Des mesures propres à développer les progrès de la colonisation en Algérie

En mars 1857, quand la question de la colonisation en Algérie est placée à l’ordre du jour de la Société d’économie politique, après être restée depuis plusieurs mois parmi les sujets proposés, des tensions se manifestent. Auteur de la question spéciale qui doit être discutée, un fervent colonialiste fait face à différentes sensibilités contraires, du scepticisme de Léonce de Lavergne à l’anti-colonialisme radical de Joseph Garnier. Comme ce sera le cas à d’autres occasions, le compte-rendu officiel de la réunion tâche toutefois d’adoucir les frictions ; il résume ou mentionne à peine des controverses importantes, et donne, malgré la vérité, l’apparence d’une discussion banale, sans grands remous.


 

Les économistes anglais au dix-septième siècle ; Des mesures propres à développer les progrès de la colonisation en Algérie.

 

Société d’économie politique, Séance du 5 mars 1857.

(Annales de la Société d’économie politique)

M. Ch. DUNOYER, membre de l’Institut, a présidé cette réunion, à laquelle assistaient M. de la Farelle, ancien membre de la Chambre des députés, correspondant de l’Académie des sciences morales et politiques, et M. Victor Philippe, négociant à Lyon, membres de la Société, non résidants à Paris.

M. Joseph GARNIER, secrétaire perpétuel, a fait part de l’envoi à la Société, par M. Edwin Chadwick, membre du Club of political economy de Londres, d’un exemplaire d’un beau volume intitulé : Aselect Collection of early english tracts on commerce from the originals of Mun, Roberts, North and others, etc. Ce volume contient la reproduction de huit écrits sur des questions commerciales et économiques, publiées dans le courant du dix-septième siècle, de 1621 à 1701, par des hommes compétents et remarquables à divers titres. On trouve dans ces ouvrages choisis, dont M. Mac Culloch a fourni les originaux et fait une savante analyse, des faits et des aperçus, d’un grand intérêt pour l’histoire de la science. En général, c’est la doctrine de la balance du commerce qui dominait chez la plupart des écrivains du temps ; mais on trouve dans les ouvrages de Thomas Mun, de Samuel Fortrey, de Lewes Roberts, de W. Pertyt, de Dudley-North, des aperçus scientifiques. Dudley-North surtout mérite d’être signalé, car il défendait déjà victorieusement, vers la fin du dix-septième siècle, la liberté commerciale contre le sophisme des balancistes, comme nous le faisons aujourd’hui contre les protectionnistes. — M. Joseph Garnier ajoute que déjà la Ligue avait publié l’écrit de Dudley-North : Discourse upon the trade, 1691.

M. Michel CHEVALIER fait remarquer que la doctrine de la liberté du commerce est ancienne, et que c’est la protection qui est nouvelle.

La réunion accueille cette communication avec intérêt. Des remerciements seront transmis à M. Ed. Chadwick pour sa gracieuse attention.

DES MESURES PROPRES À DÉVELOPPER LES PROGRÈS DE LA COLONISATION EN ALGÉRIE.

La réunion choisit ensuite parmi les questions qui lui sont soumises par le secrétaire perpétuel une question inscrite depuis plusieurs mois à son ordre du jour, proposée par M. Hippolyte Peut, rédacteur en chef des Annales de la colonisation, et ainsi conçue : « Quelles mesures seraient propres à développer les progrès de la colonisation en Algérie ? »

Sur l’invitation de la réunion, l’auteur de la proposition entre dans quelques développements qui donnent ensuite lieu à une discussion vive et animée.

M. Peut énonce successivement les diverses causes qui, dès le début de la colonisation et immédiatement après la conquête, ont concouru à neutraliser les efforts de la France et à produire l’insuccès de cette grande entreprise, qui aurait pu être si féconde.

Selon M. Peut, ces causes ne sont point dans la dureté du climat, ou l’insalubrité du sol, l’aridité des terres, la force ou la barbarie des tribus arabes, l’abondance des bêtes fauves, etc. : on a singulièrement exagéré tout cela.

Les véritables causes, les causes dignes d’examen pour des hommes sérieux, connaissant l’état des choses, ce sont avant tout des causes économiques.

Longtemps l’Algérie a été traitée en France commercialement comme un pays étranger, et traitée à l’étranger sur le même pied que la France. Cet état de choses a duré jusqu’en 1851, c’est-à-dire pendant vingt-et-un ans. Depuis cette époque, en vertu d’une loi semi-libérale, obtenue à grand’peine de la majorité de la Législative, un tarif plus intelligent admet en France les produits naturels du sol algérien. C’est un progrès, mais un progrès bien incomplet ; car, en continuant à repousser les produits industriels de la colonie, le nouveau régime repousse indirectement même les produits du sol dès qu’ils ont subi la moindre transformation. C’est ainsi que les poissons et les huiles sont admis séparément en franchise, et repoussés par le tarif quand ils sont combinés pour faire de certaines préparations. Le blé est admis en franchise, mais la farine payerait des droits, si la libre entrée n’avait été temporairement décrétée par suite de la disette. Appliquez, dit M. Peut, ce système de répulsion et d’isolement à un département français, et vous ne tarderez pas à le voir décliner.

