Remède infaillible à tous les désordres de la France, etc.

REMÈDE INFAILLIBLE À TOUS LES DÉSORDRES DE LA FRANCE, praticable en trois heures, sans congédier ni fermiers ni traitants ordinaires, ni former aucun mouvement qui mette rien au hasard, mais qui redonnera sur-le-champ plus de quatre à cinq cents millions de rentes à la France, c’est-à-dire en consommation de denrées, et la mettra par conséquent en état de fournir au Roi quatre-vingts millions de hausse dans les revenus ordinaires, n’étant que la quatre ou cinquième partie de ce que Sa Majesté aura rétabli en un moment.

(Vers 1705.)

 

Tout désordre qui est l’effet d’une action préméditée, surtout lorsqu’elle fait violence à la nature, n’a besoin que d’un instant pour sa cessation, tout comme un torrent, qui est arrêté par une digue, l’a bientôt rompue lorsqu’on n’a pas soin continuellement de la réparer. C’est la situation des maux de la France que MM. les Ministres et le Conseil du Roi, par une surprise continuelle, soutiennent nuit et jour au moyen de dix mille hommes répandus dans tout le royaume, qui ruinent continuellement la consommation, c’est-à-dire le revenu, et qui ne pourraient pas cesser un moment de travailler sans enrichir dans le même instant le Roi et ses peuples.
Toutes les causes qui produisent le mal de la France sont de cette nature, sans en excepter une seule. L’argent et les denrées, qui sont dans un divorce continuel, au lieu d’être dans un commerce perpétuel, sont soutenus dans cette séparation par une violence plus grande que n’éprouva jamais un torrent arrêté au milieu d’une descente. Que l’on prenne toutes les causes, chacune en particulier, qui font la désolation d’une contrée, il n’y en a aucune qui ne soit de ce genre, il n’y a personne même qui n’en convienne, et qu’il ne faut qu’un instant pour l’arrêter. Et cependant qui que ce soit n’a encore osé entreprendre depuis quarante ans à travailler à cette utilité publique.
Pour la taille, l’obstination qu’on a eue de ne jamais prononcer à quelle quotité elle doit être payée, est cela seul qui y forme tout le désordre, dont le mal excède dix fois les sommes que l’on en tire. Cette incertitude, qui déroge à l’usage de toutes les nations du monde, damne, fait périr les peuples, et ruine tout dans les campagnes, étant une pomme continuelle de discorde qui produit vingt fois plus de mal qu’une guerre civile.
Ainsi, il ne faut qu’un moment pour dire, comme dans tous les royaumes du monde, et même en France avant l’arrivée des traitants, qu’elle doit être payée à un dixième, et tout le mal est cessé, et plus de deux cent millions de rentes rétablis. Ce mot fatal de quotité prononcé par le Roi rétablirait la paix sur-le-champ, et mettrait en état cet impôt d’atteindre en la plus grande partie des besoins du Roi, et par conséquent de congédier les affaires extraordinaires, qui sont le comble de la désolation, ce qui serait une double utilité.
La répartition est l’affaire des peuples uniquement, et, pour en faire de l’argent comptant, il n’y a qu’à ordonner que quiconque portera son impôt de toute l’année dans le premier mois directement en recette, aura deux sols pour livre, un en dedans et un en dehors à son profit, et sera, de plus, exempt de la collecte et de la garantie de ses consorts. Dans tous les royaumes et États de la terre, tant anciens que nouveaux, le partage des tributs et l’économie du détail ont toujours été abandonnés aux peuples, et jamais puissance supérieure ni étrangère ne s’en peut mêler sans tout gâter. 
Pour les aides, droits de sorties et passages, qui font un tort effroyable, de vingt fois plus fort que ce que le Roi reçoit, en attendant le règlement entier, on peut décharger tout d’un coup les sorties de la France, qui n’étant présentement à rien, il n’y a nul rejet, et c’est de l’or en lingot ; et à l’égard des passages et entrées de ville, les réduire en un seul et même endroit et bureau, savoir la dernière entrée, et non pas en trente lieux comme elles sont, et diminuer de moitié celles qui sont exorbitantes, savoir dans les villes non taillables, comme presque toutes celles des liqueurs, et les faire payables depuis le matin jusqu’au soir, et non à de certaines heures pour avoir lieu de tout confisquer. Il faut pareillement, dans la vente en détail des liqueurs en quatre généralités, savoir Rouen, Caen, Alençon et Amiens, réduire le droit de quatrième, qui revient au troisième, comme par toute la France, au huitième, et il y aura considérablement à gagner, non seulement pour les peuples, mais aussi pour les traitants, qui se laissent tromper de leur consentement dans cette vente, sachant que sans cela aucun cabaret ne pourrait vendre ; et dans ces contrées, il se trouve dans des années plus de six à sept cent mille muids