Analyse de l’ouvrage intitulé De la législation et du commerce des grains

André Morellet, Analyse de l’ouvrage intitulé De la législation et du commerce des grains [de Necker], 1775


ANALYSE DE L’OUVRAGE INTITULÉ DE LA LÉGISLATION ET DU COMMERCE DES GRAINS.

1775

L’incohérence entre les parties, et la contradiction entre les principes, sont les plus grands défauts dont un ouvrage de discussion soit susceptible, parce qu’ils sont les plus contraires à l’effet qu’on veut obtenir, l’instruction et la conviction.

Ces vices seront toujours ceux des ouvrages où l’on n’a pas la vérité pour objet. Il n’y a que la vérité qui ne se démente point, parce qu’elle n’est autre chose que le tableau de la nature dont toutes les parties se tiennent, quelque séparation, quelque distance que voie entre elles l’esprit de l’homme égaré par les préventions ou par l’intérêt.

L’unité d’un ouvrage, l’accord entre ses parties, peuvent être blessées de plusieurs manières particulières à chaque espèce d’ouvrage. Par exemple, dans ceux où l’on a pour objet d’établir une ou plusieurs vérités pratiques, comme l’auteur a deux choses à faire, exposer des principes généraux de théorie, et prescrire ensuite des règles à suivre, des maximes à pratiquer, il faut sans doute que les principes généraux, sa théorie soient d’accord avec ses résultats pratiques. Sans cela on ne pourra tirer de la lecture aucune instruction, aucune conséquence, aucun résultat ; la contradiction et l’incohérence laisseront l’esprit flottant ; on ne saura lequel croire du théoricien ou du maître de pratique, et on finira par ne croire aucun des deux.

Ce défaut est très fréquent dans les ouvrages d’économie politique.

Tout le monde sait combien l’auteur des Dialogues sur le Commerce des blés a diverti ses lecteurs aux dépens de la liberté et de la propriété ; comment il a établi que la liberté d’exporter (car on ne contestait pas alors la liberté du commerce dans l’intérieur) ne manquerait pas de tirer du royaume, par les rivières qui descendent à la mer, le nécessaire de la nation ; que cette liberté détruirait les manufactures et l’agriculture elle-même, qui ne subsiste, selon cet écrivain, que par les manufacturesetc. Enfin, on a regardé généralement M. l’abbé G** comme un des ennemis les plus dangereux de ce qu’on appelle le système de la liberté.

Mais veut-on voir l’incohérence dont nous parlons, le peu d’accord de cette grande théorie avec les maximes pratiques de l’auteur ? On n’a qu’à jeter les yeux sur les conséquences que tire M. l’abbé G. lui-même de tout son livre ; on n’a qu’à l’écouter dictant les lois qui doivent, selon lui, éloigner pour jamais du peuple la misère qui le dévore, ranimer les manufactures, sauver l’agriculture et rendre le royaume florissant.

Après s’être annoncé comme un ennemi déclaré de la liberté, il n’approuvera aucune des gênes imaginées sous le nom de police des grains ; sa législation se bornera à ne permettre d’exportation que par des vaisseaux nationaux, et à mettre sur chaque septier de blé 50 sols de droit à la sortie.

Telle est la contradiction choquante où se laissera aller un homme instruit et un homme d’esprit, et que la plus légère attention démêle au travers de l’enjouement de ses plaisanteries, de la subtilité de ses raisonnements, et quelquefois des efforts de son éloquence.

Nous trouvons cette même inconséquence bien sensible dans l’ouvrage qui attire aujourd’hui l’attention du public, et qui a pour titre : Sur la législation et le commerce des grains. Nous croyons y voir, entre les principes généraux et les résultats pratiques, entre la théorie générale et les règles prescrites à l’administration, une opposition inconciliable.

Nous ne parlerons, au reste, ici que de la liberté du commerce des grains dans l’intérieur : objet sur lequel toute l’attention du public est aujourd’hui portée, sur quoi nous ne pouvons nous empêcher de faire observer la marche incertaine et variable de l’opinion publique, tant qu’elle n’est pas encore fixée par la discussion.

Il y a peu d’années, ou plutôt il n’y a pas un an qu’on convenait assez généralement que le défaut de liberté et de circulation intérieure était la cause des maux que le peuple souffrait (car ce n’est pas depuis le mois de septembre 1774 seulement que le peuple souffre) ; on disait : « L’exportation est une chose affreuse ; mais la liberté intérieure est bonne, et ce sont les gênes qui subsistent encore, les monopoles de gens autorisés par le gouvernement qui font que le pain est cher. »

Une autre administration succède. Le roi voulant détruire les idées aussi injustes que dangereuses de monopole autorisé, et rendre au commerce sa liberté, son activité bienfaisante, annonce que personne ne se mêlera en son nom du commerce des grains. Alors, comme s’il fallait toujours à l’opinion un fantôme de monopole contre lequel elle se bat, on se persuade, ou plutôt on dit, sans en être persuadé, que la liberté, cette même liberté dont le défaut avait donné l’existence au prétendu monopole de l’administration, a créé un autre monopole, c’est-à-dire, celui de plusieurs milliers de marchands ; de sorte qu’en mettant des modérations au principe de la liberté, on n’a rien gagné, et qu’autant eût-il valu laisser à la vérité toute sa hardiesse, puisqu’en se présentant avec plus de modestie, elle n’éprouve pas un meilleur accueil. Sacrifions pourtant encore à l’opinion, en ne parlant que de la liberté intérieure du commerce des grains, et voyons quels sont les principes généraux et les maximes pratiques de M. N** sur ce sujet important.

Nous n’avons pas besoin de nous étendre beaucoup pour prouver que la théorie générale du livre de M. N** est diamétralement opposée à la liberté du commerce des grains.

On sait d’abord que son ouvrage est regardé par les ennemis de cette liberté comme le catéchisme de leur doctrine. On sait que l’esprit général de la Législation et du commerce des grains est de combattre les principes adoptés par l’administration actuelle, qui tendent à rendre au commerce sa liberté.

