Projet d’une dîme royale, par Vauban (1707)

PROJET DE DÎME ROYALE

par VAUBAN (1707)

Le titre complet est le suivant :

Projet d’une dîme royale, qui supprimant la taille, les aides, les douanes d’une province à l’autre, les décimes du Clergé, les affaires extraordinaires, et tous autres impôts onéreux et non volontaires, et diminuant le prix du sel de moitié et plus, produirait au Roi un revenu certain et suffisant, sans frais, et sans être à charge à l’un de ses sujets plus qu’à l’autre, qui s’augmenterait considérablement par la meilleure culture des terres. 1707.



PRÉFACE

Quoique le système que je dois proposer renferme à peu tout ce qui peut l’honorer et le maintenir, près en soi ce qu’on peut dire de mieux sur ce sujet y est contenu, je me sens obligé d’y ajouter certains éclaircissements qui n’y seront pas inutiles, vu la prévention où l’on est contre tout ce qui a l’air de nouveauté.

Je dis donc de la meilleure foi du monde, que ce n’a été ni l’envie de m’en faire accroire, ni de m’attirer de nouvelles considérations, qui m’ont fait entreprendre cet ouvrage. Je ne suis ni lettré, ni homme de finances ; et j’aurais mauvaise grâce de chercher de la gloire et des avantages, par des choses qui ne sont pas de ma profession. Mais je suis français très affectionné à ma patrie, et très reconnaissant des grâces et des bontés avec lesquelles il a plu au roi de me distinguer depuis si longtemps. Reconnaissance d’autant mieux fondée, que c’est à lui, après Dieu, à qui je dois tout l’honneur que je me suis acquis par les emplois dont il lui a plu de m’honorer, et par les bienfaits que j’ai tant de fois reçus de sa libéralité. C’est donc cet esprit de devoir et cette reconnaissance qui m’anime, et me donne une attention très vive pour tout ce qui peut avoir rapport à lui et au bien de son État. Et comme il y a déjà longtemps que je suis en droit de ressentir cette obligation, je puis dire qu’elle m’a donné lieu de faire une infinité d’observations sur tout ce qui pouvait contribuer à la sûreté de son royaume, à l’augmentation de sa gloire et de ses revenus, et au bonheur de ses peuples, qui lui doit être d’autant plus cher, que plus ils auront de bien, moins il sera en état d’en manquer.

La vie errante que je mène depuis quarante ans et plus, m’ayant donné occasion de voir et visiter plusieurs fois, et de plusieurs façons, la plus grande partie des provinces de ce royaume, tantôt seul avec mes domestiques, et tantôt en compagnie de quelques ingénieurs ; j’ai souvent eu occasion de donner carrière à mes réflexions, et de remarquer le bon et le mauvais des pays ; d’en examiner l’état et la situation ; et celui des peuples, dont la pauvreté ayant souvent excité ma compassion, m’a donné lieu d’en rechercher la cause. Ce qu’ayant fait avec beaucoup de soin, j’ai trouvé qu’elle répondait parfaitement à ce qu’en a écrit l’auteur du Détail de la France[1], qui a développé et mis au jour fort naturellement les abus et malfaçons qui se pratiquent dans l’imposition et la levée des tailles[2], des aides[3] et des douanes provinciales[4].  Il serait à souhaiter qu’il en eût autant fait des affaires extraordinaires[5], de la capitation[6], et du prodigieux nombre d’exempts[7] qu’il y a présentement dans le royaume, qui ne lui ont guère moins causé de mal, que les trois autres, qu’il nous a si bien dépeints. Il est certain que ce mal est poussé à l’excès, et que si on n’y remédie, le menu peuple tombera dans une extrémité dont il ne se relèvera jamais ; les grands chemins de la campagne, et les rues des villes et des bourgs étant pleins de mendiants, que la faim et la nudité chassent de chez eux.

Par toutes les recherches que j’ai pu faire, depuis plusieurs années que je m’y applique, j’ai fort bien remarqué que dans ces derniers temps, près de la dixième partie du peuple est réduite à la mendicité, et mendie effectivement ; que des neuf autres parties, il y en a cinq qui ne sont pas en état de faire l’aumône à celle-là, parce qu’eux-mêmes sont réduits, à très peu de chose près, à cette malheureuse condition ; que des quatre autres parties qui restent, les trois sont fort malaisées, et embarrassées de dettes et de procès ; et que dans la dixième, où je mets tous les gens d’épée, de robe, ecclésiastiques et laïques, toute la noblesse haute, la noblesse distinguée, et les gens en charge militaire et civile, les bons marchands, les bourgeois rentiers et les plus accommodés, on ne peut pas compter sur cent mille familles ; et je ne croirais pas mentir, quand je dirais qu’il n’y en a pas dix mille, petites ou grandes, qu’on puisse dire être fort à leur aise ; et qui en ôterait les gens d’affaires, leurs alliés et adhérents couverts et découverts, et ceux que le roi soutient par ses bienfaits, quelques marchands, etc. Je m’assure, que le reste serait en petit nombre.

Les causes de la misère des peuples de cet État sont assez connues. Je ne laisse pas néanmoins d’en représenter en gros les principales. Mais il importe beaucoup de chercher un moyen solide qui arrête ce désordre, pendant que nous jouissons d’une paix[8], dont les apparences nous promettent une longue durée.

Bien que je n’aie aucune mission pour chercher ce moyen, et que je sois peut-être l’homme du royaume le moins pourvu des qualités nécessaires à le trouver ; je n’ai pas laissé d’y travailler, persuadé qu’il n’y a rien dont une vive et longue application ne puisse venir à bout.

J’ai donc premièrement examiné la taille dans son principe et dans son origine ; je l’ai suivie dans sa pratique, dans son état d’innocence, et dans sa corruption ; et après en avoir découvert les désordres, j’ai cherché s’il n’y aurait pas moyen de la remettre dans la pureté de son ancien établissement, en lui ôtant les défauts et abus qui s’y sont introduits par la manière arbitraire de l’imposer, qui l’ont rendue si odieuse.

J’ai trouvé que dès le temps de Charles VII on avait pris toutes les précautions qui avaient paru nécessaires pour prévenir les abus qui pourraient s’y glisser dans les suites, et que ces précautions ont été bonnes, ou du moins que le mal n’a été que peu sensible, tant que le fardeau a été léger, et que d’autres impositions n’ont point augmenté les charges ; mais dès qu’elles ont commencé à se faire un peu trop sentir, tout le monde a fait ce qu’il a pu pour les éviter ; ce qui ayant donné lieu au désordre, et à la mauvaise foi de s’introduire dans le détail de la taille, elle est devenue arbitraire, corruptible, et en toute manière accablante à un point qui ne se peut exprimer. Ce qui s’est tellement compliqué et enraciné, que quand même on viendrait à bout de le ramener à son premier établissement, ce ne serait tout au plus qu’un remède palliatif qui ne durerait pas longtemps ; car les chemins de la corruption sont tellement frayés, qu’on y reviendrait incessamment ; et c’est ce qu’il faut sur toute chose éviter.

La taille réelle, fondée sur les arpentages et sur les estimations des revenus des héritages, est bien moins sujette à corruption, il faut l’avouer ; mais elle n’en est pas exempte, soit par le défaut des arpenteurs, ou par celui des estimateurs qui peuvent être corrompus, intéressés ou ignorants, ou par le défaut du système en sa substance, étant très naturel d’estimer un héritage ce qu’il vaut, et de le taxer à proportion de la valeur présente de son revenu, ce qui n’empêche pas que dans les suites, l’estimation ne se puisse trouver défectueuse. C’est ce que l’exemple suivant rendra manifeste.

Un bon ménager possède un héritage, dans lequel il fait toute la dépense nécessaire à une bonne culture ; cet héritage répond aux soins de son maître, et rend à proportion. Si dans ce temps-là on fait le tarif ou cadastre du pays, ou qu’on le renouvelle, l’héritage sera taxé sur le pied de son revenu présent ; mais si par les suites cet héritage tombe entre les mains d’un mauvais ménager, ou d’un homme ruiné, qui n’ait pas moyen d’y faire de la dépense ; ou qu’il soit décrété ; ou qu’il tombe à des mineurs ; tout cela arrive souvent et fort naturellement : en un mot, qu’il soit négligé par impuissance ou autrement, pour lors il déchoira de sa bonté, et ne rapportera plus tant ; auquel cas le propriétaire ne manquera pas de se plaindre, et de dire que son champ a été trop taxé, et il aura raison par rapport au revenu présent : ce qui n’empêche cependant pas que les premiers estimateurs n’aient fait leur devoir. Qui donc aura tort ? Ce sera bien sûrement le système qui est défectueux, pour ne pouvoir pas soutenir à perpétuité la justesse de son estimation. Et c’est de ce défaut d’où procède la plus grande partie des plaintes qui se font dans les pays où la taille est réelle, bien qu’il ne soit pas impossible qu’il ne s’y glisse d’autres défauts de négligence ou de malice pour favoriser quelqu’un. [9]

Il arrive la même chose dans le système des vingtièmes et centièmes qui réussissent assez bien dans les Pays-Bas, parce que le pays étant plat, il ne s’y trouve que trois ou quatre différences au plus dans les estimations. Mais dans les pays bosselés, par exemple, dans le mien, frontière de Morvan, pays montagneux, faisant partie de la Bourgogne et du Nivernais, presque partout mauvais ; quand j’en ai voulu faire un essai, il s’est trouvé que dans une terre qui ne contient pas plus d’une demie lieue quarrée, il a fallu la diviser en quatorze ou quinze cantons, pour en faire autant d’estimations différentes ; et que dans chacun de ces cantons, il y avait presque autant de différences que de pièces de terre. Ce qui fait voir, qu’outre les erreurs auxquelles la taille réelle est sujette, aussi bien que les vingtièmes et centièmes, elle serait encore d’une discussion dont on ne verrait jamais la fin, s’il fallait l’étendre par toute la France.

Il en est de même des répartitions qui se font par feux ou fouages[10], comme en Bretagne, Provence et Dauphiné, où quelque soin qu’on ait pris de les bien égaler, la suite des temps les a dérangés et disproportionnés comme les autres. Il y a des pays où l’on met toutes les impositions sur les denrées qui s’y consomment, même sur le pain, le vin, et les viandes ; mais cela en rend les consommations plus chères, et par conséquent plus rares. En un mot, cette méthode nuit à la subsistance et nourriture des hommes, et au commerce, et ne peut satisfaire aux besoins extraordinaires d’un État, parce qu’on ne peut pas la pousser assez loin. [11] D’autres ont pensé à tout mettre sur le sel ; mais cela le rendrait si cher, qu’il faudrait tout forcer pour obliger le menu peuple à s’en servir. Outre que ce qu’on en tirerait ne pourrait jamais satisfaire aux deux-tiers des besoins communs de l’État, loin de pouvoir suffire aux extraordinaires. Sur quoi il est à remarquer que les gens qui ont fait de telles propositions se sont lourdement trompés sur le nombre des peuples, qu’ils ont estimé de moitié plus grand qu’il n’est en effet.

Tous ces moyens étant défectueux, il en faut chercher d’autres qui soient exempts de tous les défauts qui leur sont imputés, et qui puissent en avoir toutes les bonnes qualités, et même celles qui leur manquent. Ces moyens sont tous trouvés ; ce sera la dîme royale, si le roi l’a pour agréable, prise proportionnellement sur tout ce qui porte revenu. Ce système n’est pas nouveau, il y a plus de trois mille ans que l’écriture sainte en a parlé, et l’histoire profane nous apprend que les plus grands États s’en sont heureusement servis. Les empereurs grecs et romains l’ont employé ; nos rois de la première et seconde race l’ont fait aussi, et beaucoup d’autres s’en servent encore en plusieurs parties du monde, au grand bien de leur pays. On prétend que le roi d’Espagne s’en sert dans l’Amérique et dans les îles ; et que le grand Mogol, et le roi de la Chine, s’en servent aussi dans l’étendue de leurs empires. [12]

En effet, l’établissement de la dîme royale imposée sur tous les fruits de la terre, d’une part, et sur tout ce qui fait du revenu aux hommes, de l’autre, me parait le moyen le mieux proportionné de tous : parce que l’une suit toujours son héritage qui rend à proportion de sa fertilité, et que l’autre se conforme au revenu notoire et non contesté. C’est le système le moins susceptible de corruption de tous, parce qu’il n’est soumis qu’à son tarif, et nullement à l’arbitrage des hommes.

La dîme ecclésiastique que nous considérons comme le modèle de celle-ci, ne fait aucun procès, elle n’excite aucune plainte ; et depuis qu’elle est établie, nous n’apprenons pas qu’il s’y soit fait aucune corruption ; aussi n’a-t-elle pas eu besoin d’être corrigée.

C’est celui de tous les revenus qui emploie le moins de gens à sa perception, qui cause le moins de frais, et qui s’exécute avec le plus de facilité et de douceur.

C’est celui qui fait le moins de non-valeur, ou pour mieux dire, qui n’en fait point du tout. Les dîmeurs se paient toujours comptant de ce qui se trouve sur le champ, dont on ne peut rien lever qu’ils n’aient pris leur droit. Et pour ce qui est des autres revenus différents des fruits de la terre, dont on propose aussi la dîme, le roi pourra se payer de la plus grande partie par ses receveurs ; et le reste une fois réglé, ne souffrira aucune difficulté.

C’est la plus simple et la moins incommode de toutes les impositions, parce que quand son tarif sera une fois arrêté, il n’y aura qu’à le faire publier au prône des paroisses, et le faire afficher aux portes des églises : chacun saura à quoi s’en tenir, sans qu’il puisse y avoir lieu de se plaindre que son voisin l’a trop chargé.

C’est la manière de lever les deniers royaux la plus pacifique de toutes, et qui excitera le moins de bruit et de haine parmi les peuples, personne ne pouvant avoir lieu de se plaindre de ce qu’il aura ou devra payer, parce qu’il sera toujours proportionné à son revenu.

Elle ne mettrait aucune borne à l’autorité royale qui sera toujours la même ; au contraire, elle rendra le roi tout à fait indépendant non seulement de son clergé, mais encore de tous les pays d’états, à qui il ne sera plus obligé de faire aucune demande : parce que la dîme royale dîmant par préférence sur tous les revenus, suppléera à toutes ces demandes ; et le roi n’aura qu’à en hausser ou baisser le tarif selon les besoins de l’État. C’est encore un avantage incomparable de cette dîme, de pouvoir être haussée et baissée sans peine et sans le moindre embarras ; car il n’y aura qu’à faire un tarif nouveau pour l’année suivante ou courante, qui sera affiché comme il est dit ci-devant.

Le roi ne dépendrait plus des traitants, il n’aurait plus besoin d’eux, ni d’établir aucun impôt extraordinaire, de quelque nature qu’il puisse être ; ni de faire jamais aucun emprunt, parce qu’il trouverait dans l’établissement de cette dîme et des deux autres fonds qui lui seraient joints, dont il sera parlé ci-après, de quoi subvenir à toutes les nécessités extraordinaires qui pourraient arriver à l’État.

Elle ne ferait aucun tort à ceux qui ont des charges d’ancienne ou de nouvelle création dont l’État n’aura plus besoin, puisqu’en payant les gages et les intérêts jusqu’à remboursement de finances, les propriétaires qui n’auront rien ou peu de chose à faire, n’auront aucun sujet de se plaindre.

Ajoutons à ce que dessus, que la dîme royale jointe aux deux autres fonds que nous prétendons lui associer, sera le plus assuré, comme le plus abondant moyen qu’on puisse imaginer pour l’acquit des dettes de la couronne.

L’établissement de la dîme royale assurerait les revenus du roi sur les biens certains et réels qui ne pourront jamais lui manquer. Ce serait une rente foncière suffisante sur tous les biens du royaume, la plus belle, la plus noble, et la plus assurée qui fût jamais.

Comme il n’y a rien de plus vrai que tous ces attributs de la dîme royale, ni rien plus certain que tous les défauts qui sont imputés aux autres systèmes ; je ne vois point de raison qui puisse détourner sa majesté d’employer celui-ci par préférence à tous autres, puisqu’il les surpasse infiniment par son abondance, par sa simplicité, par la justesse de sa proportion, et par son incorruptibilité.

Je ne dis rien des deux autres fonds, dont l’un est le sel, et l’autre le revenu fixe, composé du domaine, des parties casuelles, etc. Parce que je suis persuadé qu’on entrera facilement dans les expédients que je proposerai à l’égard du premier ; et que l’autre comprend des revenus, dont l’établissement est déjà fait et légitimé, à très peu de chose prés.

À l’égard des difficultés qui pourraient s’opposer à l’établissement de cette dîme, elles seraient peut-être considérables, si on entreprenait de le faire tout d’un coup ; parce que les peuples étant extrêmement prévenus contre les nouveautés, qui jusque ici leur ont toujours fait du mal et jamais du bien, ils crieraient bien haut avant qu’ils eussent démêlé tout le bon et le mauvais de ce système. Mais il y a longtemps qu’on est accoutumé aux crieries, et qu’on ne laisse pas de faire et de réussir à ce que l’on entreprend. Ce qu’il y a de certain, c’est que n’en entreprenant que peu à la fois, comme il est proposé à la fin de ces mémoires, peu de gens crieront, et ce peu là s’apaisera bientôt, quand ils auront démêlé ce de quoi il s’agit. Ce ne sera pas le menu peuple qui fera le plus de bruit, ce seront ceux dont il est parlé au chapitre des objections et oppositions ; mais comme pas un d’eux n’aura raison d’en faire, il faudra boucher les oreilles, aller son chemin, et s’armer de fermeté ; les suites feront bientôt voir que tout le monde s’en trouvera bien. [13]

L’établissement de la dîme royale me parait enfin le seul moyen capable de procurer un vrai repos au royaume, et celui qui peut le plus ajouter à la gloire du roi, et augmenter avec plus de facilité ses revenus ; parce qu’il est évident qu’à mesure qu’elle s’affermira, ils s’accroîtront de jour en jour, ainsi que ceux des peuples, car l’un ne saurait faire chemin sans l’autre.

Plus on examinera ce système, plus on le trouvera excellent ; outre toutes les belles propriétés que j’ai déjà fait remarquer, on y en trouvera toujours de nouvelles. Par exemple, il en a une incomparable qui lui est singulière, qui est celle d’être également utile au prince et à ses sujets. Mais comme ce même système est fondé sur des maximes qui ne conviennent qu’à lui seul, quoi qu’elles soient très justes et très naturelles, aussi est-il incompatible dans son exécution avec tout autre. C’est pourquoi ce serait tout gâter, que d’en vouloir prendre une partie pour l’insérer dans une autre et laisser le reste : par exemple, la dîme des fruits de la terre, avec la taille ou les aides ; parce que cette dîme étant poussée dans ces mémoires aussi loin qu’elle peut aller, on ne pourrait la mêler avec d’autres impositions de la nature de celles qui se lèvent aujourd’hui, sans tout déranger, et la rendre absolument insupportable. Il faut donc prendre ce système tout entier, ou le rejeter tout à fait. [14]

Je voudrais bien finir, mais je me sens encore obligé de prendre la liberté de représenter à sa majesté, que cet ouvrage étant uniquement fait pour elle et pour son royaume, sans aucune autre considération, il est nécessaire qu’elle ait la bonté d’en commettre l’examen à de véritables gens de bien, et absolument désintéressés. Car le défaut le plus commun de la nation est de se mettre peu en peine des besoins de l’État. Et rarement en verra-t-on qui soient d’un sentiment avantageux au public, quand ils auront un intérêt contraire ; les misères d’autrui les touchent peu quand ils en sont à couvert, et j’ai vu souvent que beaucoup d’affaires publiques ont mal réussi, parce que des particuliers y ayant leurs intérêts mêlés, ils ont su trouver le moyen de faire pencher la balance de leur côté. Il est donc du service de sa majesté d’y prendre garde de près, en ce rencontre particulièrement, et de faire un bon choix de gens à qui elle donnera le soin d’examiner cet ouvrage.

Je me sens encore obligé d’honneur et de conscience, de représenter à sa majesté, qu’il m’a paru que de tout temps, on n’avait pas eu assez d’égard en France pour le menu peuple, et qu’on en avait fait trop peu de cas ; aussi c’est la partie la plus ruinée et la plus misérable du royaume ; c’est elle cependant qui est la plus considérable par son nombre, et par les services réels et effectifs qu’elle lui rend. Car c’est elle qui porte toutes les charges, qui a toujours le plus souffert, et qui souffre encore le plus ; et c’est sur elle aussi que tombe toute la diminution des hommes qui arrive dans le royaume. Voici ce que l’application que je me suis donnée pour apprendre jusqu’où cela pourrait aller, m’en adécouvert.

Par un mesurage fait sur les meilleures cartes de ce royaume, je trouve que la France, de l’étendue qu’elle est aujourd’hui, contient trente mille lieues quarrées ou environ, de 25 au degré, la lieue de 2 282 toises trois pieds. Que chacune de ces lieues contient 4 688 arpents 82 perches et demie de terre de toutes espèces, l’arpent de cent perches quarrées, et la perche de 20 pieds de long, et de 400 pieds carrés. [15] Ces 4 688 arpents 82 perches et demie divisés proportionnellement en terres vagues et vaines, places à bâtir, chemins, haies et fossés, étangs, rivières et ruisseaux ; en terres labourables, prés, jardins, vignes, bois, et en toutes les parties, qui peuvent composer un petit pays habitable de cette étendue, la fertilité de même pays supposée un peu au-dessous du médiocre : ces terres enfin cultivées, ensemencées, et la récolte faite, doivent produire par commune année de quoi nourrir sept ou huit cent personnes de tous âges et de tous sexes, sur le pied de trois septiers de blé mesure de Paris par tête, le septier pesant net 170 livres, le poids du sac défalqué.

De sorte que si la France était peuplée d’autant d’habitants qu’elle en pourrait nourrir de son cru, elle en contiendrait sur le pied de 700 par lieue quarrée, vingt-et-un million : et sur le pied de 800, vingt-quatre millions. Et par les dénombrements que j’ai supputé de quelques provinces du royaume, et de plusieurs autres petites parties, il se trouve que la lieue quarrée commune de ces provinces ne revient qu’à 627 personnes et demi, de tous âges et de tous sexes ; encore ai-je lieu de me défier que cette quantité puisse se soutenir dans toute l’étendue du royaume ; car il y a bien de mauvais pays dont je n’ai pas les dénombrements. Je trouve donc au premier cas, c’est-à-dire de 700 personnes à la lieue quarrée, qu’il manque 72 et demie personnes par lieue quarrée ; et au second, de huit cents à la même lieue, qu’il en manque 172 et demie ; ce qui revient au premier, à deux millions cent soixante-quinze mille âmes de différence par tout le royaume ; et dans l’autre, à cinq millions cent soixante-quinze mille, qui est à peu près autant qu’il y en peut avoir dans l’Angleterre, l’Écosse et l’Irlande ; et tout cela en diminution de la partie basse du peuple, qui remplit encore à ses dépens les vides qui se font dans la haute, par les gens qui s’élèvent et font fortune.