M. Peut signale encore quelques anomalies du tarif, qui admet, par exemple, les produits industriels de l’Arabe et du Kabyle, et qui repousse ceux du colon français, traité comme étranger par cela seul qu’il n’est pas d’origine barbare.

À cette cause fondamentale d’insuccès, le remède serait donc dans la suppression des barrières de douanes et dans l’assimilation complète de l’Algérie à la France, sous le rapport commercial.

Une seconde cause de l’insuccès de la colonisation algérienne après le régime douanier est, selon M. Peut, l’incertitude au sujet de la propriété du sol, qui empêche l’immigration des capitaux européens attirant avec eux des populations laborieuses. Malgré les ordonnances rendues sur la matière, et bien que diverses concessions (dont quelques-unes fort importantes) aient été faites, il n’y a pas encore, sous ce rapport, la facilité d’acquisition désirable d’une part, et d’autre part la sécurité indispensable pour l’acquéreur. Le vieux système turc d’appropriation par l’État, d’influences féodales conservées ou déplacées, est encore dans l’atmosphère : il neutralise les intentions du législateur et repousse le capitaliste[1]. Quand on demande des terres, on vous répond qu’il n’y en a pas, qu’il n’y en a plus, et que les Arabes ont le libre parcours sur celles qui seraient encore disponibles. Or, ces Arabes, dont M. Bugeaud avait porté le nombre au chiffre fabuleux de 8 millions, qu’on a ensuite évalué à 6 et à 4 millions, ne dépassent guère 2 millions ; le dernier recensement les porte à 2 300 000. Selon M. Peut, un si petit nombre d’indigènes ne saurait avoir le droit d’annihiler un si grand territoire et de neutraliser la civilisation européenne.

Ici, M. Peut expose ses idées sur la légitimité, l’utilité et la possibilité de concentrer les Arabes sur certaines localités de leur choix, de les rendre individuellement propriétaires, et de les aider à opérer la transformation de nomades en cultivateurs fixes, transformation qu’ils désirent pour la plupart.

M. Peut repousse tout système dit du refoulement et d’extermination conçu à une certaine époque, et par le souvenir desquels on a voulu récemment combattre l’idée du cantonnement comme il l’entendrait. Il s’agit uniquement, pour civiliser l’Algérie et la rendre productive, de substituer le système communiste de la propriété de l’État et de la possession en commun par la tribu non propriétaire, à la propriété et à la possession individuelles par la famille. Avant la conquête, le dey, propriétaire du sol au nom du sultan, pouvait déplacer les tribus ; naguère encore Abd-el-Kader, exerçant la puissance souveraine, prenait de pareilles décisions et était obéi. Le souverain français, représenté par l’administration, a maintenant ce droit, dont il peut user, dont il devrait user pour régulariser l’appropriation. Les tribus indigènes n’ont qu’un usufruit temporaire vis-à-vis de l’État ; il en est de même de chaque indigène vis-à-vis de sa tribu. Le propriétaire d’un jardin ne peut vendre que sa maison et ses arbres ; mais il ne peut aliéner le fonds qui reviendrait au domaine si sa maison tombait en ruine, et si ses arbres n’étaient pas replantés.

Nous conquérants français, nous en sommes donc encore au point où en étaient les conquérants turcs. Il y a là un immense progrès à faire ; nous avons la famille et la propriété indigènes à constituer, dans l’intérêt de ces mêmes indigènes et de la colonie. Que faut-il pour cela ? La localisation et le cantonnement des tribus ; plus des concessions individuelles aux divers enfants de cette tribu ; et ensuite la vente du sol restant, à titre fixe, aux divers acquéreurs européens, avec facilité et empressement, avec la protection de l’autorité centrale et le plus de libertés possible. L’émigration ne se dirige pas en Amérique pour d’autres causes que la facilité d’acquérir des terres, la sécurité de la possession et la liberté laissée à l’initiative des citoyens.

M. DE LAVERGNE, membre de l’Institut, a visité l’Afrique il y a dix ans, et il n’a jamais entendu parler de ce chiffre de 8 millions d’indigènes que vient d’articuler M. Peut ; le maréchal Bugeaud lui a toujours dit qu’ils étaient de 2 à 3 millions, ce qui, pour une population où tout homme est soldat, suffit pour mettre sur pied une force armée nombreuse.