Mais cette opposition des principes généraux de M. N** à la liberté, est surtout manifeste dans la doctrine qu’il établit sur le sujet important de la propriété. Car, quoique la nécessité de la liberté du commerce des grains soit en dernière instance fondée sur la nécessité de subsister, de multiplier, de conserver et de transporter les subsistances ; comme le maintien des droits de la propriété, soit dans les propriétaires du sol, soit dans les fermiers qui représentent les propriétaires, soit dans les marchands qui sont aux droits des uns et des autres, est le seul moyen de produire ces salutaires effets, il est bien évident que celui qui ruine la propriété, détruit en même temps la liberté. Voyons donc quelle est la théorie de M. N** sur cet article important, et écoutons le parler lui-même.

« La source éternelle de la misère du peuple dans tous les temps, dans tous les pays, est le pouvoir qu’ont les propriétaires de ne donner en échange du travail, que le plus petit salaire possible… Cet empire ne changera jamais, et il augmentera au contraire toujours. » P. 166 et 169.

« L’introduction des monnaies, … en rendant plus confus les rapports primitifs des diverses classes de la société, a mis chacun en état d’abuser de ses forces avec plus d’obscurité, et par conséquent avec plus de hardiesse. » P. 79 et 80.

« Les propriétaires qui auraient rougi de jouir du travail d’un de leurs semblables, sans lui procurer une subsistance honnête, ont pu se livrer sans trouble à une cupidité tyrannique. » P. 80.

« La propriété accable du poids de ses prérogatives l’homme qui vit du travail de ses mains. » P. 87.

 « Presque toutes les institutions civiles ont été faites pour les propriétaires qui, après s’être partagé la terre, ont fait des lois d’union et de garantie contre la multitude, comme ils auraient mis des abris dans les bois pour se défendre des bêtes sauvages. » P. 170.

 « Toutes les lois qui conviennent aux propriétaires, sont toujours plus vantées que celles qui sont favorables au peuple. Comme, sans y penser, chacun généralise son espèce, les propriétaires finissent par se persuader qu’eux seuls composent l’État. » IIIe. Part., P. 13 et 15.

« Si le peuple était capable d’entendre des vérités abstraites … n’aurait-il pas en même temps la faculté de réfléchir sur l’origine des rangs, sur la source des propriétés et sur toutes les institutions qui lui sont contraires ? Est-il bien sûr que l’inégalité de connaissances n’est pas nécessaire au maintien de toutes les inégalités sociales ? » P. 157 et 158. 

« Ceux qui ont une part aux biens de la terre, ne demandent à ceux qui gouvernent, que liberté et justice. Ceux qui n’ont rien, ont besoin de lois politiques qui tempèrent la force de la propriété. » P.172.

« La classe de la nation qui vit de son travail, ne peut se ressentir de la bonté du souverain qu’autant que ces bienfaits sont MOMENTANÉS, et par les précautions par lesquelles on peut venir au secours du peuple dans les temps de cherté. » P. 149 et 150. C’est-à-dire, les modifications et restrictions apportées à la propriété.

 « Toute faveur uniforme et constante, accordée par le souverain (en diminution d’impôt, en suppression de droits de halles, etc.) deviendra toujours la proie des propriétaires. Ce sont DES LIONS et des animaux sans défense qui vivent ensemble. On ne peut augmenter la part de ceux-ci qu’en trompant la vigilance des autres, et ne leur laissant pas le temps de s’élancer. »

 « Si l’on dit que le souverain gênera par là les droits de la propriété et de la liberté, et que ces droits sont inviolables, on peut répondre que c’est à l’abus de ces mots propriété et liberté qu’on peut attribuer LES PLUS GRANDS MALHEURS. » P. 170 et 171.

« La propriété héréditaire est une loi des hommes établie pour leur bonheur, et qui n’est maintenue qu’à cette condition. » P. 172 et 173

« La convention qui a autorisé les propriétaires à disposer, à leur gré, des denrées de nécessité, put exiger d’eux des conditions qui mettaient des bornes à cette concession, pour le bien commun. » P. 176.

« La fonction de propriétaire est facile à remplir. Il ne faut pas confondre SES DÉSIRS INDÉFINIS qui n’intéressent que lui, avec la satisfaction SUFFISANTE qui intéresse la société, ni faire de la plus PETITE FANTAISIE des propriétaires une idole publique, et contraindre à l’adorer, au nom respecté de l’agriculture. » P. 78.

« Dire avec le parlement de Toulouse dans un de ses arrêts que le Roi ne doit pas (sous-entendez fournir, car c’est là ce que le parlement de Toulouse a très clairement voulu dire) la subsistance à ses peuples, c’est lui conseiller d’abandonner aveuglément les rapports qui assurent l’abondance, AUX PRÉTENTIONS DE LA PROPRIÉTÉ ET AUX CAPRICES DE LA LIBERTÉ..» P. 162 et 163.

« C’est un grand abus de faire servir la compassion pour le peuple à fortifier les prérogatives des propriétaires ; c’est imiter l’art de ces animaux terribles qui, sur les bords des fleuves de l’Asie, prennent la voix des enfants pour dévorer les hommes. » P. 179 et 180. 

« Que la loi, que ceux qui gouvernent, rappellent sans cesse aux hommes la force de la propriété en général, et la foi à la parfaite indépendance de tout ce qu’on possède. Mais il ne faut jamais EXAGÉRER LE SENTIMENT de la propriété des blés. Ceux qui sont maîtres de cette denrée essentielle à la vie, ont des devoirs à remplir attachés à ce DÉPÔT, qui les avertissent d’en proportionner le prix aux facultés du peuple. » P. 226.