C’est encore la partie basse du peuple, qui par son travail et son commerce, et par ce qu’elle paie au roi, l’enrichit et tout son royaume. C’est elle qui fournit tous les soldats et matelots de ses armées de terre et de mer, et grand nombre d’officiers ; tous les marchands, et les petits officiers de judicature. C’est elle qui exerce, et qui remplit tous les arts et métiers ; c’est elle qui fait tout le commerce et les manufactures de ce royaume ; qui fournit tous les laboureurs, vignerons et manœuvriers de la campagne ; qui garde et nourrit les bestiaux ; qui sème les blés, et les recueille ; qui façonne les vignes, et fait le vin : et pour achever de le dire en peu de mots, c’est elle qui fait tous les gros et menus ouvrages de la campagne et des villes.

Voilà en quoi consiste cette partie du peuple si utile et si méprisée, qui a tant souffert, et qui souffre tant de l’heure que j’écris ceci. On peut espérer que l’établissement de la dîme royale pourra réparer tout cela en moins de quinze années de temps, et remettre le royaume dans une abondance parfaite d’hommes et de biens. Car quand les peuples ne seront pas si oppressés, ils se marieront plus hardiment ; ils se vêtiront et nourriront mieux ; leurs enfants seront plus robustes et mieux élevés ; ils prendront un plus grand soin de leurs affaires. Enfin ils travailleront avec plus de force et de courage, quand ils verront que la principale partie du profit qu’ils y feront, leur demeurera.

Il est constant que la grandeur des rois se mesure par le nombre de leurs sujets ; c’est en quoi consistent leur bien, leur bonheur, leurs richesses, leurs forces, leur fortune, et toute la considération qu’ils ont dans le monde. On ne saurait donc rien faire de mieux pour leur service et pour leur gloire, que de leur remettre souvent cette maxime devant les yeux : car puisque c’est en cela que consiste tout leur bonheur, ils ne sauraient trop se donner de soin pour la conservation et augmentation de ce peuple qui leur doit être si cher. [16]

Il y a longtemps que je m’aperçois que cette préface est trop longue. Je ne saurais cependant me résoudre à la finir, que je n’aie encore dit ce que je pense sur les bornes qu’on peut donner à la dîme royale, que je crois avoir suffisamment étudiée, pour en pouvoir dire mon sentiment.

Il m’a donc paru qu’on ne la doit jamais pousser plus haut que le dixième, ni la mettre plus bas que le vingtième ; l’excès du premier chargerait trop, et la médiocrité du dernier ne fournirait pas assez pour satisfaire au courant. [17]On se peut jouer entre ces deux termes par rapport aux besoins de l’État, et jamais autrement ; parce qu’il est constant que plus on tire des peuples, plus on ôte d’argent du commerce ; et que celui du royaume le mieux employé, est celui qui demeure entre leurs mains, où il n’est jamais inutile ni oisif. [18]

MAXIMES FONDAMENTALES DE CE SYSTÈME

I. Il est d’une évidence certaine et reconnue par tout ce qu’il y a de peuples policés dans le monde, que tous les sujets d’un État ont besoin de sa protection, sans laquelle ils n’y sauraient subsister.

II. Que le prince, chef et souverain de cet État ne peut donner cette protection, si ses sujets ne lui en fournissent les moyens ; d’où s’ensuit : [19]

III. Qu’un état ne se peut soutenir, si les sujets ne le soutiennent. Or ce soutien comprend tous les besoins de l’État, auxquels par conséquent tous les sujets sont obligez de contribuer.

De cette nécessité, il résulte :

Premièrement, une obligation naturelle aux sujets de toutes conditions, de contribuer à proportion de leur revenu ou de leur industrie, sans qu’aucun d’eux s’en puisse raisonnablement dispenser.

Deuxièmement, qu’il suffit pour autoriser ce droit, d’être sujet de cet État.

Troisièmement, que tout privilège qui tend à l’exemption de cette contribution, est injuste et abusif, et ne peut ni ne doit prévaloir au préjudice du public.

 

PREMIERE PARTIE : PROJET

Quand je dirai que la France est le plus beau royaume du monde, je ne dirai rien de nouveau, il y a longtemps qu’on le sait ; mais si j’ajoutais qu’il est le plus riche, on n’en croirait rien, par rapport à ce que l’on voit. C’est cependant une vérité constante, et on en conviendra sans peine, si on veut bien faire attention, que ce n’est pas la grande quantité d’or et d’argent qui font les grandes et véritables richesses d’un État, puisqu’il y a de très grands pays dans le monde qui abondent en or et en argent, et qui n’en sont pas plus à leur aise, ni plus heureux. Tels sont le Pérou, et plusieurs États de l’Amérique, et des Indes Orientales et Occidentales, qui abondent en or et en pierreries, et qui manquent de pain. La vraie richesse d’un royaume consiste dans l’abondance des denrées, dont l’usage est si nécessaire au soutien de la vie des hommes, qu’ils ne sauraient s’en passer. [20]

Or, on peut dire que la France possède cette abondance au suprême degré, puisque de son superflu elle peut grassement assister ses voisins, qui sont obligés de venir chercher leurs besoins chez elle, en échange de leur or et de leur argent ; que si avec cela elle reçoit quelques-unes de leurs denrées, ce n’est que pour faciliter le commerce, et satisfaire au luxe de ses habitants ; hors cela elle pourrait très bien s’en passer. [21]

Les denrées qu’elle débite le plus communément aux étrangers sont les vins, les eaux de vie, les sels, les blés et les toiles. Elle fournit aussi les modes, une infinité d’étoffes qui se fabriquent dans ses manufactures mieux qu’en aucun autre endroit du monde, ce qui lui attire et peut attirer des richesses immenses, qui surpassent celles que les Indes pourraient lui fournir, si elle en était maîtresse.

Elle a de plus chez elle des propriétés singulières, qui excitent un commerce intérieur qui lui est très utile. C’est qu’elle n’a guère de province qui n’ait besoin de sa voisine d’une façon ou d’autre ; ce qui fait que l’argent se remue, et que tout se consomme au dedans, ou se vend au dehors, en sorte que rien ne demeure.

Que si cela ne se trouve pas au pied de la lettre aussi précisément que je le dis, ce n’est ni à l’intempérie de l’air, ni à la faute des peuples, ni à la stérilité des terres, qu’il en faut attribuer la cause ; puisque l’air y est excellent, les habitants laborieux, adroits, pleins d’industrie, et très nombreux ; mais aux guerres qui l’ont agitée depuis longtemps, et au défaut d’économie que nous n’entendons pas assez, soit dans le choix des impôts et subsides nécessaires pour entretenir l’État, soit dans la manière de les lever, soit dans la culture de la terre par rapport à sa fertilité. Car c’est une vérité qui ne peut être contestée, que le meilleur terroir ne diffère en rien du mauvais s’il n’est cultivé. Cette culture devient même non seulement inutile, mais ruineuse au propriétaire et au laboureur, à cause des frais qu’il est obligé d’y employer, si faute de consommation, les denrées qu’il retire de ses terres lui demeurent et ne se vendent point.

Il y a longtemps qu’on s’est aperçu et qu’on se plaint que les biens de la campagne rendent le tiers moins de ce qu’ils rendaient il y a trente ou quarante ans, surtout dans les pays où la taille est personnelle ; mais peu de personnes ont pris la peine d’examiner à fond, quelles sont les causes de cette diminution qui se fera sentir de plus en plus, si on n’y apporte le remède convenable.

Pour peu qu’on ait de connaissance de ce qui se passe à la campagne, on comprend aisément que les tailles sont une des causes de ce mal, non qu’elles soient toujours et en tout temps trop grosses ; mais parce qu’elles sont assises sans proportion, non seulement en gros de paroisse à paroisse, mais encore de particulier à particulier ; en un mot, elles sont devenues arbitraires, n’y ayant point de proportion du bien du particulier à la taille dont on le charge. Elles sont de plus exigées avec une extrême rigueur, et de si grands frais, qu’il est certain qu’ils vont au moins à un quart du montant de la taille. Il est même assez ordinaire de pousser les exécutions jusqu’à dépendre les portes des maisons, après avoir vendu ce qui était dedans ; et on en a vu démolir, pour en tirer les poutres, les solives et les planches qui ont été vendues cinq ou six fois moins qu’elles ne valaient, en déduction de la taille.

L’autorité des personnes puissantes et accréditées, fait souvent modérer l’imposition d’une ou de plusieurs paroisses, à des taxes bien au-dessous de leur juste portée, dont la décharge doit conséquemment tomber sur d’autres voisines qui en sont surchargées ; et c’est un mal invétéré auquel il n’est pas facile de remédier. Ces personnes puissantes sont payées de leur protection dans la suite, par la plus-value de leurs fermes, ou de celles de leurs parents ou amis, causée par l’exemption de leurs fermiers et de ceux qu’ils protègent, qui ne sont imposés à la taille que pour la forme seulement ; car il est très ordinaire de voir qu’une ferme de trois à quatre mille livres de revenu, ne sera quotisée qu’à quarante ou cinquante livres de taille, tandis qu’une autre de quatre à cinq cents livres en payera cent, et souvent plus ; ce qui fait que les terres n’ont pas ordinairement la moitié de la culture dont elles ont besoin.

Il en est de même de laboureur à laboureur, ou de paysan à paysan, le plus fort accable toujours le plus faible ; et les choses sont réduites à un tel état, que celui qui pourrait se servir du talent qu’il a de savoir-faire quelque art ou quelque trafic, qui le mettrait lui et sa famille en état de pouvoir vivre un peu plus à son aise, aime mieux demeurer sans rien faire ; et que celui qui pourrait avoir une ou deux vaches, et quelques moutons ou brebis, plus ou moins, avec quoi il pourrait améliorer sa ferme ou sa terre, est obligé de s’en priver, pour n’être pas accablé de taille l’année suivante, comme il ne manquerait pas de l’être, s’il gagnait quelque chose, et qu’on vît sa récolte un peu plus abondante qu’à l’ordinaire. C’est par cette raison qu’il vit non seulement très pauvrement lui et sa famille, et qu’il va presque tout nu, c’est-à-dire, qu’il ne fait que très peu de consommation ; mais encore, qu’il laisse dépérir le peu de terre qu’il a, en ne la travaillant qu’à demi, de peur que si elle rendait ce qu’elle pourrait rendre étant bien fumée et cultivée, on n’en prît occasion de l’imposer doublement à la taille. [22] Il est donc manifeste que la première cause de la diminution des biens de la campagne est le défaut de culture, et que ce défaut provient de la manière d’imposer les tailles et de les lever.

L’autre cause de cette diminution est le défaut de consommation, qui provient principalement de deux autres, dont une est la hauteur et la multiplicité des droits des aides et des douanes provinciales, qui emportent souvent le prix et la valeur des denrées, soit vin, bière et cidre ; ce qui a fait qu’on a arraché tant de vignes, et qui par les suites fera arracher les pommiers en Normandie, où il y en a trop par rapport à la consommation présente de chaque pays, laquelle diminue tous les jours ; l’autre, les vexations inexprimables que font les commis à la levée des aides, qui se sont fait depuis quelque temps marchands de vin et de cidre. Car il faut parler à tant de bureaux pour transporter les denrées, non seulement d’une province ou d’un pays à un autre, par exemple de Bretagne en Normandie, ce qui rend les français étrangers aux français mêmes, contre les principes de la vraie politique, qui conspire toujours à conserver une certaine uniformité entre les sujets qui les attache plus fortement au prince ; mais encore d’un lieu à un autre dans la même province ; et on a trouvé tant d’inventions pour surprendre les gens, et pouvoir confisquer les marchandises, que le propriétaire et le paysan aiment mieux laisser périr leurs denrées chez eux, que de les transporter avec tant de risques et si peu de profit. [23] De sorte qu’il y a des denrées, soit vins, cidres, huiles, et autres choses semblables, qui sont à très grand marché sur le lieu, et qui se vendraient chèrement, et se débiteraient très bien à dix, vingt et trente lieues de là où elles sont nécessaires, qu’on laisse perdre, parce qu’on n’ose hasarder de les transporter.

Ce serait donc un grand bien pour l’État, et une gloire incomparable pour le roi, si on pouvait trouver un moyen sûr, qui en lui fournissant autant ou plus que ne font les tailles, les aides et les douanes provinciales, délivrât son peuple des misères auxquelles cette même taille, les aides, etc. les assujettissent. Et c’est ce que je me suis persuadé avoir trouvé, et que je proposerai dans la suite, après avoir dit un mot du mal que causent les affaires extraordinaires, et les exemptions.

Il était impossible dans l’état où sont les choses, de fournir aux dépenses que la dernière guerre exigeait, sans le secours des affaires extraordinaires, qui ont donné de grands fonds. Mais on ne peut dissimuler, qu’à l’exception des rentes constituées sur l’hôtel de ville de Paris, des tontines, et autres engagements semblables, qui peuvent être utiles aux particuliers, et qui ont été volontaires, le surplus des affaires extraordinaires n’ait causé de grands maux, dont l’État se ressentira longtemps ; non seulement pour les rentes et dettes qu’il a contractées, qui en ont notablement augmenté les charges, en même temps que par les mêmes voies, elles ont ôté quantité de bons sujets à la taille, dont on les a exemptés pour des sommes très modiques, parties desquelles sont demeurées entre les mains des traitants : mais encore par la ruine presque totale et sans ressource d’une quantité de bonnes familles, qu’on a contraint de payer plusieurs taxes, sans s’informer si elles en avaient les moyens. À quoi il faut ajouter, que ces mêmes affaires extraordinaires ont encore épuisé et mis à sec ce qui était resté de gens un peu accommodés en état de soutenir le menu peuple de la campagne, qui de tout temps était dans l’habitude d’avoir recours à eux dans leur nécessité, tant pour avoir de quoi payer la taille et leurs autres dettes plus pressées, que pour acheter de quoi vivre et s’entretenir, assurés qu’ils étaient de regagner une partie de cet emprunt par le travail de leurs bras ; ce qui faisait un commerce capable de soutenir les maîtres et les valets, au lieu que les uns et les autres venant à tomber en même temps et par les mêmes causes, ne sauraient que difficilement se relever.

Pour rendre ceci plus intelligible, je prendrai la liberté de marquer en détail les défauts plus essentiels que j’ai observé en ces sortes d’affaires ; non pour blâmer ce qui a été fait dans une nécessité pressante, mais pour faire voir le bien qu’on ferait à l’État, si on pouvait trouver un moyen de remédier à une semblable nécessité, sans être obligé d’avoir recours à de pareilles affaires.

Le premier de tous est l’injustice de la taxe sur celui qui ne la doit pas plus qu’un autre qui ne la paie point, ou qui la paie beaucoup moindre ; et pour laquelle on n’apporte d’autre raison que celle du besoin de l’État, laquelle est toujours bonne par rapport à l’État ; mais ce pauvre particulier est fort à plaindre qui paie déjà par tant d’endroits, et qui se voit encore distingué par l’imposition d’une nouvelle taxe qu’il est contraint de payer, sans qu’on lui permette de dire ses raisons.

Le second est l’usure que les traitants exigent de celui qui paie, qui est le particulier, et de celui qui reçoit, qui est le roi, qui ne va pas moins qu’au quart du total, et souvent plus.

Le troisième sont les frais des contraintes qui montent souvent plus haut que le principal même.

Le quatrième consiste aux rentes, gages, et appointements dont le roi a augmenté ses dettes, par tant de créations de charges, d’offices et de rentes sur l’hôtel de ville de Paris, sur les postes, les tontines, augmentations de gages, etc.

Le cinquième, en ce qu’on a affranchi un grand nombre de gens de la taille, dont l’exemption retombe directement sur les peuples, et indirectement sur le roi.

Le sixième, en ce qu’en achevant de ruiner ceux qui avaient encore quelque chose, il n’y a plus ou très peu de ressource pour les paysans, qui dans les pressants besoins avaient recours à eux.

Et le septième, en ce que les affaires extraordinaires ayant produit une multitude de petits impôts sur toutes sortes de denrées, ont troublé le commerce, en diminuant notablement les consommations. Aussi l’expérience a fait connaître que de semblables impôts ne sont bons que pour enrichir les traitants, fatiguer les peuples, et empêcher le débit des denrées ; et ne portent que peu d’argent dans les coffres du roi.

Ainsi toutes les affaires extraordinaires, de quelque manière qu’on les tourne, sont toujours également mauvaises pour le roi et pour ses sujets.

Il y a même encore une remarque à faire, non moins importante que les précédentes, qui est que la taille, le sel, les aides, les douanes, etc., peuvent bien être continuées, en corrigeant les abus qui s’y sont introduits ; mais cela ne peut être fait à l’égard des affaires extraordinaires, qui ne se peuvent pas répéter d’une année à l’autre, du moins sous les mêmes titres. C’est pourquoi quelque quantité qu’on en puisse faire, on est assuré d’en trouver bientôt la fin. Et c’est apparemment cette considération qui a donné à nos ennemis tant d’éloignement pour la paix ; car il ne faut pas douter qu’ils ne fussent bien informés de ce qui se passait chez nous. [24]

J’aurais beaucoup de choses à dire sur le mal que font les douanes provinciales, tant par la mauvaise situation de leurs bureaux dans le milieu des provinces françaises, que par les excès des taxes et les fraudes des commis ; mais je veux passer outre, et abréger. C’est pourquoi je ne m’étendrai pas là-dessus davantage, non plus que sur la capitation, qui pour avoir été trop pressée, et faite à la hâte, n’a pu éviter de tomber dans de très grands défauts, qui ont considérablement affaibli ce qu’on en devait espérer, et produit une infinité d’injustices et de confusions.

Quel bien le roi ne ferait-il donc point à son État, s’il pouvait subvenir à ses besoins par des moyens aisés et naturels, sans être obligé d’en venir aux extraordinaires, dont le poids est toujours pesant, et les suites très fâcheuses ?

Comme tous ceux qui composent un État, ont besoin de sa protection pour subsister, et se maintenir chacun dans son état et sa situation naturelle, il est raisonnable que tous contribuent aussi selon leurs revenus, à ses dépenses et à son entretien : c’est l’intention des maximes mises au commencement de ces mémoires. Rien n’est donc si injuste que d’exempter de cette contribution ceux qui sont le plus en état de la payer, pour en rejeter le fardeau sur les moins accommodés qui succombent sous le faix ; lequel serait d’ailleurs très léger s’il était porté par tous à proportion des forces d’un chacun ; d’où il suit que toute exemption à cet égard est un désordre qui doit être corrigé. Après beaucoup de réflexions et d’expériences, il m’a paru que le roi avait un moyen sûr et efficace pour remédier à tous ces maux, présents et à venir.

Ce moyen consiste à faire contribuer un chacun selon son revenu au besoin de l’État ; mais d’une manière aisée et facile, par une proportion dont personne n’aura lieu de se plaindre, parce qu’elle sera tellement répandue et distribuée, que quoi qu’elle soit également portée par tous les particuliers, depuis le plus grand jusqu’au plus petit, aucun n’en sera surchargé, parce que personne n’en portera qu’à proportion de son revenu.

Ce moyen aura encore cette facilité, que dans les temps fâcheux il fournira les fonds nécessaires, sans avoir recours à aucune affaire extraordinaire, en augmentant seulement la quotité des levées à proportion des besoins de l’État. [25] Par exemple, si la quotité ordinaire est le vingtième du revenu, on le mettra au quinzième ou au dixième, à proportion, et pour le temps de la nécessité seulement, sans que personne paie jamais deux fois pour raison d’un même revenu, et sans qu’il y ait presque aucune contrainte à exercer pour les paiements, parce que le recouvrement des fonds se ferait toujours d’une manière aisée, très naturelle, et presque sans frais, comme il se verra dans la suite.

Je réduis donc cette contribution générale à quatre différents fonds.

PREMIER FONDS

Le premier fonds est une perception réelle des fruits de la terre en espèce à une certaine proportion, pour tenir lieu de la taille, des aides, des douanes établies d’une province à l’autre, des décimes, et autres impositions. Perception que j’appellerai dîme royale, qui sera levée généralement sur tous les fruits de la terre, de quelque nature qu’ils puissent être, c’est-à-dire des blés, des vins, des bois, prés, pâturages, etc.

Je me suis rendu à ce système après l’avoir longtemps balancé avec les vingtièmes et la taille réelle, parce que tous les autres ont des incertitudes et des difficultés insurmontables.

Ce qu’on a toujours trouvé à redire dans l’imposition des tailles, et à quoi les ordonnances réitérées de nos rois n’ont pu remédier jusqu’à présent, est qu’on n’a jamais pu bien proportionner l’imposition au revenu ; tant parce que cette proportion demande une connaissance exacte de la valeur des terres en elles-mêmes et par rapport aux voisines, qu’on n’a point pour l’ordinaire et qu’on ne se met pas en peine d’acquérir, à cause qu’il faudrait employer trop de temps et de peines ; que parce que ceux de qui dépendent les impositions, ont toujours voulu se conserver la liberté de favoriser qui il leur plairait, dans les pays où la taille est personnelle. Et pour ce qui concerne les pays où la taille est réelle, une expérience sûre et bien éprouvée par un fort longtemps, fait voir que les anciennes estimations n’ont point de proportion au produit présent des terres, et qu’il y a une très grande disproportion des impositions, non seulement de paroisse à paroisse, mais de terre à terre dans une même paroisse ; soit que cela soit arrivé, parce que les terres, comme le corps humain, changent de tempérament, et ne sont pas toujours au même degré de fertilité ; ou par l’inégalité des superficies bossillées qui diversifient la qualité des terres à l’infini ; ou par l’infidélité des experts-estimateurs. Comme il est arrivé dans la généralité de Montauban sous l’intendance de feu Mr. Pelot, lequel voulant réformer les défauts de l’ancien tarif, fit faire, par commission du conseil, une nouvelle estimation par des experts qui le trompèrent, nonobstant l’application qu’il avait eue à les bien choisir, et tous ses soins et son habileté. En sorte qu’au dire des gens les plus entendus de ce pays là, il aurait bien mieux valu pour cette généralité qu’il eût laissé les choses en l’état qu’elles étaient, à cause des inégalités de son tarif plus grandes, à ce qu’on prétend, qu’elles n’étaient auparavant.

Il en est de même de l’estimation qu’on fit des terres de Dauphiné en 1639. Il s’y est trouvé si peu de proportion des unes aux autres, et une si grande inégalité, que M. Bouchu, intendant de cette province, en recommence une autre, à laquelle il travaille avec beaucoup d’application, et une grande exactitude depuis deux ou trois ans. [26] On prétend qu’il lui faudra encore plusieurs années pour l’achever ; et même après qu’il y aura bien pris de la peine et employé bien du temps, il est sûr qu’on s’en plaindra encore. Ce qui doit faire juger de l’extrême difficulté qu’il y a de faire des estimations justes de la valeur intrinsèque des terres, tant en elles-mêmes que par rapport aux voisines, et de celles d’une paroisse et d’un pays à un autre pays ou paroisse.

De plus, il y a des distinctions dans ces provinces de même qu’en Provence et en Bretagne, de terres nobles et de roture, et de plusieurs sortes d’exemptions qui n’y conviennent point : il est de nécessité que tout paie, autrement on ne remédiera à rien.