M. de Lavergne est d’ailleurs du même avis que M. Peut sur plusieurs points. Il approuve la loi de 1850, et il exprime le vœu que cette loi reçoive son complément naturel. Il est également du même avis sur la nécessité d’admettre tous les capitaux et tous les colons, quelle que soit leur origine, et de ne faire aucune distinction entre les Français et les étrangers. Il désire la plus grande liberté dans les transactions, la régularisation de la propriété, en un mot le régime civil le plus analogue à celui de la mère patrie, en tant cependant que celui-ci sera conciliable avec les nécessités de la défense et de la sécurité. Mais il est un point, dans les opinions de M. Peut, qu’il ne saurait admettre aussi facilement ; c’est ce qui touche au cantonnement.

M. Peut paraît croire que c’est le manque de terres qui a jusqu’ici retardé les progrès de la colonisation. M. de Lavergne ne se flatte pas de connaître cette question comme M. Peut, qui en fait une étude quotidienne, mais il a peine à admettre ce fait. Ce sont beaucoup plus les colons qui, à sa connaissance du moins, ont jusqu’ici manqué aux terres que les terres aux colons. Non seulement on a donné des terres à des colons gratuitement, mais on y a joint un cheptel et des provisions : on a bâti pour eux des maisons, des églises, des fontaines ; on leur a ouvert des chemins, on a employé même les bras de l’armée pour les aider dans leurs défrichements, et la plupart de ces entreprises ont échoué ; la plupart de ces colons sont morts ou sont revenus. Dans l’état actuel des choses, beaucoup d’anciennes terres domaniales et autres, plus ou moins entrées dans le domaine de la propriété coloniale, soit par des concessions, soit par des ventes, sont incultes : on ne peut donc pas dire que les terres manquent, à proprement parler.

Mais il y a plus, et quand même les terres manqueraient réellement pour de nouveaux colons, ce ne serait ni notre droit ni notre intérêt de nous emparer de celles des indigènes.

Ce ne serait pas notre droit ; car les indigènes, quoi qu’on en dise, possèdent, en vertu d’un droit héréditaire. Que la propriété ne soit pas précisément constituée dans les pays musulmans comme chez nous, et qu’un certain droit vague de l’État ou de l’Église domine jusqu’à un certain point le droit de l’individu ou de la tribu, peu importe. Nous n’avons qu’une excuse à invoquer pour nous justifier de la guerre acharnée que nous avons faite aux Arabes, sans aucun motif sérieux, c’est de nous montrer supérieurs à eux en civilisation et de leur apporter un ordre social meilleur que le leur. Or, la première base de tout ordre social perfectionné est précisément le respect de la propriété. M. Peut invoque l’exemple des Turcs et d’Abd-el-Kader qui ont dépossédé violemment des tribus entières. La réponse est facile, c’est que nous ne sommes pas et que nous ne pouvons pas être des Turcs. Donnons des conseils aux indigènes sur une meilleure constitution de la propriété parmi eux, amenons-les par la persuasion à la propriété véritable, mais avant tout respectons leurs traditions et leurs lois, et gardons-nous de tout inique et brutal abus de la force.

Ce n’est pas notre intérêt, et voici pourquoi. D’abord il ne faut pas s’imaginer que les indigènes se laissent faire aussi facilement qu’on le dit. Si l’on touche à leurs moyens d’existence, ils prendront les armes, et c’est une nouvelle guerre d’Afrique qui recommencera très probablement.

Rien ne prouve d’ailleurs que ces terres, conquises sans droit, doivent nécessairement devenir plus productives entre les mains de colons. On fait trop bon marché de la culture arabe. Au bout du compte, ce sont les indigènes qui sont aujourd’hui les principaux producteurs de l’Algérie. Qu’on distingue, entre les produits actuels du pays, ceux qui sont obtenus, ou par la culture coloniale, ou par la culture indigène, et l’on verra si les seconds ne sont pas infiniment plus nombreux que les premiers.