Telle est la doctrine de l’auteur sur l’article de la propriété, ou plutôt sur l’injustice, les violences, les usurpations de la propriété. Ce n’est pas ici le lieu de la combattre. Ce sera peut-être pour nous l’objet d’un travail qui demande plus d’étendue et de temps. Mais en attendant, nous avons cru devoir la remettre ici sous les yeux des lecteurs. Peut-être ce seul exposé changera-t-il l’opinion de beaucoup de personnes sur l’ouvrage d’où nous l’avons tiré. On pourra s’alarmer, avec quelque raison, de ce principe fondamental de la Législation et du commerce des blés, et de ses conséquences fâcheuses pour le maintien de la tranquillité publique. On pourra désapprouver un ouvrage, où l’on recueille et on réchauffe les semences de cette guerre sourde, de cette aversion aveugle des pauvres contre les riches, des hommes sans propriété contre les propriétaires ; aversion qui n’a jamais éclaté sans troubler et bouleverser les empires, et sans causer cent fois plus de maux qu’on ne prétendait en guérir. On pourra soupçonner que M. N** n’a pas des idées bien justes de la nature et de l’organisation des sociétés politiques. On pourra penser que sa doctrine mène nécessairement et directement à la dissolution de toute société. C’est ce que nous croirions pouvoir prouver jusqu’à la démonstration. Mais il nous suffit d’avoir montré, par ce simple exposé, que les principes généraux, la théorie, le but de l’ouvrage, l’intention de l’auteur, sont opposés à la liberté du commerce.

Il ne nous reste donc, pour prouver l’inconséquence et la contradiction, qu’à faire voir que dans le détail, dans la partie pratique de son ouvrage, dans les règles qu’il dicte à l’administration, M. N ** redevient dans le fait, et malgré lui, partisan de la liberté ; qu’il rejette toutes les restrictions, toutes les prohibitions, tous les règlements, et pour nous énoncer encore plus fortement à ce sujet, que si les administrateurs actuels avaient mis sur leur bureau la législation et le commerce des grains pour en suivre toutes les maximes pratiques, et ce que l’auteur lui-même appelle ses résultats, leur conduite aurait été précisément celle qu’ils ont tenue.

Pour établir cette vérité, nous n’avons rien à faire qu’à mettre sous les yeux de nos lecteurs toutes les lois prohibitives, par lesquelles on a imaginé en différents temps de gêner le commerce des grains, et à faire voir ensuite que M. N** les rejette toutes comme contraires à tous les principes d’une bonne administration.

Les principales lois, par lesquelles on a donné en divers temps atteinte à la liberté du commerce des grains dans l’intérieur du royaume, sont :

1° L’obligation imposée à tous ceux qui font le commerce des grains de se faire connaître et inscrire dans un registre public.

2° La défense faite aux capitalistes, et particulièrement aux financiers, de faire cette espèce de commerce.

3° La défense d’acheter et de vendre ailleurs que dans les marchés.

4° Les ordres donnés arbitrairement aux fermiers ou aux propriétaires de faire garnir les marchés dans les moments de besoin.

5° Les défenses faites par les administrateurs des provinces de laisser sortir des grains de leurs districts, lorsqu’ils craignent la cherté et la disette.

6° La fixation du prix des grains.

7° L’intervention du gouvernement, soit pour approvisionner une province qui est dans le besoin, soit pour faire venir des blés de l’étranger.

8° Des primes d’importation de l’étranger.

9° Des primes appliquées à la circulation intérieure. Deux opérations qui, quoique moins directement contraires à la liberté, ne laissent pas d’y donner atteinte en dérangeant les spéculations du commerce libre.

10° Des embargo et défenses momentanées de faire sortir les grains, même étrangers, qui se trouvent dans les ports.

11° Les approvisionnements pour les grandes villes, et en particulier pour la capitale, établis sur les défenses de vendre les grains de certains territoires voisins, ailleurs que dans les marchés qui fournissent à la capitale.

12° Les magasins ou greniers d’abondance formés par l’administration, ou par les corps municipaux, etc.

Voyons maintenant la doctrine de M. N** sur tous ces chefs, en suivant et en transcrivant fidèlement de son ouvrage tout ce qu’il a décidé sur chacun.

I.

De l’obligation imposée à ceux qui font le commerce des grains, de se faire connaître et inscrire dans un registre public.

DOCTRINE DE M. N**.

« Ce n’est pas la connaissance des personnes qui font un commerce, qui peut être importante au bien de l’État ; c’est tout au plus celle de leurs opérations. Or, pour aller de la connaissance de l’homme à celle de ses actions, s’il n’est aucun chemin tracé par la loi, il n’en est aucun de juste ; toute loi donc qui ordonne aux négociants d’inscrire leur nom pour faire le commerce des grains, et qui n’annonce pas en même temps dans quel cas, et de quelle manière on pourra prendre connaissance de leurs entreprises, les expose à l’oppression ou leur en donne du moins l’inquiétude. D’ailleurs, tant que l’opinion jette une sorte d’opprobre sur le commerce des grains, c’est interdire ce commerce, que d’ordonner qu’on fasse enregistrer son nom et ses qualités pour l’exercer ; il n’y a que de petits blatiers qui peuvent se soumettre à cette condition ; elle ne serait jamais remplie par des hommes d’une classe supérieure. Une telle gêne ne serait donc convenable qu’autant que l’intervention des négociants riches ne serait jamais utile dans ce commerce. » IIIe. Part., page 29.

II.

De la défense faite aux gros capitalistes, et particulièrement aux financiers, de faire le commerce des grains.

 

DOCTRINE DE M. N**

« De petits marchands ne peuvent faire qu’un commerce de voisinage ; ils n’ont ni les correspondances, ni les fonds nécessaires pour charger un vaisseau, ni pour l’expédier d’un port de France à l’autre ; ils n’ont pas non plus de capitaux pour acheter dans les temps d’abondance, avec le dessein de garder leur marchandise un ou deux ans, si les bas prix d’achats encouragent cette entreprise. » IIIe. Part., page 29.

 « L’une et l’autre de ces opérations sont cependant utiles à la société ; et puisque la dernière peut être faite par des financiers comme par des négociants, interdire le commerce des grains aux hommes de finance, c’est ne présenter aucune idée fixe sur cet objet ; car ce commerce ne peut pas être nuisible en raison des personnes, mais seulement en raison des faits et des circonstances» IIIe. Partie, page 21.

III.

De la défense d’acheter et de vendre ailleurs que dans les marchés.

DOCTRINE DE M. N**.

« Les principales raisons qui combattent la défense de vendre ailleurs que dans les marchés, sont bonnes sans doute, pourvu qu’on ne les affaiblisse pas en les exagérant» Page 34.