Il semblerait que dans les pays où les tailles sont réelles, les taillables devraient être exempts des mangeries et des exactions qu’on voit ailleurs dans la levée des tailles ; cependant on s’en plaint là comme ailleurs, les receveurs y veulent avoir leur paraguante [27], et leurs officiers subalternes y font leur main tout comme ailleurs, sans que Mr. Pelot par exemple, avec sa sévérité et son exactitude, et tous les intendants qui sont venus après lui dans la généralité de Montauban, même dans celle de Bordeaux, et autres, y aient jamais pu remédier efficacement. Cela n’est pas tout à fait de même dans le Languedoc et en Provence, parce que ce sont pays d’états, mais il y a du désordre partout.

On remédiera à tous ces inconvénients par la perception de la dîme des fruits de la terre en espèce. C’était autrefois le revenu de nos premiers rois, et c’est encore le tribut le plus naturel et le moins à charge au laboureur et au paysan. Il a toujours une proportion si naturelle et si précise à la valeur présente de la terre, qu’il n’y a point d’expert ni de géomètre pour habile qu’il soit, qui en puisse approcher par son estime et par son calcul ; si la terre est bonne et bien cultivée elle rendra beaucoup : au contraire, si elle est négligée, ou qu’elle soit mauvaise, médiocre et sans culture, elle rendra peu, mais toujours avec une proportion naturelle à son degré de valeur. Et comme cette manière de lever la taille et les aides ensemble, met à couvert le laboureur de la crainte où il est d’être surchargé de taille l’année suivante dans le pays où elle est personnelle, on doit s’attendre que le revenu des terres augmenterait de près de moitié, par les soins et la bonne culture que chacun s’efforcerait d’y apporter ; et par conséquent les revenus du roi à proportion.

Voila déjà le premier défaut de la disproportion heureusement sauvé, d’une manière qui n’est point sujette au changement de la part des hommes.

Le second, qui comprend les maux qui accompagnent l’exaction, est aussi banni pour jamais par l’établissement de ce système. Car le laboureur et le paysan ayant payé la dîme royale sur le champ lors de la récolte, comme il fait la dîme ecclésiastique, il ne devra plus rien de ce côté là, et ainsi il n’appréhendera plus ni les receveurs des tailles, ni les collecteurs, ni les sergents ; et toutes ces animosités et ces haines invétérées qui se perpétuent dans les familles des paysans, à cause des impositions non proportionnées de la taille dont ils se surchargent chacun à leur tour, cesseraient tout d’un coup ; ils deviendraient tous bons amis, n’ayant plus à se plaindre les uns des autres, chacun se pourvoirait de bétail selon ses facultés ; et comme les passages seraient libres de province à province, et de lieu à autre, parce qu’il n’y aurait plus de bureaux d’aides, et que les douanes seraient reléguées sur la frontière, on verrait bientôt fleurir le commerce intérieur du royaume par la grande consommation qui se ferait, ce qui fournirait au laboureur et au paysan les moyens de payer leurs maîtres avec facilité, et de se mettre eux-mêmes dans l’aisance.

Il n’est donc question que de voir quel revenu ce fonds rendrait, et à quelle quotité il faudrait fixer cette dîme.

Pour m’en assurer, j’ai crû qu’il fallait prendre une province en particulier pour en faire l’essai ; et j’ai choisi celle de Normandie dans laquelle il y a toutes sortes de terroir bon, médiocre et mauvais ; et je m’y suis arrêté d’autant plus volontiers, que j’y avais un homme de mes amis de l’exactitude duquel j’étais pleinement assuré. Après donc avoir fait mesurer cette province sur les meilleures cartes, on a trouvé que les trois généralités dont elle est composée, savoir de Rouen, de Caen et d’Alençon, qui comprend les deux tiers du perche ou environ, contenait 1 740 lieues quarrées mesure du Châtelet, qui fait la lieue de 2 282 toises et demie de long, ce qui donne pour la lieue quarrée 5 millions 209 mille 806 toises un quart, lesquelles réduites en arpents de cent perches quarrées chacun, et la perche de vingt pieds quarrés comme ci-devant, et le pied de douze pouces, font 4 688 arpents 82 perches et demie.

La mesure de la province de Normandie est l’acre. Cet acre est composé de 160 perches quarrées, et la perche de vingt-deux pieds quarrés, mais les pieds sont différents ; la mesure la plus commune et qu’on a suivie, les fait d’onze pouces, et le pouce de douze lignes. Il faut de cette mesure 679 perches et demie en long pour faire la lieue du Châtelet, ce qui fait qu’elle contient en quarré 2 885 acres trois quarts, d’où il suit que ces 1 740 lieues quarrées doivent contenir cinq millions 21 mille 640 acres. Otez-en un cinquième pour les rivières, ruisseaux et chemins, maisons nobles, bruyères, landes, et mauvais terroir, montant à un million 4 mille 328 acres, restera à faire état de quatre millions 17 mille 312 acres.

On a ensuite examiné ce que pouvait rendre l’acre l’année commune de dix une dans toute la province, le fort portant le faible. Et quoique des personnes très expérimentées aient soutenu qu’il y avait beaucoup plus de terres qui rendaient au dessus de 150 gerbes à l’acre, qu’il n’y en avait qui rendaient au-dessous de cent, et ainsi que la proportion géométrique aurait été de mettre l’acre à 120 gerbes une année portant l’autre ; cependant comme ce fait a été contesté par d’autres personnes aussi fort intelligentes, qui ont tenu que la juste proportion serait de ne mettre les terres qu’à 90 gerbes par acre, à cause de la mauvaise culture où elles sont pour la plupart ; on s’est réduit à cet avis, parce que dans un système semblable à celui-ci, on ne doit rien avancer qui ne soit communément reçu pour véritable.

Après quoi il a fallu examiner ce qu’il fallait de ces gerbes ordinaires pour faire un boisseau de blé année commune. Mais comme le boisseau est une mesure fort inégale en Normandie, on l’a réduite au poids qui est égal par toute la province, et on a trouvé d’un consentement unanime, que cinq gerbes année commune de dix une, feraient au moins un boisseau pesant cinquante livres.

La livre de blé vaut année commune un sol à Rouen et ailleurs. Donc la dîme de 90 gerbes rendra 90 sols.

Mais parce que les terres ne se chargent pas toutes les années, et qu’en plusieurs cantons de la province elles ne portent du blé que de trois années l’une, on a jugé que dans cette supputation on ne devait compter que deux années de trois, parce que la dîme des menus grains de la seconde année, jointe à la verte des trois années mises ensemble, et à celle des légumes, peuvent valoir l’année de blé. Ces deux années feront donc 9 livres, lesquelles divisées en trois donneront pour chaque année 3 livres par acre, ce qui est environ quarante sols par arpent.

Il est vrai qu’il y a quantité de bois en Normandie, et que ce serait se tromper d’en mettre l’acre sur le pied des terres labourables ; mais comme il y a aussi une grande quantité de prairies et de pâtures qui rendent bien plus que les terres labourables, l’un peut compenser l’autre.

D’où il suit que ces 4 017 312 acres dîmables, rendraient 12 051 936 livres, à les compter sur le pied du dixième.

Or le roi ne tire de la province de Normandie que quatre millions pour les tailles, et environ deux millions sept cents mille livres pour les aides et traites foraines ; sans compter ce qu’il en coûte au peuple pour la levée de ces droits, qui doit aller au quart des impositions pour le moins, par le nombre des sergents et de gardes que les receveurs des tailles et des aides emploient.

Donc cette dîme excéderait ce que le roi tire de la taille et des aides, de la somme de 5 351 936 livres.

Quoique j’aie trouvé ce calcul bien juste, néanmoins comme dans une affaire de cette importance il est à propos de se bien assurer, et de voir si ce qu’on croit vrai dans la spéculation, l’est aussi dans la pratique : j’écrivis qu’il fallait mesurer une lieue quarrée de tous sens, dans un terrain qui ne fût ni bon ni mauvais, et voir ce qu’elle rendrait actuellement de dîme ecclésiastique. C’est ce qui fut fait le 24 septembre 1698 à quatre lieues au dessus de Rouen, par mon ami accompagné des gens habiles et entendus dans l’arpentage. On ne put faire une lieue de tous sens, parce que le pays est trop coupé par des bois ; mais on fit exactement une demie lieue, qui enferma les deux villages et paroisses de Reninville et Canteloup ; c’est-à-dire, 721 acres sept huitièmes de la mesure ci-dessus, qui font 1 172 arpents quatorze perches un quart à vingt pieds quarré la perche, comme ci-dessus, ce qui est justement le quart de la lieue quarrée.

On trouva qu’il y avait environ un quart de très mauvais terroir ; et outre cela, en bois et en communes, cinquante acres qu’on ne dîmait point, non plus que les deux maisons des seigneurs avec leurs parcs et enclos ; cependant la grosse dîme de ces deux paroisses qui appartient aux chartreux de Gaillon comme abbé de sainte Catherine, est actuellement affermée six cents livres : et la dîme des curés a été estimée à huit cents livres, ce qui fait quatorze cents livres ; sur quoi on peut faire ce raisonnement. Si un quart de lieue quarrée dans un terroir médiocre, y compris l’étendue de deux maisons nobles et leurs appartenances qui ne paient rien, porte quatorze cents livres de dîme ecclésiastique, la lieue quarrée portera 5 600 livres. Donc les 1 740 lieues qui font l’étendue des trois généralités qui composent la province de Normandie, porteront 9 744 000 livres.

Ce qui est moins que le calcul ci-dessus de la somme de 2 307 136 livres, et cela doit être ainsi. Car la dîme ecclésiastique sur laquelle on a fait ce calcul, ne dîme ni les bois, ni les prés, ni les pâturages, et ne prend que la onzième gerbe : au lieu que l’on suppose la dîme royale dîmant les prés, les bois, les pâturages, même les légumes au dixième. D’où il suit que cette dîme doit excéder l’ecclésiastique au moins d’un quart, et elle l’excédera de plus d’un tiers des lieux où l’ecclésiastique ne se lève qu’à la treizième gerbe ; et beaucoup davantage, où l’on ne dîme qu’à la quinzième et vingtième, comme en Provence, Dauphiné et ailleurs ; car la quotité de la dîme ecclésiastique est très différente. Ce n’est pas que je prétende que la dîme royale se doive lever à la dixième gerbe ; je ferai voir ci-après les raisons qui doivent empêcher de la porter si haut. Mais ce qui est dit ici, n’est que pour montrer la proportion entre les tailles, la dîme ecclésiastique, et la dîme royale.

Cette expérience est convaincante ; cependant, j’estimai qu’il fallait la pousser jusqu’à la démonstration ; et pour cela, je donnai ordre qu’on fît comparaison du produit de la taille et de la dîme ecclésiastique, dans une cinquantaine de paroisses prises de suite dans le même canton de pays. C’est ce qui fut fait dans cinquante-trois, y compris les deux ci-dessus, et il se trouva que la dîme ecclésiastique excède la taille dans toutes ces paroisses prises ensemble, du tiers en sus et plus ; car ces cinquante-trois paroisses ne paient de taille que quarante-six mille trois cents soixante-dix livres, et elles rendent de dîme ecclésiastique sur le pied des baux, soixante-treize mille quatre-vingt livres .

Ainsi les dîmes excédent les tailles de la somme de vingt-six mille sept cents dix livres, ce qui est plus d’un tiers en sus. Et si la dîme se prenait au dixième, au lieu que l’ecclésiastique ne se prend qu’à l’onzième, et qu’on dîmât les bois, les pâtures et les prés : il est certain que ces cinquante-trois paroisses rendraient le double des tailles. Ce qui fait voir que la dîme royale au vingtième, peut suffire aux besoins de l’État avec les autres fonds qu’on prétend y joindre.

Il est donc démontré que non seulement cette dîme royale est suffisante pour fournir aux fonds des tailles et des aides, mais encore à celui de plusieurs autres impôts qui apportent bien plus de dommage à l’État qu’ils n’y peuvent apporter de profit, et qui ne sont bons qu’à enrichir quelques partisans, et entretenir une quantité de fainéants et de vagabonds, qu’on pourrait occuper utilement ailleurs.

On nous dira peut-être que cette dîme royale, ou cette perception des fruits en espèce, n’est pas un fonds présent comme celui de la taille et des aides, et que le roi pour les nécessités de l’État a besoin d’un fonds sur lequel il puisse compter sûrement, comme il fait sur celui des tailles, des aides, et des douanes qu’on paie de province à autre.

Je conviens que le roi a besoin d’un fonds présent et assuré pour pourvoir aux nécessités de l’État, mais je soutiens que le fonds de la dîme royale est du moins aussi présent que celui de la taille, et qu’il sera toujours très sûr : en voici la preuve.

La taille ne se paie ordinairement qu’en seize mois, encore y a-t-il presque toujours des non-valeurs ; l’expérience de ce qui se passe entre les gros décimateurs, comme évêques, abbés et chapitres, et leurs fermiers généraux, est une conviction manifeste, que le roi pourrait faire remettre ce fonds dans ses coffres en douze ou quatorze mois sans aucune non-valeur. Car ordinairement le premier terme de paiement de ces fermes est à Noël, et le second à la pentecôte, ou tout au plus tard à la saint Jean. Il y en a même qu’on paie tous les mois par avance ; tel était feu Mr. l’archevêque de Paris, à qui ses fermiers portaient tous les premiers jours de chaque mois mille pistoles : plusieurs autres prélats font la même chose ou approchant, selon les conditions des baux qu’ils passent de leurs dîmes avec ceux qui les afferment.

Or le roi n’est pas de pire condition que les gros décimateurs de son royaume, il sera donc payé dans dix mois comme eux, ou au plus tard dans douze ou quatorze. On peut ajouter qu’il sera mieux payé, parce qu’il est notoire qu’on fraude tous les jours la dîme ecclésiastique, et il n’est pas à présumer qu’on fraude la dîme du roi, pour peu que ses officiers y veulent tenir la main.

Je suppose que cette dîme royale sera affermée comme on fait la dîme ecclésiastique, pour trois, six ou neuf ans : et cela même est nécessaire, afin que les fermiers ne puissent demander aucune diminution pour tous les accidents qui pourraient arriver de gelée, de grêle, d’emmiellure, et autres semblables ; et que le revenu soit fixe et assuré, comme il l’est aux ecclésiastiques.

La dîme est le meilleur et le plus aisé de tous les revenus ; le décimateur n’est obligé à faire aucune avance que celle de la levée et cette avance est toujours très médiocre par rapport au revenu ; car trois ou quatre hommes, et deux chevaux dans un pays médiocrement bon et uni, lèveront deux mille gerbes de blé sans les menus grains, et il ne faut pour cela que six semaines de temps au plus. On bat les grains à sa commodité pendant l’hiver ; et ceux qui ne sont pas pressés de leurs affaires attendent que la vente en soit bonne pour les débiter.

C’est pourquoi non seulement le roi trouvera facilement des fermiers généraux pour faire le recouvrement de ce fonds, mais il se trouvera encore un grand nombre de sous-fermiers, parce que le laboureur et le paysan qui n’auront pas lieu d’appréhender d’être surchargés de taille à cause de cette ferme, la prendront d’autant plus volontiers qu’elle ne les occuperait que dans le temps où la terre n’a pas besoin de culture. Et s’il plaisait au roi de permettre aux gentilshommes de pouvoir affermer ces dîmes sans déroger, comme ils ont ordinairement besoin de fourrage, on peut s’assurer que les dîmes seraient extrêmement recherchées, et que pour un fermier on en trouverait dix.

Les curés mêmes les prendraient d’autant plus volontiers, qu’ils acquerraient par là une protection pour la perception de leur propre dîme, et qu’ils y trouveraient un profit tout clair, en ce qu’ils épargneraient les frais de la levée, si ce n’est qu’il leur faudrait peut-être un homme davantage, et un cheval, selon l’étendue de la paroisse, pour lever cette dîme avec la leur.

Et quand il faudrait une grange dans chaque paroisse pour renfermer les dîmes dans les provinces qui sont au-deçà de la Loire, car on ne s’en sert point au-delà, la dépense n’en serait pas considérable, d’autant que pour mille ou douze cents livres, on peut bâtir une grange capable de renfermer une dîme de deux mille livres au moins ; et l’avantage que le peuple recevrait par cette manière de lever la taille, qui aurait toujours une proportion naturelle au revenu des terres, sans qu’elle pût être altérée, ni par la malice et par la passion des hommes, ni par le changement des temps, et qui le délivrerait tout d’un coup de toutes les vexations et avanies des collecteurs, des receveurs des tailles, et de leurs suppôts ; et tout ensemble des misères où le réduit la perception des aides comme elles se lèvent, compenserait abondamment la dépense de la grange qui pourrait être avancée par les fermiers, et reprise sur les paroisses pendant les six ou neuf années du premier bail, ce qui irait à très peu de chose.

Au reste, l’exécution de ce système surprendra d’autant moins, qu’il est déjà connu par la dîme ecclésiastique ; et pour grossier que soit un paysan, il comprendra d’abord avec facilité, qu’il est pour lui un bien qu’il ne saurait assez estimer ; vu que quand il aura une fois payé cette dîme royale comme il fait l’ecclésiastique, il sera en repos le reste de l’année, et sans aucune appréhension, que sous prétexte de deniers royaux, on lui vienne enlever le reste ; et il ne craindra point, quelque négoce qu’il fasse, que sa taille soit augmentée l’année suivante ; ce qui le portera non seulement à bien cultiver ses possessions, et à les mettre en état de rendre tout ce qu’on en peut attendre quand elles ont eu toutes les façons nécessaires, mais encore à se servir de toute son industrie pour se mettre à son aise, et bien élever sa famille.

Je crois qu’il ne sera pas hors de propos d’insérer ici un récit fidèle qui m’a été fait de ce qui s’est passé au sujet de la banlieue de Rouen, parce que ceux qui y ont eu le plus de part sont encore en vie, qui pourront en rendre compte au roi si sa majesté le veut savoir ; rien n’étant capable de faire concevoir plus vivement, combien sont grands les maux que cause la taille personnelle.

Ce qu’on appelle la banlieue de Rouen, consiste en trente-cinq ou trente-six paroisses, qui sont aux environs de la même ville dans l’espace d’une bonne lieue et demie, et en quelques endroits de deux petites lieues.

Ces trente-cinq paroisses sont exemptes de taille pour autant qu’il y en a d’enfermé dans les bornes de la banlieue, qui ne les comprend pas toutes dans toute leur étendue, mais qui en coupe quelques-unes, et presque toutes celles qui sont aux extrémités, par des lignes qui se tirent d’une borne à l’autre ; et comme elles ont cette exemption de la taille commune avec la ville, elles paient aussi les mêmes droits d’entrée pour les viandes et les boissons qui s’y consomment.

Quoique cette exemption ne soit qu’en idée, comme on le verra incontinent, elle a néanmoins fait regarder ces paroisses avec un œil de jalousie, non seulement par leurs voisins, mais même par messieurs les intendants, qui n’ont pu les voir dans la tranquillité et dans une abondance apparente, pendant que les difficultés qui se trouvent dans la répartition et dans la perception de la taille, n’apportent que du trouble et de la désolation dans les autres.

Et parce qu’une des plus grandes de ces difficultés, qui se rencontre très souvent, est de savoir à qui l’on fera porter les augmentations que le roi met sur les tailles, ou les diminutions qu’on est forcé d’accorder à quelques paroisses qui se trouvent surchargées ; elle ne s’est presque point présentée de fois, que l’on n’ait à même temps voulu examiner l’exemption des paroisses de cette banlieue, et Mr. De Marillac a été un de ceux qui s’y est le plus appliqué. Il crût ne pouvoir rien faire de plus juste, et à même temps de plus avantageux pour l’élection de Rouen qui est très chargée, que de faire porter une partie du fardeau à ces paroisses. Mais comme en leur ôtant cette exemption de la taille, il fallait les réduire à la condition des autres taillables, c’est-à-dire les décharger des droits de consommation et d’entrée ; on s’arrêta moins à l’examen de l’exemption, qu’à la diminution qu’il fallait faire au fermier des aides. Et quand par une discussion exacte on vit que ces paroisses, qui n’auraient au plus payé que vingt-cinq mille livres de taille, payaient actuellement plus de quarante-cinq mille livres de droits de consommation, dont il aurait fallu faire diminution au fermier des aides, on ne trouva plus à propos d’agiter la question de l’exemption et du privilège, et on crût avec raison qu’il valait mieux les laisser vivre comme ils avaient vécu par le passé.

On voit par là qu’on a eu raison de dire que ce privilège ou exemption n’a rien de réel, et qu’il n’a son existence que dans l’idée de ceux qui en jouissent ; parce qu’il les tire de la vexation, qu’ils regardent comme nécessairement attachée à l’imposition et à la levée des tailles.

Les habitants des paroisses de cette banlieue ne comptent pour rien cette surcharge de droits, ni toutes les avanies qui leur sont faites par les commis des aides, qui inventent tous les jours de nouveaux moyens de s’attirer des confiscations qu’il est presque impossible d’éviter. Cependant tant que ces habitants seront maîtres de fixer leur imposition par rapport à la bonne ou mauvaise chère qu’ils feront, et qu’ils ne payeront rien en ne buvant que de l’eau et ne mangeant que du pain si bon leur semble, ils seront contents de leur sort, et feront envie à leurs voisins.

On se plaint partout et avec raison de la supercherie et de l’infidélité avec laquelle les commis des aides font leurs exercices. On est forcé de leur ouvrir les portes autant de fois qu’ils le souhaitent ; et si un malheureux pour la subsistance de sa famille, d’un muid de cidre ou de poiré, en fait trois, en y ajoutant les deux tiers d’eau, comme il se pratique très souvent, il est en risque non seulement de tout perdre, mais encore de payer une grosse amende, et il est bienheureux quand il en est quitte pour payer l’eau qu’il boit.

Tout cela néanmoins n’est compté pour rien, quand on considère que dans les paroisses taillables, ce n’est ni la bonne ou mauvaise chère, ni la bonne ou mauvaise fortune qui règlent la proportion de l’imposition, mais l’envie, le support, la faveur et l’animosité ; et que la véritable pauvreté ou la feinte y sont presque toujours également accablées. Que si quelqu’un s’en tire, il faut qu’il cache si bien le peu d’aisance où il se trouve, que ses voisins n’en puissent pas avoir la moindre connaissance. Il faut même qu’il pousse sa précaution jusqu’au point de se priver du nécessaire, pour ne pas paraître accommodé. Car un malheureux taillable est obligé de préférer sans balancer la pauvreté à une aisance, laquelle après lui avoir coûté bien des peines, ne servirait qu’à lui faire sentir plus vivement le chagrin de la perdre, suivant le caprice ou la jalousie de son voisin. [28]

Enfin les habitants des paroisses de la banlieue se pourvoient d’un habit contre les injures de l’air, sans craindre qu’on tire de cette précaution des conséquences contre leur fortune ; pendant qu’à un quart de lieue de leur maison, ils voient leurs voisins qui ont souvent bien plus de terres qu’eux, exposés au vent et à la pluie avec un habit qui n’est que de lambeaux, persuadés qu’ils sont qu’un bon habit serait un prétexte infaillible pour les surcharger l’année suivante.