de liqueurs perdues, pendant que plus d’un million de personnes n’ont bu que de l’eau, pendant tout ce temps, à ordinaire règle. Il y a des traitants qui ont demandé ces diminutions de droits sans en vouloir dans aucune de leurs fermes. Le simple portrait de ce qui se passe à la voiture d’une seule charrette de liqueurs dans dix ou douze lieues de pays, passages et entrées dans les villes, fait horreur ; il n’y a que l’expérience qui le puisse faire comprendre. Et l’on ne peut supposer la moindre idée de sens commun dans les auteurs de pareilles manières qu’en croyant, malgré qu’on en ait, qu’ils ont eu un dessein prémédité de ruiner également le Roi et ses peuples. Or pour les faire cesser, il ne faut qu’un moment, parce que le produit du Roi, qui sert de prétexte à cette désolation, serait aisément accepté par le pays pour être remis au double en autre assiette, à quoi il gagnerait souvent cent pour un ; mais, comme tout passerait droit dans les mains du Roi, le congé que cela donnerait aux entrepreneurs et à ceux qui les ont mis en besogne, qui se font attirer des applaudissements sans préjudice de surplus en ruinant tout, cela forme le refus de prendre des façons pratiquées par toutes les nations du monde, surtout en temps de guerre, c’est-à-dire des grands besoins, ce qui semble être de droit divin et humain.
Quand cette réduction serait en pure perte, comme non, le tout n’irait pas à quatre millions, qui en rétabliraient plus de trois cents sur-le-champ ; mais au lieu de perte, la consommation triplant et quadruplant, on regagnerait le double sur le nombre du déchet de la somme de chaque espèce particulière. Cet article est assez expliqué par le précédent, et cette supposition de diminution de quatre millions dans les fermes n’est qu’une idée, et on ne la met que pour clore la bouche aux traitants, qui ne manqueront pas de nier contre vérité qu’ils regagnassent par la consommation le rabais de l’impôt.
Pour la capitation, comme on a eu intention dans son établissement d’arrêter toutes les affaires extraordinaires, qui désolent tout, et que l’exécution n’a point répondu au projet, manque d’économie dans ce nouvel impôt, on ne fera rien de contraire au dessein en la faisant atteindre aux besoins du Roi, ce qui est aisé avec un mot, savoir qu’elle sera payée au vingtième des biens, l’étant en Angleterre au cinquième, et l’ayant été sous les rois Jean et François Ier au dixième. C’est le même raisonnement que de la taille, les mêmes effets de ce qu’il n’y a point de quotité marquée, qui produit à peu près la même désolation, ainsi que son impuissance d’atteindre aux besoins du Roi, et par conséquent une pleine licence de continuer les affaires extraordinaires, qui seront aisément congédiées lorsque chacun paiera un vingtième ; et les prétendus exempts par la mauvaise répartition des classes y gagneront dix pour un, leur quote-part de ces affaires extraordinaires leur causant beaucoup plus de déchet qu’ils n’auraient pu recevoir d’une quadruple capitation.
De cette manière on maintient qu’elle ira à plus de soixante millions, au lieu de trente qu’elle est présentement ; et en y mettant le même ordre qu’à la taille, savoir qu’en portant dès le premier mois l’impôt en recette, on aura deux sols pour livre à pur profit, un dedans et l’autre en dehors, c’est plus d’argent d’avance que tout ce que donnent les traitants. La supputation en est aisée, parce que tout le changement ira en hausse au profit du Roi, et comme c’est sur les grosses cotes, la somme sera très grande ; supposé qu’il y eût à diminuer sur quelques-unes, ce que l’on ne croit pas, cette diminution irait à très peu de chose, et ne serait pas la vingtième partie du profit que le Roi trouverait dans le changement, sans parler du surtout d’utilité commune, rejetée précédemment, par les dispositions que l’on vient de marquer, sur tous les genres de biens, qui dédommageraient au triple de toutes ces prétendues hausses.
La répartition doit être l’affaire des peuples, ainsi que dans tous les pays du monde, qui ne s’y mécompteront jamais, comme ils ne se trompent point ailleurs ; et la division par classe établie d’abord dans cet impôt est horrible, puisqu’elle met la même cote entre des contribuables différant de cent ordinairement et de mille degrés de facultés entre eux. C’est encore le même raisonnement qu’à l’égard de la taille, c’est-à-dire qu’on doit suivre l’exemple de tous les peuples de la terre, et qu’il y a obligation pour réussir de laisser aux contribuables le soin de la juste répartition, étant très certain qu’ils ne s’y méprendront pas, non plus que partout ailleurs.