« C’est gêner la liberté des citoyens, sans aucun avantage pour la société. Qu’importe en effet au bien de l’État, que Paul vende à Jacques son blé, dans sa métairie ou dans un marché voisin, dès que la première manière leur est à tous deux plus commode ? »

 « On ne justifie pas cette prohibition, en alléguant que de pareilles ventes diminuent nécessairement l’abondance dans les marchés publics ; car si ces ventes sont faites à des négociants, ces derniers auront le même intérêt que les propriétaires, à porter aux marchés les blés qu’ils ont acquis ; si ces ventes sont faites à des consommateurs, la quantité de blé à vendre aux marchés sera sans doute diminuée, mais la somme des besoins le sera de même, puisque ceux qui auront acheté dans les greniers, ne seront plus acheteurs aux marchés ; ainsi les proportions qui peuvent y composer l’abondance ou la rareté, ne seront pas changées. »

« D’ailleurs, laisser la liberté aux propriétaires, de vendre leur blé où bon leur semble, ce n’est nullement abolir les marchés, puisque la commodité générale qui, seule, les institua, demeure toujours la même, et concourt à leur maintien. »

« Interdire de vendre ailleurs qu’aux marchés, c’est en même temps défendre d’acheter dans aucun endroit, puisqu’il n’y a point d’acheteurs sans vendeurs. Or, défendre à toute une nation d’acheter ailleurs que dans tels lieux, la denrée nécessaire à la vie, c’est faire prendre au souverain une sorte d’obligation, d’y rassembler toujours des vendeurs, et même des vendeurs raisonnables» IIIe. Partie, pages 32, 33, etc. 

« Si ce règlement avait pour but de prévenir les chertés qu’occasionne souvent l’action du commerce, il ne suffirait pas d’ordonner qu’on ne pourrait acheter qu’aux marchés ; puisque cette obligation mettrait bien obstacle aux opérations des marchands qui achètent dans les greniers, pour vendre dans les marchés publics, mais ne préviendrait pas les achats qu’on peut faire dans ces mêmes marchés par simple spéculation, et pour revendre quelque temps après ; genre de commerce par lequel les marchands concourent également à la cherté des grains. »

 « En même temps que cette loi ne prévient pas assez complètement l’intervention des marchands, dans les circonstances où cette intervention est dangereuse, elle contrarie le commerce dans un genre d’entreprises utiles au bien de l’État ; tels sont, par exemple, les grands achats par spéculation dans le temps des bas prix, achats qu’on exécuterait difficilement et avec répugnance, s’il n’était pas permis alors d’acheter dans les greniers ; tels sont encore en tout temps les envois des blés d’une province à l’autre ; ce secours du droit le plus étroit et le plus incontestable, ne peut pas être donné, si l’on est astreint à n’acheter qu’aux marchés, car un besoin pressant doit être rempli avec célérité ; souvent plusieurs vaisseaux attendent dans un port la subsistance d’une partie du royaume, et l’on ne peut pas les retenir jusqu’à ce qu’on ait fait avec lenteur, aux marchés voisins, les provisions nécessaires. D’ailleurs, un achat tant soit peu considérable, exécuté dans le même lieu et dans un temps déterminé, excite un mouvement sensible dans les prix ; les hommes distingués, qui font le commerce maritime, jaloux de leur réputation, ne voudraient jamais accomplir de pareils achats dans des marchés publics, et en présence du peuple qui, dans les temps de cherté voit toujours ces sortes d’opérations avec répugnance» IIIe. Partie, page 38 et 39.

 

IV.

Des ordres donnés aux fermiers ou aux propriétaires, de garnir les marchés.

DOCTRINE DE M. N**.

« Il faut compter parmi les dispositions arbitraires, les ordres donnés, sans aucun principe fixe, aux fermiers ou aux propriétaires, d’apporter des blés, tel jour, dans tel marché ; le bonheur public réclame contre cet usage. »

« S’il était possible d’établir une règle générale, uniforme et constante, par laquelle chaque propriétaire sut dans tous les temps, quelle quantité de blé il doit porter à tel marché, cette convention perpétuelle formerait une des bases de la société ; personne n’aurait à se plaindre, personne ne serait malheureux par elle ; mais une telle loi est impossible. » IIIe. Partie, page 43.

V.

Défenses faites par les administrateurs des provinces, de laisser sortir les grains de leurs districts.

DOCTRINE DE M. N**.

« Entre toutes les précautions, celle-ci paraît la moins convenable ; elle n’a que des inconvénients sans aucun avantage. Les personnes qui ont l’intendance ou l’administration des provinces, désirent d’en maintenir la tranquillité, par le prix modéré des subsistances, et de captiver ainsi l’affection du peuple qui les entoure ; mais la prospérité du royaume n’est pas soumise à leur inquiétude, et les rapports de la province qu’ils gouvernent avec les autres parties de l’État, sont souvent étrangers à leur combinaison. »

« Plus on divise les lois et l’administration relatives aux grains, plus on met en péril l’harmonie générale. On fait alors de chaque province un royaume particulier, et l’on se prive de l’utilité de l’union, dans l’intérêt le plus général, et l’objet le plus essentiel de la société, l’acquisition du nécessaire et la vente du superflu. On ne peut s’arrêter davantage sur cette méthode, qui serait vraiment funeste» IIIe. Partie, page 45.

VI.

De la fixation du prix des grains.

DOCTRINE DE M. N**.

« On peut fixer le prix des billets d’un spectacle, celui des ouvrages d’une manufacture unique dans son genre ; enfin, celui de tous les objets dont la concurrence n’est pas étendue ; mais un milliard de blé et un milliard de besoins ne peuvent jamais être soumis à une pareille règle. On ne viendrait point à bout de la faire exécuter, quand on lèverait une armée de surveillants aussi nombreuse que la nation même ; d’ailleurs, la détermination d’un prix fixe et général, s’opposerait à toute circulation quelconque ; car le blé qu’on aurait acheté en Picardie, comment pourrait-on le vendre au même prix à Paris ? Ne faudrait-il pas y ajouter les frais de transport ? Si l’on n’en avait pas le droit, toute communication serait arrêtée. »

« Rien ne serait donc plus impraticable et plus insensé qu’une institution pareille. » IIIe. Partie, pag. 46 et 47.