Je puis encore rapporter ici ce que j’ai appris en passant à Honfleur, qui est que les habitants pour se soustraire aux misères et à toutes les vexations qui accompagnent la taille se sont non seulement abonnés pour la somme qu’ils avaient de coutume de payer chaque année qui est de vingt-sept mille livres ; mais qu’ils se sont encore chargés, pour obtenir cet abonnement, d’une somme de cent mille livres, qu’ils ont empruntée, et dont ils paient l’intérêt, pour fournir aux réparations de leur port, tant les désordres causés par l’imposition et la levée des tailles leur a paru insupportable.

Après quoi, pour faire application de tout ce qui vient d’être dit de la dîme royale, sur l’expérience faite en Normandie, à tout le royaume en général, voici comme je raisonne.

La France de l’étendue qu’elle est aujourd’hui, bien mesurée, contient trente mille lieues quarrées mesure du Châtelet de Paris. Otons-en un cinquième pour les rivières, les chemins, les haies, les maisons nobles, les landes et bruyères, et les autres pays qui ne rendent rien ou peu de chose ; restera vingt-quatre mille lieues dîmables, lesquelles sur le pied de l’essai ci-dessus, qui est de 5 600 livres par lieue quarrée pour la dîme ecclésiastique seulement, sur le pied de l’onzième gerbe, doivent rendre, cent trente-quatre millions quatre cents mille livres, et beaucoup davantage en dîmant les bois, les prés et les pâturages.

Je réduits cette somme à cent vingt millions ; et au lieu de la dîme entière, je ne donne à ce premier fonds qu’une demie dîme, c’est-à-dire le vingtième ; sauf à en augmenter la quotité dans les besoins de l’État, comme il a été dit, et qu’il sera montré ci-après. Ainsi cet article passera pour soixante millions de livres pour le premier fonds, soit : 60 000 000 livres.

SECOND FONDS

Les tailles et les aides, dans lesquelles je comprends les douanes provinciales, étant ainsi converties en dîme du vingtième des fruits de la terre à percevoir en espèce, il se trouvera encore plus de la moitié du revenu des habitants du royaume qui n’aura rien payé, ce qui serait faire une injustice manifeste aux autres : parce qu’étant tous également sujets, et sous la protection du roi et de l’État, chacun d’eux a une obligation spéciale de contribuer à ses besoins à proportion de son revenu, ce qui est le fondement de ce système. Car d’autant plus qu’une personne est élevée au dessus des autres par sa naissance ou par sa dignité, et qu’elle possède de plus grands biens, d’autant plus a-t-elle besoin de la protection de l’État, et a-t-elle intérêt qu’il subsiste en honneur et en autorité ; ce qui ne se peut faire sans de grandes dépenses. [29]

Il n’y a donc qu’à débrouiller le revenu de chacun, et le mettre en évidence, afin de voir comment il doit être taxé.

Ce que je dois dire à cet égard suppose un dénombrement exact de toutes les personnes qui habitent dans le royaume. Ce n’est pas une chose bien difficile, elle se trouverait même toute faite, si tous les curés avaient un état des âmes de leurs paroisses, comme il leur est ordonné par tous les bons rituels ; mais au défaut, je pourrai joindre à ces mémoires un modèle de dénombrement, dont la pratique sera très aisée.

Toutes les personnes qui habitent le royaume sont ou gens d’épée, ou de robe longue ou courte, ou roturiers.

Les gens d’épée sont les princes, les ducs et pairs ; les maréchaux de France et grands officiers de la couronne ; les gouverneurs et lieutenants généraux des provinces ; les gouverneurs et états majors des villes et places de guerre : tous les officiers et gens de guerre, tant de terres que de mer ; et tous les gentilshommes du royaume.

Les gens de robe sont ou ecclésiastiques ou officiers de justice, de finances et de police. Les roturiers sont ou bourgeois vivants de leurs biens et de leurs charges, quand ils en ont ; ou marchands ; ou artisans ; ou laboureurs ; ou enfin manœuvriers et gens de journée.

Toutes ces personnes dans leurs différentes conditions, ont du revenu dont elles subsistent et font subsister leurs familles ; et ce revenu consiste, ou en terres et domaines, en maisons, moulins, pêcheries, vaisseaux ou barques : ou en pensions, gages, appointements et gratifications qu’ils tirent du roi, ou de ceux à qui ils sont attachés par un service personnel, ou autrement. Ou dans les émoluments de leurs charges et emplois ; ou dans leur négoce. Ou enfin dans leurs bras, si ce sont des artisans, ou gens de journée.

Il n’est donc question que de découvrir quels sont ces revenus, pour en fixer et percevoir la dîme royale. Et c’est à quoi je ne pense pas qu’on trouve bien de la difficulté, si on veut s’y appliquer ; et que le roi veuille bien s’en expliquer par une ordonnance sévère qui soit rigidement observée, portant confiscation des revenus recelés et cachés ; et la peine d’être imposé au double, pour ne les avoir pas fidèlement rapportés. Moyennant quoi, et le châtiment exemplaire sur quiconque osera éluder l’ordonnance, et ne s’y pas conformer, on viendra à bout de tout. Il n’y aura qu’à nommer des gens de bien et capables, bien instruits des intentions du roi, bien payés, et suffisamment autorisés pour examiner tous ces différents revenus, en se transportant partout où besoin sera.

Le détail suivant ne sera pas inutile à l’éclaircissement de cette proposition.

Premièrement, il n’est point nécessaire de faire un article séparé pour les ecclésiastiques. Car ou les biens qu’ils possèdent et dont ils jouissent, consistent en dîmes, en terres, en maisons, en moulins, en charges, ou en pensions. S’ils consistent en dîmes, la dîme royale qui fait le premier fonds ayant dîmé la dîme ecclésiastique, ils auront satisfait par là à la contribution que les dîmes doivent à l’État. Il en est de même si leurs biens consistent en terres. Que s’ils consistent dans les autres choses ci-après mentionnées, ils sont au même rang que les autres personnes du royaume qui ont de semblables biens, et ils contribueront avec eux aux charges de l’État en la manière ci-après exprimée.

Deuxièmement, comme il y a des rôles et états de tous ceux qui tirent des pensions, gages, appointements, et dons du roi, de quelque nom qu’on les puisse appeler, et de quelque nature qu’ils puissent être, comme aussi de quelque qualité ou condition que soit le donataire, pensionnaire, gagiste, etc., il ne sera pas difficile d’en savoir le montant de chaque année.

Troisièmement, les maisons des villes et bourgs du royaume ; les moulins, non plus que les pêcheries des rivières et étangs, ne se peuvent cacher. Et ce que je dirai ci-après, fera voir qu’il n’est pas impossible de savoir ce que les arts et métiers peuvent rapporter.

Quatrièmement, les gages de tous les domestiques de l’un et de l’autre sexe servant dans le royaume, sont aussi faciles à découvrir.

Il ne sera pas hors de propos de dire ici un mot des rentes, pour montrer ce qu’il en peut entrer dans ce fonds. Il y en a de deux sortes, les seigneuriales et les constituées.

Des seigneuriales, les unes sont fixées en argent, en grain, en volaille, etc. ; et c’est à proprement parler ce qu’on appelle rentes seigneuriales. Les autres se lèvent en espèce lors de la récolte à une certaine quotité, plus ou moins, selon la quantité des gerbes que la terre donne ; et c’est ce qu’on appelle champart ou agrier.

Comme on suppose que la dîme royale se lève la première, et qu’elle dîme tout ce que la terre produit, il s’ensuit qu’elle aura dîmé les rentes seigneuriales qui ne sont dues, surtout en France où il n’y a point de serfs et d’esclaves, qu’à cause des fruits de la terre, laquelle n’a été donnée aux vassaux qu’à cette condition. Cela est clair à l’égard des rentes seigneuriales de la première espèce ; un exemple rendra le fait évident pour celles de la seconde.

Supposons qu’un seigneur ait droit de champart au cinquième, de six-vingt gerbes il aura droit d’en prendre vingt-quatre. Mais comme la dîme royale a dîmé la première, et que des six-vingt gerbes, selon notre système elle en aura pris six, il est manifeste qu’il n’en restera que cent quatorze, desquelles le droit de champart ne sera plus que de vingt-deux gerbes quatre cinquièmes, ce qui démontre qu’il aura payé le vingtième du champart ; ainsi des autres, tant du côté de la dîme, que du champart. De sorte que comme une des principales maximes sur lesquelles ce système est fondé, est qu’un même revenu ne paie point deux fois, il s’ensuit que ces rentes ayant payé dans le premier fonds, ne doivent rien payer dans le second.

Il en est à peu près de même des rentes constituées à prix d’argent, ou par dons et legs, qui ne doivent entrer dans ce second fonds, que pour autant qu’il en doit revenir au roi de celles qu’il a constituées sur lui-même, par les rentes qu’il a créées sur l’hôtel de ville de Paris, sur les tontines, sur les postes, sur le sel, et sur d’autres fonds semblables. Car comme ces rentes sont toutes hypothéquées sur des fonds, ou sur des choses qui tiennent nature de fonds, telles que sont les charges ou offices de judicature et de finances, et que tous ces fonds doivent être sujets à la dîme royale ; il s’ensuit que quand elle a été payée sur le fonds en général, on n’a plus rien à demander aux rentes en particulier.

Un exemple éclaircira pareillement ce fait. Mr. Dubois possède une terre de six mille livres de revenu ; supposons que cette année le tarif de la dîme royale soit à la quinzième gerbe, et le reste à proportion ; cette terre devra au roi ou à son fermier, quatre cents livres, qui font la quinzième partie du total de son revenu, ce qui sera levé par la dîme des fruits, sans avoir égard si elle est chargée ou non. Cependant Mr. Dubois doit à Mr. Desjardins trente mille livres à constitution de rente, pour lesquelles il lui paie annuellement quinze cents livres, qui font le quart du revenu de cette terre. Il est donc évident que cette rente de quinze cents livres ayant payé la dîme royale par la perception de la dîme entière des fruits de la terre qui lui est hypothéquée, a satisfait pour ce qu’elle devait à l’État, et qu’on ne sera pas en droit de la demander à Mr. Desjardins.

Il en sera de même des rentes constituées par dons et legs ; comme aussi de celles qui sont constituées sur les charges de judicature et de finances, et sur tous les autres fonds qui sont censés propres et patrimoniaux.

Mais comme ces rentes sont un revenu d’autant plus exquis et considérable à ceux qui en sont propriétaires, qu’il est aisé et facile à percevoir, et que la contribution qu’ils doivent aux besoins de l’État, a été avancée par le propriétaire du fonds sur lequel la rente est hypothéquée ; il est juste que le roi par une déclaration donne un recours aux propriétaires des fonds contre ceux des rentes pour la dîme royale qu’ils auront payée à leur décharge ; ce qui ne pourra faire aucune difficulté entre eux, puisque le propriétaire du fonds, n’aura qu’à retenir par ses mains ce qu’il aura avancé pour la dîme de cette rente. Ainsi Mr. Dubois sera en droit de retenir à Mr. Desjardins les avances qu’il aura faites pour sa part de la dîme royale, et de s’en rembourser par ses mains ; ce qui ne donne aucun lieu d’entrer dans les intérêts particuliers des familles.

Après quoi, pour venir à l’estimation de chacune des parties de ce second fonds, et savoir à peu prés ce qu’il pourrait rendre, voici comme je m’y prends.

Maisons — Je commencerai par les maisons des villes et gros bourgs du royaume.

Soit qu’elles soient habitées par ceux à qui elles appartiennent, ou qu’elles soient louées, il est juste qu’on paie la dîme royale, ou le vingtième du louage, ou de l’intérêt pris sur le pied de leur valeur, le cinquième de l’intérêt ou du louage déduit pour les réparations.

Un propriétaire par exemple loue une maison 400 livres, le cinquième qui est quatre-vingt livres, lui sera laissé pour les réparations et entretiens, ainsi il ne sera fait compte que de trois cents vingt livres pour la dîme au vingtième, qui portera par conséquent seize livres.

Si le propriétaire occupe lui-même sa maison, il sera aisé d’en savoir la valeur ; ou par les louages précédents, ou par le contrat d’achat qui en a été fait, ou par l’estimation qu’on en fera par rapport à sa situation, au nombre de ses étages, à la solidité de sa structure, et au prix des maisons voisines qui sont dans la même situation, et qui ont même front à rue. Cette estimation réglée, on saura en même temps quel doit être l’intérêt, dont on ôtera le cinquième pour les réparations, et le surplus payera la dîme.

Pour venir maintenant à la connaissance de ce que toutes les maisons des villes et bourgs du royaume pourraient rendre ; je suppose qu’on peut faire compte au moins de huit cents villes ou gros bourgs dont les maisons peuvent être estimées ; et on peut encore supposer sans crainte de se tromper, qu’il y a dans chacune de ces villes ou bourgs le fort portant le faible, quatre cents maisons, ce qui fait en tout trois cents vingt mille maisons.

Comme je comprends dans ce nombre les maisons de toutes les grandes villes, même celles de Paris, on peut hardiment supposer qu’elles pourront être louées cent livres chacune, l’une portant l’autre, déduction faite du cinquième pour les entretiens et réparations. Ainsi cet article ferait une somme de trente-deux millions, dont la dîme au vingtième donnerait seize cents mille livres ; qui est assurément le moins qu’on puisse estimer toutes les maisons des villes et gros bourgs du royaume prises ensemble, soit : 1 600 000 liv.

Comme on a dit que la superficie du royaume contenait trente mille lieues quarrées, et chaque lieue 550 personnes au moins ; on ne peut moins donner que deux moulins à chaque lieue quarrée ; chacun desquels pourra rendre d’afferme, l’un portant l’autre, pour le maître et pour les valets, trois cens trente livres. Mais parce que de semblable bien est sujet à de grandes réparations, et qu’il n’est estimé pour l’ordinaire qu’au denier dix ou douze ; je suppose qu’on doit laisser le quart pour les réparations ; ainsi les soixante mille moulins seront estimés rendre annuellement, quatorze millions huit cents cinquante mille livres, dont la dîme au vingtième portera sept cents quarante-deux mille cinq cents livres, soit : 742 500 liv.

Il est à remarquer qu’on ne forme l’article précédent que des moulins à blé, et qu’il reste encore ceux des forges, martinets, et fenderies ; les moulins à l’huile, battoirs à chanvre et à écorces ; les scieries à eau, moulins à papier ; émouloirs ; fouleries de draps, poudreries ; et telles autres usines dont le revenu paierait la dîme royale au vingtième comme les moulins à blé ; ce qui rendra encore une somme assez considérable, que nous laisserons pour supplément de l’article précédent.

Bâtiments — Il est juste que les bâtiments de mer et de rivières de toutes espèces, paient aussi la dîme royale, qui étant imposée à cinq sols par tonneau, pourra monter à la somme de trois cents mille livres, soit : 300000 liv.

Pêcheries et étangs — On peut faire état que les pêcheries et étangs du royaume pourront aussi monter à cinquante mil livres, soit : 50 000 liv.

Rentes constituées sur le roi — Une des principales maximes qui fait le fondement de ce système, est que tout revenu doit contribuer proportionnellement aux besoins de l’État. Personne ne doute que les rentes constituées ne soient un excellent revenu qui ne coûte qu’à prendre ; il n’y a donc aucune difficulté, qu’elles doivent contribuer aux besoins de l’État.

Et c’est la raison pour laquelle, après avoir montré ci-devant que ces rentes avaient payé la dîme royale avec les fonds sur lesquels elles étaient hypothéquées, nous avons établi la justice qu’il y avait de donner un recours aux propriétaires de ces fonds, sur ceux à qui ils paient des rentes constituées pour la dîme royale de ces mêmes rentes qu’ils avaient avancées en payant la dîme de leurs fruits. Le roi ne doit pas être à cet égard de pire condition que ses sujets ; et comme la nécessité des affaires de l’État l’a obligé de constituer diverses rentes sur l’hôtel de ville de Paris, sur les postes, sur les tontines, sur le sel, et sur d’autres fonds qu’il paie fort exactement ; comme aussi quantité d’augmentations de gages envers la plupart des officiers de judicature du royaume, lesquelles tiennent à peu près la même nature de rente ; il est juste qu’il ait la même faculté que ses sujets, et qu’il en retienne par ses mains la dîme royale ; même celle des pensions perpétuelles que sa majesté s’est imposée en faveur de ses ordres de chevalerie.

Leur grand nombre fait que ce fonds ne laissera pas d’être considérable. Et comme on fait état que ces rentes et les augmentations de gages peuvent monter toutes les années à vingt millions, nous mettrons ici pour la dîme royale au vingtième, un million, ce qui fera pour la seconde partie de ce fonds, soit : 1 000 000 liv.

Pensions, gages, gratifications, etc. — La troisième partie de ce fonds doit être faite de la dîme au vingtième de toutes les pensions, gages, dons, gratifications, et généralement de tout ce que le roi paie à tous ses sujets, de quelque rang, qualité et condition qu’ils soient. Ecclésiastiques ou laïques, nobles ou roturiers, tous ont la même obligation envers le roi et l’État ; c’est pourquoi tous doivent contribuer à proportion de toutes les sortes de biens qu’ils reçoivent, à son entretien et à sa conservation ; et particulièrement de celui-ci qui leur vient tout fait.

Ainsi cet article comprend les princes du sang, et les étrangers ; les ducs et pairs, et les grands officiers de la couronne ; les ministres et secrétaires d’État ; les intendants des finances ; les gouverneurs et lieutenants généraux et particuliers des provinces ; les gouverneurs ; lieutenants de roi, et états majors des villes et des places ; les conseillers d’état ; maîtres des requêtes ; les intendants ou commissaires départis dans les provinces ; tous ceux qui composent les cours supérieures et subalternes du royaume ; et généralement tous les officiers de longue et courte robe, de justice, police et finances ; nobles ou roturiers ; grands ou petits, qui tirent gages ou appointements du roi, pension, ou quelque bienfait, d’autant que tous doivent se faire honneur et plaisir de contribuer aux besoins de l’État, à sa conservation, à son agrandissement, et à tout ce qui peut l’honorer et le maintenir.

J’estime que ce que le roi paie chaque année au titre ci-dessus exprimé de pensions, gages, appointements, etc., se monte à quarante millions ; c’est une chose aisée à savoir, dont la dîme estimée sur le pied du vingtième, rendrait deux millions.

Gages et appointements des domestiques — Je composerai la quatrième partie de ce fonds des gages et appointements de tous les serviteurs et servantes qui sont dans le royaume, à compter depuis les plus vils, et remontant jusqu’aux intendants des plus grandes maisons, même des princes du sang et des enfants de France, lesquels ne subsistant tous que sous la protection de l’État, doivent comme leurs maîtres contribuer à son entretien, ainsi qu’il se pratique dans les États voisins. Je suis même persuadé qu’on doit obliger les maîtres qui ne donnent point de gages à leurs domestiques, de payer pour eux à proportion des gages qu’ils devraient leur donner.

Or je suppose qu’il y a certainement dans le royaume quinze cents mille domestiques des deux sexes, dont les gages estimés à vingt livres les uns portant les autres, ce qui est peu, car il n’y en a guère au-dessous de ce pied, feraient trente millions de livres, dont le vingtième portera un million cinq cents mille livres.

Émoluments des officiers de justice et de leurs suppôts — Comme on sait ce que les charges du royaume donnent de gages et d’appointements, il est de même assez aisé de savoir ce qu’elles produisent d’émoluments, surtout dans toutes les compagnies supérieures et subalternes du royaume où il y a des receveurs des épices, et où ce que les juges ou commissaires tirent des parties, est enregistré, ou le doit être ; ce qui donnera une dîme très considérable sur le même pied du vingtième.

Mais il y aura plus de difficulté de découvrir ce que l’industrie de la plume rend à ceux qui ne tirent aucuns émoluments sujets à être enregistré ; comme sont les procureurs et les avocats des parlements, et autres cours supérieures, et de toutes les juridictions et sièges inferieurs et subalternes, qui ne laissent pas de gagner beaucoup. Il y faudrait procéder par estimation fondée sur la quantité d’affaires que les uns font plus que les autres, et abonner avec eux pour la dîme royale après qu’on en sera convenu. C’est sur quoi peu de gens seront bien traitables ; mais si on impose la peine au double, même l’interdiction de la pratique à ceux qu’on convaincra de n’avoir pas déclaré juste, on en viendra à bout.

À l’égard des procureurs des cours supérieures et subalternes qui font corps, il serait plus à propos d’estimer le revenant bon de leur pratique en gros, sur un pied modique et raisonnable, pour être réparti ensuite par eux-mêmes, suivant les connaissances particulières qu’ils ont des pratiques d’un chacun.

Par exemple, il y aura dans un parlement cent procureurs, dont la pratique sera bien petite si on ne les peut mettre, les uns portant les autres, à cent écus, la dîme royale au vingtième ne laisserait pas de porter quinze livres pour chacun, et quinze cent livres pour tous. Ainsi des autres.

Les notaires seront imposés de même que les procureurs, chacun à proportion de ce que son emploi peut lui rendre. C’est ce qu’il faut estimer judicieusement avec un esprit de charité, en prenant les choses sur le plus bas pied ; parce qu’il y a toujours beaucoup d’inégalité dans le savoir faire des hommes. C’est la règle générale qu’il faut observer dans toutes ces estimations, mais principalement envers les avocats, dont les talents sont fort différents ; et généralement envers tous les gens de robe et de plume.

De tout ce qui vient d’être dit sur cet article, je compte qu’on peut faire état, que les épices et honoraires que prennent les gens de justice, de police, et finances ; et ce que les avocats, procureurs, notaires, et tous autres gens de plume et de pratique, retirent de leurs emplois par tout le royaume, peut aller à dix millions, dont la dîme royale au vingtième, sera de 500 000 livres.

Commerce — Je laisse en surséance l’article du commerce, sur lequel je serais d’avis de n’imposer que très peu, et seulement pour favoriser celui qui nous est utile, et exclure l’inutile qui ne cause que de la perte. Le premier est désirable en tout et par tout dedans et dehors le royaume ; et l’autre est ruineux et dommageable partout où il s’exerce. Il faut donc exciter l’un par la protection qu’on lui donnera, l’accroître et l’augmenter ; et interdire l’autre autant que la bonne correspondance avec les voisins le pourra permettre.

C’est pourquoi je ne proposerai rien de déterminé sur le fait du commerce, pour la conservation duquel il serait à souhaiter qu’il plût au roi de créer une chambre composée de quelques anciens conseillers d’État, et de deux fois autant de maîtres des requêtes, choisis avec tous les subalternes nécessaires, qui auraient leurs correspondances établies dans les provinces et grandes villes du royaume, avec les principaux négociants et les plus étendus ; même dans les pays étrangers autant que besoin serait, pour veiller et entrer en connaissance de ce qui serait bon ou mauvais au commerce, afin d’en rendre compte au roi ; et proposer ensuite à sa majesté ce qui pourrait le maintenir, l’augmenter et l’améliorer.

C’est à ce conseil bien instruit du mérite et de l’importance du commerce, que j’estime qu’il se faudrait adresser pour faire une imposition sur les marchands et négociants, ou plutôt sur les marchandises, telle que le commerce le pourrait supporter, sans en être altéré ou détérioré. Car il est bon de se faire une loi de ne jamais rien faire qui lui puisse préjudicier. Les Anglais et Hollandais qui ont de semblables chambres établies chez eux, s’en trouvent fort bien.

