Tocqueville, Second mémoire sur le paupérisme (1837)

Mémoire écrit en 1837 au moment où l’auteur allait se présenter, pour la première fois, aux législatives dans la circonscription de Valognes. Mémoire inachevé et non publié.


Second mémoire sur le paupérisme

J’ai essayé de montrer dans un précédent article que, de nos jours, la charité privée et la charité publique étaient impuissantes à guérir les misères des classes pauvres ; il me reste à rechercher les moyens dont on pourrait se servir pour prévenir que ces misères ne naissent.

Un pareil sujet est presque sans limites naturelles et je sens le besoin de me poser moi-même des bornes qu’il ne m’indique point.

Parmi ceux que leur position place sur les limites du besoin et auxquels le sujet de ces articles se rapporte, il convient d’établir deux grandes catégories: d’un côté se trouvent les pauvres qui appartiennent aux classes agricoles ; de l’autre les pauvres qui dépendent des classes industrielles. Ces deux faces de mon sujet doivent être conduites à part et examinées en détail autant du moins que les limites du présent travail le permettent.

Je ne ferai que toucher à ce qui a rapport aux classes agricoles, parce que les grandes menaces de l’avenir ne viennent pas de là. En France les substitutions sont abolies et l’égalité des partages a pénétré dans les mœurs en même temps qu’elle s’est établie dans les lois. Il est donc certain qu’en France la propriété foncière ne se trouvera jamais agglomérée en quelques mains, ainsi que cela se voit encore dans une partie de l’Europe.

Or la division de la terre qui peut nuire, pendant un temps du moins, aux progrès de agriculture en empêchant l’agglomération des capitaux dans les mains des propriétaires qui auraient le désir d’innover, produit cet immense bien qu’elle prévient le développement du paupérisme dans les classes agricoles. Lorsque le paysan ne possède aucune partie du sol comme chez les Anglais, les caprices ou l’avidité des maîtres peuvent lui infliger tout à coup d’affreuses misères. Cela se comprend sans peine. Le même nombre d’hommes n’est point nécessaire à tous les genres de culture, ni demandé par toutes les méthodes de culture.

Lorsque vous convertissez par exemple des champs de blé en pâturage, un berger peut aisément remplacer cent laboureurs. Quand, au lieu de vingt petites fermes vous en faites une grande, cent hommes pourront suffire à cultiver les mêmes champs qui réclamaient quatre cent bras. Au point de vue de l’art, il y peut-être eu progrès à convertir les champs de blé en prairies, et les petites fermes en grands domaines, mais le paysan aux dépens de qui de pareilles expériences sont faites ne peut manquer d’en souffrir. J’ai entendu dire à un riche propriétaire écossais qu’un changement dans la manière d’administrer ses terres et de les cultiver avait forcé trois mille paysans à quitter leurs demeures et à aller chercher fortune ailleurs. La population agricole de ce canton de l’Écosse s’est donc trouvée tout à coup exposée aux mêmes misères qui frappent sans cesse les populations industrielles quand de nouvelles machines viennent à se découvrir.

Des événements semblables, qui font naître le paupérisme dans les classes agricoles, l’accroissent en outre démesurément dans les classes industrielles. Les hommes qui sont ainsi arrachés violemment à la culture de la terre cherchent un refuge dans les ateliers et les manufactures. La classe industrielle ne s’accroît donc pas seulement d’une manière naturelle et fragmentaire suivant les besoins de l’industrie, mais tout à coup et par un procédé artificiel suivant les misères des classes agricoles, ce qui ne tarde pas à produire un trop-plein et à détruire la balance qui doit toujours exister entre la consommation et la production.

L’agglomération de la propriété foncière dans un petit nombre de mains n’a pas seulement pour résultat accidentel d’attirer la misère sur une portion de la classe agricole, elle suggère à un grand nombre d’agriculteurs des idées et des habitudes qui doivent nécessairement et à la longue les rendre misérables.

Que voyons-nous chaque jour nous-mêmes sous nos yeux ? Quels sont parmi les membres des classes inférieures ceux qui se livrent le plus volontiers à tous les excès de l’intempérance et qui aiment à vivre comme si chaque jour n’avait pas de lendemain ? Lesquels montrent en toute chose le plus d’imprévoyance ? Qui contracte ces mariages précoces et imprudents qui semblent n’avoir pour objet que de multiplier le nombre des malheureux sur la terre ?

