D’une union douanière de la France avec l’Algérie

En mai 1850, la discussion de la réunion mensuelle de la Société d’économie politique s’engage d’abord sur la question controversée de l’Algérie. De cela, pourtant, le compte rendu officiel dresse un portrait assez discret. « M. Wolowski et quelques autres membres », lit-on, « ont échangé diverses observations au sujet de l’annexion économique de l’Algérie. » La défense du libre-échange en Algérie fait l’objet d’un rapport plus circonstancié. De même, quand la discussion bifurque ce jour-là sur le point précis de la marque obligatoire sur les produits de l’industrie, on sent un soulagement général, et le compte-rendu peut ainsi achever un rapport très court sur cette séance, par des considérations enfin un peu consensuelles.


D’une union douanière de la France avec l’Algérie ; La marque obligatoire

 Société d’économie politique, Séance du 10 mai 1850

(Annales de la Société d’économie politique).

  

Dans cette réunion, la Société d’économie politique s’est entretenue de la curieuse séance du Luxembourg. Un membre de la Société, placé dans une tribune de la salle des pairs, où siégeait le Conseil général, a pu rendre compte de la physionomie de l’Assemblée et du flux et reflux de la vague protectionniste, du courage de M. Michel Chevalier, qui a bravé l’orage sur la chaloupe du libre-échange battue par les flots irrités ; de la manœuvre ferme de M. Wolowski, qui a su franchir tous les obstacles pour le joindre et décider le sort de la bataille. Ce membre a signalé avec quelle adresse les chefs du protectionnisme avaient retenu leurs plus féroces guerriers et opéré une de ces marches habiles qui, à l’instar de ce que l’Histoire des guerres et conquêtes appelle la victoire de Toulouse, conservent le caractère mixte de l’attaque et de la retraite. La Société a voté des remerciements aux défenseurs de l’économie politique, ainsi qu’à M. H. de Kergorlay, dont l’indignation, exprimée en quelques paroles, a valu tout un discours. Après avoir été l’interprète des sentiments de la Société, M. Horace SAY, qui présidait, s’est tourné vers M. Nassau William Senior, qui dînait à sa droite et qui est, comme nos lecteurs savent, un des plus profonds économistes de notre temps, et lui a dit, en riant : « Voilà, mon cher monsieur Senior, où nous en sommes dans ce pays-ci ; dites à la Société d’économie politique de Londres qu’elle redouble ses prières, au moins pour nos âmes, car il n’est pas dit que nous ne serons pas dévorés d’un moment à l’autre. »

La Société a ensuite pris pour sujet de discussion le projet d’union douanière de l’Algérie avec la France, lequel a conduit à la question des marques de fabrique obligatoires.

M. WOLOWSKI et quelques autres membres ont échangé diverses observations au sujet de l’annexion économique de l’Algérie. M. Wolowski a fait une vive critique du projet de loi qui a déjà passé par la filière du conseil d’État et qui tendrait à empêcher l’entrée des blés étrangers en Algérie, sans doute pour diminuer le prix du pain déjà si cher sur cette terre brûlée.

M. SAY fait remarquer que l’union douanière de l’Algérie, en l’admettant même complète et sans entraves à la frontière méditerranéenne, porterait notre ligne de douanes à l’Atlas, et aurait pour effet de soumettre l’Algérie (qui fut d’abord commercialement libre, qui l’est encore plus que la France, malgré le régime qu’on lui a imposé en 1843) à une restriction plus forte, et de faire un triste cadeau à la colonie qu’on leurre avec la théorie creuse de l’assimilation. M. Say craint aussi que la nouvelle loi ne contienne, en outre, des exceptions pour les rapports entre la colonie et la France, et que nos protectionnistes n’obtiennent : qui l’échelle mobile pour les blés algériens, qui des droits sur le sésame, qui des droits sur les vins ; de sorte qu’avec cette prétendue union, la colonie perdrait juste un peu plus de liberté. Dans le cours de la conversation, M. Say a eu occasion de dire que les racines de palmier ont de nouveau envahi la verte plaine de la Métidja, redevenue marécageuse et pestilentielle, et que la culture des céréales est obligée de se réfugier au pied de l’Atlas.

M. Say a cité au nombre des fautes qui seraient peut-être faites à propos de cette loi, l’établissement d’un contrôle à l’exportation avec marque obligatoire de la part des fabricants, contrôle et marque réclamés par la Chambre de commerce de Rouen, à la suite d’une fraude dont les tribunaux ont récemment eu à s’occuper. Cette fraude a été le fait de marchands juifs arabes, qui ont demandé à la fabrique rouennaise des pièces de calicot plus courtes et plus étroites, sous une marque indiquant jusqu’ici, pour les Bédouins, plus de longueur et plus de largeur. M. Say a combattu cette réglementation ; il la trouve impraticable, peu ou point protectrice du consommateur et très tyrannique pour le commerce honnête.