On dit que l’Algérie peut fournir des quantités considérables de produits agricoles qu’elle ne donne pas aujourd’hui. Sans doute, mais à une condition, c’est qu’elle aura absorbé une masse de capitaux égale à celle qu’a absorbé le sol de la France, par exemple. Tout est à faire, tout est à créer. Estimer à 1 000 francs par hectare la somme nécessaire pour mettre en valeur un pareil sol, c’est être certainement au-dessous de la vérité. Or, à 1 000 francs seulement par hectare, c’est de milliards qu’il s’agit. Ces milliards viendront, il n’en faut pas douter, mais avec le temps. Pour le moment, c’est encore l’Arabe, le pauvre Arabe, qui vit de quelques fruits secs et qui habite une misérable gourbi dont le dernier des colons ne voudrait pas, qui est le plus propre, dans le plus grand nombre des cas, à tirer quelque parti de cette rude et sauvage nature ; la culture des indigènes est barbare, sans doute, mais effective ; et comme ils sont nombreux, acclimatés, vivant de peu, ce sont eux qui portent sur le marché le plus de produits et au plus bas prix. Il n’est pas bien sûr que leur système de culture, qui exige très peu de frais et qui est celui des longues jachères, usité dans tous les pays peu avancés, ne soit pas le plus approprié à l’état actuel du sol et du climat.

Cette culture ne peut que s’améliorer avec le temps, et elle s’améliore déjà. L’Arabe est beaucoup plus perfectible qu’on ne dit ; il aime le gain passionnément, et il n’est nullement insensible aux commodités de la civilisation. Le goût qu’on lui prête pour la vie nomade est une exagération. L’habitant du Sahara est nomade par nécessité, l’habitant du Tell est beaucoup plus sédentaire. Sur beaucoup de points, on voit les indigènes bâtir dès qu’ils le peuvent et se fixer ainsi d’eux-mêmes au sol. Dans les concours agricoles entre indigènes et colons, ce sont souvent des indigènes qui remportent les prix. Les domestiques indigènes, dans les fermes cultivées par les colons, sont les meilleurs, les plus recherchés, ceux qui s’accommodent des moindres salaires et supportent le mieux les exigences pénibles du travail sous un pareil climat. Enfin, quand on a mis en vente en dernier lieu des terres domaniales, des acquéreurs indigènes en ont acheté une partie notable et à des prix relativement élevés. Ce dernier fait est le plus démonstratif de tous ; il prouve d’une part que le sentiment de la véritable propriété fait des progrès parmi eux, et de l’autre qu’ils sont souvent ceux qui tirent le meilleur parti du sol, puisqu’ils en donnent le plus haut prix.

Tout ce qui peut nuire à cette assistance mutuelle, à ce concours pacifique que se prêtent les indigènes et les colons, ne peut que faire du tort aux uns et aux autres. Un certain nombre de colons paraissent croire qu’il est de leur intérêt de dépouiller les indigènes ; ils se trompent certainement ; plus ces indigènes seront prospères, plus les colons gagneront dans leurs rapports avec eux.

Si, au lieu de faire aux Arabes une guerre injuste, on avait dès le premier jour adopté envers eux un système de paix et de rapports commerciaux, l’Algérie serait aujourd’hui deux fois plus productive et deux fois plus peuplée, soit d’indigènes, soit d’Européens, et elle ne nous aurait pas coûté tant d’hommes et tant d’argent. Nous avons nous-mêmes détruit par la guerre une partie de la population laborieuse, nous avons ravagé les troupeaux et les moissons, nous avons fait de nos propres mains une partie de ces déserts: gardons-nous de retomber dans la même faute et de provoquer une nouvelle lutte, qui ne ferait qu’étouffer ces germes de civilisation produits par dix ans de paix.

M. Ch. DUNOYER, membre de l’Institut, se trouve vraiment embarrassé entre les assertions différentes de MM. Peut et de Lavergne sur un point important : la question de savoir si l’on peut acquérir facilement la terre en Algérie et la posséder à titre définitif.

M. Dunoyer fait ensuite cette remarque que l’Algérie, sous le rapport commercial, n’a pas été plus maltraitée que les autres possessions. C’est là un régime inintelligent ; mais c’est le régime commun des colonies, auquel ou a bien fait de faire une première dérogation en faveur de l’Algérie.

En ce qui touche l’importante question de la propriété des terres, l’honorable membre pense que des colons ont le droit, quand d’ailleurs le nombre le leur permet, de s’approprier des terres parcourues par des chasseurs ; mais qu’on aurait tort de déposséder, dans un intérêt de propriété, des Arabes exerçant une culture nomade.

M. H. PEUT se souvient positivement que le chiffre de 8 millions d’Arabes a été avancé dans le temps par M. le général Bugeaud et par d’autres.

Il explique l’insuccès des colons européens officiellement envoyés ou librement arrivés en Algérie, par la mauvaise condition dans laquelle on les a mis ou dans laquelle on les a forcés de se mettre sur des points impropres à la production et aux débouchés ; par le manque de capitaux ; par l’insuffisance des terres allouées, en vertu précisément des nécessités de la culture algérienne si bien exposées par M. de Lavergne. On leur donnait un hectare de terre et même moins, quand il en eût fallu cinq à six et même davantage.