La réponse est facile. Ce sont les prolétaires, ceux qui n’ont sous le soleil d’autres propriétés que celle de leurs bras. A mesure que ces mêmes hommes viennent à posséder une portion quelconque du sol, quelque petite qu’elle soit, n’apercevez-vous pas que leurs idées se modifient et que leurs habitudes changent ? N’est-il pas visible qu’avec la propriété foncière la pensée de l’avenir leur arrive ? Ils deviennent prévoyants du moment qu’ils sentent avoir quelque chose de précieux à perdre. Dès qu’ils se croient les moyens de se mettre eux et leurs enfants hors des atteintes de la misère, ils prennent des mesures énergiques pour lui échapper et ils cherchent par des privations momentanées à s’assurer un bien-être durable. Ces gens-là ne sont pas encore des riches, mais ils ont déjà les qualités qui font naître la richesse. Franklin avait coutume de dire qu’avec de l’ordre, de l’activité et de l’économie, le chemin de la fortune était aussi aisé que celui du marché. Il avait raison.

Ainsi donc ce n’est pas la pauvreté qui rend l’agriculteur imprévoyant et désordonné ; car avec un très petit champ, il peut encore être fort pauvre. C’est l’absence entière de toute propriété, c’est la dépendance absolue du hasard.

J’ajoute que parmi les moyens de donner aux hommes le sentiment de l’ordre, l’activité et l’économie, je n’en connais pas de plus puissant que de leur faciliter les abords de la propriété foncière.

Je citerai encore ici l’exemple des Anglais. Les paysans en Angleterre sont peut-être à tout prendre plus éclairés et ils ne se montrent pas moins industrieux que parmi nous. Pourquoi vivent-ils en général dans cette insouciance brutale du lendemain dont nous n’avons pas même l’idée ? D’où vient dans un peuple froid ce goût désordonné pour l’intempérance ? Il est facile de le dire: en Angleterre, les lois et les habitudes se sont combinées de manière à ce qu’aucune portion du sol ne tombât jamais dans la possession du pauvre. Son bien-être et même son existence ne dépendent donc jamais de lui-même, mais de la volonté des riches sur laquelle il ne peut rien et qui à leur gré lui refusent ou lui accordent le travail. N’ayant aucune influence directe et permanente sur son propre avenir, il cesse de s’en occuper et oublie volontiers qu’il existe.

Le moyen le plus efficace de prévenir le paupérisme parmi les classes agricoles est donc assurément la division de la propriété foncière. Cette division existe parmi nous en France, on n’a donc point à craindre qu’il ne s’établisse jamais dans leur sein de grandes et permanentes misères. Mais on peut encore beaucoup accroître l’aisance de ces classes et y rendre les maux individuels moins cruels et plus rares. Le devoir du gouvernement et de tous les gens de bien est d’y travailler.

Il est hors de mon présent sujet d’en rechercher les moyens.

Si en France la classe agricole n’est point aussi exposée qu’ailleurs à des revers inévitables, la classe industrielle ne l’est guère moins. Le remède que nous avons opposé avec succès aux misères de l’agriculteur ne l’a point été et il reste douteux qu’il puisse l’être, aux maux de l’ouvrier.

On n’a point encore découvert le moyen de diviser sans la rendre improductive la propriété industrielle comme la propriété foncière ; l’industrie a conservé la forme aristocratique chez les nations modernes, alors que de toutes parts on voyait disparaître les institutions et les mœurs que l’aristocratie avait fait naître.

L’expérience, jusqu’à présent, a fait voir que pour se livrer avec quelque espérance de succès à la plupart des entreprises commerciales, il fallait de grands capitaux concentrés dans un petit nombre de mains. On rencontre donc quelques individus qui possèdent de grandes richesses et qui font travailler pour leur compte une multitude d’ouvriers qui ne possède rien. Tel est le spectacle que présente de nos jours l’industrie française. C’est exactement ce qui se passait chez nous au Moyen Age et qu’on voit encore arriver dans une grande partie de l’Europe pour l’industrie agricole.

Les résultats sont analogues. L’ouvrier de nos jours comme l’agriculteur de ces temps-là, n’ayant nulle propriété qui lui soit personnelle, ne voyant pas de moyens d’assurer par lui-même la tranquillité de son avenir et de s’élever graduellement vers la richesse, devient indifférent à tout ce qui n’est pas la jouissance présente. Son insouciance le livre alors sans défense à toutes les chances de la misère. Mais il existe cette grande et capitale différence entre le prolétaire agriculteur et le prolétaire industriel que le second, indépendamment des misères habituelles auxquelles son imprévoyance peut le livrer est encore exposé sans cesse à des maux accidentels qu’il n’a pu prévoir et qui ne menacent point l’autre. Et ses chances sont infiniment plus grandes dans l’industrie proprement dite que dans l’agriculture parce que l’industrie, ainsi que nous l’expliquerons plus bas, est sujette à des crises subites que l’agriculture n’a jamais connues.

Ces maux imprévus naissent pour lui des crises commerciales.

