Remarques sur l’opinion de l’auteur de l’Esprit des Lois concernant les colonies

François Quesnay, Remarques sur l’opinion de l’auteur de l’Esprit des Lois concernant les colonies, Journal de l’agriculture, du commerce et des finances, avril 1766


Lettre de M. de l’Isle aux auteurs de la Gazette et du Journal d’agriculture, commerce et finances.

Messieurs,

J’ai remarqué que vous publiez impartialement tous les mémoires qui vous sont adressés sur les questions intéressantes. Je crois devoir vous en communiquer un, où l’auteur ose attaquer l’opinion de M. de Montesquieu. Je pense que vous voudrez bien en faire usage dans un de vos prochains journaux

J’ai l’honneur d’être, etc.

Paris, ce 10 février 1766.

 

Remarques sur l’opinion de l’auteur de l’Esprit des Lois concernant les colonies. Liv. XXI, chap. 17.

On a établi, dit M. de Montesquieu, que la métropole seule pourrait négocier dans la colonie, et cela avec de grandes raisons, parce que le but de l’établissement a été l’extension du commerce, et non la fondation d’une ville ou d’un nouvel empire.

Il est peut-être assez inutile de savoir quel a été ou quel n’a point été le but qui a présidé à des établissements faits dans des temps où il paraît qu’on n’avait pas des idées bien nettes de ce qui était le plus propre à accroître la puissance et la richesse de l’État.

Les différentes personnes qui ont dirigé l’établissement des colonies, ont pu se former des idées très différentes de l’espèce d’utilité que la métropole en retirerait.

Les uns y auront envisagé l’avantage d’étendre la domination du souverain ; d’autres y auront vu celui d’accroître la puissance du corps politique par le concours des forces d’une province nouvelle ; d’autres y auront considéré la nécessité de ports qui, dans les mers éloignées, offrent un asile à la marine militaire de la nation ; d’autres y auront cherché un moyen d’opérer la consommation et les débouchés des produits de la métropole ; et d’autres n’y auront été frappés que de l’extension du commerce des marchands voituriers de cette métropole.

Quelques-uns auront plus ou moins uni, et quelques autres plus ou moins séparé ces divers aspects.

Mais tous avaient certainement en vue le plus grand bien de la patrie. Ce vœu, indéterminé peut-être, de l’avantage public, est donc le véritable but, le but unique de l’établissement des colonies. Et la question demeure en entier sur les principes qui peuvent conduire les colonies à remplir le plus qu’il est possible ce but sacré de leur institution.

On pourrait objecter à M. de Montesquieu qu’en supposant que l’extension du commerce fut l’unique but de l’établissement des colonies, ce serait un très mauvais moyen pour arriver à ce but que de donner le privilège exclusif du commerce de ces colonies à un corps quelconque de commerçants, de quelque pays qu’ils soient, fût-ce même au corps des commerçants nationaux.

Il arriverait nécessairement de ce privilège exclusif, entre quelques mains qu’il fût placé, que les colonies seraient moins bien et plus chèrement fournies des choses dont elles auraient besoin, et qu’elles débiteraient moins avantageusement les productions de leur territoire. Les voituriers, assurés du privilège exclusif, négligeraient les moyens propres à économiser les frais de leur navigation, dans la certitude où ils seraient de s’en dédommager en faisant la loi sur le prix du fret, tant aux colonies qu’à la métropole. Et celles-ci dans leurs marchés réciproques seraient toujours à la merci des agents intermédiaires qui, à l’abri de toute concurrence étrangère, ne connaîtraient de bornes dans le prix des salaires qu’ils se feraient payer par la métropole et les colonies, que celles qu’y mettrait leur intérêt personnel bien ou mal entendu, dont les erreurs auraient le champ vaste et fort peu limité par la très faible concurrence intérieure qui se trouverait entre eux.