Mais je ne dois pas oublier de représenter ici, qu’il se fait un négoce de billets qui est très préjudiciable au véritable commerce, et qu’il faudrait par conséquent abolir. Il y en a de deux sortes, les uns avec les noms du débiteur et du créancier, les autres sans nom du créancier.

Les premiers sont des billets ou promesses sous simple signature, dans lesquels les intérêts sont payés par avance, ou précomptés avec la somme principale ; et on les renouvelle de temps en temps, ce qui fait un commerce illicite contre les lois de l’évangile et celles du royaume. C’est pourtant un commerce qu’un grand nombre de gens font, tant pour ne rien hasarder dans le négoce avec les marchands, que pour être toujours maître de leurs deniers.

L’autre sorte de billets dont l’usage devient fort commun, et dont il serait important d’arrêter le cours, parce qu’ils sont tous pernicieux au roi et à la société civile, sont des billets payables au porteur sans autre addition, lesquels enferment d’ordinaire l’intérêt par avance comme les précédents. Cette manière de billets a été mise en vogue par les gens d’affaires pendant la dernière guerre, pour mettre leurs effets à couvert des recherches qu’on pourrait faire contre eux.

Un homme qui s’est mis en crédit, aura ramassé de grands biens, souvent aux dépens du roi et du public, et mourra riche de deux millions en de semblables billets. Ses héritiers après s’en être saisis, renonceront à sa succession. S’il a malversé dans le maniement des deniers du roi, ou s’il a pris ceux des particuliers, il n’y aura point de recours contre lui, parce que ces billets ne le manifestent point, et que l’argent donné en conséquence n’a point de suite.

L’usage des billets de la première sorte ne peut être toléré qu’entre marchands, et pour fait de marchandises seulement, et doit être interdit à toutes autres personnes ; ce qui sera très aisé, parce qu’il n’y aura qu’à déclarer qu’ils ne seront exigibles, et n’auront d’exécution, que de marchand à marchand, et selon les lois du commerce.

Mais je crois qu’il est nécessaire d’abolir absolument l’usage des billets de la seconde sorte. Un moyen court et facile pour en venir à bout, est non seulement de leur ôter toute exécution, mais encore de condamner ceux qui les signeront à de grosses amendes. Le peu de bonne foi qui se rencontre aujourd’hui dans le monde, fera que peu de gens voudront se fier à de semblables billets quand ils ne seront plus exigibles ; et le danger de s’exposer à une grosse amende, empêchera l’obligé de les signer.

Revenons au commerce. Je suis persuadé que l’abonnement qu’on en pourra faire pour tout le royaume en la manière qui sera jugée la plus convenable, rendra à ce second fonds, sans compter les douanes des frontières qui entreront dans le quatrième, une somme de deux millions. Car il se fera bien peu de commerce dans le royaume, s’il ne s’en fait pour quarante millions par chaque année, dont la dîme royale sera de 2 000 000 livres.

Arts et métiers — Il reste encore la moitié du peuple et plus qui exerce des arts et métiers, et qui gagne sa vie par le travail de ses mains.

Nous supposons que la lieue quarrée contient plus de cinq cents cinquante personnes ; mais nous ne croyons pas qu’il faille étendre ce nombre au-delà quant à présent, à cause des mortalités, et des grandes désertions arrivées dans le royaume, notamment dans ces dernières guerres, qui ont beaucoup consommé de peuple. Sur ce pied je compte que cette moitié va à huit millions deux cents cinquante mille âmes. Il en faut ôter les deux tiers pour les vieillards, les femmes et les petits enfants, qui ne travaillent que peu ou point.

Il ne restera donc que deux millions sept cents cinquante mille personnes, dont il faut encore ôter les sept cents cinquante mille, pour tenir lieu des laboureurs, vignerons, et autres gens de pareille étoffe qui paient pour la dîme de leur labourage. Reste à faire état de deux millions d’hommes, que je suppose tous manœuvriers ou simples artisans répandus dans toutes les villes, bourgs et villages du royaume.

Ce que je vais dire de tous ces manœuvriers, tant en général qu’en particulier, mérite une sérieuse attention ; car bien que cette partie soit composée de ce qu’on appelle mal à propos la lie du peuple, elle est néanmoins très considérable, par le nombre et par les services qu’elle rend à l’État. Car c’est elle qui fait tous les gros ouvrages des villes et de la campagne, sans quoi ni eux, ni les autres ne pourraient vivre. C’est elle qui fournit tous les soldats et matelots, et tous les valets et servantes ; en un mot, sans elle l’État ne pourrait subsister. C’est pourquoi on la doit beaucoup ménager dans les impositions, pour ne la pas charger au-delà de ses forces.

Artisans — Commençons par ceux des villes.

I. La première chose qu’il est à propos de faire, est d’entrer en connaissance de ce qu’un artisan peut gagner ; et pour cet effet examiner la qualité du métier, et voir s’il est continu ; c’est-à-dire s’il peut être exercé pendant toute l’année, ou seulement une partie.

II. À quoi peuvent aller les journées des ouvriers quand ils travaillent, et les frais qu’ils sont obligés de faire, si ce sont des maîtres.

III. Combien les maîtres emploient de compagnons et d’apprentis.

IV. Le temps qu’ils perdent ordinairement par rapport à leur métier, et aux autres ouvrages à quoi ils sont employés. Et enfin ce qui peut leur revenir de net à la fin de l’année.

Pour mieux faire entendre ceci, je prendrai pour exemple un tisserand. Il peut faire communément six aunes de toile par jour quand le temps est propre au travail, pour la façon desquelles on lui paie deux sols par aune, qui font douze sols. Sur quoi il est à remarquer, qu’il ne travaille pas les dimanches ni les fêtes, ni les jours de gelée, ni ceux qu’il est absent pour aller rendre la toile à ceux qui la font faire ; non plus que les jours qu’il est obligé d’aller aux foires et aux marchés chercher les choses nécessaires convenables à son métier, ou à sa subsistance, pendant lesquels il ne gagne rien ; à quoi on peut ajouter quelques jours d’infirmité dans le cours d’une année qui l’empêchent de travailler. Il lui faut faire une déduction équivalente à tout cela comme d’un temps perdu, et le lui rabattre ; en quoi il faut user d’une grande droiture. C’est pourquoi je compterai pour les dimanches d’une année, cinquante-deux jours, pour les fêtes trente-huit, parce qu’il y en a à peu près ce nombre ; cinquante jours pour les gelées, parce qu’il peut y en avoir autant ; pour les foires et marchés, et autres affaires qui peuvent l’obliger de sortir de chez lui, vingt jours ; pour ceux qu’il emploie à ourdir sa toile, comme aussi, pour le temps qu’il pourrait être malade ou incommodé, encore vingt-cinq jours.

Ainsi toute son année se réduira à cent quatre-vingt jours de vrai travail, qui estimés à sept deniers et demi par jour, parce qu’on suppose qu’il gagnera douze sols, reviendrait à cinq livres douze sols six deniers de dîme par an ; ce qui me parait trop fort pour un pauvre artisan qui n’a que cela, à cause des augmentations qui pourraient porter cette contribution au double dans les grandes nécessités de l’État. C’est pourquoi j’estime qu’il se faudrait contenter de régler la dîme des arts et métiers sur le pied du trentième.

Ainsi ce tisserand payerait pour le trentième de son métier trois livres quinze sols, et en doublant, comme cela pourrait quelquefois arriver, sept livres dix sols, à quoi ajoutant huit livres seize sols pour le sel dans les temps les plus chargés, et quand le minot serait à trente livres, supposant aussi sa famille composée de quatre personnes ; cela ne laisserait pas de monter à seize livres six sols, qu’il serait obligé de payer au roi par an dans les plus pressants besoins de l’État ; ce qui est, à mon avis, une assez grosse charge pour un artisan qui n’a que ses bras, et qui est obligé de payer un louage de maison, de se vêtir lui et sa famille, et de nourrir une femme et des enfants, lesquels souvent ne sont pas capables de gagner grand-chose.

Il faut aussi bien prendre garde qu’il y a des artisans bien plus achalandés les uns que les autres, plus forts et plus adroits, et qui gagnent par conséquent davantage : et d’autres qui ne sont pas si bons ouvriers qui gagnent moins, et dont les qualités sont cependant égales : ce sont toutes considérations dans lesquelles on doit entrer le plus avant qu’on pourra avec beaucoup d’égard et de circonspection, et toujours avec un esprit de charité.

C’est pourquoi il semble qu’après avoir fait dans chaque ville du royaume où il y a maîtrise, le dénombrement des artisans de même profession, et vu à peu près ce qu’ils peuvent payer les uns portant les autres, pour leur contribution aux besoins de l’État, on pourrait en laisser la répartition aux jurés et gardes de chaque art et métier, pour la faire avec la proportion requise au travail et au gain d’un chacun. Car ce qui est ici proposé pour un tisserand, peut être appliqué à un cordonnier, à un marchand, à un chapelier, à un orfèvre, etc., et généralement à tous les artisans des villes et de la campagne, de quelque espèce qu’ils pussent être, exerçant les arts et métiers qui leur tiennent lieu de rentes et de revenus.

On doit comprendre dans ce dénombrement les compagnons qui travaillent sous les maîtres, et même les apprentis, et estimer leur travail, pour en fixer la dîme comme dessus.

Manœuvriers — Parmi le même peuple, notamment celui de la campagne, il y a un très grand nombre de gens qui ne faisant profession d’aucun métier en particulier, ne laissent pas d’en faire plusieurs très nécessaires, et dont on ne saurait se passer. Tels sont ceux que nous appelons manœuvriers, dont la plupart n’ayant que leurs bras, ou fort peu de chose au-delà, travaillent à la journée, ou par entreprise, pour qui les veut employer. Ce sont eux qui font toutes les grosses besognes, comme de faucher, moissonner, battre à la grange, couper les bois, labourer la terre et les vignes, défricher, boucher les héritages, faire ou relever les fossés, porter de la terre dans les vignes et ailleurs, servir les maçons, et faire plusieurs autres ouvrages qui sont tous rudes et pénibles. Ces gens peuvent bien trouver à s’employer de la sorte une partie de l’année, il est vrai que pendant la fauchaison, la moisson et les vendanges, ils gagnent pour l’ordinaire d’assez bonnes journées ; mais il n’en est pas de même le reste de l’année. Et c’est encore ce qu’il faut examiner avec beaucoup de soin et de patience, afin de bien démêler les forts des faibles, et toujours avec cet esprit de justice et de charité si nécessaire en pareil cas, pour ne pas achever la ruine de tant de pauvres gens, qui en sont déjà si près, que la moindre surcharge au-delà de ce qu’ils peuvent porter, achèverait de les accabler.

Or la dîme de ceux-ci ne sera pas plus difficile à régler que celle du tisserand, pourvu qu’on s’en veuille bien donner la peine, en observant de ne les quotiser qu’au trentième, tant par les raisons déduites en parlant du tisserand qui conviennent à ceux-ci, qu’à cause du chômage fréquent auxquels ces pauvres manœuvriers sont sujets, et des grandes peines qu’ils ont à supporter. Car on doit prendre garde sur toutes choses à ménager le menu peuple, afin qu’il s’accroisse, et qu’il puisse trouver dans son travail de quoi soutenir sa vie, et se vêtir avec quelque commodité. Comme il est beaucoup diminué dans ces derniers temps par la guerre, les maladies, et par la misère des chères années, qui en ont fait mourir de faim un grand nombre, et réduit beaucoup d’autres à la mendicité, il est bon de faire tout ce qu’on pourra pour le rétablir ; d’autant plus que la plupart n’ayant que leurs bras affaiblis par la mauvaise nourriture, la moindre maladie ou le moindre accident qui leur arrive, les fait manquer de pain, si la charité des seigneurs des lieux et des curés, ne les soutient.

C’est pourquoi, comme j’ai fait un détail de ce que peut gagner un tisserand, et de ce qu’il peut payer de dîme royale et de sel, il ne sera pas hors de propos d’en faire autant pour le manœuvrier de la campagne.

Je suppose que des trois cents soixante-cinq jours qui font l’année, il en puisse travailler utilement cent quatre-vingt, et qu’il puisse gagner neuf sols par jour. C’est beaucoup, car il est certain qu’excepté le temps de la moisson et des vendanges, la plupart ne gagnent pas plus de huit sols par jour l’un portant l’autre ; mais passons neuf sols, ce serait donc quatre-vingt-cinq livres dix sols [30] ; passons quatre-vingt-dix livres ; desquelles il faut ôter ce qu’il doit payer, suivant la dernière ou plus forte augmentation, dans les temps que l’État sera dans un grand besoin, c’est-à-dire le trentième de son gain, qui est trois livres, ce qui doublé fera six livres, et pour le sel de quatre personnes, dont je suppose sa famille composée, comme celle du tisserand, sur le pied de trente livres le minot, huit livres seize sols, ces deux sommes ensemble porteront celle de quatorze livres seize sols, laquelle ôtée de quatre-vingt-dix livres, restera soixante et quinze livres quatre sols.

Comme je suppose cette famille, ainsi que celle du tisserand, composée de quatre personnes, il ne faut pas moins de dix setiers de blé mesure de Paris pour leur nourriture. Ce blé, moitié froment, moitié seigle, le froment estimé à sept livres, et le seigle à cinq livres par commune année, viendra pour prix commun à six livres le setier mêlé de l’un et l’autre, lequel multiplié par dix, fera soixante livres, qui ôtés de soixante-quinze livres quatre sols, restera quinze livres quatre sols ; sur quoi il faut que ce manœuvrier paie le louage, ou les réparations de sa maison, l’achat de quelques meubles, quand ce ne serait que de quelques écuelles de terre ; des habits et du linge ; et qu’il fournisse à tous les besoins de sa famille pendant une année.

Mais ces quinze livres quatre sols ne le mèneront pas fort loin, à moins que son industrie, ou quelque commerce particulier, ne remplisse les vides du temps qu’il ne travaillera pas ; et que sa femme ne contribue de quelque chose à la dépense, par le travail de sa quenouille, par la couture, par le tricotage de quelque paire de bas, ou par la façon d’un peu de dentelle selon le pays ; par la culture aussi d’un petit jardin ; par la nourriture de quelques volailles, et peut-être d’une vache, d’un cochon, ou d’une chèvre pour les plus accommodés, qui donneront un peu de lait, au moyen de quoi il puisse acheter quelque morceau de lard, et un peu de beurre ou d’huile pour se faire du potage. Et si on n’y ajoute la culture de quelque petite pièce de terre, il sera difficile qu’il puisse subsister ; ou du moins il sera réduit lui et sa famille à faire une très misérable chère. Et si au lieu de deux enfants il en a quatre, ce sera encore pis, jusqu’à ce qu’ils soient en âge de gagner leur vie. Ainsi de quelque façon qu’on prenne la chose, il est certain qu’il aura toujours bien de la peine à attraper le bout de son année. D’où il est manifeste que pour peu qu’il soit surchargé, il faut qu’il succombe : ce qui fait voir combien il est important de le ménager.

Pour revenir donc au compte de ce que la dîme des arts et métiers pourrait donner sans rien forcer, nous avons vu que nous ne pouvons faire état que de deux millions d’hommes, dont je ne crois pas qu’on doive estimer la dîme au-delà de trois livres pour chacun le fort portant le faible, y compris même le filage des femmes, et tout ce qu’elles peuvent faire d’estimable de prix. Ainsi je compte que cet article pourra monter à la somme de six millions, ici : 6 000 000 livres

De sorte que tout ce second fonds ramassé ensemble, fera la somme de quinze millions quatre cents vingt-deux mille cinq cents livres, ici : 15 422 500 liv.

TROISIEME FONDS : Le sel.

Le troisième fonds sera composé de l’impôt sur le sel, que je crois devoir être beaucoup modéré, mais étendu partout peu à peu, en sorte que tous les Français soient égaux à cet égard comme dans tout le reste ; et qu’il n’y ait point de distinction de pays de franc-salé, d’avec celui qui ne l’est pas.

Voici quels sont dans le royaume ces pays qu’on appelle de franc-salé, c’est-à-dire non sujets à la grosse gabelle.

La plupart des côtes de Normandie, la Bretagne, le Poitou, l’Auvergne, le pays d’Aunix, la Xaintonge, l’Angoumois, le Périgord, le haut et bas Limosin, la haute et basse Marche ; les états de la couronne de Navarre ; le Roussillon, le pays Conquis, l’Artois et le Cambrésis ; ce que nous tenons de la Flandre, du Hainaut et du Luxembourg ; les Trois Evêchés ; les comtés de Clermont, d’Un, Stenai et Jamets ; les souverainetés de Sedan et de Raucourt, d’Arche et de Châteaurenault ; les duchés de Bouillon et de Rethélois ; le comté de Bourgogne ; l’Alsace ; les prévôtés de Longwy, et le gouvernement de Sarre-Louis.

Ce n’est pas que le roi ne tire du profit des sels qui se consomment dans tous ces pays-là ; mais ce n’est que sur le pied qu’il l’a trouvé établi quand il s’en est rendu maître, lequel est bien au-dessous de celui de la gabelle. Cependant comme les autres impositions sont pour l’ordinaire un peu plus fortes en ce pays de franc-salé, ce que les habitants croient gagner d’un côté, leur échappe de l’autre.

Le sel est une manne dont Dieu a gratifié le genre humain, sur lequel par conséquent il semblerait qu’on n’aurait pas du mettre de l’impôt. Mais comme il a été nécessaire de faire des levées sur les peuples pour les nécessités pressantes des États, on n’a point trouvé d’expédient plus commode pour les faire avec proportion, que celui d’imposer sur le sel : parce que chaque ménage en consomme ordinairement selon qu’il est plus ou moins accommodé ; les riches qui ont beaucoup de domestiques, et font bonne chère, en usent beaucoup plus que les pauvres qui la font mauvaise. C’est pourquoi il y a peu d’État où il n’y ait des impositions sur le sel, mais beaucoup moindres qu’en France, où il est de plus très mal économisé.

Les défauts plus remarquables que j’y trouve, sont :

Premièrement, que les fonds des salines n’appartiennent pas au roi.

Deuxièmement, qu’elles sont toutes ouvertes et sans aucune clôture, et par conséquent très exposées aux larrons, et aux faux-saunages.

Troisièmement, qu’il y a beaucoup de particuliers qui ont des rentes et des engagements sur le sel, ce qui cause de la diminution à ses revenus.

Quatrièmement, qu’il y a une très grande quantité des communautés, et d’autres particuliers qui ont leur franc-salé, ce qui cause encore une diminution considérable aux mêmes revenus ; outre qu’en ayant beaucoup plus qu’ils ne peuvent consommer, ils en vendent aux autres.

Cinquièmement, que les pays exempts de la gabelle obligent le roi à un grand nombre de gardes sur leurs frontières, dont l’entretien lui coûte beaucoup, et qu’on pourrait utilement employer ailleurs.

Sixièmement, que le bon marché du sel dans une province, et sa cherté à l’excès dans une autre, y cause deux maux considérables ; dont l’un est le faux-saunage, qui envoyé quantité de gens aux galères ; et l’autre l’imposition forcée du sel, qui contraint les particuliers d’en prendre une certaine quantité, le plus souvent au-delà de leurs forces, sans que celui qui pourrait leur rester d’une année puisse leur servir pour l’autre ; ce qui les expose à beaucoup d’avanies de la part des gardes-sel, qui fouillent leurs maisons jusque dans les coins les plus reculés, et y portent quelquefois eux-mêmes du faux sel, pour avoir prétexte de faire de la peine à ceux à qui ils veulent du mal.

C’est en gros ce qu’il y a de mal dans la disposition générale des gabelles, sur lesquelles il y aurait beaucoup d’autres choses à dire, mais qui ne sont point nécessaires à mon sujet. C’est pourquoi je me réduirai à marquer ici simplement et en peu de paroles les malfaçons sur les voitures, et sur la distribution du sel, soit en gros, soit en détail.

Premièrement, ceux qui font les voitures, chemin faisant font le faux-saunage tout de leur mieux aux dépens de la voiture même, où le déchet est souvent remplacé par du sable et par d’autres ordures.

Deuxièmement, sur la distribution en gros dans les greniers, où il y a toujours de la tromperie sur le plus ou le moins du poids des mesures, par le coulage du sel, au moyen d’une trémie grillée inventée exprès, pour frauder de quelques livres par minot.

Troisièmement, sur le débit à la petite mesure, où le sel est survendu, et souvent augmenté par du sable, et derechef recoulé.

Quatrièmement, sur le restant dans les greniers au bout de l’année, qui se partage entre les fermiers et les officiers ; mais de manière que les premiers ont toujours la petite part, et souvent rien du tout.

Il est très évident que si tous ces défauts rendent la vente du sel très onéreuse au peuple, ils la rendent encore très pénible en elle-même, et sujette à de très grands frais. C’est pourquoi nos rois pour le faire valoir et en assurer le débit, ont été obligés d’établir tout ce grand nombre de greniers à sel, d’officiers et de gardes, que nous voyons répandus dans toutes les provinces du royaume sujettes à la gabelle ; ce qui en augmente encore le prix, et fait qu’il y a beaucoup de menu peuple dans les pays où il n’est pas forcé, qui en consomment peu, et n’en donnent jamais à leurs bestiaux. D’où s’ensuit que les uns et les autres sont lâches et malsains ; ce qui ne fait pas la condition du roi meilleure, parce qu’on en débite moins que si on le vendait à un prix plus bas. Et quoi qu’il semble très difficile d’y remédier, à cause du long temps qu’il y a que ce mal a pris racine, il ne me paraît pas néanmoins impossible qu’on n’en puisse venir à bout, en s’aidant dans l’occasion de l’autorité du roi, à laquelle rien ne résistera dès qu’elle sera employée avec justice.

La première chose qui me paraît nécessaire, serait d’ôter cette distinction de provinces ou de pays à l’égard du sel. Et je suis persuadé que l’établissement de la dîme royale, en la manière proposée en ces mémoires, dans les dix-huit généralités des pays taillables, et sujets à la grosse gabelle ; et la suppression de tous les autres impôts, en ouvriraient un chemin facile. Car on doit supposer comme une vérité constante, que le bien-être où ces généralités se trouveraient bientôt, ne manquerait pas de se faire désirer par les pays les plus voisins, qui demanderaient le même traitement ; ce qui serait suivi des autres provinces, et ensuite de tout le royaume. Or accordant ce même traitement aux pays où la gabelle n’est pas établie, on pourrait le faire à condition de la recevoir ; et même y ajouter d’autres moyens pour les en dédommager, comme de les décharger de quelques vieux droits onéreux, ou de payer leurs dettes ; ou enfin par tel autre moyen qu’on pourrait aviser, en gagnant les principaux du pays, et en usant d’autorité, où la raison seule ne pourrait pas suffire. Le roi est plus en état de le faire qu’aucun de ses prédécesseurs ; et il n’est pas juste que tout un corps souffre, et que son économie soit troublée, pour mettre quelqu’un de ses membres plus à son aise que les autres.

La seconde chose à faire est que le roi achète et s’approprie les fonds de toutes les salines du royaume. Après quoi il les faudrait réduire à la quantité nécessaire la plus précise qu’il serait possible, eu égard aux consommations des peuples, et à ce qu’on peut débiter de sel aux étrangers ; et supprimer les autres. Il faudrait ensuite fermer ces salines de murailles, ou de remparts de terre avec de bons et larges fossés tout autour ; et y faire après une garde réglée comme dans une place de guerre. De très médiocres garnisons suffiraient pour cela.