On peut en définitive attribuer toutes les crises commerciales à deux causes :

–    lorsque le nombre des ouvriers augmente sans que le chiffre de la production varie, les salaires diminuent et il y a crise ;

–    lorsque le nombre des ouvriers reste le même, mais que le chiffre de la production s’abaisse, beaucoup d’ouvriers deviennent inutiles et il y a crise.

Nous avons vu que la France est beaucoup moins exposée que les autres nations industrielles aux crises de la première espèce puisque chez nous la classe agricole n’est jamais aussi exposée tout à coup et avec violence dans l’industrie.

Elle est aussi beaucoup moins exposée que plusieurs autres peuples manufacturiers aux crises de la seconde nature par la raison qu’elle dépend moins de l’étranger. Je m’explique.

Lorsque l’industrie d’une nation dépend des caprices ou des besoins des nations étrangères, de nations éloignées et souvent presque inconnues, on conçoit très bien que ces caprices ou ces besoins venant à changer par suite de causes qu’on n’a pu prévoir, une révolution industrielle est toujours à craindre. Lorsque au contraire l’unique ou le principal consommateur des produits d’un pays se trouve dans le pays même, ses besoins et ses goûts ne sauraient varier d’une manière si subite et si imprévue que le producteur ne puisse découvrir longtemps à l’avance le changement qui se prépare et, ce changement lui-même ne s’opérant que graduellement, il y a gêne dans le commerce, mais il y a rarement crise.

Le monde marche évidemment vers ce point où toutes les nations seront assez également civilisées, ou en d’autres termes, assez semblables les unes aux autres pour pouvoir fabriquer dans leur sein le plus grand nombre des objets qui leur sont agréables et nécessaires. Les crises commerciales deviendront alors plus rares et moins cruelles. Mais ce temps est encore loin de nous ; de nos jours, il existe encore assez d’inégalités entre les lumières, la puissance, l’industrie des différents peuples, pour que quelques-uns d’entre eux puissent se charger de fabriquer pour un grand nombre d’autres les objets dont ceux-ci ont besoin. Ces peuples, entrepreneurs de l’industrie humaine, amassent aisément d’immenses richesses, mais ils sont sans cesse menacés d’affreux dangers. Telle est la position de l’Angleterre. La situation commerciale de la France est tout à la fois moins brillante et plus sûre. La France n’exporte à l’étranger que les [blanc] de ses produits, le reste s’écoule à l’intérieur. Chez nous, le chiffre de la consommation s’élève sans cesse, mais les nouveaux consommateurs sont en général des Français.

En France, les crises commerciales ne peuvent donc être ni aussi fréquentes, ni aussi générales, ni aussi cruelles qu’en Angleterre. Mais on ne saurait faire qu’il n’y ait jamais de crise, car il n’y a pas de moyens connu d’équilibrer d’une manière exacte et permanente, même dans l’intérieur d’un royaume le nombre des ouvriers et le travail, la consommation et la production.

On peut donc prévoir que les classes industrielles seront, indépendamment des causes générales et permanentes de misère qui agissent sur elles, soumises fréquemment à de crises. Il est donc bien nécessaire de pouvoir les garantir tout à la fois et des maux qu’elles s’attirent à elles-mêmes et de ceux sur lesquels elles ne peuvent rien.

Toute la question est de savoir de quels moyens préventifs elles peuvent user pour en atténuer les effets.

A mon avis, tout le problème à résoudre est donc celui-ci : Trouver un moyen de donner à l’ouvrier industriel comme au petit agriculteur l’espoir et les habitudes de la propriété.

Deux moyens principaux se présentent [1]: le premier, et celui qui au premier abord semble le plus efficace consisterait à donner à l’ouvrier un intérêt dans la fabrique. Ceci produirait pour les classes industrielles des effets semblables à ce qu’amène la division de la propriété foncière parmi la classe agricole.

Ce serait sortir des limites de cet écrit que d’examiner tous les plans qui ont été successivement proposés pour arriver à ce résultat.

Je me contenterai donc de dire brièvement que ces plans pour réussir ont toujours rencontré un de ces deux obstacles: d’une part les capitalistes entrepreneurs d’industrie se sont presque tous montrés peu enclins à donner à leurs ouvriers une portion proportionnelle des profits ou à placer dans l’entreprise les petites sommes que ceux-ci auraient pu leur confier. Je pense que dans leur propre intérêt, ils ont grand tort de ne point le faire, mais il ne serait ni juste ni utile de les y obliger.

