L’impérialisme, son coût et ses dangers (préface à Nation, État et Économie de L. von Mises)

En 1919, après avoir dû quitter le confort de la scène intellectuelle de Vienne pour rejoindre le front des combats, Ludwig von Mises revient à ses activités et prépare un ouvrage, Nation, Staat und Wirtschaft (Nation, État et Économie) dans lequel il entend tirer les leçons de la Première Guerre mondiale, redresser les conceptions erronées que les hommes se sont faites sur la nation, et fixer la voie pour un avenir plus radieux.


L’impérialisme, son coût et ses dangers

 

« Nous savons mieux aujourd’hui où mène l’impérialisme. »
Ludwig von Mises, Nation, État et Économie (1919)

 

Suivant les premiers principes de toute bonne morale, il apparaît peu raisonnable d’entreprendre des expériences sur des êtres humains. C’est pourtant ainsi que, quotidiennement, nous agissons, tant collectivement qu’individuellement, essayant une nouveauté pour voir, se risquant à une pratique dangereuse, et allant parfois jusqu’à nous brûler les doigts. Car quoiqu’il nous en coûte, et même physiquement, la mise à l’essai est de toute les formes d’apprentissage la plus susceptible de nous faire apprendre, et ainsi de nous réformer. Collectivement, les passions funestes, les emballements destructeurs ont parfois au moins le mérite de nous rapprocher d’une certaine forme de sagesse.

Dans cette perspective, rien n’est plus digne d’éloge que l’œuvre de l’intellectuel qui, sur les cendres mêmes des désastres du passé immédiat, dresse le bilan, au vu et au su de tous, des causes d’une expérience qui a échoué. Dieu sait que, pour son plus grand malheur et notre propre regret, dans la longue et brillante carrière de Ludwig von Mises, les occasions de se désoler, de condamner des errements ou des erreurs, ne manquèrent pas. L’interventionnisme, l’étatisme, l’impérialisme, le socialisme, le communisme, tous ces systèmes dont l’application, faite aux applaudissements de tous, causait non moins sûrement des calamités de plus d’une sorte, furent l’objet de ses virulentes réfutations, et c’est pour anéantir ce qu’il considérait comme de pures illusions qu’il écrivit la vingtaine d’ouvrages qui ont assuré sa réputation.

En 1919, après avoir dû quitter le confort de la scène intellectuelle de Vienne pour rejoindre le front des combats, Ludwig von Mises revient à ses activités et prépare un ouvrage, Nation, Staat und Wirtschaft (Nation, État et Économie) dans lequel il entend tirer les leçons de la Première Guerre mondiale, redresser les conceptions erronées que les hommes se sont faites sur la nation, et fixer la voie pour un avenir plus radieux. Car fondamentalement, ce n’est pas pour lui le tempérament de la prétendue race allemande, mais des circonstances politiques, économiques et historiques, qui peuvent fournir les clés d’une explication du grand conflit qui a ensanglanté l’Europe. Envoutés par les sirènes du militarisme et de l’impérialisme, les peuples européens ont marché dans la direction que leur indiquait leur conception des nations. C’est que l’impérialisme, même purement théorique, fait peu de cas des nations étrangères. Comme l’écrit Mises, « sa soif de conquêtes est illimitée. Il ne veut rien entendre du droit des peuples. S’il ‘a besoin’ d’un territoire, il le prend tout simplement et, quand cela est possible, demande en outre aux peuples assujettis de trouver cela juste et raisonnable. Les peuples étrangers ne sont pas à ses yeux des sujets mais les objets de sa politique. » Or à l’aube du XXe siècle, cette conception avait déjà cours partout au sein des peuples européens. Les Allemands étaient peut-être, parmi ceux-ci, les seuls qui en faisaient une application directe et éhontée sur le continent même, mais l’impérialisme des Anglais et des Français, exécuté outre-mer et au-delà des yeux, n’en était pas moins pur. Leur rencontre, fortuite mais inévitable, produisit les maux qu’on sait.