La troisième, d’y faire bâtir tous les greniers et les magasins nécessaires, et y établir des bureaux où le sel se débiterait à dix-huit livres le minot à tous ceux qui voudraient y en aller acheter pour en faire marchandise, et le faire ensuite débiter par tout le royaume comme les autres denrées. Si on ne trouvait plus à propos pour ôter toute occasion de monopole, d’en faire voiturer aux dépens du sel même, (un minot sur vingt suffira pour cela) dans la principale ville de chaque province, ou dans deux selon son étendue, où il serait vendu aux bureaux que le roi y a déjà, au même prix qu’aux salines ; ce qui en rendrait encore le débit non seulement plus facile et plus avantageux au peuple, mais aussi plus abondant pour le roi.

On suppose que la vente du sel aux étrangers payera largement tant la façon du sel, et le charriage ou portage qu’il en faudra faire dans les greniers et magasins, que les frais du débit qui se fera dans les bureaux, et ceux des garnisons.

Continuant donc à faire ma supputation sur la lieue quarrée que je me suis proposée pour base de ce système : je suppose, comme j’ai déjà dit, qu’il y a dans chaque lieue quarrée cinq cents cinquante personnes de tout âge et de tout sexe, et que quatorze personnes consommeront par an un minot de sel ; c’est ce que l’ordonnance leur donne. Il leur faudra donc par an pour le pot et la salière seulement, quarante minots de sel, qui porteront à dix-huit livres le minot, sept cents vingt livres. Or il y a trente mille lieues quarrées dans le royaume ; il y faut donc tous les ans douze cents mille minots de sel. On y peut encore ajouter hardiment cent mille minots, tant pour les salaisons des beurres et viandes, que pour les bestiaux. Ce qui fera au moins treize cents mille minots.

Je suppose que le roi tirera de chaque minot ces dix-huit livres quittes de tous frais, par les raisons ci-devant exprimées. Donc ces treize cents mille minots feront un fonds net toutes les années de vingt-trois millions quatre cents mille livres au moins.

Dans les temps de guerre, et quand on sera pressé, on pourrait augmenter le prix du minot de vingt sols, de quarante sols, ou de quatre livres à la fois, en sorte néanmoins qu’il ne passe jamais trente livres ; parce que dès qu’on le vendra plus cher, les paysans n’en donneront plus aux bestiaux, et beaucoup de gens s’en laisseront manquer. Outre qu’il faut toujours avoir égard à la dîme royale des deux premiers fonds, lesquels chargeant de leur côté comme le sel du sien, feraient bientôt trop sentir leur pesanteur, si on la poussait plus loin.

Il y a une chose de grande importance à observer sur cet article, qui est que comme il se consomme beaucoup de sel pour les salaisons des morues, harengs et autres poissons à Dieppe, et aux autres ports de mer ; s’il fallait que ceux qui font ces salaisons, achetassent le sel à dix-huit livres le minot, on ruinerait le commerce du poisson salé qui se fait dans le royaume, et il passerait tout entier aux Anglais et aux Hollandais, lesquels font pour l’ordinaire ces salaisons du sel de Saint Hubés au Portugal, qui ne leur coûte presque rien.

C’est pourquoi il est du bien de l’État de continuer de donner à ceux de Dieppe et autres villes maritimes qui font pareil commerce, le sel au prix accoutumé pour ces salaisons : en prenant les mêmes précautions qu’on prend aujourd’hui pour empêcher que les habitants de ces villes et lieux n’en mésusent, ou telles autres qu’on jugera les plus convenables.

Supposant donc que tout le royaume se puisse peu à peu réduire à ce prix, je mettrai ici le troisième fonds, pour le premier et plus bas pied, à la somme ci-dessus calculée de vingt-trois millions quatre cents mille livres ; laquelle augmentera bien plutôt qu’elle ne diminuera, à cause de la plus grande consommation qui s’en fera. Mais on peut compter surement que le peuple y gagnera le double, non seulement par le rabais du sel, mais encore, parce qu’il sera délivré de tous les frais et friponneries qui se font dans le débit.

Une considération importante qu’on doit toujours avoir devant les yeux, est que le sel est nécessaire à la nourriture des hommes et des bestiaux, et qu’il faut toujours l’aider et le faciliter, sans jamais y nuire, par quelque raison que ce puisse être.

Total de ce troisième fonds, vingt-trois millions quatre cents mille livres, ici : 23 400 000 livres.

QUATRIEME FONDS : Revenu fixe.

Je compose le quatrième fonds d’un revenu que j’appellerai fixe ; parce que je suppose que les parties qui le doivent former, seront, ou doivent être presque toujours sur le même pied.

La première contiendra les domaines ; les parties casuelles ; les droits de franc-fief et d’amortissement ; les amendes, épaves, confiscations ; le convoi de Bordeaux ; la coutume de Bayonne, la ferme de Brouage ; celle du fer ; la vente annuelle des bois appartenant au roi ; le papier timbré ; le contrôle des contrats, qui serait très utile si on les enregistrait tous entiers, au lieu qu’on n’en fait qu’une note qui deviendra inutile avec le temps ; le droit de ce contrôle modéré, parce qu’il est trop fort, et qu’il est nécessaire à la société civile de passer des contrats. Le contrôle des exploits ; les postes, ou le port des lettres modéré d’un tiers, et fixé de telle manière qu’il ne soit pas arbitraire aux commis de les surtaxer, comme ils font notoirement presque partout, ce qui mériterait bien un peu de galères.

La seconde contiendra les douanes mises sur les frontières tant de terre que de mer, pour le paiement des droits d’entrée et de sortie des marchandises, réduits par le conseil du commerce sur un pied tel qu’on ne rebute point les étrangers qui viennent enlever les denrées que nous avons de trop, et qu’on favorise le commerce du dedans du royaume autant qu’il sera possible.

La troisième sera formée de certains impôts, qui ne seront payés que par ceux qui le veulent bien ; et qui sont à proprement parler la peine de leur luxe, de leur intempérance, et de leur vanité. Tels sont les impôts qu’on a mis sur le tabac, les eaux de vie, le thé, le café, le chocolat, à quoi on en pourrait utilement ajouter d’autres sur le luxe et la dorure des habits, dont l’éclat surpasse la qualité, et le plus souvent les moyens de ceux qui les portent. Sur ceux qui remplissent les rues de carrosses à n’y pouvoir plus marcher, lesquels n’étant point de condition à avoir de tels équipages, mériteraient bien d’en acheter la permission un peu chèrement ; ainsi que celle de porter l’épée à ceux qui n’étant ni gentilshommes ni gens de guerre, n’ont aucun droit de la porter. Sur la magnificence outrée des meubles ; sur les dorures des carrosses, sur les grandes et ridicules perruques, et tous autres droits de pareille nature, qui judicieusement imposés, en punition des excès et désordres causés par la mauvaise conduite d’un grand nombre de gens, peuvent faire beaucoup de bien, et peu de mal.

En voici un autre dont je ne fais point de compte, mais qui pourrait être pratiqué avec une très grande utilité. Il y a dans le royaume environ trente-six mille paroisses, et dans ce nombre de paroisses, il n’y a pas moins de quarante mille cabarets, dans chacun desquels il se pourrait débiter année commune, quinze muids de vin, de cidre, ou de bière, selon les pays, à ceux qui y vont boire, s’il arrivait un temps plus favorable au peuple. Supposant donc les aides supprimées, ce ne serait pas leur faire tort, que d’imposer trois livres dix sols sur chaque muid de vin bu dans le cabaret, et non autrement ; et sur le cidre et la bière à proportion ; cela ne reviendrait qu’à un liard la pinte, et pourrait en produisant un revenu considérable, qui irait à plus de deux millions, contenir un peu les paysans, qui les jours de dimanches et de fêtes, ne désemplissent point les cabarets, ce qui pourrait peut-être obliger les plus sensés à demeurer chez eux. Mais il faudrait toujours distinguer ce qui serait bu au cabaret, de ce qui serait livré au dehors à pot et à pinte, qui doit être exempt de cet impôt.

J’estime que les trois premières parties ci-dessus bien recherchées et jointes ensemble, produiront annuellement, à les beaucoup modérer, au moins dix-huit millions de livres, que je considère comme un revenu fixe qu’on laisserait toujours à peu près au même état, pour ne rien déranger au commerce, ni à la commodité publique, pour laquelle il faut toujours avoir de grands égards, par préférence à toutes autres choses ; ici : 18 000 000 livres.

De sorte que ces quatre fonds généraux joints ensemble, rendront année commune la somme de cent seize millions huit cents vingt-deux mille cinq cents livres, laquelle pourra être augmentée suivant les besoins de l’État, par degrés dans une proportion juste, et toujours suivie, qui ne souffrira aucune confusion, ainsi qu’il se verra ci-après dans la seconde partie de ces mémoires. Sur quoi il est à remarquer que les trois premiers fonds étant susceptibles d’augmentation, pourront être augmentés proportionnellement, mais le quatrième non ; parce qu’il contient des parties qui ayant rapport au commerce, pourraient le troubler, et causer de l’empêchement aux consommations ; ce qu’il faut éviter. C’est pourquoi dans les tables suivantes, nous proposerons chaque augmentation du premier dixième des trois premiers fonds, le quatrième demeurant toujours au même état, par la raison que dessus.

SECONDE PARTIE, qui contient diverses preuves de la bonté du système de la Dîme Royale et la manière de le mettre en pratique [31]

CHAPITRE 2

Pour peu qu’on veuille s’appliquer à bien examiner ce système, il sera facile de se convaincre qu’il est le meilleur, le mieux proportionné, et le moins sujet à corruption qui se puisse mettre en usage.

C’est un moyen sûr de subvenir aux nécessités de l’État pour grandes qu’elles soient, sans que le roi soit jamais obligé de créer aucune rente sur lui ; ni qu’il ait besoin du secours de la taille, ni des aides, ni des douanes provinciales, ni d’aucunes affaires extraordinaires, telles qu’elles puissent être ; non pas même de la part qu’il prend dans les octrois des villes du royaume, dont les murs, aussi bien que les portes et autres édifices publics, dépérissent depuis qu’on a ôté les moyens de les entretenir.

Ce moyen est encore sûr pour l’acquit des dettes de sa majesté ; pour le rachat des engagements de la couronne, et pour le remboursement des charges de l’État ; même des rentes créées sur l’hôtel de ville de Paris, qu’il est bon de diminuer le plus qu’il sera possible.

Enfin il remettra en valeur les terres qui sont venues à un très bas prix ; et on doit s’attendre que son exacte observation ramènera l’abondance dans le royaume, parce que les peuples qui ne craindront plus la surcharge des tailles personnelles, comme il a déjà été dit, travailleront à qui mieux mieux. D’où s’ensuivra encore nécessairement qu’avant qu’il soit peu, les revenus du roi et ceux des particuliers s’augmenteront notablement ; et que le royaume, dont le peuple est fort diminué, se repeuplera bientôt, attendu qu’il s’y fera beaucoup de mariages ; que les enfants y seront mieux nourris par rapport à la faiblesse de leur âge, et les paysans mieux vêtus. Les étrangers même viendront s’y habituer, quand ils s’apercevront du bonheur de nos peuples, et qu’ils y verront de la stabilité. La pauvreté sera bannie du royaume ; on n’y verra plus les rues des villes, et les grands chemins pleins de mendiants, parce que chaque paroisse se trouvera bientôt en état de pouvoir nourrir ses pauvres, même de les occuper. Le commerce de province à province, et de ville à ville, se remettra en vigueur quand il n’y aura plus ni aides ni douanes au-dedans du royaume ; ce qui fera que la consommation sera d’autant plus grande qu’elle sera plus libre. D’où naîtra l’abondance des denrées de toutes espèces, laquelle venant à se répandre par tout le royaume, se fera bientôt sentir jusque sur les côtes, où elle facilitera encore le commerce étranger. Et comme les peuples cesseront d’être dans l’état misérable où ils se trouvent, et qu’ils deviendront plus aisés, il sera bien plus facile d’en tirer les secours nécessaires, tant pour les fortifications de la frontière, que pour les ouvrages des ports de mer, sûreté des côtes, et entreprises de rendre navigables quantité de rivières, au très grand bien des pays qui en sont traversés ; les arrosements des pays qui en ont besoin ; le desséchement des marais ; les plantations des bois et forêts où il en manque ; le défrichement de ceux où il y en a trop ; et enfin la réparation des grands chemins : tous ouvrages d’autant plus nécessaires qu’ils peuvent tous contribuer considérablement à la fertilité des terres de ce royaume, et au commerce de ses habitants.

Ajoutons que rien ne prouve tant la bonté de ce système que la dîme ecclésiastique, qui est d’ordinaire plus, ou du moins aussi forte que la taille ; et qui se lève partout sans plainte, sans frais, sans bruit, et sans ruiner personne. Au lieu que la levée de la taille, des aides, des douanes, et des autres impositions, dont ce système emporte la suppression, font un effet tout contraire. Il n’y a donc qu’à prier Dieu qu’il bénisse cet ouvrage, et qu’il lui plaise d’inspirer au roi d’en faire l’expérience, pour être assuré d’un succès très heureux pour lui et pour ses peuples.

Au surplus, ce projet peut être la règle d’une capitation générale la mieux proportionnée qui fût jamais, et dont les paiements se feraient de la manière la plus commode et la moins sujette aux contraintes. C’est à mon avis l’unique et le seul bon moyen qu’on puisse employer à la levée des revenus du roi, pour empêcher la ruine de ses peuples, qui est la principale fin que je me suis proposée dans ces mémoires.

CHAPITRE 3

Bien que l’utilité de ce système se puisse prouver aussi démonstrativement qu’une proposition de géométrie, et qu’il n’y ait aucun lieu de douter de la possibilité de son exécution, je ne laisse pas d’être persuadé, que si on entreprenait de l’établir tout à la fois et à même temps dans tous les pays où la taille est personnelle, on pourrait peut-être y trouver bien des difficultés par la quantité d’oppositions qu’on y ferait. C’est pourquoi mon avis est de le conduire pied à pied, jusqu’à ce que l’utilité en soit développée, et reconnue du public d’une manière qui lui en fasse voir tout le mérite ; pour lors loin que personne s’y oppose, on le recherchera avec empressement : mais il est vrai qu’avant cela, il est nécessaire de faire connaître cette utilité.

Pour y parvenir, je serais d’avis d’y procéder par la voie de l’expérience ; et à cet effet, de faire choix de deux ou trois élections du royaume, en résolution que si deux ou trois ans après qu’on aura réduit leur taille et leurs autres subsides en dîme royale, les peuples n’en sont pas contents, ou que ce nouveau système soit trouvé moins avantageux pour le roi que les précédents, de remettre les tailles et les autres subsides sur le vieux pied.

Cela une fois disposé, messieurs les intendants propres à cette exécution, choisis et instruits à fond des intentions du roi ; la première chose que je me persuade qu’ils auront à faire, doit être de s’assembler, pour concerter entre eux la manière dont ils s’y pourront prendre pour établir cette dîme comme elle est proposée avec l’uniformité requise ; et après qu’ils seront convenus de ce qu’ils auront à faire, que chacun d’eux se rende à son intendance pour y travailler conformément à ce qu’ils auront résolu.

Mais comme cet essai ne pourra mettre ce système en pratique dans toute son étendue, parce qu’on le suppose restreint à des élections séparées et isolées tout autour par des pays où la dîme royale ne sera pas encore établie, et qu’il est d’ailleurs nécessaire que le roi ne perde rien de ce qu’il avait accoutumé d’en tirer ; il faudra d’abord commencer par examiner à quoi pourront monter les revenus que sa majesté en tire, pour les convertir en dîme, et distribuer le sel par imposition ; et le reste comme il est expliqué ci-après au chapitre de l’élection de Vézelay. Ce qui fera que la quotité de la dîme sera plus haute dans ces élections de plus d’un tiers qu’elle ne serait, si ce système était pratiqué par tout généralement.

La seconde application de ces messieurs doit être :

Premièrement, d’examiner avec soin ce qu’il y aura de personnes dans ces élections qui tirent des pensions, gages ou appointements du roi, qui ont des rentes constituées sur l’hôtel de ville de Paris, sur les tontines, sur le sel, sur les postes, ou sur d’autres fonds qui soient à la charge du roi, quels peuvent être les émoluments des officiers de justice, et de tous les gens de plume, le gain des marchands, des artisans et des manœuvriers, et quel nombre il y a de serviteurs, pour les faire tous contribuer proportionnellement, et toujours en bons pères de familles, comme il est dit dans l’exposition du second fonds de ce système ; parce que cette contribution doit régler la quotité des fruits de la terre de ces élections dans ce commencement, ainsi que des autres revenus.

Secondement, de prendre une aussi grande connaissance qu’ils le pourront de la quantité des terres à labour, vignes, prés, pâtures, bois, étangs, pêcheries, maisons, moulins, et de tous autres biens sujets à la dîme royale ci-devant spécifiés, que contiendront ces élections ; et ce que ces terres, vignes, prés, bois, etc. peuvent rendre une année portant l’autre, afin de fixer avec plus de proportion la quotité de la dîme royale des fruits, sur ce qu’ils jugeront qu’elle pourra être affermée, le montant de l’article précédent déduit, par rapport à la somme que ces élections ont coutume de rendre au roi, par la taille, les aides, et tous autres subsides quelconques ; même pour la plus-value du sel s’il y en a ; à quoi le produit de la dîme ecclésiastique leur servira de beaucoup.

Mais il y a une observation importante à faire, qui est que la dîme des vignes et des prés se peut bien lever en espèce, ou abonner : mais qu’il y aura de la difficulté pour la dîme des bois, dont il faudra attendre les coupes qui n’arrivent que de neuf ans en neuf ans ; ou de dix en dix ; ou de quinze en quinze ; ou de vingt en vingt ans, comme en mon pays. Ou bien parce que ce seront des futaies, qui n’ayant point de coupes réglées qui ne soient très éloignées l’une de l’autre, il n’est pas possible d’en percevoir la dîme en espèce d’une année à l’autre sans troubler tout l’ordre des coupes. Il faut donc nécessairement l’abonner, ce qui se doit faire comme une taxe sur chaque arpent de bois, accommodée au prix de ce que la coupe vaut par arpent dans chaque pays, car cela est fort différent. Mais l’âge de la coupe et le prix des ventes étant connu, il sera aisé de régler celui de la dîme. Car supposé que celui de la vente la plus commune d’une coupe de vingt ans soit de quarante livres, cela reviendra à quarante sols de rente par an, dont ôtant le quart pour l’intérêt des avances, les gardes et les hasards du feu et des larrons pendant vingt ans, le restant sera de trente sols, dont la dîme au vingtième sera de dix-huit deniers, ce qui donnera pour dix arpents 15 sols ; pour cinquante arpents, 3 livres 15 s. pour cent arpents, 7 l. 10 s. et pour mille, 75 liv. de dîme, et ainsi des autres de même prix et qualité. Observation qui peut servir pour toutes les autres espèces qui y ont du rapport.

Je joindrai ci-après une espèce de modèle de cette conversion de la taille, des aides, etc. en dîme royale, comme je crois qu’elle pourrait être faite, seulement pour en donner une idée, ne doutant point que ceux que le roi emploiera pour l’essai de ce système, connaissant l’importance du sujet, ne le fassent avec toute la justesse et la précision nécessaire, selon la situation des lieux, par la grande attention qu’ils y donneront ; et la correspondance continuelle qu’ils auront les uns avec les autres, pour garder une parfaite uniformité qui est absolument nécessaire dans de pareils établissements.

Au reste, comme la quotité de la dîme royale, tant à l’égard des fruits de la terre, que des maisons, et de toutes les autres choses sur lesquelles elle s’étend, doit être certaine et sue de tous les contribuables, il est important qu’elle soit déclarée par un tarif public, qui sera renouvelé tous les ans, à cause des augmentations et des diminutions qui pourraient arriver d’une année à l’autre, suivant que les affaires du roi le requerront, et affiché à la porte de l’église paroissiale de chaque lieu, afin que chacun y puisse voir clairement et distinctement ce à quoi il est obligé.

Il y aura encore trois choses à observer à l’égard de la dîme des fruits de la terre, dont il est bon que messieurs les intendants choisis soient avertis. La première est de faire défenses très expresses, à peine de confiscation, d’enlever les débleures de dessus la terre, ni de mettre les gerbes en trésaux, que le dîmeur royal n’ait passé et levé sa dîme. Cela se fait à la dîme ecclésiastique en plusieurs pays. Il sera même nécessaire d’obliger les propriétaires d’avertir le dîmeur royal avant que de lier, afin que cette levée se fasse de concert, et que les fruits de la terre ne souffrent point de déchet par le retardement du dîmeur ; ce qu’il est très important d’empêcher, tant pour ne pas donner au peuple une juste occasion de se plaindre, que pour ne le pas mettre à la merci du dîmeur. La seconde, de régler comment le dîmeur en doit user, quand ayant compté les gerbes d’un champ, il en restera 4, 5, 6, 7, ou 8 plus ou moins que le compte rond. La troisième, de faire défenses, sous de grosses peines, de frauder la dîme, soit par vol, dégât des bestiaux, glanages, ou telle autre manière de friponnerie que ce puisse être. Et c’est sur quoi il faudra garder une grande sévérité.

À l’égard du sel, il en faudra proportionner la distribution au nombre des habitants qui se trouveront dans l’étendue de ces élections, leur en faisant donner, suivant l’ordonnance, un minot pour douze ou quatorze personnes, grands et petits, à 18, 22, 26 ou 30 livres le minot, selon que les affaires du roi le requerront. Comme c’est le moins que quatorze personnes en puissent consommer dans une année, il n’y a pas lieu d’appréhender qu’ils en mésusent. Il sera nécessaire pour éviter les fraudes, que cette distribution de sel se fasse aux familles selon le nombre de têtes de chacune, par un tarif exprès, qui marquera précisément la quantité de livres, demi-livres, onces, quarterons, etc. que chacun en doit avoir. Tout cela se peut réduire facilement à la petite mesure ; et on pourrait même charger le fermier de la dîme royale de cette distribution, lequel en ferait les deniers bons ; si mieux n’aimaient les sauniers ordinaires la faire eux-mêmes.

Je ne puis m’empêcher sur cela de faire observer encore une fois, qu’il y va de la conscience du roi de ne point souffrir qu’on fasse passer le sel en le mesurant, par une trémie grillée de trois à quatre étages. Ce coulage est une supercherie inventée de ce règne au profit des officiers du sel, qui partagent les revenants bons avec les fermiers de la gabelle ; action digne de châtiment, car le coulage du sel au travers de ces trémies grillées, en dérobe ordinairement dix livres par minot. Je sais qu’ils sont autorisés à cela par un arrêt du conseil, mais je ne doute pas qu’il n’ait été surpris, ou donné sur de faux exposés. Si après cela les habitants de ces élections veulent davantage de sel pour faire des salaisons, ils iront en prendre dans les greniers à sel. Ayant été imposé sur chaque famille de cette élection, comme il a été dit ci-dessus, il n’y a pas lieu de craindre qu’ils en mésusent.