VII.

De l’intervention du gouvernement, pour faire approvisionner une province en tirant des blés de l’autre, ou le royaume, en tirant des blés de l’étranger.

 

DOCTRINE DE M. N**.

« Lorsque le gouvernement se mêle immédiatement du commerce des blés, lorsqu’il charge des négociants d’en faire passer d’une province dans une autre, ou d’en faire venir des pays étrangers, l’effet de son intervention, lorsqu’on l’aperçoit, est communément d’éloigner tous les autres marchands, parce que n’agissant que pout gagner, ils craignent d’opérer en concurrence avec le trésor public, qui peut et qui veut perdre ; alors, la fonction du gouvernement augmente chaque jour ; il n’avait voulu d’abord porter qu’un secours modéré ; il faut bientôt qu’il pourvoie à tous les besoins, parce qu’on ne s’unit point à lui ; ses opérations qui s’étendent, peuvent quelquefois excéder ses moyens ; et par un second inconvénient, dans le temps qu’il perd, il est soupçonné de gagner, et le peuple attribue à des vues intéressées, les secours qu’il reçoit de la bienfaisance. » IIIe. Partie, page 40. 

VIII.

Des primes d’importation.

DOCTRINE DE M. N**

« Un des plus grands inconvénients attachés à cette méthode, c’est qu’elle instruit avec éclat de l’inquiétude du gouvernement ; qu’elle accroît ainsi les alarmes, et renchérit les prix. Les étrangers eux-mêmes, avertis par cette publicité, haussent leurs prétentions, et tâchent de profiter de la nouvelle faveur qu’on accorde à leur denrée. »

« Alors, la première gratification promise ne suffit plus ; il faut l’augmenter par degrés, sans acquérir en même temps la certitude de recevoir à ce prix les secours nécessaires, etc. » IIIe. Partie, page 57.

IX.

Des primes applicables à la circulation intérieure des grains.

 

DOCTRINE DE M. N**.

« Une distribution de primes dans l’intérieur du royaume présente beaucoup d’abus. Quelle multitude de barrières ne seraient pas nécessaires, pour empêcher que le même septier de blé ne jouît plusieurs fois de la rétribution accordée ! Se bornerait-on à n’encourager par des primes que les blés qu’on porterait dans les villes ? Mais on serait alors obligé de garder leur enceinte, de peur que ce même blé n’en sortît pour rentrer ensuite. Quelle source enfin de jalousie des villages et des campagnes envers les villes, et même des provinces envers les provinces. »

« La publicité de ces primes ne servirait qu’à entretenir l’alarme, et si l’on y avait recours fréquemment, la circulation serait retardée, parce que les marchands s’habitueraient à attendre la promesse d’une rétribution pour faire leurs envois, et transporter les secours nécessaires. »

 « D’un autre côté, toutes les personnes qui auraient formé quelque spéculation dans l’espérance que le blé pourrait monter, se trouveraient tout à coup contrariées par la concession d’une prime, qui leur procurerait des concurrents inattendus, et ils abandonneraient ce commerce. » IIIe. Partie, page 64.

On peut remarquer sur ces deux derniers articles, que M. N** s’avance encore plus vers la liberté entière, que l’administration actuelle à laquelle on a reproché, comme une dérogation à ses principes, l’établissement des primes.

X.

Embargo sur les grains existant dans les ports.

DOCTRINE DE M. N**

« On doit permettre en tout temps et sans aucune exception, la sortie des blés venus de l’étranger. Il faut les obtenir à prix d’argent, quand on a besoin ; mais les retenir par l’autorité, c’est éloigner de nouveaux secours, et se nuire à soi-même. »

 « Cette vérité sensible n’a pas besoin d’être développée davantage» IVe. Part., pag. 122.

XI.

Approvisionnements pour les grandes villes, et pour la capitale, assurés par des défenses de tirer les grains hors d’un certain arrondissement.

DOCTRINE DE M. N**.

« Je ne pense point que les approvisionnements de la capitale, doivent être destinés à y entretenir continuellement par de ventes au rabais, un prix plus modéré, que les circonstances ne le permettent. Ces opérations sont une forte de contrainte, qui en entraîne beaucoup d’autres ; car tandis que d’une main, on arrête le cours naturel du prix des blés dans Paris, il faut de l’autre, y attirer cette denrée par force ; au lieu que tous ces efforts et toutes ces sollicitudes diminueraient naturellement, si peu à peu, l’on s’y habituait à payer le pain aussi cher qu’ailleurs. » IVe. Partie, pag. 158.

 « Assez de motifs inévitables agrandissent la population de la capitale, sans qu’on y attire encore du monde inutile par des sacrifices, et l’on devrait renoncer avec grandeur à ces acclamations populaires, qui ne peuvent être achetées que par le renversement de l’ordre» IVe. Partie, page 159.

« Il ne faut point se laisser guider par des opérations partielles, et faire des sacrifices à des motifs étrangers à l’ordre des choses. On doit observer au contraire, que Paris est la ville de France où le blé devrait être au plus haut prix, parce que celui du travail peut y être cher sans aucun inconvénient ; car en même temps que cette capitale est le centre des plus grandes richesses, elle n’est ville de commerce avec les pays étrangers, que pour des fabriques dont le goût et la perfection sont le principal attrait, et qui n’ont pas besoin d’être favorisés par le bas prix de la main d’œuvre : cette circonstance est encore moins nécessaire pour garantir les autres travaux du peuple d’une concurrence extérieure, puisque ces travaux exigent la présence des ouvriers» IVe. Partie, page 160.

XII.

Approvisionnement pour des magasins et greniers d’abondance pour les grandes villes.

DOCTRINE DE M. N**.

On ne trouve point cette méthode positivement blâmée dans l’ouvrage de M. N**. Elle ne peut pas lui être inconnue, puisqu’elle est établie à Genève, sa patrie. On peut croire que le respect qu’il a pour une institution de son pays, l’a empêché de s’en expliquer librement ; mais les raisons par lesquelles il proscrit en général les approvisionnements pour les grandes villes, doivent le conduire naturellement à désapprouver aussi les magasins et greniers d’abondance qui sont accompagnés de la même injustice, et d’inconvénients encore plus grands.