M. Peut insiste sur la nécessité de pouvoir donner des champs en abondance. Dans la seule année 1836, dit-il, il a été vendu aux États-Unis 14 à 15 millions d’acres. En Algérie, la grande masse des terres est dans les parcours des tribus. Or, ces tribus ne sont pas propriétaires, et, dans tous les cas, on ne saurait admettre que quelques bandes de nomades puissent s’approprier des terres capables d’occuper des millions de colons.

(Quelques membres interrompent M. Peut et trouvent qu’il fait trop bon marché du principe de propriété.)

M. Peut, appréciant les sentiments des Arabes, comme l’a fait M. de Lavergne, en conclut qu’ils sont aptes à comprendre l’importance et l’utilité de la constitution de la propriété foncière individuelle, qu’ils se prêteraient à nos efforts, et qu’une pareille mesure, loin de nous susciter une nouvelle guerre de leur part, nous vaudrait leur reconnaissance et leur adhésion à notre bienveillante et fructueuse domination.

M. N. BÉNARD, rédacteur du Siècle, trouve qu’en dernière analyse la colonisation de l’Algérie, si elle n’a pas marché au gré de nos désirs, s’est développée cependant, et probablement autant que cela était possible. Les États-Unis ont mis deux siècles à se former ; il en fut de même du Canada ; tandis que la colonisation algérienne n’a que vingt-sept ans de date.

M. Bénard redoute le refoulement ou cantonnement de M. Peut. Il reconnaît aussi une propriété respectable dans la possession en fait (sinon en droit turc) de la tribu.

M. PHILIPPE demande si, au lieu de s’occuper des moyens de développer la colonisation, il n’aurait pas fallu examiner la question, pour ainsi dire, préjudicielle, de savoir si on aurait dû entreprendre et si on doit poursuivre cette entreprise.

M. Peut se récrie contre une pareille opinion. Il lui paraît impossible de mettre en question désormais la possession de la terre d’Afrique, qui a coûté tant de sacrifices et offre tant de ressources à la mère patrie.

M. Joseph GARNIER ne partage pas l’opinion favorable de M. Peut, et trouve la question de M. Philippe très discutable ; car, en fait, et toute idée de justice mise de côté, voilà trente ans que l’Algérie est un boulet aux pieds de la France. — Comment peut-on, s’écrie M. Peut, comparer à un boulet aux pieds une colonie qui agrandit le territoire national ? — Il l’agrandit, répond M. GARNIER, comme le boulet agrandit la chaussure. (Rires.) — Mais cette question n’est pas celle à l’ordre du jour. L’entreprise coloniale étant donnée, il y a un grand intérêt à rechercher les causes de l’insuccès de la colonisation et les mesures les plus propres à rendre de nouveaux efforts plus productifs.

M. Peut a fort bien signalé ces causes et ces mesures, mais il n’a pas assez insisté, selon M. Garnier, sur une cause fondamentale, qui est le régime militaire, incompatible avec la liberté administrative, avec les libertés économiques, avec l’établissement de la sécurité de la propriété du sol, avec le progrès de l’immigration et de la colonisation. Il a fallu des militaires pour combattre les Arabes ; il en faut encore pour les intimider, quoique, à vrai dire, il en eût moins fallu et il en faudrait beaucoup moins avec la loyale politique conseillée par M. de Lavergne, et la transformation des Arabes en propriétaires proposée par M. Peut ; mais il n’aurait pas fallu que les militaires eussent eu, il ne faudrait plus qu’ils aient la haute main et la direction des affaires de la colonie. L’esprit militaire, on ne saurait l’en blâmer, est antilibéral par nature. Peu à peu, sous un pareil régime, certaines positions donnent une influence et des avantages matériels qu’on veut garder ; de là une lutte ouverte et sourde toutes les fois que l’autorité centrale veut faire des changements qui dérangent l’organisation établie, laquelle s’est peu à peu mariée, par la force des choses, à l’organisation féodale des Turcs. C’est cette influence, qui est dans l’atmosphère algérienne, que les colons ressentent plus que les miasmes des plaines désertes, qui a découragé bien des tentatives, qui produit l’insécurité et que redoutent les capitaux. Ajoutez que partout où une population militaire domine, la famille est en danger dans ce qu’elle a de plus sacré, et qu’aucun père de famille n’est sûr de pouvoir suffisamment protéger sa femme et sa fille.

M. Joseph Garnier trouve que le plan de cantonnement mérite d’être médité par l’administration. Il n’y a pas de meilleur moyen de civiliser un pays que d’y constituer la propriété individuelle ; et ce que l’on sait aujourd’hui des Arabes permet de penser qu’ils sont très capables de passer à ce degré de civilisation. La propriété actuelle des tribus est fort problématique, et au surplus peu profitable aux Arabes féodalement exploités par leurs chefs. Il serait possible à l’administration de prévenir favorablement ces derniers en faveur de l’importance et de l’utilité de la mesure, à laquelle on pourrait procéder avec toute la lenteur voulue. Le remède peut être plus ou moins applicable, mais il est excellent en soi.