Il est encore nécessaire, pour achever de former le fonds du Roi à peu près de quatre-vingts millions de hausse, que la taille prenne encore un sol pour livre d’augmentation pendant la guerre seulement, et les nobles et privilégiés faisant valoir par leurs mains, un sol pareillement durant la guerre, à cause des droits d’aides et de sortie dont on les décharge, auxquels ils étaient sujets, ainsi que les roturiers. Le taux de tous les impôts doit être les besoins de l’État, et c’est s’abuser que de ne se pas tailler volontairement, puisque ce refus autorisant les affaires extraordinaires, il en coûte vingt fois davantage aux prétendus exempts par contre-coup, n’y ayant aucun parti qui ne prenne cette quote-part dans les biens du royaume, par une juste supputation ; et le mal est qu’il y en a dix-neuf au profit seul du néant, pour un qui passe à l’utilité de Sa Majesté.
Les affaires extraordinaires s’arrêtant et recevant entièrement, par l’établissement de ces fonds ordinaires, leur congé, il rentrera plus de deux cents millions de rente dans le royaume sur-le-champ, puisque leur maintien en abîmait le double, anéantissant meubles et immeubles et empêchant toutes sortes de commerces depuis le matin jusqu’au soir, parce que personne ne pouvait plus compter qu’il eût un sol de bien assuré, tant meubles qu’immeubles. Quoique cette vérité soit si constante, qu’elle ait autant de témoins qu’il se trouve d’hommes dans le royaume, on se met un bandeau devant les yeux pour ne la pas voir ; et bien loin que l’expérience du mal fasse changer de conduite, on l’augmente tous les jours parce que ce désordre, quelque grand qu’il soit, n’est pas à beaucoup près indifférent à ceux qui trompent Messieurs les Ministres à tous moments. 
Bien loin que les taillables ci-devant exempts puissent se plaindre de trois sols pour livre qu’on leur impose, ainsi que les nobles d’un sol pour livre pendant la guerre, c’est un triple profit qu’on leur apporte, ces charges payées, puisqu’on fait cesser des causes qui leur anéantissaient la vente de denrées pour trois fois davantage qu’il n’est nécessaire pour satisfaire à ces nouvelles charges. Ceci n’a encore besoin que de supputation, et que l’on ne nie pas les faits les plus constants en dessillant les yeux aux personnes qui croient par leur crédit pouvoir s’exempter des impôts ordinaires, et montrant qu’il est de leur intérêt de prendre une conduite toute contraire ; et pour les autres qui s’enrichissent de la ruine publique, quoiqu’en très petit nombre, on renonce à les persuader, étant impossible de faire voir clair à ceux qui veulent être aveugles, parce qu’ils seraient ruinés s’ils avouaient qu’ils apercevaient ce qui saute aux yeux de tout le monde.
C’est renoncer à la raison et marquer une prévarication en chair et en os de dire que cet ordre renverse l’État, puisque c’est celui de toutes les nations du monde, ou qu’il faille plus de trois heures pour cet établissement, attendu qu’il n’est question que de cesser de maintenir une digue par une violence continuelle qui arrête le cours de la nature ; ainsi que d’avancer qu’il faut attendre la fin de la guerre, ce qui est le comble du ridicule et ajoute l’insulte au sens commun, à la désolation de tout le royaume, ce qui met les peuples hors de pouvoir de secourir suffisamment le Roi. C’est ici le plus grand ennemi que le bien du royaume a à combattre, savoir le délai que l’on demande lorsqu’il s’agit d’arrêter un désordre, comme tous les pécheurs du monde qui ne refusent jamais de se convertir absolument, mais allèguent toujours que le temps n’est pas encore propre, et meurent avec ces dispositions. Pour maintenir la situation présente, il faut des efforts effroyables, et pour la faire cesser il ne faut qu’un moment, puisque c’est l’affaire de la nature, à qui la guerre qui se fait à deux cent lieues de ces contrées qui souffrent est fort indifférente ; et cette raison ne peut être alléguée sans poser pour principe que l’autorité peut se moquer impunément des lois, de la raison, de l’équité, et même de la religion.
L’expérience de l’utilité de ces dispositions est aisée à faire, sans rien mettre au hasard, en publiant un édit contenant toutes ces choses ou toutes ces grâces ; et suspendant l’exécution de trois mois, il produirait un degré d’utilité réelle, remettant les denrées en valeur, tant meubles qu’immeubles, pendant qu’il n’y aurait aucun changement qu’en peinture, parce qu’on verrait la certitude du bien dans l’entier accomplissement, et pourrait être révoqué faute de réussite prématurée. C’est une condition que les auteurs de tout ce qui s’est fait depuis quarante ans se sont bien gardés d’apposer à leurs projets, savoir, une utilité par avance, le contraire même ayant toujours été vu et la désolation ayant précédé l’exécution, sans parler de plusieurs qui n’en ont pu avoir aucune, ayant été formés sur de faux énoncés et sur des êtres de raison.

