La liberté d’écrire sur les affaires de l’État

Quand, en mars 1764, un édit royal, cherchant à remédier à un « excès de licence », interdit toute publication nouvelle sur les questions de réforme économique et financière, l’abbé Morellet prend la plume pour expliquer l’utilité, pour le Roi, la nation et le public, d’une liberté complète.

« Il ne faut pas s’y tromper, écrit-il : toutes les grandes opérations, en matière d’administration, ont besoin d’être aidées de l’opinion publique, ou du moins ne peuvent réussir si elles ont l’opinion publique contre elles. Or, il n’y a point de moyen plus prompt pour diriger cette opinion, que la voie de l’impression, surtout lorsqu’on ne veut montrer aux hommes que la vérité, et qu’on ne cherche que leur bonheur. »

Ce plaidoyer généreux en faveur de la liberté d’écrire et de critiquer les opérations du gouvernement, peut être lue comme l’affirmation raisonnée du pouvoir de l’opinion publique et de la nouvelle science de l’économie politique.

Il n’est toutefois pas sans défaut. À bien des endroits, Morellet manifeste une foi trop grande dans la raison et la fermeté de ses concitoyens. Ainsi, près de quarante ans avant la catastrophe des assignats, affirme-t-il sereinement que le progrès des idées en matière de monnaie rend tout bouleversement monétaire impossible. « Quel ministre, demande-t-il, ferait de nos jours ces opérations d’altération dans les monnaies, d’établissement de papiers-monnaies qu’on a vus en France au commencement du siècle ? » Fort d’une confiance assez courante à cette époque, mais que nous ne pouvons pas juger rétrospectivement autre qu’outrée, il ne s’inquiète pas de l’affaiblissement progressif de vérités une fois démontrées par la puissance du sophisme, qu’il nomme cavalièrement un « moyen insuffisant pour tromper une nation instruite une fois de ses véritables intérêts ». En bon lecteur de Frédéric Bastiat, nous savons la force du sophisme et, à notre époque, nous n’en voyons encore que trop bien la puissance.       B.M.


Réflexions sur les avantages de la liberté d’écrire et d’imprimer sur les matières d’administration

par André Morellet

1775

 

Réflexions sur les avantages de la liberté d’écrire et d’imprimer sur les matières de l’administration, écrites à l’occasion de la déclaration du Roi du 28 mars 1764, qui fait défenses d’imprimer, débiter aucuns écrits, ouvrages ou projets concernant la réforme ou l’administration des finances, etc.

Ingenia studiaque faciliùs oppresseris, quàm revocaveris. [1]

TACIT. Agricola.

RÉFLEXIONS

Sur les avantages de la liberté d’écrire et d’imprimer sur les matières de l’administration.

On ne peut jeter les yeux sur les sociétés politiques, sans être frappé de la multitude des lois prohibitives qui y sont établies. Celles qui ne font que défendre à un individu les actions contraires au droit que les autres individus ont à la conservation de leur vie et de leurs propriétés, sont en assez petit nombre ; et elles sont communes en grande partie à toutes les nations policées, parce qu’elles sont la base nécessaire de toute société. Mais il y en a une infinité d’autres qui défendent des actions qui ne nuisent à aucun individu, mais qu’on regarde comme contraires au bien de la société, à l’accroissement de ses richesses…. Telles sont, par exemple, beaucoup de lois relatives au commerce, aux manufactures, etc.

On voit d’abord que, si des lois de cette espèce n’étaient pas nécessaires, ou du moins d’une grande utilité, même, en supposant qu’elles n’entraînassent aucun inconvénient, elles seraient vicieuses, par cela même qu’elles gêneraient la liberté des citoyens en des choses indifférentes au bien public ; car les hommes, en se réunissant, n’ont jamais pu renoncer qu’à la portion de leur liberté dont l’exercice pouvait être contraire au bien même des sociétés qu’ils formaient.

On peut dire que beaucoup de lois prohibitives présentent ce caractère d’inutilité, même au premier coup d’œil ; mais, en les examinant avec plus d’attention, on voit bientôt qu’elles ont des vices plus grands, et qu’elles sont nuisibles. Il nous semble qu’on peut faire surtout ce double reproche aux lois qui défendent d’écrire et d’imprimer sur les matières de l’économie politique et de l’administration intérieure. C’est seulement sur cet objet que porteront les réflexions que nous allons rassembler.

 

§ I.

Avantages de la liberté d’imprimer, pour arriver à la connaissance des vrais principes de l’économie politique.