D’une autre part, lorsque les ouvriers ont voulu se passer des capitalistes, s’associer entre eux, réunir des fonds et gérer eux-mêmes à l’aide d’un syndicat leur industrie, ils n’ont pu réussir. Le désordre n’a pas tardé à s’introduire dans l’association, ses agents ont été infidèles, ses capitaux insuffisants ou mal assurés, son crédit presque nul, ses relations commerciales fort restreintes. Bientôt une concurrence ruineuse forçait l’association à se dissoudre. Ces tentatives ont été souvent renouvelées sous nos yeux, particulièrement depuis sept ans, mais toujours en vain.

Je suis porté à croire cependant qu’un temps s’approche où un grand nombre d’industries pourront être conduites de cette manière. A mesure que nos ouvriers acquerront des lumières plus étendues et que l’art [de] s’associer dans des buts honnêtes et paisibles fera des progrès parmi nous, lorsque la politique ne se mêlera point aux associations industrielles et que le gouvernement, rassuré sur leur objet, ne refusera pas à ces dernière sa bienveillance et son appui, on les verra se multiplier et prospérer. Je pense que dans des siècles démocratiques comme les nôtres, l’association en toutes choses doit peu à peu se substituer à l’action prépondérante de quelques individus puissants.

L’idée des associations industrielles d’ouvriers me paraît donc devoir être féconde, mais je ne la crois pas mûre. Il faut donc, quant à présent, chercher des remèdes ailleurs.

Puisqu’on ne peut donner aux ouvriers un intérêt de propriétaire dans la fabrique, on peut au moins leur faciliter à l’aide des salaires qu’ils retirent de la fabrique la création d’une propriété indépendante.

Favoriser l’épargne sur les salaires et offrir des ouvriers une méthode facile et sûre de capitaliser ces épargnes et de leur faire produire des revenus, tels sont donc les seuls moyens dont la société puisse se servir de nos jours dans le but de combattre les mauvais effets de la concentration des propriétés mobilières dans les mêmes mains et afin de donner à la classe industrielle l’esprit et les habitudes de la propriété qu’une grande portion de la classe agricole possède.

Toute la question se réduit donc à chercher les moyens qui peuvent permettre au pauvre le capitaliser et de rendre productives ses épargnes.

Le premier de ces moyens et le seul qu’on ait employé jusqu’ici en France est l’établissement de caisses d’épargne.

Je vais donc parler avec quelque développement des caisses d’épargne.

Les caisses d’épargne de France diffèrent quelque peu les unes des autres par le détail de l’administration. Mais en définitive, on peut toutes les considérer comme des établissements au moyen desquels les pauvres placent leurs économies dans les mains de l’État qui se charge de les faire valoir et de leur servir un intérêt de 4%.

Il en est à peu près ainsi en Angleterre, non que l’intérêt servi par l’État y est un eu moins élevé que parmi nous.

Un pareil remède n’offre-t-il pas de grands dangers ?

Je remarque d’abord que, chez nous l’État qui donne aux pauvres 4% de leur argent pourrait aisément emprunter à 2,5% ou à 3%. C’est donc au moins 1% de plus que l’État paie sans nécessité et par des considérations particulières à son créancier. La somme qui en résulte doit être considérée comme le produit d’une véritable taxe des pauvres que le gouvernement lève sur tous les contribuables pour secourir les plus nécessiteux d’entre eux.

L’État voudra-t-il longtemps supporter cette charge ? Le pourra-t-il ? C’est ce qui reste fort douteux.

Le montant des caisses d’épargne s’est élevé chez nous en peu d’années à plus de 100 millions. En Angleterre, il est en ce moment à 400 millions. Dans l’Écosse, qui ne compte que 2 300 000 habitants, l’épargne des pauvres se monte à près de 400 millions.

Si les classes pauvres de France apportaient au Trésor public 4 à 500 millions, ce qui, dans un délai donné est possible et même probable, dont il faudrait payer l’intérêt à 4%, serait-il en position de les accepter ? Lors même que l’intérêt serait réduit, ce qui serait déjà un grand malheur, une pareille somme ne serait-elle pas souvent beaucoup plus embarrassante qu’utile ?

La constitution actuelle de nos caisses d’épargne est donc gênante pour le Trésor. Offre-t-elle aux pauvres eux-mêmes, à la population en général toutes les garanties désirables ? Je ne le pense point.

Quel emploi l’État peut-il faire de ces sommes qu’on dépose dans ses mains de tous les coins de la France ?

Va-t-il les employer à pourvoir aux besoins journaliers du Trésor ? Mais les besoins du Trésor sont bornés et l’accroissement des caisses d’épargne ne l’est. Il arrive donc un moment où l’État, recevant plus qu’il ne peut dépenser, est contraint de laisser accumuler dans ses mains d’immenses capitaux improductifs. C’est ce que nous avons vu dernièrement. Au moment où la dernière loi sur les caisses d’épargne a été présentée (février 37), Le Trésor avait en caisse à la Banque 4 millions dont il payait 4% aux propriétaires et qui ne lui rapportaient rien, et qui étaient entièrement soustraits à la circulation, mesure toujours fâcheuse.