Il y a si longtemps que l’on tient la consommation dans une étroite prison avec une extrême violence à la nature, qu’il s’en est fait un réservoir et un magasin prodigieux qui, à la moindre apparence de liberté, même seulement en promesse, comme l’on vient de marquer, se dégorgera comme un torrent dont la digue est levée, sans qu’il faille davantage de temps qu’en une ville assiégée qui voit, à moins d’une heure, succéder une très grande abondance à une extrême disette, venant à être libre. Ces sortes de révolutions du tout au tout, de moment à autre, sont si communes dans le commerce que l’on ne conçoit pas comme l’on peut non seulement n’en pas convenir, mais même en estimer la proposition ridicule. Une gelée d’une nuit double le prix des vins d’une contrée dans le moment, et un marchand de denrées à l’arrivée de ses livres qui lui apprennent qu’elles ont manqué en plusieurs endroits ; une déclaration de paix ou de guerre produit le même effet pour ou contre, et des édits anéantissent souvent un genre de biens en un instant. Pourquoi donc veut-on davantage de temps pour la libération que pour la destruction ? C’est donc s’abuser grossièrement de croire que, dans la certitude où l’on est que les peuples ne peuvent recevoir ni payer d’argent que par la vente de leurs denrées, ce soit de justes mesures de détruire ces seuls principes qui donnent la naissance et le cours à l’argent, comme sont tous les impôts non proportionnés à la valeur des denrées et les créations et suppressions qui ôtent tout crédit ; tout comme de penser que la cessation d’un mal ne soit pas un bien, ce que les bêtes mêmes n’ignorent pas. Ce n’est donc point ni quatre-vingts millions pour le Roi, ni quatre cents millions pour le peuple d’argent nouveau que l’on veut faire entrer dans le royaume : c’est pour quatre cents millions de denrées présentement au billion, tant par le bas prix que par la non-existence, que l’on peut rétablir en un moment, que l’on maintient la proposition avancée pour cet effet. Il y a trois fois plus d’argent qu’il ne faut pour prêter son ministère par la cessation d’une trop longue résidence dans les lieux où il repose trop longtemps par violence, tant celui qui est meuble qu’immeuble, et par la fécondité qui accompagne sa célérité, lui faisant enfanter des billets qui, dans le cas de consommation seulement, sont revêtus de tout son pouvoir et de toute son autorité, et dispensent même l’argent de faire presque nulles fonctions que dans le menu commerce, où il le faut absolument. Or de dire que le temps de la guerre n’est pas propre pour cesser de tout désoler et faire périr plus de cinq cent mille créatures, dont leur quote-part de la diminution des biens étant la suppression du nécessaire, elles n’en peuvent être privées sans la destruction entière du sujet, comme il arrive toujours, c’est renoncer à la raison.

A propos de l'auteur

Personnage haut en couleur, mais à l'esprit brillant, Pierre de Boisguilbert mérite le titre de fondateur de l'école française d'économie politique. Par sa critique des travers de l'interventionnisme et sa défense du laissez faire, il a fourni à ses successeurs un précieux héritage.

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