Il est sans difficulté que cet établissement fera quelque peine la première année ; mais la deuxième tout se rectifiera et reviendra à cette proportion tant désirée, et si nécessaire au bien de ce royaume. Après l’arrangement de cette dîme achevé, on s’apercevra bientôt du bon effet qu’elle produira ; en ce que les peuples des élections voisines, qui en reconnaîtront le mérite, ne manqueront pas de demander le même traitement : c’est pourquoi il sera bon de les attendre, et on peut s’assurer que les premières épines une fois arrachées, tout deviendra facile. On ne saurait donc trop s’attacher dans les commencements à la perfection de cet établissement, et on ne doit point se lasser de corriger jusqu’à ce qu’on l’ait réduit à toute la simplicité possible ; car c’est en cela même que doit consister sa plus grande perfection.

CHAPITRE 8. Oppositions et objections qui pourront être faites contre ce système.

Il y aurait de la témérité à prétendre que ce système pût être généralement approuvé. Il intéresse trop de gens pour croire qu’il puisse plaire à tout le monde. Il déplaira aux uns, parce qu’ils jouissent d’une exemption totale, tant pour leurs personnes, que pour leurs biens : et que ce système n’en souffre absolument aucune, telle qu’elle soit. Aux autres, parce qu’il leur ôterait les moyens de s’enrichir aux dépens du public, comme ils ont fait jusqu’à présent : et aux autres enfin, parce qu’il leur ôtera une partie de la considération qu’on a pour eux, en diminuant ou supprimant tout à fait leurs emplois, ou les réduisant à très peu de chose. Et c’est ce que nous expliquerons par ordre. C’est pourquoi on ne doit pas être surpris, si la critique la plus mordicante se déchaîne pour le décrier ; mais je suis d’avis de laisser dire, et de ne s’en point mettre en peine. Quand un grand roi a la justice de son côté jointe au bien évident de ses peuples, et deux cents mille hommes armés pour la soutenir, les oppositions ne sont guère à craindre.

I. Entre ceux qui l’approuveront le moins, et qui feront tous leurs efforts pour le faire rejeter, messieurs des finances pourront bien y avoir la meilleure part. Parce que n’étant plus question de tant de fermes, ni d’aucune affaire extraordinaire, il est sans doute que leur grand nombre ne sera plus nécessaire pour la direction des finances, et que ceux mêmes qui y demeureront employés sous les ordres de monsieur le contrôleur général, n’auront pas de grandes discussions à faire ; ce qui marque déjà un grand bien pour l’État en général.

II. Les fermiers généraux ne l’approuveront pas aussi, non seulement parce que les fermes seraient réduites à un très petit nombre ; mais encore, parce qu’il ôterait bien des revenants bons à celles qui resteraient, et les débrouillerait de manière qu’on y verrait bien plus clair que par le passé ; ce qui ne serait pas sans quelque déchet des moyens qu’ils ont eu jusqu’ici de faire leurs affaires.

III. Les traitants et gens d’affaires en seront les plus fâchés, parce qu’ils n’en auront plus du tout ; et c’est ce qui leur fera trouver ce système bien mauvais.

IV. Messieurs du clergé ne l’approuveront peut-être pas tout à fait, parce que le roi se payant par ses mains, il ne sera plus obligé de les assembler, et de leur faire aucune demande, non plus qu’aux autres corps de l’État ; la dîme royale dîmant sur tout, dîmera aussi la leur ; ce qui pourra causer quelque chagrin tacite aux plus élevés, mais les autres en seront bien aises, parce qu’ils payeront leur contribution en denrées, sans être obligés de mettre la main à la bourse. D’ailleurs les proportions y étant bien observées, le haut clergé ne se déchargera plus aux dépens du bas, comme ceux-ci se plaignent qu’ils ont fait jusqu’à présent.

V. La noblesse qui ne sait pas toujours ce qui lui convient le mieux, s’en plaindra aussi ; mais la réponse à lui faire, est contenue dans les maximes mises à la tête de ces mémoires. Après quoi, l’on trouvera ici à la marge de quoi l’apaiser, si elle est raisonnable ; et ce d’autant plus, que la lésion qu’elle en souffrira, ne sera qu’imaginaire, puis qu’au contraire ses revenus en augmenteront par la meilleure culture et la plus-value des terres, et par la plus grande consommation qui se fera des denrées.

V. Les exempts par charges, vieux et nouveaux, seraient ceux qui auraient, ce semble, plus de raison de s’en plaindre, puisque la dîme royale éteindra et supprimera les exemptions qu’ils ont achetées bien cher. Mais cette même dîme, en procurant à ce royaume le plus grand bien qui lui puisse arriver, donnera encore moyen de rembourser peu à peu ceux dont les emplois ne sont pas nécessaires.

VII. Le corps des gens de robe se pourra peut-être joindre aux autres plaignants, parce que les émoluments de leurs charges se trouvèrent assujettis à la dîme royale comme les autres. Mais les maximes sur lesquelles ce système est fondé, les doivent d’autant plus satisfaire, qu’elles sont pour ainsi dire l’âme des lois, dont ils sont les interprètes, comme ils doivent être garants de leur exécution.

VIII. Les élus et les receveurs des tailles ne manqueront pas d’y trouver à redire, parce qu’il leur ôtera plusieurs petites douceurs, et bien de la considération ; mais en remboursant peu à peu les charges de ceux dont on n’aura plus besoin, et payant les gages aux autres, ils ne seront pas en droit de s’en plaindre.

IX. Peut-être que le peuple criera d’abord, parce que toute nouveauté l’épouvante ; mais il s’apaisera bientôt, quand il verra d’une manière à n’en pouvoir douter, que cette innovation a pour objet principal et très certain, de le rendre bien plus heureux qu’il n’est.

X. Tous ceux enfin qui savent pêcher en eau trouble, et s’accommoder aux dépens du roi et du public, n’approuveront point un système incorruptible, qui doit couper par la racine toutes les pilleries et malfaçons qui s’exercent dans le royaume dans la levée des revenus de l’État.

Pour conclusion, on ne doit attendre d’approbation que des véritables gens de bien et d’honneur, désintéressés, et un peu éclairés ; parce que la cupidité de tous les autres, se trouvera lésée dans cet établissement.

Mais la réponse à faire à tous ces plaignants, est de les renvoyer aux maximes qui sont à la tête de ces mémoires, et qui en font le fondement, desquelles ils ne sauraient disconvenir ; à savoir, l’obligation naturelle qu’ont tous les sujets d’un État, de quelque condition qu’ils soient, de contribuer à le soutenir à proportion de leur revenu, ou de leur industrie, sans qu’aucun d’eux s’en puisse raisonnablement dispenser : tout privilège qui tend à l’exemption de cette contribution étant injuste et abusif. S’ils sont raisonnables ils s’en contenteront ; et s’ils ne le sont pas, ils ne méritent pas qu’on s’en mette en peine, attendu qu’il n’est pas juste que le corps souffre, pour mettre quelques-uns de ses membres plus à son aise que les autres.

Venons présentement aux objections. Comme les preuves que nous avons données de la bonté du système de la dîme royale, emportent le consentement de l’esprit de ceux mêmes qui ne le voudraient pas, on a recours à de prétendues impossibilités, lesquelles bien examinées s’évanouissent.

Ces objections se réduisent à quatre. La première regarde les granges pour renfermer la dîme des fruits ; et on prétend que pour les bâtir il faudrait des sommes immenses. La seconde, qu’on ne trouvera point de fermiers qui les veulent affermer. La troisième, que si on en trouve, ils seront sans caution. Et la quatrième enfin, que le roi a besoin d’argent présent et comptant, et que les dîmes n’en donnent que tard.

On a déjà répondu à ces objections, lors qu’on a traité le premier fonds, de la dîme royale, d’une manière qui ne souffre point de réplique. On a montré que dans plus de la moitié de la France, on ne se sert point de granges pour renfermer la récolte des fruits ; et on a fait voir par une supputation exacte, qu’en Normandie et ailleurs, où les granges sont en usage, que quand les fermiers du roi n’en trouveraient pas avec autant de facilité que font les fermiers des gros décimateurs ecclésiastiques, une somme de mille ou douze cents livres sera plus que suffisante pour bâtir une grange capable de renfermer une dîme de deux mille livres de rente au moins ; et que l’avantage que le peuple recevrait par cette manière de lever la taille, qui aurait toujours une proportion naturelle au revenu des terres, sans qu’elle pût être altérée ni par la malice et la passion des hommes, ni par le changement des temps ; et qui le délivrerait tout d’un coup de toutes les vexations et avanies qu’il souffre de la part des collecteurs, des receveurs des tailles, et de leurs suppôts, et tout ensemble des misères où le réduit la perception des aides comme elles se lèvent ; compenserait abondamment la dépense de la grange, qui pourrait être avancée par les fermiers, et reprise sur les paroisses pendant les six ou neuf années du premier bail, ce qui irait à très peu de chose. Que comme les gros décimateurs ecclésiastiques ne manquent point des fermiers avec de bonnes cautions, pour prendre leurs dîmes à ferme, dont ils paient même le prix de mois en mois par avance, le roi n’en manquerait pas non plus. Et quant à la dernière objection qui parait la plus plausible ; on a dit, que la taille ne se paie ordinairement qu’en seize mois, et qu’il y a toujours beaucoup de non-valeurs. Que l’expérience de ce qui se passe entre les décimateurs ecclésiastiques et leurs fermiers, était une conviction manifeste que le roi sans se faire faire aucune avance, pourrait faire remettre le produit des dîmes dans ses coffres en douze ou quatorze mois au plus sans aucune non-valeur. Il est vrai qu’il y a de certains pays dans le royaume où l’argent étant rare, la vente des fruits n’est pas toujours présente ; mais cette objection se résout par le paiement de la taille même, qui ne peut être faite que de la vente des fruits de la terre. C’est pourquoi si toutes sortes de gens solvables sont reçus aux enchères, comme les curés, les gros bourgeois, les gentilshommes mêmes, que cela ne fasse point de tort à la qualité de ceux-ci, et que tous y puissent faire un gain honnête, la dîme royale ne demeurera pas ; et dès qu’un fermier sera en état de payer une année ou deux d’avance, il ne saurait manquer d’y bien faire ses affaires. Ainsi cette difficulté se réduit à rien, en ramenant les choses à leur principe.

De plus, la dîme royale aura encore cette utilité, qu’elle produira par les suites quantité de petits magasins de blé dans les paroisses, lesquels en soulageant les peuples dans les chères années, enrichiront ceux qui les auront faits.

C’est ainsi que les romains en ont usé non seulement pendant le temps de la république, mais encore pendant que l’empire et les empereurs ont régné. Les subsides qu’ils levaient sur les peuples, consistaient principalement dans la dîme des fruits de la terre, sans distinction de qui que ce soit, non pas même des terres des églises ; et ils se servaient heureusement de ces fruits, tant pour la subsistance de leurs armées, que pour la nourriture des peuples mêmes, à qui ils faisaient distribuer le blé à un certain prix dans le temps de disette. Il est manifeste par notre histoire, que les rois de la première et seconde race, et même quelques-uns de la troisième, en ont usé à peu près de même, jusqu’à ce qu’ils aient entièrement gratifié l’église de la part qu’ils avaient aux dîmes.

CHAPITRE 11. Réflexion importante, pour servir de conclusion à ces mémoires

Comme il y a impossibilité manifeste qu’un État puisse subsister, si les sujets qui le composent ne l’assistent, et ne le soutiennent par une contribution de leurs revenus capable de satisfaire à ses besoins ; on ne croit pas s’éloigner de la vérité, si on dit que les rois ont un intérêt personnel et très pressant, de tenir la main à ce que les levées qui se font sur eux à cette occasion, n’excédent pas le nécessaire. La raison est, que tout ce qu’on en tire au-delà, les jette dans une mésaise, qui les appauvrit d’autant, ce qui va quelquefois à tel excès, qu’ils en souffrent jusqu’à la privation des aliments nécessaires au soutien de la vie ; et les exposant à périr, en jette beaucoup dans le désespoir. Ce mal ne s’est que trop fait sentir dans ces derniers temps, où ce défaut joint à celui d’une cruelle guerre, et des chères années, a fait périr ou déserter une partie considérable des peuples de ce royaume, et tellement appauvri les autres, que l’État s’en trouve aujourd’hui affaibli et très incommodé. Perte qui tombe directement sur le roi même, qui en souffre par la diminution de ses revenus, par la perte de ses meilleurs hommes, et par un déchet considérable de ses forces. Ce mal qui subsiste encore dans le temps que j’écris ceci, et qui s’augmente tous les jours, est sans doute beaucoup plus grand qu’on ne pense, et pourrait même tirer à des conséquences très mauvaises par les suites. C’est pourquoi j’estime qu’il est à propos d’en donner une idée plus sensible, et qui fasse toucher au doigt et à l’œil la grandeur de ce défaut. C’est ce que nous ferons en peu de mots, par une comparaison qui me paraît assez juste ; la voici.

Il est certain que le roi est le chef politique de l’État, comme la tête l’est du corps humain ; je ne crois pas que personne puisse douter de cette vérité. Or il n’est pas possible que le corps humain puisse souffrir lésion en ses membres, sans que la tête en souffre. On peut dire qu’il est ainsi du corps politique, et que si le mal ne se porte pas si promptement jusqu’au chef, c’est qu’il est de la nature des gangrènes, qui gagnant peu à peu, ne laissent pas d’empiéter et de corrompre, chemin faisant, toutes les parties du corps qu’elles affectent, jusqu’à ce que s’étant approchées du cœur, si elles n’achèvent pas de le tuer, il est certain qu’il n’en échappe que par la perte de quelqu’un de ses membres. Comparaison qui a beaucoup de rapport à ce que nous sentons, et qui bien considérée, peut donner lieu à de grandes réflexions. Cela même m’autorise à répéter ce que j’ai dit, que les rois ont un intérêt réel et très essentiel à ne pas surcharger leur peuple, jusqu’à les priver du nécessaire. J’ose même dire, que de toutes les tentations dont les princes ont le plus à se garder, ce sont celles qui les poussent à tirer tout ce qu’ils peuvent de leurs sujets ; par la raison, que pouvant toutes choses sur des peuples qui leur sont entièrement soumis, ils les auront plutôt ruinés qu’ils ne s’en seront aperçus.

Le feu roi Henry Le Grand de glorieuse mémoire, se trouvant dans un besoin pressant sollicité d’établir un nouvel impôt qui l’assurait d’une augmentation considérable à ses revenus, et qui paraissait d’un établissement facile : ce bon roi, dis-je, après y avoir pensé quelque temps, répondit à ceux qui l’en sollicitaient, qu’il était bon de ne pas toujours faire tout ce que l’on pouvait, et n’en voulut pas entendre parler davantage. Parole de grand poids, et vraiment digne d’un roi père de son peuple, comme il l’était !

Je reviens au sujet de ce discours, qui n’étant fait que pour inspirer autant qu’il m’est possible la modération dans l’imposition des revenus de sa majesté, il me semble que je dois commencer par définir la nature des fonds qui doivent les produire, tels que je les conçois.

Suivant donc l’intention de ce système, ils doivent être affectés sur tous les revenus du royaume, de quelque nature qu’ils puissent être, sans qu’aucun en puisse être exempt, comme une rente foncière, mobile, suivant les besoins de l’État, qui serait bien la plus grande, la plus certaine, et la plus noble qui fût jamais, puis qu’elle serait payée par préférence à toute autre, et que les fonds en seraient inaliénables et inaltérables. Il faut avouer que si elle pouvait avoir lieu, rien ne serait plus grand ni meilleur ; mais on doit en même temps bien prendre garde de ne la pas outrer en la portant trop haut. C’est-à-dire, que bien qu’il soit dit dans beaucoup d’endroits de ces mémoires, qu’on se pourra jouer entre le vingtième et le dixième sol à la livre, ou la vingtième et la dixième gerbe, qui est la même chose, il faudrait pour bien faire, n’approcher du dixième que le moins qu’il sera possible, et se tenir toujours le plus prés du vingtième qu’on pourra ; par la raison, qu’à mesure qu’on approchera du dixième, la charge deviendra toujours plus pesante, notamment sur le pauvre peuple qui la sentira le premier, à cause du sel qui doit augmenter à proportion.

Rendons ceci intelligible, et supposons que dans un temps forcé et très pressant, la dîme soit remontée au dixième, équivalant à 2 sols pour livre.

L’église tirera de son côté un vingtième et demi pour sa dîme, qui joint aux censives ou droits des seigneurs, à la grêle, mauvais temps, et stérilité des années, emportera plus d’un autre dixième.

Le sel de son côté faisant chemin à remonter comme la dîme royale, emportera encore du moins un dixième, pour peu que les familles soient nombreuses ; et quand elles ne seraient composées que du père, de la mère, et de deux enfants, ils en consommeront chacun pour cinquante sols par an, ce qui fait dix livres pour toute la famille, et conséquemment un dixième et plus ; de sorte que voilà trois dixièmes pour chaque livre, c’est-à-dire six sols de vingt, savoir quatre pour le roi, un et demi pour la dîme ecclésiastique, et le surplus pour les seigneurs, et le mauvais temps ; et partant il ne restera que treize à quatorze sols de vingt pour le propriétaire et le fermier, qui partagés en deux, reviendront à sept pour chacun ; sur quoi déduisant les frais du labourage et de la récolte, il leur restera fort peu de chose pour vivre. Et pour peu que cela se répétât plusieurs années de suite, ils en seraient très incommodés ; parce qu’il n’y a guère de paysan qui ne doive à quelque autre, et que cet autre étant aussi chargé de son côté, se trouvera dans le même cas, et conséquemment obligé à se faire payer, comme sujet aux mêmes incommodités. Je ne vois donc que les gens aisés et un peu accommodés d’ailleurs, capables de pouvoir soutenir pour un peu plus de temps le dixième. D’où je conclus, qu’afin que tout le monde puisse vivre un peu commodément, il faut soutenir les impositions le plus près du vingtième qu’il sera possible, et les éloigner tant qu’on pourra du dixième, si on veut éviter l’oppression des peuples ; d’autant plus qu’on trouvera amplement de quoi satisfaire au besoin de l’État, entre ces deux extrémités ; je veux dire entre le dixième et le vingtième.

Au surplus, je crois qu’il ne sera pas hors de propos de redire encore ici, qu’on peut bien ajouter quelque chose au système de la dîme royale, en perfectionnant ce qu’il a de bon, et corrigeant ce qui s’y trouvera de mauvais ; mais on ne doit pas le mêler avec d’autres impositions, quelles qu’elles puissent être, avec lesquelles il est incompatible de sa nature ; parce qu’il ramasse et réunit en soi tout ce dont on peut faire revenu dans le royaume, qui étant une fois dîmé à la rigueur, on ne peut plus y retoucher, sans s’exposer à tirer d’un sac plusieurs moutures. C’est pourquoi bien qu’il en ait déjà été parlé dans le corps de ces mémoires, je n’hésite pas à le répéter ici, la chose me paraissant d’une importance à ne devoir pas être touchée légèrement.

Il me semble aussi que les revenus du roi se doivent distinguer de ceux de ses sujets, bien que tous proviennent de même source, suivant ce système. Car on sait bien que ce sont les peuples qui cultivent, recueillent, et amassent ceux du roi ; et que pour les percevoir, ses officiers n’ont d’autre soin que de les imposer, et en faire la recette, les peuples faisant le reste. C’est pourquoi il me paraît qu’il serait mieux de dire, que des fonds de terre, du commerce et de l’industrie, se tire le revenu des hommes ; mais que les véritables fonds du revenu des rois, ne sont autres que les hommes mêmes, qui sont ceux dont ils tirent non seulement tout leur revenu, mais dont ils disposent pour toutes leurs autres affaires. Ce sont eux qui paient, qui font toutes choses, et qui s’exposent librement à toutes sortes de dangers pour la conservation des biens et de la vie de leur prince ; qui n’ont ni tête ni bras, ni jambes qui ne s’emploient à le servir, jusque-là qu’ils ne peuvent pas se marier, ni faire des enfants, sans que le prince n’en profite, parce que ce sont autant de nouveaux sujets qui lui viennent.

Ces fonds sont donc bien d’une autre nature que ceux des particuliers, par leur noblesse et leur utilité intelligente, toujours agissante et appliquée à mille choses utiles à leur maître. C’est de ce fonds-là dont il faut être bon ménager, afin d’en procurer l’accroissement par toutes sortes de voies légitimes, et le maintenir en bon état, sans jamais le commettre à aucune dissipation. Ce qui arrivera infailliblement, quand les impositions seront proportionnées aux forces d’un chacun, les revenus bien administrés ; et que les peuples ne seront plus exposés aux mangeries des traitants, non plus qu’à la taille arbitraire, aux aides et aux douanes, aux friponneries des gabelles, et à tant d’autres droits onéreux qui ont donné lieu à des vexations infinies exercées à tort et à travers sur le tiers et sur le quart, lesquelles ont mis une infinité de gens à l’hôpital et sur le pavé, et en partie dépeuplé le royaume. Ces armées de traitants, sous-traitants, avec leurs commis de toutes espèces ; ces sangsues d’État, dont le nombre serait suffisant pour remplir les galères, qui après mille friponneries punissables, marchent la tête levée dans Paris parés des dépouilles de leurs concitoyens, avec autant d’orgueil que s’ils avaient sauvé l’État. C’est de l’oppression de toutes ces harpies dont il faut garantir ce précieux fonds, je veux dire ces peuples, les meilleurs à leur roi qui soient sous le ciel, en quelque partie de l’univers que puissent être les autres. Et pour conclusion, le roi a d’autant plus d’intérêt à les bien traiter et conserver, que sa qualité de roi, tout son bonheur et sa fortune, y sont indispensablement attachés d’une manière inséparable, qui ne doit finir qu’avec sa vie.

Voila ce que j’ai cru devoir ajouter à la fin de ces mémoires, afin de ne rien laisser en arrière de ce qui peut servir à l’éclaircissement du système y contenu. Je n’ai plus qu’à prier Dieu de tout mon cœur, que le tout soit pris en aussi bonne part que je le donne ingénument, et sans autre passion ni intérêt que celui du service du roi, le bien et le repos de ses peuples.

 

 

 

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Notes de l’Institut Coppet :

[1] Le Détail de la France, ouvrage économique dû à Boisguilbert, avait paru en 1697. La concordance évidente des vues de Vauban et de Boisguilbert, si elle a certainement dû frapper l’esprit de ces deux grands penseurs, n’a pas contribué, loin s’en faut, à établir entre eux des relations cordiales. Si l’on peut tenir pour certain le fait que les deux hommes se connaissaient, et tirèrent un profit mutuel de l’étude de leurs écrits respectifs, il reste difficile de dégager parfaitement la part de l’influence de chacun sur ces œuvres. Les relations entre les deux hommes, en tout cas, souffrirent beaucoup de la concurrence entre deux systèmes fiscaux d’une étonnante proximité. L’une des raisons de cela fut sans doute l’écart hiérarchique entre les deux économistes, le premier, glorieux homme de guerre et maréchal de France, le second, simple lieutenant général de police à Rouen.