C’est ce qui faisait dire à un des orateurs qui ont pris part à la discussion de la dernière loi qu’il fallait créer des dépenses pour consommer les capitaux, idée qui a été développée par d’autres orateurs qui ont parlé de grands travaux publics qui seraient entrepris avec l’épargne des ouvriers. Comme ces travaux ne seraient pas ou pourraient ne pas être productifs pour l’État, tout ceci se réduirait en définitive à grever chaque année la masse des contribuables de l’intérêt des sommes que les pauvres déposent dans le Trésor public. Ce serait évidemment la taxe des pauvres sous un autre nom.

Si l’État n’emploie pas l’argent des caisses d’épargne à pourvoir aux besoins journaliers du Trésor, il faut qu’il le place de manière à lui rapporter des intérêts. Or, il est facile de voir qu’il n’y a qu’un placement convenable, c’est l’achat de rente. L’État n’est détenteur de l’argent des caisses d’épargne qu’à la condition de le rendre à la première demande des déposants, il ne peut donc placer lui-même l’argent des déposants qu’à la même condition, c’est-à-dire avec la faculté de réaliser à volonté pour payer son créancier. Or, il n’y a que les rentes négociables sur la place qui puissent offrir en grand cette facilité. L’État, qu’il soit représenté par le Trésor ou par la Caisse des Dépôts et Consignations, ne peut donc placer l’argent des pauvres qu’en rentes. Ceci a plusieurs inconvénients très graves, mais en particulier cet inconvénient-ci : lorsque les pauvres déposent, on achète continuellement des rentes et on les achète à un haut prix, précisément parce qu’on en achète beaucoup à la fois ; lorsqu’il y a panique ou misère réelle et que les pauvres redemandent leur argent, il faut pour les payer vendre des rentes et les vendre à bas prix, pour la raison qu’on en vend beaucoup à la fois. L’État est donc placé dans cette position déplorable qu’il doit toujours acheter cher et vendre à bon marché, c’est-à-dire perdre.

Cet exposé est exact et je ne pense pas que personne à présent songe à le contester.

Ainsi le dépôt de l’argent des pauvres dans les mains de l’État est ou peut aisément devenir très onéreux à l’État et, ce qu’il y a de pis, il peut lui imposer des charges dont il est impossible de prévoir d’avance l’étendue.

Ce n’est pas tout. Est-il conforme à l’intérêt général du pays et à sa sûreté ? Sous le point de vue économique, je pense qu’il est nuisible d’attirer sans cesse vers le centre tous les petits capitaux disponibles des provinces, lesquels pourraient servir à féconder les localités. Je sais qu’une partie de ces capitaux reviennent aux localités sous forme de traitements aux fonctionnaires, de travaux publics… Mais ce retour de l’argent du centre vers les extrémités se fait lentement et inégalement ; les plus fortes sommes sont souvent répandues dans les provinces qui ont le moins fourni au Trésor et qui, étant plus pauvres et plus arriérées, ont plus besoin qu’on leur ouvre des routes, qu’on leur creuse des canaux… D’ailleurs ce n’est jamais qu’une partie des épargnes des pauvres qui retourne aux pauvres sous forme de salaires ou d’améliorations sociales. La grande masse, surtout d’après la nouvelle loi, va se perdre dans les fonds publics et reste dans les mains du commerce et des rentiers de Paris.

Si je considère le système actuel sous le point de vue purement politique, ses dangers me frappent bien plus encore.

Pour moi je ne puis croire qu’il soit sage de déposer toute la fortune des classes pauvres d’un grand royaume dans les mêmes mains et pour ainsi dire dans un seul lieu, de telle sorte qu’un événement, improbable sans doute, mais possible, puisse ruiner d’un seul coup leurs seules et dernières ressources et porter au désespoir des populations entières qui, n’ayant plus rien à perdre, seraient aisément précipitées sur le bien d’autrui.

Depuis cent ans, l’État a fait plus d’une fois banqueroute: l’Ancien Régime l’a fait, la Convention l’a fait. Durant les cinquante dernières années, le gouvernement de la France a été radicalement changé sept fois et il a été remanié un grand nombre d’autres. Pendant le même espace, les Français ont eu 25 ans de guerre terrible et deux invasions presque complètes de leur territoire. Il est pénible de rappeler ces faits, mais la prudence demande qu’on ne les oublie point. Est-ce dans un siècle de transition comme le nôtre, dans un siècle qui est appelé forcément, par sa position, par sa nature, à de longues agitations, est-ce dans un pareil siècle qu’il est sage de mettre dans les mains du gouvernement, quels que soient sa forme et son représentant actuel, la fortune entière d’un si grand nombre d’hommes  ? Je ne puis le croire et il faut qu’on me prouve que la chose est nécessaire pour que je m’y soumette.

