L’optimisme de l’école française

Histoire Des Doctrines Économiques : Depuis Les Physiocrates Jusqu’à Nos Jours

Par Charles Gide et Charles Rist, 1909.

Charles Gide (1847-1932), contemporain d’Yves Guyot, est un représentant des nouveaux économistes français, partisans de l’intervention de l’État. Mais son Histoire des doctrines économiques, écrit avec la collaboration du jeune Charles Rist (1874-1955), reste une référence classique incontournable. Malgré son hostilité au laissez faire, il expose avec une grande maîtrise les idées de l’école libérale française et consacre un chapitre entier à Bastiat. Charles Rist fut professeur d’économie à l’université à Montpellier et à la faculté de droit de Paris. En 1933, avec l’appui de la fondation Rockefeller, il fonde l’Institut de recherche économique et sociale (IRES). Dans les années 50, il rejoint la Société du Mont Pèlerin, avec Maurice Allais et Daniel Villey.

LIVRE III

LE LIBÉRALISME

Il est temps maintenant de revenir à l’économie politique classique que nous avions quittée. Pendant que tant d’adversaires lui livraient bataille, que faisait-elle ? Elle n’était pas morte, mais elle se recueillait. Après les grands livres du commencement du siècle, de Ricardo, de Malthus et de J.-B. Say, la littérature économique n’avait certes pas chômé, surtout en Angleterre, mais elle n’avait rien produit qui fut comparable aux œuvres des premiers maîtres, ni même à celles de leurs éloquents critiques. Mais elle allait reprendre la faveur publique et, à ce qu’on put croire pour un temps, ramener l’unité dans les esprits.

Encore n’est-ce point une véritable unité, car au point où nous en sommes l’école classique commence déjà à se dédoubler en deux écoles, l’anglaise et la française. Sans doute elles ne sont point rivales, elles défendent toutes deux la même cause : elles gardent en commun les principes essentiels et, au-dessus de tout, le libéralisme — ou, comme on dit aussi, l’individualisme. Mais tandis que la première, avec S. Mill, prêtait une oreille plutôt sympathique aux critiques ardentes qui s’élevaient de toutes parts et s’efforçait de plier les théories anciennes aux idées nouvelles, — la seconde, au contraire, avec Bastiat, s’efforçait de réagir en affirmant plus fortement la foi dans l’ordre naturel et dans le laissez-faire.

A vrai dire, cette divergence entre les deux écoles remontait aux origines de la science. Entre les Physiocrates et A. Smith, entre J.-B. Say et Ricardo, elle était déjà visible, mais elle va s’accentuer par des raisons que nous indiquerons.

Ce livre va donc se trouver tout naturellement divisé en deux chapitres, l’un surtout pour l’école libérale française, l’autre pour l’école libérale anglaise.

CHAPITRE PREMIER

LES OPTIMISTES

Nous venons de voir dans le livre précédent combien la science économique avait été troublée et comment elle semblait dévoyée par les poussées de criticisme, de socialisme et d’interventionnisme, qui avaient éclaté un peu partout. Le moment était venu de faire rentrer la science économique dans sa véritable voie, dans celle de l’Ordre Naturel où les Physiocrates et Adam Smith l’avaient d’abord engagée — et ce fut tout particulièrement en France que les économistes se vouèrent à cette tache.

Cette attitude de l’école française s’explique facilement par le fait qu’elle s’est trouvée plus qu’aucune autre aux prises avec le socialisme et le protectionnisme. En ce qui concerne le socialisme, il ne faut pas oublier que la France a été sa terre natale. On ne saurait comparer l’influence exercée en Angleterre par Owen, ou moins encore en Allemagne par un Weitling ou un Schuster, au rôle prestigieux joué en France par un Saint-Simon, un Fourier, un Proudhon. Ils apparurent comme d’autant plus dangereux que ce n’était pas tant sur les ouvriers mais sur les intellectuels, comme on dirait aujourd’hui, qu’ils exercèrent un véritable enchantement.

Quant au protectionnisme, si nous ne l’avons pas vu représenté en France par d’aussi grands noms que celui de List, il n’en était pas moins plus fort que partout ailleurs — beaucoup plus en tout cas qu’en Angleterre ; à telles enseignes que là il succomba sans trop de résistance à la campagne menée par Cobden, tandis qu’ici il brava victorieusement la campagne menée par Bastiat; et, s’il fut supprimé peu après par la volonté de Napoléon III, ce fut pour reparaître bientôt plus vivace que jamais.