À rebours de la conception impérialiste, étatiste et même raciale de la nation, Ludwig von Mises tâche ainsi de développer une nouvelle théorie de la nation et de la nationalité. Pour être juste et porteuse de sens, elle doit selon lui reposer sur d’autres fondements que ceux qui dominent alors les esprits. « Si nous voulons comprendre l’essence de la nationalité, dit-il, nous devons partir non pas de la nation mais de l’individu. Nous devons nous demander quel est l’aspect national d’une personne individuelle et ce qui détermine son appartenance à une nation particulière. » Or d’après lui, ce qui fait, au point de vue individuel, l’appartenance à une nation, c’est l’existence de ce qu’il appelle une « communauté de langage ». Ainsi un Allemand est « quelqu’un qui pense et parle allemand ». Cette théorie, qui fait de la langue le trait caractéristique d’une nation, s’oppose aux explications politique et raciale de la nationalité. Si Mises la préfère, c’est que la première est insuffisante : vivre dans les mêmes lieux et être rattaché à un même État joue un rôle dans le développement de la nationalité, mais cela ne constitue pas son essence, écrit-il. De même, les préoccupations raciales ne fournissent d’après lui aucune clé pour expliquer le devenir des nations et des nationalités.

Mises n’est pas sensible à cette incantation récurrente selon laquelle les nations sont immuables et le patriotisme une passion innée. « Pour un individu, note-t-il, l’appartenance à une nation n’est pas une caractéristique éternelle. On peut se rapprocher d’une nation ou s’en éloigner ; on peut même la quitter totalement et en changer. » Cela pose la question des migrations et de ses conséquences, sujet plus que jamais brûlant, et qui se posait alors en des termes pour le moins familiers. Occupé à poser le problème, Mises rapporte les efforts faits alors en Amérique et en Australie « pour limiter l’immigration non désirée — de nationalité étrangère —, efforts qui devaient forcément se produire en raison de la crainte de devenir moins nombreux que les étrangers dans son propre pays, en même temps que montait la crainte que les immigrants d’une origine nationale étrangère ne puissent plus être pleinement assimilés. » À l’évidence, devant la concordance des angoisses et des résistances, l’analyse de l’économiste autrichien ne peut que nous intéresser.

Sur ce point sensible de la question des nations, Mises prend le problème à bras le corps et étudie le problème de l’assimilation avec grande attention. Selon lui, il faut en distinguer deux sortes très singulières : l’assimilation par la contrainte, et l’assimilation par l’ouverture. Les expériences de « dénationalisation » ou d’« assimilation » forcées, tentées en Russie ou en Allemagne, ont eu des résultats piteux, et prouvent qu’en n’employant que la force de la loi et des méthodes contraignantes, les tentatives d’oppression nationale n’ont que de très maigres perspectives de succès. Cela est d’autant plus vrai que la théorie de l’assimilation forcée fait adopter à ses partisans une attitude franchement conservatrice qui accélère leur déroute. En effet, ce conservatisme, écrit Mises, est voué dès le début à l’échec car « après tout, sa raison d’être est d’arrêter l’inarrêtable, de résister à un développement qui ne peut être empêché. Le mieux qu’il puisse obtenir, c’est un sursis, mais il est douteux que ce succès vaille le coût. » Au surplus, cette tactique essentiellement défensive place les partisans de l’assimilation forcée dans une posture inconfortable, celle d’avoir à se laisser dicter les termes de la lutte par leur adversaire.

L’assimilation se trouve toutefois autrement plus facile quand, par l’application des principes du libéralisme, on permet à la structure sociale d’être à la fois plus élastique et plus ouverte. En abrogeant les privilèges de classes et en éradiquant les diverses rigidités qui paralysent la mobilité des hommes et des biens, le programme politique du libéralisme favorise la mobilité sociale, l’intercommunication des nations et, par suite, le mélange des populations. Rien, fait remarquer Mises, n’a plus facilité l’assimilation dans les grandes nations des populations reculées qui vivaient en leur sein et parlaient un dialecte différent de la langue nationale, que le développement des chemins de fer. Toutefois, si une société ouverte favorise le succès de l’assimilation, certaines circonstances jouent un rôle majeur et méritent, selon notre auteur, d’être soupesées : à titre d’exemple, « l’assimilation est favorisée, écrit-il, si les immigrants ne viennent pas d’un coup mais petit à petit, de sorte que le processus d’assimilation des premiers arrivants soit déjà terminé ou au moins déjà en cours quand les nouveaux venus arrivent. »