Les colonies qui seraient, comme on vient de le dire, fournies moins bien et plus chèrement, et qui vendraient leurs productions à plus bas prix, ne pourraient cultiver que leurs meilleures terres, que celles dont la récolte exigerait peu de travaux et serait assez abondante pour les payer malgré son bas prix et qui donnerait plus de revenu net ; les terres plus difficiles, qui seraient cultivables, mais qui exigeraient de plus grands travaux ou donneraient des produits un peu moindres, resteraient en friche. Ce serait autant de productions, autant de richesses, autant de revenus et, par conséquent autant de population, perdues pour l’État et pour l’humanité.

Si on lui eût présenté ces réflexions, l’illustre auteur de l’Esprit des lois aurait compris sans doute qu’il ne peut y avoir de véritable extension de commerce que par l’extension des productions et des richesses.

Les nations ne peuvent participer au commerce de l’univers qu’en raison des productions que leur territoire fournit. Elles ne sauraient aspirer à en vendre plus qu’il n’en peut produire, ni à les vendre constamment plus cher que le prix du marché général. Mais elles ont toutes intérêt que ce prix hausse le plus qu’il est possible ; parce que l’augmentation de ce prix accroît le produit net de leur territoire et les met à portée d’étendre leur culture sur les moins bonnes terres, et de l’améliorer sur les autres.

Or le prix du marché général ne peut accroître pour aucune nation qu’en raison de l’accroissement de la quantité des productions différentes que les autres nations y portent. La chose est sensible : si je vais vendre mes denrées dans un marché où il y ait peu de vendeurs qui aient peu de chose à vendre, mes denrées ne seront échangeables que contre une petite quantité d’autres productions, chacun des acheteurs qui aura peu de quoi payer offrira peu en retour, et je vendrai à bas prix. Si le nombre des acheteurs augmente dans ce marché, ou plutôt si la quantité de choses que ces acheteurs ont à vendre augmente, mes denrées deviennent échangeables contre une plus grande quantité d’autres productions ; les acheteurs aussi pressés de vendre leur marchandise que moi la mienne, offrent en raison de leur richesse, et je vends cher.

C’est ainsi que tous les biens commerçables répandus sur le globe, se consomment au profit de l’humanité entière. C’est ainsi que nulle richesse ne peut appartenir exclusivement à aucun peuple. C’est ainsi que le Ciel a voulu qu’aucune nation, comme aucun particulier, ne pût jouir de la totalité des biens que lui offre la nature qu’en les échangeant contre les productions ou contre les travaux de ses semblables. C’est ainsi que, par une loi sublime que le calcul démontre à chaque instant, par une loi physique également irrévocable, bienfaisante et sacrée, l’Être suprême, dans la vue d’unir fraternellement toutes les créatures raisonnables sorties de ses mains, a fait de l’abondance, de la richesse, du bonheur, de la population, le prix de la liberté du commerce ; et de la misère des hommes présents, qui mène à l’anéantissement des races futures, la peine des prohibitions.

Il n’est donc que trop clair que ces prohibitions, que ce privilège exclusif, qui empêcheraient les colonies de parvenir à leur maximum de culture, de richesses et de population possibles, et qui les tiendraient dans un état de médiocrité, pour ne pas dire d’indigence relativement à ce qu’elles pourraient devenir, bien loin de procurer l’extension du commerce de la métropole, s’opposeraient à cette extension qui ne peut résulter que de l’augmentation des productions et des richesses de tous ceux avec qui la métropole commerce.