D’ailleurs ce qu’il faut craindre, ce n’est pas seulement que le gouvernement s’empare du capital prêté par les pauvres, c’est que le prêteur lui-même par son imprudence mette le créancier dans l’impossibilité de rendre et le force de faire banqueroute.

Quel est l’objet des caisses d’épargne ? De permettre au pauvre d’accumuler peu à peu pendant les années de prospérité des capitaux dont il pourra se servir dans les temps de misère. Il est donc dans l’essence même des caisses d’épargne que le remboursement soit toujours exigible et par petites sommes, c’est-à-dire en espèces.

A un moment de crise nationale, dans un temps de révolution, alors que des craintes réelles ou imaginaires sur la solvabilité du trésor public s’empareraient tout à coup de l’esprit du peuple, il serait donc possible qu’en peu de jours l’État fût mis en demeure de payer en numéraire plusieurs centaines de millions de francs. Ce qui cependant ne pourrait se faire. Or, qui oserait calculer l’effet que produirait sur toutes les classes indigentes d’un grand royaume comme la France l’annonce d’un pareil événement ?

Dans le louable dessein de dissiper les craintes mal fondées que la dernière loi sur les caisses d’épargne avait fait naître dans l’esprit des classes ouvrières de Paris, M. Charles Dupin a dernièrement essayé d’établir qu’en France les dépôts aux caisses d’épargne ne pourront dépasser de certaines limites fixes, qu’il a fixées au maximum à environ 250 millions, somme déjà considérable, mais à laquelle cependant l’État pourrait sans doute faire face.

Afin de prévenir l’argument qu’on ne peut manquer de tirer de l’exemple de l’Angleterre et surtout de celui de l’Ecosse où sur une population d’un peu plus de deux millions d’habitants, les caisses d’épargne, fondées depuis trente-six ans seulement, ont déjà reçu des dépôts pour une valeur de 400 millions de francs, M. Ch. Dupin fait remarquer qu’en Angleterre les classes inférieures ne pouvant arriver à posséder la terre, ne peuvent employer leurs économies qu’en les déposant la caisse d’épargne.

Le fait est vrai, mais la conséquence qu’on en tire est singulièrement exagérée. Que l’épargne soit faite dans le but d’acheter de la terre ou des rentes peu importe. Le fait générateur, c’est l’épargne et non l’objet final de l’épargne.

Je vais encore plus loin et je dis que, si en France la confiance réelle et absolue dans la solvabilité des caisses d’épargne venait à s’établir parmi les classes agricoles, on verrait, proportion gardée, affluer dans ces caisses infiniment plus d’argent que l’Angleterre n’y verse. La cause en est simple: chez nous, le paysan est économe, mais il n’économise que dans un seul but, l’achat de la terre. Son argent n’a donc qu’un seul emploi ou n’a pas d’emploi. Il y a donc en France beaucoup plus qu’ailleurs de petits capitaux disponibles pour la caisse d’épargne et qui en prendraient nécessairement le chemin, si une crainte instinctive et que l’expérience ne peut manquer d’affaiblir, ne les retenait encore dans les mains de ceux qui les possèdent.

Il est évident qu’à mesure que les lumières croîtront et que l’habitude de chercher un emploi à ses économies de chaque jour se répandra parmi les classes pauvres de France, le petit propriétaire foncier lui-même, au lieu d’amasser sou sur sou dans quelque coin de sa demeure la somme qui doit lui permettre d’augmenter sa terre, laissant ainsi pendant une longue suite d’années un petit capital improductif et exposé à mille accidents, il est évident, dis-je, que ce petit agriculteur portera ses économies à la caisse d’épargne voisine avec l’idée de les en retirer un jour pour faire l’acquisition territoriale qu’il désire. Les caisses d’épargne forment précisément le seul placement convenable pour ces sortes de gens qui, ne voulant acheter la terre que dans leur voisinage immédiat et par petite portion, ont besoin d’avoir toujours leur capital disponible afin d’être toujours en état de saisir à l’instant même les rares occasions qui se présentent.

Le goût de la terre qui possède le paysan français n’empêche donc point ou empêche fort peu l’accroissement des dépôts faits dans la caisse d’épargne. En réalité, ces dépôts n’ont de limite que dans la faculté qu’aura le pauvre d’épargner et dans le plus ou moins de lumière qui lui fera voir avec plus ou moins de netteté que son intérêt est de ne pas laisser l’épargne improductive et exposée.