C’est en décembre 1694 qu’eut lieu la première rencontre entre les deux hommes. Cet entretien fut sollicité par Boisguilbert, qui venait de terminer la rédaction du Détail de la France, et s’apprêtait à le publier anonymement. Vauban fut certainement frappé par la vue d’un esprit ayant emprunté le même chemin d’idées que lui, bien que sans avoir abouti exactement aux mêmes conclusions pratiques. Il conseilla à Boisguilbert de publier son travail et de poursuivre plus loin ses réflexions. Et le Détail de la France parut finalement en 1697.

Après cette date, Boisguilbert sollicita encore plusieurs fois Vauban, ce qui provoqua deux nouvelles rencontres, la première à Rouen, en 1699, la seconde à Paris, l’année suivante. Le 22 août 1704, Boisguilbert fit parvenir une nouvelle lettre à Vauban, le priant de considérer son projet fiscal et de le transmettre autour de lui. Vauban s’acquitta de cette tâche, et écrivit au Contrôleur général […] dès le 26 août : « J’ai trouvé,  Monsieur, une lettre de M. de Boisguillebert [sic], que j’ai cru devoir vous envoyer parce qu’il promet monts et merveilles, si on veut l’écouter. Je sais bien qu’il est un peu éveillé de côté de l’entendement ; mais cela n’empêche pas qu’il ne puisse être capable d’ouvrir un bon avis. Quelquefois les plus fous donnent de forts bons avis aux plus sages. » Grâce à la recommandation de Vauban, Boisguilbert fut en mesure de communiquer ses vues au Contrôleur général de l’époque, Michel Chamillart.

La Dîme Royale de Vauban, qui ne parut qu’en 1707, porte la marque de l’influence de Boisguilbert. Certains développements ont leur pendant chez les deux auteurs, sans que l’on soit toujours parfaitement certain de qui emprunta telle idée à qui. Le plus vraisemblable est que Vauban utilisa les démonstrations d’économie pure, que Boisguilbert avait conçu de manière autonome, et que parallèlement, Boisguilbert tira du maréchal de France une ample connaissance de l’état du Royaume de France, que seul Vauban était capable d’obtenir.

L’esprit profondément libéral de Boisguilbert se retrouve bien, avec certaines nuances, chez Vauban. Trop habitué, peut-être, à donner des instructions précises sur la marche à suivre en matière militaire, et à régler dans le détail les agissements de ses subordonnés, Vauban n’avait pas l’esprit le mieux formé pour accueillir de tels sentiments. Cela ne l’empêchera nullement, ainsi que la suite du texte nous le montrera, de se faire vif adversaire de l’arbitraire d’État et protecteur du commerce libre, laissé entre les mains des individus.

[2] Il ne sera sans doute pas inutile de décrire en quelques lignes les différents impôts de l’Ancien Régime, que Vauban critiquait et souhaitait ou amender ou remplacer. Les principaux impôts étaient au nombre de huit : taille, capitation, dixième, gabelle, aides, douanes, domaine, et ferme du tabac. Nous présenterons chacun d’eux à mesure que notre auteur les mentionnera dans le texte.

La taille, d’abord, se divisait en deux catégories : la taille personnelle et la taille réelle. La taille personnelle portait sur les capacités financières de chaque contribuable, telle qu’évaluée subjectivement par les receveurs. Condamnée à varier avec la richesse apparente de chacun, plus encore qu’avec sa richesse réelle, la taille personnelle souffrait d’un autre abus majeur, celui de ne concerner qu’une portion limitée de la nation française. Non seulement les nobles et le clergé en étaient exempts, mais un nombre toujours croissant de riches individus, issus du tiers état, parvenaient à se défaire de cette charge. Parfois même l’exemption était accordée à des villes entières, comme ce fut le cas pour Paris et Lyon.

La taille réelle était fixée en fonction de la valeur des terres et reposait sur les classes les plus modestes de la société, les biens nobles et ecclésiastiques étant exempts de toute contribution. De manière plus informelle, de nombreuses autres exemptions avaient lieu, et quiconque disposait d’une certaine influence ou d’un certain pouvoir en échappait aisément.

[3] Les aides étaient des impôts indirects portant sur des biens, principalement sur les boissons.

[4] Les douanes provinciales, supprimées dès les premiers temps de la Révolution française, sans doute sous la pression continue des économistes, et notamment des Physiocrates, étaient des droits de douanes dont il fallait s’acquitter pour faire passer des marchandises entre une province française et une autre. Il s’agissait donc plus ou moins des douanes actuelles, qui subsistent encore malgré les accords de libre-échange. L’un des grands défauts de ces douanes provinciales, comme de toute douane, était que la circulation des produits à l’intérieur de la France était très largement freinée. Quand un besoin pressant se faisait sentir, par exemple lorsqu’une catastrophe climatique causait la destruction d’une grande partie des récoltes dans une région française, le secours des autres provinces devenait limité, car l’abondance et le bon marché de denrées des régions environnantes étaient compensés par la lourdeur des droits de douanes.

[5] Les affaires extraordinaires, ainsi que leur nom l’indique, étaient des perceptions d’impôt par des voies non traditionnelles, un phénomène qui ne se développa jamais avec une telle étendue que sous le règne de Louis XIV. Constatant que les ressources régulières de l’impôt ne fournissaient pas, loin s’en faut, les sommes nécessaires aux dépenses prévues. Ainsi vit-on le pouvoir vendre des offices, des privilèges, des titres, et même l’accès à certains métiers, afin de lever quelque argent supplémentaire, à jeter dans l’ouragan de la dépense publique.

[6] La capitation est un impôt qui fut créé en 1695 avec la participation malheureuse de Vauban. Le maréchal avait réclamé, comme il le ferait encore dans sa Dîme royale, la création d’un impôt proportionnel sur tous les revenus, pour remplacer la totalité (c’était son avis d’alors) ou la quasi-totalité (ce devint celui de la Dîme) de la fiscalité existante. Contrairement à ce souhait, la capitation fut créé en supplément de tous les autres impôts, et elle ne fut pas véritablement fixé proportionnellement aux revenus. Pas moins de vingt-deux classes différentes furent créées, chacune correspondant à un montant d’impôt, pour balayer toute la société française. Nous étions loin, à l’évidence, du taux uniforme réclamé par Vauban. D’autant que, progressivement, les classes supérieures réussirent à s’en dégager en partie, ne laissant porter le poids que sur les frêles épaules des basses classes de la société française.

L’histoire ultérieure de cet impôt fournit peut-être une réfutation à l’optimisme de Vauban quant à sa dîme royale, car il affirme qu’elle en devra être que temporaire, et limité en taux, et le maréchal de s’en remettre au bon sens et à la sagesse du Roi pour cela. Or il s’est avéré dans le cas de la capitation, que cet impôt qui devait être temporaire, pour payer les dépenses de guerre, fut maintenu, jusqu’à ce que la Révolution française ne vienne le détruire ; lui qui devait être faible en montant prélevé, vit son taux grimper progressivement tout au long du XVIIIe siècle. Preuve s’il en est que l’arbitraire fiscal ne se vainc pas avec la seule arme de la bonne volonté.

[7] Par ce terme, Vauban signifie tous ceux qui ne paient pas l’impôt, que leur exemption soit d’ailleurs d’origine légale ou illégale.

[8] Il s’agit de la paix de Riswick, qui fut conclue en 1697.

[9] Le cadastre, qui est aujourd’hui un principe fiscal ne faisant pas l’objet de débat, a été jugé de manière très sévère par les grands économistes du passé. Il s’agit, rappelons-le, de fournir une mesure soi-disant objective de la réalité des différents terrains soumis à l’impôt, afin de déterminer leur valeur. Si les économistes ne furent pas satisfaits par cette idée, c’est que la valeur change, et qu’il faudrait ou mesurer chaque année la valeur des terres, ou admettre que le cadastre réalisé précédemment est clairement imparfait. À l’époque, il est vrai, l’idée même d’envoyer à travers tout le pays des géomètres pour faire leurs calculs effrayait par le coût que cela impliquait, et le temps qu’il faudrait accorder à une telle opération.

Le grand Adam Smith, en 1776, remarqua bien ce désavantage : « Une taxe territoriale, assise d’après l’arpentage et sur l’évaluation de toutes les terres, quelque égale qu’elle puisse être d’abord, doit, dans un court espace de temps, devenir inégale. Pour empêcher qu’elle ne le devint, il faudrait que le gouvernement donnât une attention vive et continuelle à toutes les variations qui surviennent dans l’état et le produit de toutes les différentes fermes du pays. » (Richesse des Nations, livre V, chap. 2) Trente ans à peine plus tard, le Français Jean-Baptiste Say critiquera aussi le cadastre comme une manière très illusoire de résoudre la difficulté de la répartition de l’impôt territorial. « On a cru pouvoir vaincre cette difficulté, dit notre économiste, par un tableau comparatif de toutes les propriétés et de leurs valeurs ; mais la grandeur et la valeur de chaque propriété est perpétuellement plus variable, et ce qui serait vrai à une époque cesserait de l’être quelques années plus tard. […] Somme toute, il est certain que les cadastres sont des opérations dispendieuses, et il n’est pas également certain qu’elles soient utiles dans la pratique. » (Cours d’économie politique, partie 8, chapitre V).

[10] Taille assise sur les feux ou cheminées, établi en 1370, sous Charles V.

[11]  Vauban s’oppose donc également aux impôts sur la consommation, c’est-à-dire à ces taxes qui, comme notre TVA actuelle, reposent sur les biens et en renchérissent de ce fait le prix. Sur ce point également, les avis des personnes les plus éclairées en science économique lui ont donné raison. Jean-Baptiste Say, ayant eu l’occasion d’observer les conséquences fâcheuses de tels impôts en Angleterre, nota par exemple : « Par la raison même que ces taxes ne sont pas susceptibles de réclamations personnelles, et que les agents du fisc peuvent répondre à ceux qui s’en plaignent : Vous êtes libres de vous y soustraire, le fisc a pu leur donner une extension scandaleuse, comme dans les droits d’accise en Angleterre, et dans la régie des contributions indirectes en France. […] On peut affirmer que les impôts sur les consommations sont les plus inégalement répartis de tous ; et que, dans les nations où ils dominent, les familles les plus indigentes sont sacrifiées. C’est une des plaies de l’Angleterre. » (Cours d’économie politique, partie 8, chap. V)

[12] Il existe de nombreux éléments d’ordre matériel ou biographique qui peuvent nous permettre de mesurer l’influence de la Chine sur l’œuvre de Vauban. Nous disposons par exemple de la liste approximative des ouvrages présents dans la bibliothèque de Vauban à sa mort. Cette liste a été trouvée par le comte de Blacas dans les archives du château d’Ussé. Cet inventaire a été publié pour la première fois par Henri Soulanges-Bodin en 1933. L’examen de cet inventaire, même s’il est partiel, nous fournit beaucoup d’éléments. On trouve dans cette liste plusieurs livres directement consacrés à la Chine, dont l’Histoire de la Chine sous la domination des Tartares, par Adrien Greslon, et les Voyages Curieux de Thévenot Melchisédech.

Divers renseignements d’ordre biographiques nous indiquent également que Vauban était curieux face aux institutions chinoises et qu’il chercha à les connaître. Nous savons par exemple que le 21 mars 1699, Vauban a assisté à la séance de l’Académie des Sciences durant laquelle il fut fait lecture d’un témoignage du père Le Comte sur l’Empire chinois. (Michèle Virol, Vauban : de la gloire du roi au service de l’État, Champ Vallon, 2003, p.156)

Dans sa réédition récente des Oisivetés de Vauban, Michèle Virol explique que le maréchal de France s’est inspiré précisément du neuvième chapitre (Politique et gouvernement de la Chine) des Nouveaux mémoires sur l’état présent de la Chine de Le Comte. « On trouve dans son panorama de la fiscalité chinoise les quatre idées principales de Vauban, écrit Virol : imposition en nature, pas d’exemption, pas de douanes intérieures, d’où commerce, administration facile de l’impôt. » (Michèle Virol (éd.), Les oisivetés de monsieur de Vauban, ou ramas de plusieurs mémoires de sa façon sur différents sujets, Champ Vallon, note p.857)

Ce constat n’est pas nouveau. Dès 1938, Edgar Shorer expliquait que Vauban s’était inspiré de la Chine pour sa réforme fiscale de la Dîme Royale. (Edgar Shorer, L’influence de la Chine sur la genèse et le développement de la doctrine physiocratique, Paris, F. Lotivon, 1938, p.68)

[13] Ces mots font écho de manière presque incroyable à ceux que prononcera le ministre Turgot quelques soixante-dix ans plus tard, quand il tâchera de réformer la France malgré l’opposition de la noblesse et du clergé, qui tenaient autant à leurs privilèges que lui les trouvaient détestables. C’est aussi la fermeté de Turgot que l’on retrouve dans ce passage, cette fermeté caricaturée, dénaturée, qui fut tant reprochée au ministre de Louis XVI, notamment lors de la célèbre « guerre des farines ». (cf. Edgar Faure, La Disgrâce de Turgot)

[14] Cette radicalité, qui fut celle de Turgot, et qui causa sa perte, est peut-être l’une des raisons qui explique que la dîme royale proposée par Vauban soit restée inappliquée. Il faut dire néanmoins qu’après l’épisode de la capitation de 1695, quand on reprit son idée mais en la vidant entièrement de sa substance, le maréchal avait des raisons d’être très décidé à ce que cela ne se reproduise plus.

[15] La perche de 20 pieds équivaut environ à 6.5 mètres, ce qui place la perche carrée de 20 pieds à un peu plus de 42.5 mètres carrés. Sur cette base, il est difficile, avec les chiffres dont nous disposons aujourd’hui, de nier que Vauban se soit lourdement trompé dans ses estimations. Il faut dire, pour sa défense, qu’il se basait sur des cartes qui étaient entachées de lourdes erreurs, et qu’en outre, ainsi qu’il l’affirme lui-même, il dut arrondir à un niveau supérieur ses résultats, pour tenir compte des « bossillements » du sol.

[16] Le thème de la population, bien avant qu’il ne devienne sulfureux à la toute fin du siècle avec les écrits de Thomas Malthus, fut le sujet principal de l’économie politique pré-moderne. François Quesnay, avec son article « Hommes » écrit pour l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert, et le marquis de Mirabeau, auteur du best-seller économique du siècle, l’Ami des Hommes, ou Traité sur la population, témoignent de cet engouement anticipé par Vauban.

[17] Le dixième correspond à un impôt proportionnel de 10%, le vingtième à un impôt proportionnel de 5%. Vauban indique donc ici que sa dîme doit avoir un taux entre 5 et 10%, ce qui indique qu’il le voulait modéré.

[18] Cette formule, qu’on croirait tirée d’Adam Smith, est le fruit d’une longue maturation intellectuelle. Vauban, jadis partisan de l’intervention étendue de l’Etat dans l’activité économique, se rangea à la sagesse du « laissez-faire », peut-être sous l’influence de Boisguilbert, qui avait fait sienne cette idée. Ces lignes finales de la préface de la Dîme royale, vraisemblablement rédigées quelques mois à peine avant la mort du maréchal, sont l’ultime témoignage de la conviction libérale du grand maréchal de France.

[19] En peu de mots, Vauban esquisse toute une théorie de l’État, qui sera reprise par les Physiocrates. Sa justification de l’impôt est à retenir : tout homme a besoin de l’État pour protéger ses droits et sa propriété contre les attaques et les prétentions injustifiées de ses semblables. L’impôt n’est ainsi pas fondamentalement une spoliation, s’il sert effectivement à garantir la sécurité des biens et des personnes, ce qui est la mission d’où l’État tire sa légitimité.

[20] Cette définition semble antinomique avec celle, présentée dans la préface, qui consiste à dire que la richesse consiste en le nombre d’hommes d’un pays. Cette contradiction apparente se résout lorsqu’on considère que la prospérité d’un pays se mesure selon Vauban à la quantité d’hommes que les richesses produites peuvent faire vivre. Il s’agit d’un rapport entre les quantités de subsistances et la masse de la population.

[21] Ce grand éloge de la France n’est pas autre chose qu’une manière pour Vauban de présenter sous un jour favorable son projet. Montchrétien, en son temps, lorsqu’il dédiait au Roi et à la Reine mère son Traité de l’économie politique, ne lésinait pas non plus sur le langage élogieux envers sa patrie.

[22] Plus qu’une répartition « arbitraire », Vauban pointe ici du doigt le défaut de la fiscalité de nombreux pays à travers l’histoire : que leur mode de taxation n’incite ni à l’effort ni au travail, puisqu’il vient pénaliser grandement ceux qui tentent justement d’améliorer leurs conditions de vie. Après avoir travaillé avec énergie, loin de s’en trouver mieux, le pauvre contribuable se voit pressuré davantage.

[23] Vauban apparait ici un grand partisan du libre-échange appliqué à l’intérieur des frontières nationales, ce qui peut apparaître comme une évidence, mais qui ne l’était pas, loin s’en faut, à l’époque. L’organisation des fermes générales, des péages, et la fiscalité qui recouvrait l’ensemble, limitaient en effet les échanges entre les différentes régions. C’était une idée très ancrée dans les esprits de cette époque qu’il fallait protéger sa région contre la concurrence des autres régions, comme c’est encore aujourd’hui un grand principe qu’il faut protéger chaque nation contre les autres, comme si elles étaient ennemis, ou membres d’une autre espèce que le genre humain.

Plus loin, Vauban reviendra sur cette réforme importante qu’est la libéralisation du commerce entre les différentes régions de France. Et le maréchal de prédire la grande prospérité qui en résulterait : « comme les passages seraient libres de province à province, et de lieu à autre, parce qu’il n’y aurait plus de bureaux d’aides, et que les douanes seraient reléguées sur la frontière, on verrait bientôt fleurir le commerce intérieur du royaume par la grande consommation qui se ferait. » (infra, p.111)

[24] L’argument, pour un homme de guerre comme Vauban, est de toute première importance. Il est même possible de croire que c’est pour rendre la France plus capable de mener ses guerres que Vauban a cherché à solutionner les maux de la fiscalité française.

[25] Vauban ne semble pas d’avis, comme le seront ses successeurs, de proportionner la dépense publique au revenus de l’impôt, plutôt que de proportionner l’impôt au niveau de la dépense publique. C’est sans doute qu’ils vivaient à une époque où la progression de la dépense publique avait été si vive qu’elle inquiétait ces hommes animé d’un sentiment libéral vif et sincère. Si la masse des contributions tirées de l’impôt ne fixait pas une limite à l’augmentation de l’intervention étatique, quel autre élément pourrait le faire ? Dans les yeux de Vauban, en revanche, l’intervention étatique semble naturellement devoir se limiter aux missions légitimes de protection, et mérite donc toujours que l’impôt soit levé pour les financer.

[26] Ceci a été écrit en 1699. (note de l’auteur)

[27] Vieux mot qui signifie : présent pour un service rendu.

[28] Trente ans plus tard, tandis que ce défaut n’avait pas été supprimé par les réformes, Jean-Jacques Rousseau l’illustrera brillamment dans un passage de ses Confessions, où il raconte un épisode arrivé à Lyon en 1732 :

« Un jour entre autres, m’étant à dessein détourné pour voir de près un lieu qui me parut admirable, je m’y plus si fort et j’y fis tant de tours que je me perdis enfin tout à fait. Après plusieurs heures de course inutile, las et mourant de soif et de faim, j’entrai chez un paysan dont la maison n’avait pas belle apparence, mais c’était la seule que je visse aux environs. Je croyais que c’était comme à Genève ou en Suisse où tous les habitants à leur aise sont en état d’exercer l’hospitalité. Je priai celui-ci de me donner à dîner en payant. Il m’offrit du lait écrémé et de gros pain d’orge, en me disant que c’était tout ce qu’il avait. Je buvais ce lait avec délices, et je mangeais ce pain, paille et tout ; mais cela n’était pas fort restaurant pour un homme épuisé de fatigue. Ce paysan, qui m’examinait, jugea de la vérité de mon histoire par celle de mon appétit. Tout de suite, après m’avoir dit qu’il voyait bien que j’étais un bon jeune honnête homme qui n’était pas là pour le vendre, il ouvrit une petite trappe à côté de sa cuisine, descendit, et revint un moment après avec un bon pain bis de pur froment, un jambon très appétissant quoique entamé, et une bouteille de vin dont l’aspect me réjouit le cœur plus que tout le reste. On joignit à cela une omelette assez épaisse, et je fis un dîner tel qu’autre qu’un piéton n’en connut jamais. Quand ce vint à payer, voilà son inquiétude et ses craintes qui le reprennent, il ne voulait point de mon argent, il le repoussait avec un trouble extraordinaire ; et ce qu’il y avait de plaisant était que je ne pouvais imaginer de quoi il avait peur. Enfin, il prononça en frémissant ces mots terribles de Commis et de Rats-de-Cave. Il me fit entendre qu’il cachait son vin à cause des aides, qu’il cachait son pain à cause de la taille, et qu’il serait un homme perdu si l’on pouvait se douter qu’il ne mourût pas de faim. Tout ce qu’il me dit à ce sujet, et dont je n’avais pas la moindre idée, me fit une impression qui ne s’effacera jamais. Ce fut là le germe de cette haine inextinguible qui se développa depuis dans mon cœur contre les vexations qu’éprouve le malheureux peuple et contre ses oppresseurs. Cet homme, quoique aise, n’osait manger le pain qu’il avait gagné à la sueur de son front, et ne pouvait éviter sa ruine qu’en montrant la même misère qui régnait autour de lui. Je sortis de sa maison aussi indigné qu’attendri, et déplorant le sort de ces belles contrées à qui la nature n’a prodigué ses dons que pour en faire la proie des barbares publicains. » (Partie 1, livre IV)

[29] Cette idée, qui veut que chaque contribuable contribue en fonction du besoin de protection qu’il a envers l’État, ne légitime pas nécessairement un impôt progressif, sans quoi Vauban serait ici en contradiction avec lui-même, car lui se contente partout d’un impôt strictement proportionnel. En effet, avec un même taux d’impôt, par exemple 10%, un revenu de 10 000 livres verse un impôt de 1 000 livres, et un revenu de 100 000 livres en paie un de 10 000 livres. Avec un tel impôt proportionnel, les personnes les plus riches payent donc bien davantage que les plus pauvres.

Cela n’a pas empêché certains économistes, à partir de la seconde moitié du XVIIIe siècle, de réclamer l’impôt progressif, en se fondant, chose étonnante, sur le même argumentaire que Vauban et que ceux, comme les Physiocrates, qui défendaient l’impôt proportionnel. Ainsi Graslin, un partisan de l’impôt progressif écrivant en 1767, explique-t-il : « L’État échange sa protection, la sûreté extérieure, la police intérieure et la majesté de la Nation, qui reflue sur chaque citoyen, contre une portion de tous les autres objets de besoin, suffisante pour l’entretien de toutes les personnes qu’il emploie dans l’administration ; et cet échange est l’impôt. » (J.-J.-L. Graslin, Essai analytique sur la richesse et sur l’impôt, p.25) Suite à quoi, l’économiste breton expliquait que pour contribuer de manière équitable à la production de la sécurité, il fallait que l’impôt soit progressif.

[30] Erreur de calcul de Vauban. Ce ne serait que 81 livres.

[31] Nous ne reprenons que les chapitres 2, 3, 8, et 11, qui contiennent les discussions les plus utiles au lecteur pour comprendre le système de la Dîme royale.

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