Nous osons croire que M. de Montesquieu aurait été frappé de ces raisons ; son génie en eût embrassé toute l’étendue ; son humanité en aurait été touchée ainsi que son patriotisme ; son éloquence ingénieuse les aurait développées mieux sûrement que nous ne pouvons le faire ; une expression vive et saillante les aurait consacrées même dans les têtes frivoles de notre nation, dans ces têtes pour lesquelles ce grand homme crut quelquefois nécessaire d’habiller la vérité en épigrammes. Quand on lui aurait représenté l’inconvénient d’enrichir nos colonies et leur métropole par un moyen qui pourrait accroître aussi quelque peu la richesse des autres nations de l’Europe, il aurait demandé, commerçons-nous avec ces nations-là ? Et lorsqu’on aurait répondu que oui ; il aurait répliqué, il n’y a donc point de mal à les enrichir aussi ; car si ceux avec qui nous commerçons n’étaient pas riches, nous ferions un pauvre commerce.

Mais Montesquieu ne vit plus, et comme son autorité pourrait entraîner ceux qui sont accoutumés à jurer sur la parole du maître, nous avons moins pour but aujourd’hui d’appuyer sur les saintes et fondamentales vérités que nous venons d’indiquer, que d’examiner les expressions et les idées de l’auteur illustre que nous attaquons, et de faire voir que ce vaste génie n’avait pas encore assez réfléchi sur la nature des colonies, des métropoles et de leur commerce.

Dans la définition qu’il donne de la métropole, qu’il appelle, selon le langage des anciens, l’État qui a fondé la colonie, on ne trouve pas la netteté qui serait nécessaire pour une matière aussi importante ; on ne voit point qu’il ait remarqué la différence de l’application du nom de métropole à une république de marchands, ou à un empire agricole dans lequel il faut distinguer le souverain, l’État, la nation et les négociants qui exercent le commerce extérieur ; d’où résultent des intérêts différents qui doivent être réglés par le gouvernement conformément à la constitution de la société.

Avant de mettre en maxime que c’était avec de grandes raisons que l’on avait établi que la métropole seule pourrait négocier dans la colonie, parce que le but de l’établissement avait été l’extension du commerce, il aurait été digne du célèbre auteur de l’Esprit des Lois d’examiner quelle part la métropole peut avoir à ce commerce, abstraction faite de celui des négociants à qui le commerce des colonies serait dévolu exclusivement ; il aurait été digne de lui de distinguer les différents genres de colonies, et leurs différents rapports avec la métropole et avec la constitution naturelle de la société.

Il y a des colonies qui ne sont que des comptoirs de négociants établis dans des possessions de puissances étrangères. Telles sont celles que les Hollandais ont formées dans les Indes orientales, et qui avaient été d’abord établies presque toutes par les négociants portugais qui en ont été expulsés par les Hollandais. Ce genre de colonies n’appartient point aux métropoles, mais aux négociants des métropoles : excepté les métropoles dont le corps politique est purement commerçant, où ce sont les négociants eux-mêmes qui forment la métropole, et où l’on peut dire que le genre de colonies dont nous parlons appartient à la métropole.

Il y a des colonies qui appartiennent à des compagnies de négociants qui habitent des royaumes agricoles et qui y sont autorisées par l’État : alors on ne peut pas dire que ces colonies qui n’ont pour objet que le commerce de ces compagnies appartiennent à la métropole ; car les intérêts de ces compagnies marchandes et ceux de la métropole sont fort différents et même fort opposés. Et on ne convient pas encore dans ce cas de quelle utilité ce genre de colonies peut être à la métropole, si ce n’est en Angleterre, où non seulement les colonies, mais les provinces même de la métropole sont soumises aux lois du commerce de voiturage ; où les lois du commerce maritime ne se prêtent point aux lois de la politique ; où les intérêts de la glèbe et de l’État sont subordonnés aux intérêts des négociants ; où le commerce des productions de l’agriculture, la propriété du territoire, et l’État même, ne sont regardés que comme des accessoires de la métropole, et la métropole comme formée de négociants. Mais cette constitution carthaginoise ne peut servir de modèle aux empires monarchiques, dont la politique et les intérêts sont fort opposés à ceux du commerce de voiturage. Dans ceux-ci, les négociants ne peuvent être regardés que comme un accessoire de la métropole ; car des négociants étrangers peuvent satisfaire au même service aussi bien que ceux du pays, et ces derniers ne sont préférables aux autres, que quand ils sont assujettis pour le paiement de leurs salaires au prix courant qui s’y établit par la liberté de la concurrence.