Voilà ce qu’il faut bien voir car les peuples, comme les individus, ne gagnent rien à se dérober la vérité. Les uns et les autres doivent au contraire la considérer fixement afin de voir si, à côté du mal, on n’aperçoit pas, par hasard, un remède.

Que résulte-t-il de tout ce qui précède ?

En résumé, je suis loin de dire que les caisses d’épargne, avec la constitution que nous leur avons donnée, offrent un péril actuel: elles n’en présentent aucun. Je crois même que, quand on ne pourrait trouver un moyen de faire disparaître la chance [de] ce péril à venir, il faudrait encore créer des caisses d’épargne. Les maux physiques et moraux que causent l’imprévoyance et le paupérisme sont présents et immenses, les maux qu’amènerait à la longue le remède sont éloignés et n’arriveront peut-être jamais. Cette considération suffit pour me déterminer.

Tout ce que je veux dire, c’est qu’il serait imprudent de croire avoir trouvé dans les caisses d’épargne, telles que nous les voyons de nos jours, un remède assuré aux maux de l’avenir et qu’il faut se garder de voir leur institution comme une sorte de panacée universelle. Au lieu de s’endormir sur cette fausse sécurité, les économistes et les hommes d’État de nos jours devraient tendre d’une part à améliorer la constitution des caisses d’épargne et de l’autre à créer d’autres ressources aux économies des pauvres.

Les caisses d’épargne sont un excellent moyen pour faire naître chez le pauvre l’idée de faire des économies et de faire rapporter des intérêts à leurs économies. Mais ces caisses ne sauraient devenir avec sécurité, à tout jamais, le seul lieu de dépôt pour les économies du pauvre.

Examinons succinctement ces deux questions.

Je ne prétends pas rechercher ni surtout indiquer toutes les améliorations qui pourraient être introduites dans le système des caisses d’épargne. Ce serait dépasser les limites de cet article. Je veux seulement indiquer le principe général qui me paraît devoir être adopté et l’une des applications les plus faciles de ce principe.

Le gouvernement, au lieu de s’efforcer d’attirer autant que possible le produit des caisses d’épargne dans le Trésor et dans les fonds publics, devrait tendre de tout son pouvoir à donner, sous sa garantie, à ces petits capitaux un emploi local et qui expose le moins l’État à un recours universel et soudain. Voilà le principe.

Quant à l’application, voici ce que j’ai à dire : Il existe maintenant dans toutes les villes de France des banques de prêts sur gage qu’on nomme monts-de-piété. Ces monts-de-piété sont des établissements fort usuraires puisqu’ils prêtent généralement sans courir aucun risque à 12%. Il est vrai que l’argent qu’ils amassent de cette manière sert à doter les hospices, de telle sorte que ces monts-de-piété peuvent être considérés comme des établissements à l’aide desquels on ruine le pauvre afin de lui préparer un asile dans sa misère.

Ce simple exposé parle de lui-même. Il est évident que, dans l’intérêt des classes indigentes et dans l’intérêt de l’ordre et de la morale publique, il faut se hâter de donner aux revenus des hôpitaux d’autres sources.

Du moment où le lien qui unit les monts-de-piété et les hôpitaux serait brisé, rien n’est plus naturel que d’unir les monts-de-piété aux caisses d’épargne et de faire de ces deux choses une seule et même entreprise.

Dans ce système, l’administration recevrait d’une main les épargnes des uns et de l’autre les remettrait. Les pauvres qui ont de l’argent à prêter le déposeraient dans les mains d’une administration qui, moyennant gage, le remettrait aux pauvres qui auraient besoin d’emprunter. L’administration ne serait qu’un intermédiaire entre ces deux classes. En réalité, ce serait le pauvre économe ou momentanément favorisé par la fortune qui prêterait à intérêt son épargne au pauvre prodigue ou malheureux.

Quoi de plus simple, de plus praticable et de plus moral à la fois qu’un pareil système: les épargnes des pauvres placées de cette manière ne feraient courir aucun risque ni à l’État ni aux pauvres eux-mêmes, car il n’y a rien de plus sûr au monde qu’un placement sur gage.

L’intérêt de l’argent emprunté n’étant alors employé qu’à servir l’intérêt des épargnes déposées par le pauvre, on pourrait obtenir à la fois ces deux résultats si utiles: on n’aurait plus besoin de demander un intérêt usuraire au pauvre qui emprunte sur gage et on pourrait donner un intérêt plus élevé au pauvre qui dépose son épargne. L’un pourrait être aisément réduit à 7% et l’autre élevé à 5% ce qui serait un double bien.

Il pourrait, il est vrai, se rencontrer des moments de misère publique où les déposants à la caisse d’épargne viendraient redemander leur argent, tandis que le nombre des emprunteurs au mont-de-piété s’accroîtrait outre mesure. L’administration recevrait alors moins des uns et elle serait obligée de fournir plus aux autres.