Ainsi l’école française eut à faire front à ces deux adversaires, qui d’ailleurs ne faisaient qu’un à ses yeux, car le protectionnisme n’était pour elle qu’une contrefaçon du socialisme, plus haïssable, parce qu’il prétendait faire le bonheur des propriétaires et des fabricants, c’est-à-dire des riches, tandis que le socialisme du moins voulait faire le bonheur des ouvriers, c’est-à-dire des pauvres —et plus nuisible, parce qu’il était déjà réalisé et exerçait ses ravages tandis que l’autre n’était heureusement qu’à l’état d’utopie. Et à frapper sur ces deux adversaires la fois, l’école française trouvait cet avantage qu’elle échappait par là au reproche de combattre pour un intérêt de classe : elle pouvait répondre qu’elle combattait pour tous.

Une guerre de cent ans ne peut manquer de marquer de son empreinte ceux qui l’ont soutenue et elle suffit pour expliquer les tendances apologétiques, normatives et finalistes qu’on a si souvent reprochées à l’école française.

Comment s’y est-elle prise en effet pour défendre les « saines doctrines » qu’elle a trop facilement confondues avec la science ? Elle s’est dit : tout le mal vient des pessimistes. Ce sont eux qui, par leurs sombres prévisions, ont ruiné la foi dans les lois naturelles, dans l’organisation spontanée des sociétés, et ont poussé les hommes à chercher un sort meilleur dans des organisations artificielles. Ce qui importe donc axant tout, pour réfuter le criticisme, le socialisme et le protectionnisme, c’est de débarrasser la science des doctrines compromettantes des Ricardo et des Malthus, c’est de démontrer que leurs prétendues lois sont sans fondement. Il s’agit de démontrer que les lois naturelles ne nous conduisent pas au mal, mais au bien, quoique parfois au bien par le mal, que les intérêts individuels ne sont antagonistes qu’en apparence, mais solidaires au fond, et qu’il suffit, comme dit Bastiat :

« que chacun suive son intérêt et il se trouvera que chacun, sans le vouloir, servira les intérêts de tous ».

L’école française proteste, il est vrai, contre ce qualificatif d’optimiste, tout aussi bien que contre celui d’orthodoxe. Et elle aurait raison de protester si, par optimisme, nous entendions le quiétisme, le contentement égoïste du bourgeois satisfait qui trouve que tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes, ou bien encore cet humanitarisme attendri qui croit pouvoir guérir la souffrance avec de bonnes paroles ou de bonnes œuvres : rien de tout cela (1) ! Nous avons dit au contraire que ces économistes ont été et sont encore aujourd’hui des polémistes et des lutteurs infatigables. Ils ont toujours dénoncé les abus. Mais leur optimisme consiste en ceci qu’ils ont toujours cru que les maux de l’ordre économique tenaient surtout au fait que la liberté n’était encore que très imparfaitement réalisée, et que par conséquent le meilleur remède à ces maux consistait à rendre cette liberté plus parfaite (2). Par là se justifie parfaitement ce nom d’école libérale qu’ils réclament. Ainsi la liberté du travail sera le meilleur moyen de supprimer l’exploitation des travailleurs et d’élever les salaires (3). Ainsi la liberté du prêt fera disparaître l’usure. Ainsi la liberté du commerce et de la concurrence suffira pour mettre un terme aux falsifications des denrées Ainsi, comme l’écrivait l’auteur de la loi de 486 qui supprima les pénalités contre les coalitions, M. Émile Ollivier : « la liberté de coalition tuera les grèves »!

Et leur optimisme a ceci de particulier qu’il se double et se fortifie d’un pessimisme absolu quant à l’efficacité de tout ce qu’on appelle les réformes sociales, les institutions patronales, les interventions de l’État et du législateur, soi-disant pour protéger les faibles.

La liberté guérissait finalement les maux qu’elle semblait créer, tandis que l’intervention de l’État aggravait les maux qu’elle semblait guérir(4).

Et, ce qui paraîtra plus singulier, elle ne croit même pas à l’association en tant qu’instrument de transformation sociale. Sans doute elle ne condamnait pas et réclamait même formellement la liberté d’association, mais elle avait et a conservé encore une incurable défiance pour tout ce qui tourne à l’associationnisme : coopératisme, mutualisme, syndicalisme. Tout cela lui paraissait et lui parait encore non pas précisément mauvais, mais gros d’illusions et de déceptions(5).

L’optimisme de l’école française est donc caractérisé surtout par la foi absolue dans la liberté.

C’est sa marque distinctive et qui n’a jamais varié pendant près d’un siècle et demi, depuis les Physiocrates jusqu’à nos jours. A maintes reprises, par la bouche de ses représentants les plus éminents, elle a déclaré, tout en repoussant les étiquettes « d’orthodoxe ou de « classique » qu’on prétendait lui infliger, ne point vouloir d’autre nom que celui de « l’école libérale » (6).