Il y a des colonies dont les possessions ne sont que des pays incultes, et qui n’ont pour objet que le commerce des productions naturelles de ces pays déserts. Ces colonies appartiennent comme les précédentes, ou à des métropoles purement marchandes, ou à des royaumes agricoles qui en abandonnent le commerce à des négociants à des conditions relatives aux intérêts de l’État ou du souverain, surtout s’il y a des mines dont la propriété appartienne au souverain et dont l’exploitation ne puisse être entreprise que par des compagnies de marchands en état de faire les dépenses à leur charge et profit, en payant au souverain les droits stipulés dans le titre de concession. Mais tous ces arrangements sont entièrement séparés des intérêts de la nation qui fait partie de la métropole. Ainsi on ne peut pas encore dire dans ce cas que le commerce de ces compagnies soit le commerce de la métropole.

Enfin il y a des colonies qui ne subsistent que par la culture du territoire de ces colonies mêmes, et par le commerce des productions que la culture des habitants y fait naître. Ce qui exige des travaux et des dépenses d’exploitation qui les fixent à l’ordre général de la constitution naturelle des autres provinces cultivatrices du royaume, lesquelles payent à l’État une contribution proportionnée au produit net de leurs terres, pour la défense de leurs propriétés et pour les autres dépenses du gouvernement. La constitution de ces colonies cultivatrices de la domination du souverain, n’a jamais pu avoir pour objet principal, dans son établissement, le commerce de la métropole ; car cet objet renfermerait une complication d’intérêts opposés, relativement au souverain, à l’État, à la nation, au commerce, etc. ; ce qui ne laisserait apercevoir dans cet objet même que confusion, désordre et absurdité.

Les colonies peuvent encore être envisagées sous deux états relativement à la propriété de la possession du territoire. Le premier est lorsque les habitants qu’on y a transportés n’y sont point propriétaires, mais seulement vice-gérants de ceux qui en ont foncièrement ou par concession la propriété, et à qui le fonds et les productions appartiennent. Telle est la propriété des colonies des Hollandais aux Indes, d’où ils retirent en nature les épices qu’ils apportent en Europe. Ce n’est que dans ce cas seul que l’on peut dire que l’établissement de la colonie a eu pour objet le commerce de la métropole : parce que la métropole hollandaise est purement commerçante, et que le commerce y réunit tous les intérêts du corps politique, de la nation, de la métropole et de ses colonies, et c’est ce cas seul aussi qui a jeté tant de confusion dans les esprits sur la destination des colonies, relativement au commerce des métropoles. On peut encore rapporter à ce même état de propriété les concessions des colonies faites par des États monarchiques à des compagnies marchandes qui y établissent des habitants pour faire valoir ces colonies et leur commerce au profit de ces compagnies : ce qui réunit les intérêts de ces habitants qui ne sont point propriétaires et de ces compagnies mêmes, dans un ordre naturel, convenable aux uns et aux autres ; mais qui ne fait point que l’on puisse dire que ces colonies sont destinées au commerce de la métropole. Car les intérêts de la métropole et ceux de ces compagnies marchandes sont si différents, qu’on est même incertain si le commerce de celles-ci est avantageux ou nuisible aux métropoles ; quoiqu’on soit bien assuré qu’il est fort profitable aux commerçants. Mais on entrevoit que les profits des négociants ne sont pas les profits de la métropole ni ceux de la colonie. 