Depuis l’origine, on a donné, sinon trop de force, au moins trop d’influence à l’armée d’Afrique ; la France a trop vu dans ce pays une école militaire pour ses généraux et ses soldats, et dans les Arabes une matière à expéditions souvent fort illégitimes, fort répréhensibles et plus barbares que la barbarie qu’elles avaient la prétention de combattre.

M. Garnier se souvient aussi de l’époque où le général Bugeaud, voulant donner de l’importance à son commandement, obtenir plus de soldats du gouvernement et des Chambres, grossir l’importance des opérations et accroître l’éclat des bulletins, faisait un recensement fantastique des Arabes. Il est proverbial dans l’armée qu’on a toujours tout exagéré en Algérie pour faire pousser cette graine fort ambitionnée et connue dans l’art militaire sous le nom de « graine d’épinards ».

M. DE LAVERGNE répond à la question qui vient d’être posée par M. Bénard, en disant qu’il y a deux différences essentielles entre l’Amérique du Nord et l’Algérie. La première est dans la population indigène ; la société arabe et kabyle est certainement une société imparfaite, mais très supérieure à ce qu’on peut à peine appeler l’état de société des Peaux-Rouges de l’Amérique. On ne peut pas traiter impunément des indigènes de l’Algérie comme les colons américains ont traité les sauvages ; ils sont plus nombreux, plus intelligents, mieux organisés, tout en étant aussi aguerris, et par conséquent infiniment plus en état de se défendre : ils nous l’ont prouvé par la longue guerre qu’ils nous ont faite et qui a exigé de notre part des efforts énormes pour les soumettre. Ils sont aussi plus perfectibles que les sauvages, plus rapprochés de nous et de la civilisation, plus producteurs, plus cultivateurs, et par conséquent plus utiles pendant la paix en même temps que plus redoutables dans la guerre. La seconde différence est dans l’état actuel du sol et du climat. L’Amérique du Nord était un pays couvert de forêts et parfaitement arrosé ; les colons y ont trouvé toutes les ressources naturelles nécessaires pour leurs premiers établissements. L’Algérie, au contraire, est un pays sans bois et sans eau ; cela changera sans doute, car l’eau du ciel ne manque pas ; il ne s’agit que d’empêcher son prompt écoulement et sa rapide évaporation ; et les bois viennent naturellement pourvu qu’on les sème, et surtout qu’on les défende contre l’incendie et la dent des troupeaux ; mais cela exige du temps, beaucoup de temps, et en attendant, l’homme est désarmé contre les violences de la nature. Le pays est soumis à des fléaux ; l’insalubrité, la sécheresse, les sauterelles, les vents du désert, les ouragans ; cette année, par exemple, l’hiver a été terrible : les animaux ont péri par milliers, les semailles ont été emportées par des éboulements, etc.

On peut dire, sans crainte de se tromper, que la plus grande partie de l’Afrique sera longtemps, sinon toujours, accessible à la culture européenne et à une population un peu condensée. Le Sahara, qui occupe les deux tiers au moins de l’étendue totale ne peut, à moins d’une transformation complète, être habité que par les nomades qui se déplacent avec leurs troupeaux à mesure que l’herbe pousse dans les pâturages, du midi au nord et du nord au midi ; la culture des céréales y est impossible. Les montagnes qui couvrent une partie du Tell ne valent guère mieux. Il n’y a de véritablement cultivable qu’une étendue de quatre à cinq millions d’hectares. On voit que ce n’est pas illimité. C’est sur cette étendue que se concentre la plus grande partie de la population indigène, de sorte que certaines portions du Tell, notamment la Kabylie, sont aussi peuplées et aussi cultivées, dans leur état actuel, que certaines parties de l’Espagne et même de la France. C’est aussi dans cette région que sont les établissements coloniaux, lesquels se groupent naturellement autour des villes, où les Européens trouvent plus facilement les conditions de la vie civilisée et où ils peuvent davantage se livrer au commerce et aux industries qui constituent leur principale supériorité sur les indigènes.