Il est facile de voir que le péril qu’on signale ici n’est qu’apparent et non réel.

Il n’y a pas d’établissement qui jouisse de plus de crédit qu’une maison de prêt sur gage. Ceux qui lui prêtent de l’argent ne courent aucun risque parce qu’ils ont pour garantie de leur créance le gage lui-même. C’est pour cette raison que les monts-de-piété ont toujours trouvé a emprunter à bas prix lors même que l’État ou les particuliers étaient sans crédit. Si donc l’administration dont je parle se trouvait momentanément privée des épargnes de certains pauvres, elle emprunterait pour faire face elle-même aux emprunts sur gage que d’autres pauvres viendraient lui faire, et elle y trouverait encore son profit car elle emprunterait à 5 % et prêterait à 7%.

Je ne prétends point du reste être l’inventeur du système que j’expose ici. La réunion du mont-de-piété et de la caisse d’épargne a eu lieu depuis [blanc] ans dans l’une de nos villes les plus importantes et les plus avancées sous le rapport des institutions philanthropiques et populaires, la ville de Metz. Au moyen de cette réunion, les administrateurs de la caisse d’épargne ont pu servir 5% au lieu de 4% aux déposants qui avaient moins de [blanc] francs et les administrateurs du mont-de-piété (qui sont les mêmes personnes) ont été en état de baisser l’intérêt du prêt sur gage à 7%, tandis qu’à Paris on ne traite encore qu’à 12%. De plus, les frais d’administration de ces deux établissements ont diminué de moitié depuis que les deux établissements ont été réunis en un seul. Enfin, et pour compléter le tableau, il faut ajouter que la caisse d’épargne de Metz ainsi que le mont-de-piété ont traversé la révolution de 1830 et la crise financière qui a suivi sans éprouver d’embarras notable.

Les idées que j’expose n’ont donc pas seulement pour elles le raisonnement, mais l’expérience. Pourquoi le gouvernement, qui, dans ces derniers temps, a montré une véritable sollicitude pour les intérêts matériels des classes indigentes, ne cherche-t-il pas profiter de cette utile expérience ? D’où vient que, loin de provoquer l’union des caisses d’épargne et des monts-de-piété, il résiste chaque jour aux demandes qui lui sont adressées dans ce but ? Je ne puis que difficilement le comprendre. S’il l’on parvenait jamais attirer réellement dans les mains de l’État toutes les épargnes des pauvres, la ruine des pauvres et celle de l’État lui-même ne pourraient manquer d’arriver. Le gouvernement croirait-il sa sécurité intéressée à lier l’existence des classes ouvrières à la sienne de telle sorte qu’on ne puisse le détruire sans les ruiner ? Je ne puis donc croire à une entreprise si périlleuse. Pour moi, j’avoue que je vois, dans la combinaison que j’indique, le plus puissant moyen dont on puisse user pour retirer des caisses d’épargne leurs avantages en évitant une partie de leurs périls. Je dis une partie car il est évident que le remède proposé peut, dans un temps donné, devenir insuffisant.

Si les administrateurs de la caisse d’épargne ne pouvaient employer les économies du pauvre qu’à prêter sur gage, ce placement étant borné et l’épargne ne l’étant pas, il arriverait sans doute un jour qu’on serait obligé de refuser une partie des nouveaux déposants, ce qui serait un grand mal, puisqu’il en résulterait dans l’esprit du pauvre un doute continuel sur le placement de ses économies et par conséquent une grande tentation de ne pas économiser.

Je ne voudrais donc pas que l’État fermât d’une manière définitive ses caisses à l’épargne du pauvre. Je laisserais subsister la législation telle qu’elle existe de nos jours ; seulement je n’autoriserais les caisses d’épargne à verser leurs fonds au Trésor que quand les monts-de-piété ne leur offriraient plus d’emploi. De cette manière, on aurait tous les avantages de l’institution et on aurait évité plus grande partie de ses dangers.

Mais ce n’est point encore assez. Tant que le pauvre ne voudra placer son argent qu’à condition de pouvoir le retirer à sa volonté tant qu’on n’aura pas offert des moyens, faciles et sûrs de le placer autrement, on n’arrivera point à des résultats tout à la fois  grands et sûrs.

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[1] Intérêt dans la fabrique. Épargne des salaires (note de Tocqueville).

A propos de l'auteur

L’Institut Coppet est une association loi 1901, présidée par Mathieu Laine, dont la mission est de participer, par un travail pédagogique, éducatif, culturel et intellectuel, à la renaissance et à la réhabilitation de la tradition libérale française, et à la promotion des valeurs de liberté, de propriété, de responsabilité et de libre marché.

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