Les négociants espagnols et les négociants portugais ont étendu leur commerce dans toutes les parties du monde, ils ont enlevé les richesses immenses et exterminé les habitants naturels de l’Amérique méridionale, et n’ont pas enrichi leurs métropoles, qui précédemment étaient si bien cultivées, si opulentes et si peuplées, dans des temps où les maîtres des terres n’allaient pas chercher fortune sur les mers, où ils se fixaient à la source des richesses, et abandonnaient le commerce maritime à des petites nations qui n’avaient que des ports et très peu de territoire. Mais dans ces temps d’opulence des métropoles, les politiques n’enviaient pas encore aux villes commerçantes les richesses pécuniaires qu’elles se procuraient par leurs salaires et par leur parcimonie ; ils comprenaient, ou du moins ils se conduisaient comme s’ils avaient compris que ces richesses qui faisaient l’opulence d’une ville ou d’une petite nation marchande, n’auraient pas satisfait aux besoins de la vingtième partie du peuple d’un grand empire ; et que dans un grand empire qui ambitionnerait le commerce des mers, ces richesses mêmes acquises par les salaires du voiturage, n’appartiendraient qu’aux habitants des ports qui pourraient exercer ce commerce. On aurait dit que l’on savait dans ces siècles grossiers, mais heureux, que les autres membres de la nation, ni l’État ne pouvaient participer aux profits des négociants. 1° Parce que les commerçants ne donnent rien pour rien et qu’ils vendent aux nations ce que l’on pense vulgairement qu’ils leur rendent par la circulation ; 2° parce que dans un grand empire le profit des commerçants de la nation se fait presque tout aux dépens de la nation même ; surtout lorsque le gouvernement leur accorde des privilèges exclusifs dont l’effet retombe sur la nation dans ses ventes et dans ses achats. Car les frais du commerce ne peuvent être pris que sur la valeur des productions du territoire de ceux qui payent le service des négociants.

L’autre état dans lequel on peut envisager une colonie relativement à la propriété, est celui où les habitants mêmes sont, comme aux colonies françaises des Antilles, cultivateurs et propriétaires des terres et des productions qu’elles rapportent, en payant à l’État, comme les propriétaires de toutes les autres provinces cultivatrices de la domination du souverain, la contribution nécessaire pour les dépenses du gouvernement et de la défense de la nation. Cette condition remplie, les colonies ne sont pas plus dépendantes de la métropole que les provinces de la métropole ne sont dépendantes les unes des autres. Or le commerce de ces provinces s’exerce librement entre elles et au dehors. Tel est l’ordre naturel du droit de propriété des habitants d’un royaume agricole, où le gouvernement tend à la plus grande prospérité possible et au plus grand avantage possible du souverain et des sujets.

Les termes de colonie et de métropole ne peuvent donc être employés dans une monarchie que pour désigner différentes parties du territoire soumis à la domination du souverain ; mais ils ne peuvent pas servir à établir une distinction applicable au gouvernement, relativement au commerce. Cette distinction ne peut être d’usage que dans le gouvernement d’une république marchande, où ce sont les marchands mêmes qui constituent la métropole, l’État et la nation, et où ces marchands sont eux-mêmes les propriétaires du territoire de leurs colonies et des productions qui y naissent.

Dans un empire monarchique, les marchands ou commerçants ne sont propriétaires ni de la métropole ni des colonies, ils n’ont d’autre emploi que le voiturage du commerce intermédiaire entre la nation et les autres nations, ils n’ont d’autre propriété qu’un mobilier ambulant, ni d’autre objet que leur intérêt particulier exclusivement à celui de la métropole et des colonies, c’est-à-dire, exclusivement à celui de la nation et du souverain. Or le gouvernement monarchique considéré dans sa constitution fondamentale, et séparément de ces accessoires dispendieux qu’il doit contenir dans leurs justes bornes, le gouvernement monarchique est le gouvernement même de la propriété de la métropole et des colonies indistinctement. La métropole et les colonies sont également des parties du territoire soumis à la domination du souverain, et sur lesquelles les revenus du souverain doivent être établis ; leur prospérité, qui doit être l’objet du gouvernement, intéresse également la nation et l’État, et cette prospérité de toutes les parties d’un territoire, dont le souverain et la nation sont propriétaires doit être générale conformément à tous les avantages naturels dont chaque partie du territoire peut profiter. Autrement il y aurait dans le gouvernement une irrégularité préjudiciable au souverain qui est propriétaire général, et aux citoyens propriétaires particuliers des parties du territoire qui souffriraient une diminution de richesses par les erreurs du gouvernement.

