article, qui interdit la sortie de plein droit, on peut dire d’abord, que si le gouvernement avait eu affaire à une nation éclairée, il aurait regardé comme inutile de poser aucune borne à la sortie, persuadé que le haut prix sert de barrière naturelle et suffisante, que partout où le haut prix annonce du besoin, la denrée s’y porte d’elle-même et par une pente nécessaire, qu’elle y amène l’abondance, et que l’entrée libre des blés étrangers est encore un obstacle à une cherté soutenue. Mais en fixant un terme par ménagement pour notre faiblesse, il l’a fixé si haut, que le cas prévu ne peut arriver que très rarement, et qu’où il arriverait, la sortie se trouverait suspendue par le seul fait, et sans qu’il fût besoin d’une défense ; car à douze livres dix sols le quintal, le tonneau qui pèse vingt deux quintaux se trouverait valoir deux cent soixante et quinze livres, comment pourrait-il soutenir les frais de transport, et sortir avec espérance de bénéfice pour le commerçant ?

Il est donc vrai de dire que le commerce ne peut souffrir aucun préjudice de la suspension portée en cet article ; 1°. parce que le haut prix l’aurait opérée tout seul ; 2°. parce que le commerçant ayant prévu ce cas comme annoncé par la loi, le fait entrer dans ses combinaisons ; 3°. parce que la suspension qui ne dépendrait que du prix, ne pourrait être que momentanée ; un si haut prix ne pouvant se soutenir que pendant le temps nécessaire au blé des provinces voisines, pour arriver et le faire baisser.

Le commerce ne pourrait donc recevoir aucune atteinte de cette fixation, si le rétablissement de la sortie s’opérait de plein droit par le seul fait de la diminution ; mais le rétablissement ne peut s’opérer que par les ordres du gouvernement, et cette restriction peut être une grande conséquence pour le commerce.

En effet, comment peut-il faire entrer dans ses combinaisons et calculer l’exactitude des officiers des lieux à adresser au ministre leurs représentations, et la preuve de la diminution du prix ? comment peut-il y faire entrer et calculer le moment où le ministre aura le temps de s’en occuper, où le conseil surchargé d’affaires, jugera à propos de statuer, où ceux qui seront chargés de l’expédition des ordres les feront passer ? Ne peut-il pas s’écouler trois mois, six mois et plus, avant que la liberté suspendue de plein droit soit rétablie ; pendant cet intervalle le prix sera baissé considérablement au-dessous du terme fixé, le blé que le haut prix attire de toute part dans ce port, s’y accumulera et tombera de valeur : ceux qui par leurs envois devaient contribuer à faire baisser le prix, et par conséquent à rétablir la sortie, se trouveront exposés à une perte évidente ; s’ils veulent vendre, ils ne pourront le faire qu’à perte ; s’ils se déterminent à attendre, ou ils courront les risque de voir leur blé se gâter sur l’eau, ou ils supporteront tous les frais d’emmagasinage et tous les déchets.

L’effet de cette incertitude est nécessairement de détourner le commerçant, de porter dans un endroit où il ne peut prévoir ce que deviendra sa marchandise. Si le haut prix l’invite à y accourir, la restriction le repousse, et même lorsqu’il voit le prix approcher du terme fixé, il ne doit y envoyer qu’en tremblant, parce que si le cas prévu vient à arriver, voilà l’embargo mis sur sa marchandise, sans qu’il puisse en prévoir la durée.

C’est ainsi que la moindre entrave mise au commerce, est capable de produire un effet tout contraire à celui qu’exige la circonstance. Le prix est cher dans le port, laissez faire le commerce, il ne le fera pas longtemps ; vous jetez de l’incertitude dans les suites de ses spéculations, vous les soumettez à des ordres dont il ne peut prévoir le moment ni l’événement, il s’arrête ou n’agit qu’en tremblant, et lorsqu’il y a été pris une fois, il en conserve longtemps de souvenir.

De pareilles incertitudes ne sont pas compatibles avec la sûreté nécessaire au commerce ; il est vrai qu’au moyen de la fixation du prix à douze livres dix sols, le gouvernement sera très rarement dans le cas de faire usage de cette réserve ; mais ne pourrait-il pas en arriver un autre inconvénient : vous nous avertissez, M. tom. VIII, pag. 103 et suivantes, qu’il existe une race d’hommes accoutumés aux bénéfices du monopole, et qui ne cherchent qu’à élever leur fortune coupable sur les débris de la liberté : s’ils font mouvoir sourdement tous les ressorts de leur intrigue pour décréditer et renverser cette loi si juste et si salutaire, ne peuvent-ils pas trouver moyen d’abuser contre l’intention du législateur de la réserve portée en l’art. 6 ?

Ne pourrait-il pas se former une compagnie de gens riches qui ayant fait des achats considérables, soit pour Paris, soit pour l’étranger, chercherait à s’enrichir par l’interruption du commerce. Si la loi était dégagée de toute restriction, aucune manœuvre ne serait à craindre ; mais ne serait-il pas facile à cette compagnie pour parvenir à fermer un port dont elle redouterait la concurrence, d’y faire monter le prix par des achats au-dessus du cours, pour en prendre occasion de faire prohiber la sortie, et profiter du temps de l’interruption pour faire ses envois, et de la diminution du prix qui en serait la suite pour faire d’autres achats, soit dans ce même port, soit dans les provinces qui y débouchent ? Le gouvernement surchargé de soin peut-il avoir les yeux ouverts sur toutes les manœuvres qui peuvent se pratiquer à l’ombre de cette restriction ?

J’ai l’honneur d’être, etc.

 

Les craintes du magistrat, très éclairé, dont on vient de lire la lettre, n’étaient que trop fondées. Deux provinces maritimes ont été successivement les victimes des manœuvres odieuses d’une troupe de monopoleurs, ennemis par l’État de la liberté du commerce des grains, et de toute espèce de bien public.

Nous espérons qu’il nous sera permis de démasquer et de confondre ces sangsues du peuple, ces fléaux du royaume, ces destructeurs du patrimoine de la souveraineté, qui se flattent de travailler impunément, à la face de toute l’Europe, à détruire une loi à laquelle est attaché le futur de la patrie.

 

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[1]Le prix du plus beau blé est actuellement à vingt-sept livres aux environs de Paris ; le pain commun ne devrait donc valoir que deux sols trois deniers la livres.

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