Telles sont les décisions de l’auteur de la Législation et du commerce des grains sur les restrictions mises à la liberté de ce commerce, par les règlements, et par ce que l’on appelle la police des grains. On voit qu’elles sont aussi favorables à la liberté que ses principes généraux y sont contraires.

Il apporte cependant à la liberté deux exceptions : la première, qu’il soit défendu de vendre hors des marchés, dès que le blé est au-dessus de 30 liv. le septier ; la seconde, qu’on oblige chaque boulanger d’avoir une provision équivalente à son débit, pendant un mois, sauf, dit-il, à augmenter encore cette quantité, d’après l’expérience.

Mais d’abord, on voit combien ces restrictions uniques sont insuffisantes, combien ces moyens sont petits et faibles. Il arrive ici à M.N** le même malheur qu’à M. l’A. G** ; on sait que celui-ci, dans ses dialogues, après avoir exposé, en se jouant, les effets funestes de la liberté et de la propriété, finit par proposer la législation en deux articles : le premier, de ne permettre d’exportation que par des vaisseaux nationaux, et le second, d’imposer sur chaque septier un droit de 50 s. à la sortie, et de 25. s. à l’entrée ; on a trouvé ce résultat petit ; mais il faut convenir qu’on peut se défendre difficilement de porter le même jugement de ceux de M. N**.

Il est clair que les principes de M. N** auraient dû le conduire à des conséquences beaucoup plus fortes que celles qu’il énonce. Si la propriété est une cause irrésistible et constante du malheur des peuples et de la misère des salariés ; si les propriétaires sont des despotes, des animaux dévorants, des lions, et ceux qui défendent leurs droits des crocodiles ; si la force des propriétaires pour réduire les salaires, ne peut être balancée, lorsque son action devient plus funeste dans les temps de calamité, que par des actes MOMENTANÉS de la puissance du souverain qui vient au secours du peuple (car M. N** exclut tout autre moyen, et principalement un nouveau partage des terres qu’il veut bien regarder comme impraticable) ; il fallait qu’il regardât comme légitimes dans le détail toutes les atteintes données à la propriété par les anciens règlements, telles que l’obligation aux marchands de grains de se faire connaître ; la défense de vendre et d’acheter en aucun temps ailleurs qu’aux marchés, la fixation des prix, etc. Toutes ces lois, si longtemps regardées comme la seule défense du peuple, par les administrateurs qui ont cru, ainsi que lui, aux dangers de la liberté, devaient lui être sacrées. Il fallait qu’il allât jusqu’à dire nettement, comme M. Linguet, traitant le même sujet et soutenant la même thèse, que le roi doit venir au secours de son peuple, en arrachant aux monstres leur proie sans être ému de leurs hurlements. On conviendra qu’ordonner de vendre dans les marchés quand le blé est à 30 liv. ou forcer les boulangers d’avoir une provision d’un mois, c’est opposer une trop faible digue à un torrent impétueux, et à des maux terribles des remèdes sans activité.

L’insuffisance du premier de ces remèdes se trouve aujourd’hui prouvée par les faits ; car tout le monde sait que jusqu’au mois de mars de cette année, les grains ne sont pas montés à 30 l. même dans les pays où ils sont aujourd’hui à ce prix. Ainsi donc, même sous la législation de M. N**, on n’aurait pas été obligé de porter au marché. La cherté du mois d’avril n’aurait donc pas été prévenue, puisque cette cherté s’est préparée dans tous les mois qui ont précédé le mois d’avril, et qu’elle a eu lieu dans un état de choses où la législation de M. N** a été exécutée dans le fait.

2° N’est-il pas bien étrange qu’on donne comme un spécifique contre la cherté, une loi dont l’effet immédiat et nécessaire est de faire renchérir les grains : or, telle est la loi qui oblige de porter au marché, puisqu’elle augmente la cherté de tous les frais de transport de la marchandise, de ceux du déplacement des acheteurs et vendeurs, et de ceux des droits des marchés, qui en quelques endroits du royaume sont considérables.

3°. Cette loi est encore mauvaise par un autre côté qui n’a peut-être pas été assez observé. Elle est à contresens ; elle ordonne l’apport au marché, précisément lorsqu’il a le moins besoin d’être ordonné, c’est-à-dire, lorsque les blés sont chers, et que les possesseurs des grains ont un plus grand intérêt à les vendre. C’est lorsque le blé est à bon marché qu’il faudrait obliger d’en porter, puisque c’est alors que le motif d’en porter est le plus faible, et que les frais de l’apport au marché sont plus capables d’en écarter les marchands, parce qu’ils sont plus considérables, relativement au prix du blé : de sorte que si cette loi était appuyée de peines, d’amendes pécuniaires, on pourrait l’énoncer en ces termes : « Toutes les fois que le marchand ne gagnera que 10% sur ses blés, il lui sera permis de les vendre ou de ne les pas vendre ; mais s’il gagne 20%, il lui lui est ordonné de les mettre en vente, sous peine d’une amende ; et si la vente peut lui valoir 25% de profit, il sera forcé de mettre en vente sous peine d’une amende double, et si 30%, l’amende sera du triple, etc. » Ainsi la loi n’ordonne que lorsqu’on a le plus grand intérêt à faire ce qu’elle ordonne, c’est-à-dire, lorsque ce qu’elle ordonne se ferait tout seul : elle est donc complètement inutile.

En quatrième lieu, toute loi qui n’est portée que pour les temps de cherté, produira toujours l’effet d’augmenter la cherté, parce qu’elle la constatera, elle la rendra plus publique : elle instruira avec éclat de l’inquiétude du gouvernement ; ce qui est un inconvénient aux yeux de M. N** lui-même, comme à ceux de tout le mondeDès qu’on verra porter dans les marchés, il est clair que par cela seul le blé, déjà cher, augmentera encore. Il n’y aurait alors d’autre remède que de taxer le prix de ces blés portés au marché, ce que M. N** désapprouve fortement.