Les différentes parties du territoire peuvent par leur situation présenter au gouvernement des points de vue différents relativement au bien général et à la sûreté de la nation. Les frontières d’un royaume doivent être fournies de places fortes qui s’opposent aux entreprises des puissances voisines ; les colonies des îles doivent présenter des asiles à la marine militaire pour favoriser ses opérations en temps de guerre, et pour garantir en tout temps la marine marchande de la nation des insultes auxquelles elle pourrait être exposée. La mer est un grand chemin sur lequel la nation doit poser, dans les endroits où elle a des possessions, des corps de garde pour la sûreté de ses voyageurs. Mais ces destinations particulières et les dépenses qu’elles peuvent exiger relativement au bien public, ne s’opposent point à l’objet général qui est la prospérité que le souverain doit se procurer à lui-même et à ses sujets dans toute l’étendue du territoire soumis à sa domination, sans distinction de métropole et de colonies.

Ceux qui savent comment nos colonies se sont formées, n’attribueront point à notre gouvernement ces prétendues idées de commerce prohibitif que les négociants ont introduit dans la nation, en nous amenant adroitement à une législation hollandaise par laquelle nos colonies ont été séparées de la nation et livrées aux voituriers de la métropole ; par laquelle la métropole croit ingénument que c’est elle-même qui s’est emparée des colonies et de leur commerce ; par laquelle l’État, la nation, la métropole, les voituriers ont été confondus sous le nom de métropole ; par laquelle les intérêts de l’État, ceux de la nation, ceux de la métropole, ceux des voituriers ne sont pas démêlés ; et par laquelle ceux des colonies ont été sacrifiés aux privilèges exclusifs des voituriers travestis en métropole, ce qui donne à ceux-ci le droit d’être les seuls acheteurs des productions de nos îles, de s’en assurer exclusivement la propriété avec la pleine liberté de les revendre à toutes les nations, sans aucun autre avantage pour la métropole que d’être confondue avec l’étranger dans ce commerce par ses armateurs privilégiés : cependant elle croit que leurs gains l’enrichissent, quoiqu’elle soit bien assurée que ses commerçants ne donnent jamais rien pour rien, et qu’elle n’est pas mieux traitée par eux que par les marchands étrangers ; mais elle se flatte au moins que les privilèges exclusifs accordés à ses armateurs lui procurent des débouchés pour le débit de ses productions.

D’autres citoyens plus clairvoyants diraient peut-être, ouvrons nos ports aux marchands de toutes les nations, nous nous procurerons beaucoup plus d’acheteurs et un débit beaucoup plus avantageux ; il n’y a que notre propre commerce qui puisse nous enrichir, celui des commerçants ne tend qu’à nous appauvrir.

Quel paradoxe, leur objecterait-on, comment pouvons-nous commercer sans armateurs ?

Vous ne pouvez pas, il est vrai, commercer sans armateurs, mais n’oubliez jamais que leur intérêt est opposé au vôtre, et qu’il n’y a que la concurrence qui puisse maintenir l’équilibre entre votre commerce et celui des armateurs.

Eh ! que deviendrait notre marine marchande qui nous forme des matelots ?

Devenez riches par votre propre commerce, votre marine marchande s’étendra à raison de vos richesses et formera des matelots dont l’apprentissage vous coûtera bien moins cher. Toute nation riche qui a des ports a toujours une grande marine marchande ; les commerçants, les marchands, les armateurs, les voituriers ne manquent jamais de s’accumuler autour des riches.