En réponse à l’observation qui vient d’être présentée par M. Joseph Garnier, M. de Lavergne fait remarquer qu’il faut se garder d’être injuste envers l’armée d’Afrique. Il est possible que l’armée soit un peu plus nombreuse que ne l’exigent les véritables besoins ; il est possible que sur quelques points, des militaires abusent de leur autorité : ce sont là des griefs de détail, qui sont d’ailleurs plus vagues que prouvés ; mais il ne faut pas oublier que sans une armée puissante, prépondérante, fortement constituée, la possession de l’Afrique serait impossible. La meilleure des garanties pour la colonisation, c’est la certitude de conserver sa tête sur ses épaules ; or, sans l’armée, cette certitude n’existerait pas : un pareil intérêt exige bien quelques sacrifices. Ce n’est pas ici le lieu d’examiner l’institution des bureaux arabes ; mais si l’on pouvait se livrer à cet examen, on trouverait que cette institution si attaquée, et qui peut avoir, comme toute chose en ce monde, ses inconvénients et ses faiblesses, est, dans son ensemble, le plus puissant instrument de civilisation et de paix qu’on ait encore trouvé en Afrique.

M. H. PEUT estime qu’avec cinq cent mille nouveaux colons, dans de bonnes conditions d’intelligence, de capitaux, de sécurité pour la propriété foncière et de liberté administrative, l’Algérie ne tarderait pas à entrer dans une large voie de prospérité, et à décourager complètement, d’une part, le vieil esprit des Arabes, d’autre part, la théorie de l’abandon.

M. PHILIPPE pense que, pour en arriver là, il faudrait d’abord que l’armée d’Algérie n’eût pas dans le pays plus de privilèges que le reste de l’armée n’en a en France. Ce moyen d’assimilation à la mère patrie serait des plus féconds, sans compromettre la sécurité. M. Philippe, dont la maison possède des terres en Algérie, a eu occasion de parcourir le pays, sans éprouver la moindre crainte. Il ne se croirait pas aussi sûr dans quelques provinces de France.

M. Jules PAUTET, ancien sous-préfet, émet un avis dans le même sens. On a subdivisé l’Algérie en départements, comme la France ; le moment est venu de donner à l’administration de ces départements la même organisation que sur le continent, et de subordonner la force militaire à l’autorité civile, pour faire cesser cette influence dont a parlé M. Joseph Garnier, pour écarter tout soupçon des colons, pour convaincre les Arabes que notre installation est définitive, et que nous voulons bien positivement les associer à notre civilisation.

Après la séance, la discussion se poursuit dans un groupe de membres, notamment sur l’application du principe d’appropriation et sur le droit des peuples civilisés à s’implanter sur des terres où vivent des peuplades barbares, ou de pénétrer de vive force dans des pays fermés, comme la Chine et le Japon ; et aussi sur les causes d’émigration vers les États-Unis. Relativement à ce dernier sujet, un des interlocuteurs, M. Philippe, a rappelé le mot prêté à un ministre d’une cour d’Allemagne : « Que faire, aurait dit le roi de X…, pour empêcher cette émigration ? — Sire, le moyen est simple ; il faudrait donner aux États-Unis nos institutions et prendre les siennes. »

Au sujet des mesures propres à développer le progrès de la colonisation en Algérie, et des causes d’insuccès de cette colonisation, M. H. Peut, rédacteur en chef des Annales de la colonisation, a adressé au secrétaire perpétuel la lettre suivante :

 

MON CHER COLLÈGUE,

Au milieu de toutes les hérésies et de toutes les erreurs anti-algériennes qui ont été articulées dans la réunion de la Société d’économie politique du 5 mars dernier, et dont le compte rendu mensuel ne donne qu’un résumé très adouci, vous me prêtez une opinion qui pourrait être justement taxée d’inexactitude ; je vous demande, en conséquence, la permission de la rectifier.

Ce compte rendu me fait dire, en effet, je cite textuellement :

« L’incertitude au sujet de la propriété du sol empêche l’immigration des capitaux européens, attirant avec eux des populations laborieuses. Malgré les ordonnances rendues sur la matière, et bien que diverses concessions, dont quelques-unes fort importantes, aient été faites, il n’y a pas encore, sous ce rapport, la facilité d’acquisition désirable d’une part, et d’autre part la sécurité indispensable de l’acquéreur. Le vieux système turc d’appropriation par l’État, d’influences féodales conservées ou déplacées, est encore dans l’atmosphère ; il neutralise les intentions du législateur, et repousse le capitaliste. »

Je ne reconnais pas dans le paragraphe les idées que j’ai émises ; la rédaction en est d’ailleurs trop obscurepour une question de cette gravité, question tellement importante que personne ne doit conserver la plus légère incertitude à son égard. Quelques lignes suffiront, je l’espère, pour dissiper les doutes qui pourraient exister à ce sujet dans l’esprit des hommes peu familiarisés avec les choses de l’Algérie.

Si l’on en excepte ce que l’on appelle la propriété indigène, telle que l’a faite le Code musulman, la propriété foncière, constituée en Algérie d’après la loi française, jouit, même dans les territoires militaires, des mêmes droits, des mêmes prérogatives, des mêmes garanties que la propriété foncière dans la métropole.