Le deuxième moyen proposé par M. N** nous paraît tout aussi insuffisant, et sujet à autant d’inconvénients.

Cette loi prescrite aux boulangers, d’avoir une provision d’un mois, pour assurer la subsistance des habitants des villes, est bien de celles dont La Fontaine a dit avec tant de raison :

Les lois songeaient aux personnes de ville

et on voit bien que c’est une personne de ville qui a dicté celle-ci. Il n’y a sûrement pas une dixième partie des habitants du royaume qui achètent leur pain chez des boulangers. Une obligation pareille ne remédierait donc à la cherté que pour les habitants des villes, c’est-à-dire, pour ceux qui, selon M. N** lui-même, et dans la vérité, sont plus en état que tous les autres de payer le pain cher.

« Je sais bien, dit l’auteur, que dans les campagnes, il y a peu de boulangers, et que dans plusieurs villes, ils ne fournissent du pain qu’à une partie des habitants ; mais alors, les familles font leur pain elles-mêmes, ce qui les oblige de se pourvoir, et de cette manière, le but est rempli. »

On voit que l’objection est proposée bien faiblement, et que la réponse est plus faible encore. Si, parce que les familles font leur pain, elles sont obligées de se pourvoir elles-mêmes de la provision d’un mois, sans qu’une loi soit nécessaire pour les y forcer, pourquoi les boulangers, qui font du pain pour eux et pour les autres, ne feront-ils pas aussi des provisions pareilles et proportionnées à la quantité de pain qu’ils font ? Pourquoi, d’eux-mêmes, ne rempliront-ils pas le même but ?

S’il est nécessaire de forcer les boulangers par une loi, c’est que l’opération de garder des farines leur est à charge. Sans cela, tout naturellement, ils feraient des provisions, parce que c’est l’avantage de tout fabricant, de profiter des temps de bon marché, pour acheter ses matières premières. Il n’y a que ceux qui manquent de capitaux qui les achètent au jour le jour. Mais pour ceux-là, à quoi servirait une loi coactive, puisqu’il leur serait impossible de l’exécuter.

M. N** leur assure « qu’ils ne perdront pas à cet arrangement, parce qu’ils feront leurs achats dans les temps de l’année où le blé est à meilleur marché, et qu’ils revendront à l’époque où cette denrée a communément la plus grande valeur. » C’est assurément un avertissement aussi inutile que charitable, mais souverainement inutile ; car il n’y a point de marchand qui ne sache infiniment mieux que tout écrivain d’économie politique, quels sont les temps de l’année où il lui convient le mieux d’acheter ou de vendre ; et lorsque cette connaissance ne le détermine pas à vendre ou à acheter, c’est une preuve que ses facultés ne le lui permettent pas, facultés que la loi ne lui donne point, et sans lesquels il est pourtant absurde de l’obliger d’acheter.

M. N** dit encore que les boulangers se procureraient du blé pour la consommation d’un mois de leur débit,presque sans capital, sur le simple crédit qu’ils obtiendraient des fermiers ou des propriétaires.On voit combien cette assertion est hasardée et contraire à la nature de cette espèce de commerce. Un fermier ne fait point un crédit de six mois, un propriétaire n’a point de blé à vendre, et quant aux marchands de blé, ils le gardent pour le vendre eux-mêmes, puisque c’est pour cela qu’ils l’achètent.

On se tromperait beaucoup si l’on croyait, d’après l’auteur, que cet achat d’une provision d’un mois ou plus, ne serait pas une charge infiniment pesante pour les boulangers, s’il était forcé. Qu’on commence par calculer les fonds qu’il faut pour cela ; un douzième ou un dixième de toute la valeur de la vente emprunté a un très gros intérêt ; car le calcul de M. N** de l’intérêt à 6% est visiblement trop faible dans cette espèce de commerce. Le loyer, toujours cher dans les villes, de magasins sains, secs, aérés, pour loger cette provision ; des soins pour la conservation, plus chers encore dans les villes qu’ailleurs ; des risques de toute espèce, qui doivent tous être pris sur la marchandise ; il est clair que les charges ne peuvent être regardées que comme très pesantes sur les boulangers.

Elles le seraient par conséquent beaucoup pour les consommateurs, et pour ce même peuple qu’on cherche à soulager.

Pour se refuser à cette conséquence, M. N** fait d’étranges calculs. Il compte que les frais qu’entraînerait cette obligation imposée aux boulangers, ne causeraient qu’un retard de six jours sur la première diminution d’un liard qu’on aurait à faire sur le prix du pain, que le peuple payerait six jours de plus un liard de plus ; ce qui suffirait, dit-il, pour dédommager les boulangers de l’approvisionnement qu’on exigerait d’eux, et pour sauver le peuple. Il faut voir dans M. N** avec quelle précision de calcul il trouve que l’obligation d’avoir la provision d’un mois pendant cinq ou six mois, n’augmentera la dépense des boulangers que de 1/480 sur la totalité des ventes, c’est-à-dire d’un 60e de liard par livre de pain.

Voici un calcul plus simple, qui nous conduira à un résultat différent. Les boulangers qui seront obligés d’employer un douzième de plus dans les fonds de leur commerce, augmenteront certainement leurs profits, au moins d’un douzième en sus ; or, certainement un liard de plus, pendant six jours, sur chaque livre de pain vendue par un boulanger, ne fait pas la douzième partie de ses profits.

On remarquera encore que l’auteur, qui a décidé plus haut, qu’il était absurde de taxer le prix des grains, et qui a évité de nous dire en aucun endroit qu’il fallût taxer celui du pain, suppose ici cette dernière fixation établie, puisqu’il nous parle de retarder de six jours la première diminution d’un liard, qu’on aurait à faire sur le prix du pain.

On ne voit pas pourquoi l’auteur donne tant d’importance à cette modique provision, ni quel avantage il peut en retirer pour prévenir la disette ou plutôt la cherté, le véritable et l’unique mal auquel il faut pourvoir. Son objet est de s’assurer qu’il existe la subsistance d’un mois pour une grande ville ; mais on n’en est pas plus sûrs quand on a obligé les boulangers de l’avoir, qu’en omettant absolument ce moyen. Si les boulangers l’ont, les fermiers et marchands auront cela de moins ; s’ils ne l’ont pas, les fermiers et marchands l’auront de plus.

