Une lettre inédite sur la question du droit de vote des noirs affranchis

« Exclure les nègres, parce qu’ils ne sont pas blancs, et cependant les compter dans la population électorale, c’est, ce me semble, recréer une aristocratie qui sera presqu’aussi insolente et aussi dangereuse que celle que vous avez détruite. Pour une démocratie telle que la vôtre, pour un peuple à qui l’avenir du monde appartient, il me paraît peu sage de laisser subsister de pareils ferments d’inégalité et de discorde. »


Lettre d’Édouard Laboulaye à William Henry Seward, 31 août 1865

[University of Rochester (État de New York). — William Henry Seward Papers.]

 

Monsieur,

Il y a bien longtemps que j’aurais voulu vous écrire, pour vous dire combien j’ai été touché des remerciements que vous m’avez adressés. La crainte de vous fatiguer dans un moment de convalescence m’a arrêté jusqu’à présent. Aujourd’hui je craindrais, en attendant plus longtemps, de paraître ingrat, et Dieu sait cependant combien j’ai été sensible au témoignage d’estime que vous m’avez donné, au milieu des cruelles épreuves par lesquelles vous avez passé.

Je n’ai pas besoin de vous dire combien j’ai été heureux de voir la fin de la guerre, et le triomphe de vos armes. Vous savez que pour moi la cause du Nord était celle de la liberté pour le monde entier. Aujourd’hui je ne suis pas avec moins d’intérêt les efforts que vous faites pour reconstituer l’Union ; c’est une œuvre difficile, et pour laquelle les États-Unis ont plus que jamais besoin de vos lumières et de votre sagesse.

Il y a une question, sur laquelle à distance, je ne puis avoir une opinion arrêtée, mais qui me semble bien importante pour l’avenir de l’Union. C’est celle du suffrage des Nègres. D’une part, il est fort délicat de donner un vote à des gens qui n’ont reçu aucune éducation ; de l’autre il me semble dangereux de créer une inégalité de la peau, et de rentrer ainsi dans la fausse position dont on n’est sorti que par une guerre terrible. Exclure les nègres, parce qu’ils ne sont pas blancs, et cependant les compter dans la population électorale, c’est, ce me semble, recréer une aristocratie qui sera presqu’aussi insolente et aussi dangereuse que celle que vous avez détruite. Pour une démocratie telle que la vôtre, pour un peuple à qui l’avenir du monde appartient, il me paraît peu sage de laisser subsister de pareils ferments d’inégalité et de discorde. L’incapacité personnelle du Noir passera en une génération. Son incapacité légale et politique durera peut-être aussi longtemps qu’a duré l’esclavage, et finira aussi violemment.

Vous m’excuserez de vous donner ainsi mon avis ; si de loin on voit mal le détail des choses, peut-être voit-on mieux le principe engagé dans une question, car on est en dehors des passions et des intérêts.

On commence à parler ici du Mexique comme d’une question qui passionne les esprits en Amérique, et qui pourrait amener des difficultés entre la France et les États-Unis. C’est ici que l’Amérique a besoin de votre prudence. L’expédition du Mexique a toujours été impopulaire en France ; la Chambre a manifesté son désir de la voir finir le plus tôt possible ; le gouvernement ne se fait pas d’illusion sur ce point ; il a fait une grande faute, et il n’est pas douteux, si on laisse la France à elle-même, il n’est pas douteux pour moi que l’expédition cessera d’ici à un an ou deux, et ne pourra jamais inquiéter sérieusement les États-Unis ; mais si l’opinion populaire aux États-Unis s’emporte contre son ancienne alliée, si l’on menace la France, ou si l’on lui fait une sommation impérieuse, je connais assez mon pays pour vous affirmer que la France entière prendra fait et cause pour l’Empereur, et qu’elle ne cédera pas. Rien n’est chatouilleux comme l’orgueil national, et en France plus qu’ailleurs. Personne ne croira que vingt mille Français disséminés dans le Mexique, soient une menace pour un peuple qui vient d’armer cinq cents mille hommes ; et personne en France n’a l’idée qu’on puisse s’effrayer d’un corps d’armée aussi insignifiant. On verra donc dans l’insistance des États-Unis une menace et peut-être une injure adressée au peuple français ; et cette prétendue menace sera exploitée par les ennemis nombreux que vous avez dans la presse française. Vos amis ne pourront pas vous défendre ; on ne les écouterait pas ; et de cette façon il pourrait arriver que les bons rapports, et la paix même, fussent compromis entre deux peuples longtemps amis, et qui n’ont que des intérêts communs. Si le peuple des États-Unis veut la guerre, je n’ai qu’à le regretter ; mais s’il croit qu’en parlant fièrement il fera céder la France et qu’il aura la paix, je crois pouvoir vous assurer qu’il se trompe. Ce pays-ci n’est pas l’Angleterre ; nous avons gardé la susceptibilité et l’honneur militaire ; on ne cédera pas ; sans se faire illusion sur ce qu’il y aura d’insensé dans une lutte pareille, on l’acceptera, parce que reculer serait regardé comme une honte. Évitez-vous ces terribles extrémités ; ce sera un nouveau service rendu à la paix du monde et à la liberté.

Excusez ma franchise, je vous parle d’autant plus librement qu’il me semble que les deux pays ont ici un intérêt commun, et que la paix fait la grandeur et de l’un et de l’autre.

Votre bien dévoué serviteur,

Ed. Laboulaye.

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