Elle est régie par la même législation, et porte avec elle la même sécurité pour le propriétaire.

Ce n’est donc point la propriété, ainsi qu’elle est comprise chez nous, ce sont des propriétaires européens éclairés et laborieux qui manquent à l’Algérie. Or, ces propriétaires, on les aura dès que l’on pourra leur livrer une partie des terres abandonnées aujourd’hui au parcours stérilisant des tribus arabes, terres sur lesquelles ces tribus n’ont qu’un droit révocable de jouissance, et dont, seules, elles sont radicalement incapables de développer la production.

Voilà ce que je tenais à bien mettre en lumière.

Un mot encore :

En France, notre caractère national est ainsi fait, qu’un trait d’esprit suffit pour faire oublier les plus vulgaires notions du sens commun.

Quand, au siècle dernier, la France perdit le Canada, sous la double influence de son absurde régime colonial et des ignominies d’un règne qui a laissé une tache indélébile dans son histoire, les hommes d’esprit de cette triste et honteuse époque s’écrièrent en plaisantant :

Après tout, que nous font quelques arpents de neige au Canada ?

Ces quelques arpents de neige constituent aujourd’hui un pays qui n’a pas moins de 64 millions d’hectares de superficie, qui est peuplé de plus de 2 millions d’habitants, dont les produits naturels dépassent annuellement une valeur de 500 millions, qui possède une flotte marchande maritime de plus de 1 million de tonneaux et une flottille intérieure de plus de 200 000, dont les importations s’élèvent à plus de 180 millions et les exportations à plus de 150 ; un pays, enfin, qui jouit d’un gouvernement à peu près complètement indépendant, avec un revenu d’environ 30 millions, et des institutions d’éducation et de bienfaisance dignes de rivaliser avec celles des contrées les plus anciennement civilisées du globe.

Prenons garde que ce boulet de l’Algérie, comme vous dites et comme le disent encore avec vous quelques personnes, qui, jusqu’à ces dernières années, a été de plomb dans nos mains inhabiles, ne se change un jour en or dans des mains plus intelligentes que les nôtres.

Pardonnez-moi ma critique, mon cher collègue, et recevez, avec mes remerciements pour l’insertion de cette lettre, l’expression de mes bien affectueux sentiments.

HIPPOLYTE PEUT.

RÉPONSE DE M. JOSEPH GARNIER

Je ne veux pas justifier la manière dont la France a perdu le Canada, au siècle passé ; mais je puis dire qu’il a été fort heureux en fait pour la France et pour le Canada d’être séparés. Si le Canada fût resté une colonie française, il eût coûté, à l’heure qu’il est, à la France, directement ou indirectement, quelques milliards, et il ne serait certainement pas aussi libre économiquement et administrativement. Aujourd’hui, après l’émancipation économique des colonies anglaises, rien ne s’oppose à ce que les Français échangent avec les 2 millions de Canadiens, et que leur commerce n’entre pour une forte part dans les 330 millions dont parle M. Peut, rien, si ce n’est notre système prohibitif, que nous aurions imposé et maintenu dans le Canada !

Si telle autre nation que la France avait dépensé les sommes énormes qu’a coûté l’Algérie, la France serait, à l’heure qu’il est, plus riche d’autant, sous différentes formes ; elle n’en serait pas moins, en face de l’Algérie, disposée à commercer avec elle ; et peut-être que les Arabes auraient trouvé des maîtres plus entendus dans l’art de la colonisation. Si donc il pouvait se faire (par hypothèse) que l’Algérie passât sans coup férir en des mains plus intelligentes, la France n’aurait qu’à y gagner. D’une part elle cesserait de perdre, et d’autre part elle serait la première à profiter de tout le développement de la civilisation en Algérie.

Ce dissentiment avec M. H. Peut ne m’empêche pas de reconnaître l’utilité de ses persévérants efforts pour faire fructifier le sang et l’argent que la France répand depuis bientôt un tiers de siècle sur la terre d’Afrique.

Dans cette séance, le secrétaire perpétuel a rendu compte de la réunion de la Commission chargée d’examiner les moyens de faire un fonds à la Société par voie de souscription, de donation ou de legs.

Cette Commission a pensé qu’il n’y aurait pas avantage pour la Société à chercher à se constituer en personne civile, et qu’il suffirait d’appeler l’attention de chaque membre et des autres amis de la science sur la possibilité de faire à son trésorier ou à tout autre membre le don ou le legs qu’il jugerait convenable.

________________

[1]Voir plus loin, p. 406, la lettre de M. H. Peut au sujet de ce paragraphe. (A. C.)

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