Après avoir obligé les boulangers d’avoir cette modique provision, on n’en sera pas plus sûr de prévenir les excès de la cherté ; car à moins qu’on n’oblige encore les boulangers de vendre, ou plutôt, d’estimer le grain ou les farines qu’ils auront gardées sur un taux modique, vers les mois ou la cherté a coutume de se faire sentir, la provision des boulangers n’empêchera pas plus de hausser, si les circonstances sont défavorables, si la récolte s’annonce mal, que cette même quantité de blé ou de farine existante chez les fermiers et les marchands de blé.

Ajoutons que l’emploi de ce moyen suppose la possibilité d’une estimation juste de la consommation annuelle d’un boulanger. Qu’il demande de la fidélité dans les préposés, de la bonne foi dans les boulangers, qui ont mille moyens de tromper. Je n’en indiquerai qu’un, auquel je défie M. N** d’apporter un remède. Un boulanger n’a qu’à faire sa provision d’un mois en blé gâté ou en farines échauffées, il pourra l’acheter à vil prix, la garder à moins de frais, et elle sera complètement inutile à empêcher l’augmentation des prix, etc.

Nous pourrions ajouter beaucoup d’autres observations toutes décisives contre ces deux moyens de M. N** ; on peut les voir dans différents ouvrages qui ont été écrits sur cette matière. Il nous suffit ici d’avoir fait remarquer que cette restriction est la seule qu’apporte M. N** à la liberté, dans les maximes pratiques qu’il enseigne à l’administration.

Nous sommes donc en droit de conclure que ses maximes pratiques sont diamétralement opposées à ses principes généraux ; que sa théorie tend à un but, et sa pratique à un autre. Que d’un côté, il se présente comme le défenseur d’une opinion populaire qui ne pouvait manquer de lui donner beaucoup de partisans, et faire produire à son livre un grand effet, tandis qu’il abandonne cette opinion dans tous les détails de l’administration qu’il propose.

On pourra demander comment un auteur peut se laisser aller dans le même ouvrage à une contradiction si forte. L’explication de ce phénomène est bien simple : on voit d’abord que l’erreur se glisse très facilement dans les assertions vagues, et qui ne s’énoncent que par des généralités comme celles-ci.

Le commerce des grains doit ou ne doit pas jouir d’une liberté illimitée (car, selon l’observation de Bacon, in universalibus latet dolus) ; je suppose un homme qui a adopté la dernière de ces maximes que je regarde comme fausse et funeste ; tant qu’on s’en tiendra à une discussion générale, comme la maxime elle-même, l’erreur ne sera sensible qu’à des esprits très exercés, accoutumés aux abstractions et à des analyses très rigoureuses.

Tôt ou tard cependant, de ces généralités on est obligé de descendre à des détails, surtout si l’on écrit ; par exemple, après avoir attaqué vivement, quoique toujours vaguement, la liberté du commerce, comme la cause de tels et tels maux politiques, on sera obligé d’indiquer des remèdes ; on soumettra à l’examen les diverses lois imaginées pour réprimer ce qu’on appelle les abus de la liberté ; mais notre homme d’esprit verra très clairement que tous ces moyens ont des inconvénients terribles. Il ne pourra pas se dissimuler que chacun en particulier nuit plus ou moins à la production, à la conservation, à la distribution des subsistances, trois objets qui doivent être sacrés pour toute législation : il se gardera donc bien d’en approuver aucune.

D’un autre côté, on abandonne difficilement une opinion très répandue, et surtout une opinion populaire qui vous assure les suffrages de la multitude. On cherchera donc à allier des choses inalliables : une THÉORIE GÉNÉRALE et des MAXIMES PRATIQUES diamétralement opposées ; dès lors on sera en contradiction avec soi-même, ce qu’il fallait expliquer.

Nous n’ignorons pas que le résumé que nous faisons de l’ouvrage de M. N** pourra surprendre beaucoup de lecteurs, et plus encore le grand nombre de ceux qui ne l’ayant pas lu, l’ont regardé sur parole comme le catéchisme des adversaires de la liberté du commerce des grains, et comme un traité complet sus cette grande question.

Cette méprise prend sa source dans une cause qu’il est utile de faire connaître, c’est qu’on lit peu les ouvrages qu’on achète le plus, et qu’on les lit mal : on lit sans attention, ou on lit avec des préventions.

En général et habituellement, l’indifférence éloigne les citoyens de la lecture des ouvrages d’économie, politique, dans tout pays où la forme du gouvernement ne laisse aucune influence sur les affaires à cette classe nombreuse d’hommes, qui par leur état ou leur fortune, auraient quelques moments à donner à leur instruction ; il ne leur reste d’autres motifs de s’instruire que la curiosité, qui peut se porter sur des objets plus amusants, ou cette bienveillance générale qui nous fait souhaiter le bonheur de nos semblables ; et ces deux sentiments sont communément trop faibles pour les arracher ou à leurs affaires, ou à leurs plaisirs, ou à l’oisiveté, plus puissante peut-être sur le cœur de l’homme que les affaires et les plaisirs.

À la vérité, il naît de temps à autre des circonstances où l’intérêt public se réveille, et tourne les esprits vers ces objets ; mais malheureusement elles leur donnent en même temps un degré d’agitation qui altère les jugements, dénature à leurs yeux les livres, les hommes et les choses, et produit les mêmes effets que le défaut d’attention qui a sa source dans l’indifférence.

Ces observations expliquent d’une manière satisfaisante comment le livre de M. N**, publié dans un temps de trouble et d’agitation des esprits, a été mal entendu, et comment une contradiction aussi palpable que celle que nous venons de relever, n’a pas frappé tous les yeux. Nous avons cru qu’il était utile de la faire remarquer, parce que cette seule observation suffit pour prouver que l’ouvrage de M. N** ne porte aucune lumière sur la question, et ne conduit à aucun résultat.

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