La discussion s’est alors engagée sur la marque obligatoire, question débattue au même moment au sein du Conseil de l’agriculture, des manufactures et du commerce. MM. PARCHAPPE, inspecteur des établissements de bienfaisance ; RODET, de la Chambre de commerce, et DE WATTEVILLE, ont insisté sur la nécessité de défendre le consommateur indigène, l’acheteur étranger et l’honneur national, sinon par de nouveaux moyens de réglementation, au moins par une répression plus énergique.

M. WOLOWSKI n’est pas partisan de la marque obligatoire, il veut seulement que le fabricant soit responsable de la valeur attachée par l’usage à la marque qu’il a choisie et vulgarisée, et à laquelle il a lui-même donné une signification pour la quantité, l’aunage ou la qualité.

M. Ch. GIRAUD, de l’Institut, a pensé que, pour arriver à ce résultat, il ne fallait pas de nouvelles dispositions législatives ; selon lui, la jurisprudence commerciale ferait suffisamment justice de fraudes semblables à celles que M. Wolowski veut justement atteindre.

M. SAINTE-BEUVE, représentant du peuple, a été aussi d’avis que la législation actuelle est suffisante pour toutes les fraudes où il y a tromperie sur la marchandise, et où il est prouvé aux tribunaux que la marque a été admise comme engagement précis de la part des vendeurs. Quant à la question de savoir si, par cela seul qu’il y a une marque sur un produit, le vendeur doit être engagé, M. Sainte-Beuve pense que c’est là un point fort délicat et d’une solution difficile tant en théorie qu’en pratique. Qui peut assurer au tribunal que l’acheteur n’a pas choisi l’objet pour ses qualités propres seulement, et persuadé que la marque n’était qu’une affaire de forme extérieure ? Il faudra toujours aux tribunaux des stipulations formelles, et, dans ce cas, il n’y a pas de lacunes dans le code actuel, comme l’a fait observer M. Giraud.

M. SENIOR a fait remarquer qu’on a essayé en Angleterre d’établir un système de contrôle à l’exportation des étoffes, mais que cette tentative n’a pas réussi, qu’on a complètement renoncé à ce moyen de surveillance et, d’autre part, que dans ce pays, comme en France, on est libre de contrefaire les marques étrangères. Sur l’observation de M. Natalis Rondot, que cependant il avait, lors de son voyage en Chine, vu saisir au Cap trois navires français pour des contraventions sur les marques, M. Senior a pensé que ce devait être à cause d’une formalité de douanes à propos d’un droit éludé à l’aide de ces marques.

M. RONDOT, pour appuyer son opinion sur la nécessité d’augmenter la répression, a rappelé qu’il y a plusieurs années les balles de coton arrivaient souvent au Havre fourbodées (fourrées de sable et d’autres saletés). Les tribunaux s’assurèrent de ces fraudes, se montrèrent très sévères contre les délinquants traduits devant eux, et la fraude cessa.

M. Joseph GARNIER a fait remarquer, d’une part, que l’établissement d’un contrôle à l’exportation provoquerait la contrebande du commerce aventurier, et d’autre part, que, dans l’examen de cette question, il faut écarter celle de la propriété des marques étrangères qui peut être garantie par des traités internationaux, comme cela se pratique pour les contrefaçons littéraires.

M. Horace SAY a clos la discussion en faisant observer qu’en dernière analyse le système préventif de la marque obligatoire et du contrôle du gouvernement par l’apposition d’une autre marque, n’avait pas eu de défenseur, et que les membres les plus préoccupés des intérêts des consommateurs s’en étaient tenus à la recherche d’une meilleure constatation de la propriété ou d’une législation répressive plus efficace. M. H. Say a aussi tenu à dire que le commerce français exportateur est tout aussi loyal que celui des autres nations, mais qu’il faut le distinguer soigneusement de celui des pacotilleurs qui se montrent partout où le commerce régulier n’est pas encore assis. Ceux-ci ne cherchent à vendre qu’une fois. Les véritables commerçants, au contraire, sont retenus par leur propre intérêt, par le désir qu’ils ont de contenter leurs clients, de conserver la réputation de leurs comptoirs lointains, ou de ne pas compromettre les correspondants qui leur servent d’intermédiaires.

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