 Aussi, c’est aux principes du libéralisme qu’il faut en revenir si on veut profiter de migrations fructueuses. Naturellement, ces principes dictent également d’adopter une posture bienveillante vis-à-vis des individus qui, sur le territoire national, se montrent candidats à un départ. « Un peuple conscient de sa propre valeur, déclare Mises, doit s’abstenir de maintenir par la force ceux qui veulent s’en aller et d’incorporer de force dans la communauté nationale ceux qui ne l’avaient pas rejointe de leur propre chef. Laisser la force d’attraction de sa propre culture faire ses preuves en libre concurrence avec les autres peuples — seule cette attitude est digne d’une nation fière d’elle-même, seule cette attitude constituerait une politique authentiquement nationale et culturelle. » Car l’émigration n’est pas une honte pour un peuple : elle fait partie de la vie des nations.

Les nations pourraient bien, suivant Mises, se constituer, se développer ou dépérir, rien dans les principes du libéralisme ne doit nous conduire à vouloir arrêter ou sauver leur destinée. Bien au contraire, il faut accorder, comme suite logique du principe des droits de l’homme, l’autodétermination des peuples, autrement dit la liberté de constituer des nations. « Aucun peuple ou aucune partie du peuple ne devrait être conservé contre sa volonté dans une association politique non souhaitée. » L’économiste ou le philosophe politique qu’est Mises pourra bien considérer que, dans la théorie, une grande nation est plus avantageuse qu’une petite ; que l’infinie multiplication des langues est un frein au progrès de la science et des techniques, de la culture et du commerce des biens ; enfin, que l’organisation juridique d’une cité-État indépendante pose des problèmes pratiques qui la rende difficilement viable. Rien ne lui fait cependant rejeter la liberté comme fondement de la constitution et de la vie des nations et des nationalités.

À l’aube du XXe siècle, la question des nations et des nationalités se posait en des termes bien différents et l’optique libérale revendiquée par Mises n’était manifestement pas à la mode. Cultivant les antagonismes, la doctrine impérialiste de la nation se préparait à jeter les peuples européens dans la guerre.

Aussi, après avoir posé les fondements d’une nouvelle conception, essentiellement libérale, de la nationalité et des rapports entre les peuples, il restait à Mises à reformuler le pacifisme dont ses prédécesseurs, à travers les écoles, s’étaient fait les zélés défenseurs. Le pacifisme des premiers libéraux, très satisfaisant pour les beaux esprits, mais peu convaincant pour les hommes de l’État, n’obtient pas grâce à ses yeux. Voilà des « rêveurs », des « utopistes », de purs « humanitaristes » animés de bonnes intentions, qui supplient les empereurs et les rois de rejeter de bonne grâce la guerre comme voie de résolution de leurs différends. Pour Mises, toutes ces propositions « n’ont jamais été autre chose que des curiosités littéraires que personne n’a jamais pris au sérieux. Les puissants n’ont jamais songé à renoncer à leur pouvoir ; il ne leur est jamais venu à l’esprit de subordonner leurs intérêts à ceux de l’humanité, comme le demandaient les rêveurs naïfs. »

Le pacifisme du futur doit être résolument fondé sur la défense d’un ordre économique libéral bâti sur la propriété privée des moyens de production. C’est en ce sens qu’il faut comprendre cette célèbre phrase de Mises : « Quiconque souhaite la paix entre les peuples doit combattre l’étatisme. » Il faut enfin parvenir à reconnaître que chaque pas fait en direction de l’étatisme revient à renforcer la domination exercée par la puissance publique sur l’individu. Au contraire, en refusant, à l’intérieur, à l’État les moyens traditionnels par lesquels il s’assure le pilotage de l’économie et de la société, et en développant, à l’extérieur, une coopération économique internationale par la division spatiale du travail, le libéralisme préserve et affermit le cadre des rapports humains volontaires. « Une liberté de circulation totale des biens et des personnes, la protection la plus complète de la propriété et la liberté de chaque individu, le retrait de la contrainte étatique dans le système scolaire, bref l’application la plus exhaustive et la plus exacte des idées de 1789, sont les conditions préalables à la paix. » Ce sont là, pour Mises, les principes mêmes du nouveau pacifisme ; ce sont ceux de l’avenir, si les hommes sont assez sages pour le vouloir.

Benoît Malbranque
Président de l’Institut Coppet

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