Elle n’a pourtant réussi ni à démontrer que toutes les lois naturelles étaient bonnes, ni à arrêter les progrès du socialisme et du protectionnisme, et aujourd’hui elle se trouve comme submergée par cette marée qui monte de deux côtés à la fois. Néanmoins elle n’a rien perdu de sa confiance ; par sa fidélité à ses principes, par sa continuité dans la doctrine, par sa tenue dédaigneuse de l’impopularité, elle s’est fait une physionomie unique et mérite mieux que le jugement sommaire que les économistes étrangers ont porté sur elle, à savoir d’être dépourvue de toute originalité et de n’être qu’un pâle reflet des doctrines de Smith.

Il fut surtout une période dans son histoire où ce libéralisme et cet optimisme furent à leur apogée et c’est celle que nous voulons étudier dans ce chapitre : elle se place entre 1830 et 1850. Ce fut à peu près à cette époque que s’effectua ce qu’on pourrait appeler la conjonction de la liberté politique et de la liberté économique qui désormais furent confondues dans un même culte et portèrent un seul et même nom : le libéralisme. La liberté économique, c’est-à-dire celle du travail et des échanges, n’apparut plus que comme une catégorie dans l’ensemble des libertés nécessaires, à côté de la liberté de conscience ou de la liberté de la presse. Elle était, comme les autres, une conquête de la démocratie et de la civilisation et il parut aussi vain de vouloir la supprimer que de faire remonter un fleuve vers sa source. Elle rentrait dans le programme général de la libération de toute servitude.

Ce n’est pas pour rien que la naissance de l’économie politique avait coïncidé avec la mort de l’ancien régime. Et si les Physiocrates, qui avaient été les premiers des libéraux et des optimistes, furent si injustement ignorés et délaissés par ceux qui étaient pourtant leurs fils, ce fut beaucoup moins sans doute à raison de leurs erreurs économiques que de leurs doctrines politiques, spécialement celle du « despotisme légal » qui apparaissait aux libéraux de 1830 comme une monstruosité, ou tout au moins comme une survivance.

(1) A certains égards même ils appartiennent à l’école dure, celle qui considéra la misère et la souffrance comme une sanction nécessaire au bien. C’est ainsi que Dunoyer écrit : « Il est bon qu’il y ait dans la société des lieux inférieurs où soient exposées à tomber les familles qui se conduisent mal et d’où elles no puissent se relever qu’a force de se bien conduire La misère est ce redoutable enfer » (La Liberté du travail, p. 409).

(2) « Oh ! on a essayé de tant de choses ! Quand est-ce donc qu’on essaiera la plus simple de toutes la liberté. » (Bastiat, Harmonies, ch. IV. p. 125).

(3) Une des sections du livre de Dunoyer sur La Liberté du travail est intitulée : « Comment le vrai moyen de remédier aux maux dont souffrent les classes ouvrières est dans l’extension du régime de concurrence » (Ch. X, liv. 4, § 18). En réalité la concurrence, dit ailleurs Dunoyer, cet élément de discorde prétendu, est le lien véritable, le nœud le plus solide qui puisse tenir unies entre elles toutes les parties du corps social.

(4) « Dès que la satisfaction d’un besoin devient l’objet d’un service public, l’individu a perdu une partie de son libre arbitre, il est moins progressif, il est moins homme. Cette torpeur morale qui le gagne, gagne par la même raison tous ses concitoyens » (Bastiat, Harmonies, ch. XVII, p. 543)

(5) Dunoyer dit « Qu’on creuse tant qu’on voudra ce sujet des associations, on n’y trouvera jamais ce qu on cherche a y voir, le moyen d’assurer une répartition intelligente et équitable des produits du travail » (Liberté du Travail, II, p. 397) Et ailleurs il affirme que l’association « a perverti la morale sociale plus encore que celle individuelle parce qu’il n’ôtait rien qu’on ne crût permis dés qu’on agissait au nom de l’association » (Ibid., p 136). Il est vrai qu’il s’agit surtout ici de l’association corporative, mais ce jugement a une portée générale.

(6) Lors d’une réunion internationale des économistes à l’occasion de l’Exposition universelle, en juillet 1900, l’un des maîtres les plus modérés de l’école libérale, M. Levasseur, disait (Journal des Économiste-1,15 août 1900) « Il n’y a pas à faire entre nous de distinctions ; des économistes libéraux ne sauraient être divisés à cet égard. Sur divers points d’application, ils peuvent avoir des opinions différentes ; mais tous s’entendent sur le principe de la liberté. C’est l’homme qui crée la richesse avec d’autant plus de succès et de puissance qu’il est plus libre. Plus il y a de liberté, plus il y a de stimulants pour le travail et l’intelligence, plus il se produit de richesses »