Quoi ! Nous permettrions aux autres nations de commercer chez nous, lorsqu’elles ne nous permettraient pas de commercer chez elles ? L’avantage de cette liberté de commerce ne serait pas égal de part et d’autre.

Il ne serait pas égal, il est vrai, pour ces nations qui borneraient leur propre commerce au trafic de leurs commerçants ; si elles ne démêlent pas leur intérêt de celui de leurs négociants, que vous importe ? Mais ces nations observent de près ; elles seraient bientôt attentives à cette concurrence d’acheteurs, de vendeurs et de voituriers qui abonderaient chez nous et qui hâteraient rapidement les progrès de notre prospérité et de notre puissance, elles ne nous laisseraient pas longtemps profiter seuls d’une concurrence qui les avertirait sérieusement de rentrer comme nous dans l’ordre naturel du commerce, lequel ne suggère aucun motif de guerre, ni aucune réserve dans les traités de paix. Toutes guerres et toutes réserves relatives au pur commerce ne peuvent avoir pour objet qu’un monopole, involontaire peut-être, de la part des négociants régnicoles, mais toujours funeste aux nations qui ne distinguent pas leur intérêt de celui de leurs commerçants, et qui se ruinent à soutenir des guerres pour assurer aux agents nationaux de leur commerce un privilège exclusif qui leur est préjudiciable à elles-mêmes.

Voilà vraisemblablement ce que diraient les hommes sages et penseurs ; mais cela pourrait bien ne faire impression que sur les hommes désintéressés : et ce ne serait pas sans courir le danger d’essuyer de très vives querelles que l’on se hasarderait à tenir un pareil langage dans un pays où les voituriers entretiendraient des ambassadeurs, et où ils auraient pendant longtemps profité (vraisemblablement même à bonne intention et de bonne foi) de la confusion et de l’obscurité des idées qui auraient eu cours dans la métropole, pour obtenir l’asservissement des colonies, et de la métropole elle-même, à l’unique intérêt de leur commerce de voiturage.

C’est ce dont nous venons de voir un exemple frappant. Le système du privilège exclusif que des hommes certainement honnêtes, mais entraînés malgré eux par d’anciens préjugés, voudraient conserver à leur profit entre la métropole et les colonies d’un État monarchique, ne peut souffrir aucun développement. Un citoyen d’un rare mérite qui vient de soutenir comme les autres que les colonies devaient être tenues sous la loi d’une sévère prohibition en faveur de la métropole, a osé avancer que néanmoins elles devaient avant tout être tenues dans le plus grand état de richesses possible : et quoiqu’il ait employé toutes les ressources d’un génie supérieur pour concilier ces deux principes qui s’entredétruisent et qu’il ne soit entré qu’avec beaucoup de ménagement dans l’analyse des propositions qu’il voulait réunir, il n’a pu éviter de laisser entrevoir une distinction d’intérêts, effrayante pour les voituriers du royaume qui sont accoutumés à confondre le voiturage de la nation avec le commerce même de la nation ; laquelle a cependant intérêt d’épargner autant qu’il est possible sur les frais du voiturage en faveur du commerce, et qui ne peut y parvenir qu’en accordant une libre concurrence aux voituriers de toutes les nations. Les nôtres se sont élevés avec vivacité contre ce développement d’idées ; et en marquant beaucoup de zèle pour les intérêts de la nation et du souverain, ils ont eu recours aux raisonnements les plus captieux (par lesquels ils ont été séduits eux-mêmes) pour replonger dans la confusion, le voiturage, le commerce, les intérêts de la nation, et leur intérêt particulier exclusif, et pour ramener le gouvernement et le public aux opinions vulgaires sous lesquelles était enveloppé leur système de commerce.

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