 

Savons-nous tout ? Sommes-nous bien ? Voilà les questions qu’on aurait dû se faire avant de porter une loi de silence sur les matières de l’administration. Si l’on était sûr de posséder les vrais principes de cette science si importante, appelée économie politique, il faudrait encore laisser écrire, quand ce ne serait que pour les défendre contre les altérations que peuvent leur faire souffrir le goût de la nouveauté, l’inquiétude naturelle de l’esprit humain, et les volontés passagères des administrateurs. Cependant, dans cette supposition, le gouvernement pourrait justifier d’une manière assez plausible une loi de silence, en disant que, l’État et les peuples étant bien, il est inutile de chercher une situation meilleure, à laquelle il n’est peut-être pas donné aux hommes d’atteindre jamais. Mais il n’y a point de sociétés qui ne soient infiniment éloignées de ce terme heureux, et l’on peut dire que le grand obstacle qui les empêche d’y arriver, est l’ignorance même des vrais principes de l’administration, et les mauvaises lois que cette ignorance a dictées.

Je trouve d’abord la preuve de cette ignorance dans l’obscurité qui enveloppe encore une grande partie des termes dont la science de l’économie politique est continuellement obligée de se servir. Je ne vois pas que, dans notre langue, on attache des idées précises aux mots commerce, richesse, circulation, crédit, luxe, liberté, propriété, etc. Si quelques personnes, comme je n’en doute point, se font de ces termes abstraits des notions justes, il faut convenir que ces notions ne sont pas assez familières et assez universellement reçues ; or, comment les principes d’une science seraient-ils bien connus et bien établis, lorsque sa langue n’est ni formée, ni fixée ?

L’imperfection de l’économie politique nous paraît se montrer encore sensiblement dans les erreurs où sont tombés les écrivains économiques eux-mêmes, sur le véritable but de l’administration.

Les uns ont vu, comme son unique objet, l’acquisition de l’or et de l’argent qu’ils ont regardés faussement comme l’unique, ou au moins comme la plus importante richesse, et ont proposé d’immoler à cette chimère les droits les plus sacrés des citoyens, la propriété des biens et le libre exercice de l’industrie humaine.

D’autres, se jetant dans une erreur opposée, moralistes aussi austères que peu éclairés, ont cru ramener l’homme au bonheur par les privations ; et pour rendre hommage à la nature, ont blasphémé la société, qui n’est que le développement et le perfectionnement de la nature elle-même. Séduits par l’exemple équivoque d’un peuple qui consacra dans sa législation une partie de la férocité de l’état sauvage, ils ont arraché l’homme aux douceurs des jouissances, aux arts qui embellissent la vie ; et, pour l’avantage prétendu de cet être abstrait appelé Société, ils ont privé les individus qui la composent, des biens dont la possession fut l’objet de la formation même des sociétés.

Ceux-ci, plus aveugles encore, ont dirigé toute l’économie politique à l’accroissement de la puissance militaire, comme si les hommes s’étaient retirés de la vie sauvage pour être féroces en corps de nation, et non pas pour goûter les douceurs de la paix que l’état social doit assurer, non seulement aux individus de la même société politique, mais à la grande société des nations.

D’autres, enfin, ont porté toutes leurs vues vers la population. Ils se sont occupés de multiplier les hommes pour le gouvernement, comme l’homme lui-même multiplie un vil bétail pour servir à ses besoins et à ses plaisirs.

Ces erreurs, et beaucoup d’autres que nous nous dispenserons de rappeler ici, prouvent que la science de l’économie politique n’est pas encore formée, ou que, si les vrais principes en sont connus, ils ne le sont pas assez universellement.

Or, si l’on cherche les causes de cette ignorance, on en trouvera deux bien remarquables, et qui justifient ce que nous disons de la nécessité d’écrire et d’imprimer sur ces objets importants.

La première est la difficulté extrême des questions de l’économie politique ; la deuxième, la nouveauté de cette étude chez les nations les plus éclairées, ainsi que parmi nous.

Nous osons dire d’abord que la recherche des vrais principes de l’économie politique est, parmi les objets des connaissances humaines, un des plus difficiles et des plus compliqués. Il n’y a point de question d’économie qui ne présente un grand nombre de faces à la fois, et point de décision en ce genre, dont les conséquences ne s’étendent à toutes les parties du corps politique : une loi de finance ou de commerce peut affecter la culture, la navigation, la population, l’industrie, les arts, etc. Cette multitude de rapports fait que telle loi, qui paraît utile relativement à tel objet, est nuisible relativement à tel autre. Au milieu de cette obscurité, l’esprit le plus juste n’arrive point à la vérité tout seul, s’il n’est aidé dans ses recherches, éclairé dans ses doutes, soutenu dans son travail. Mais où trouvera-t-on ces secours plus abondamment que dans les ouvrages imprimés, dans l’instruction qu’ils répandent, dans les hommes qui se forment en les lisant ?

Je dis aussi que ce genre d’étude et de connaissances n’est cultivé que depuis fort peu de temps. On sait qu’avant le siècle dernier, on n’avait pas regardé le commerce (nous donnons à ce mot toute l’étendue qu’il peut recevoir) comme une affaire d’État ; que les écrivains politiques anciens en font à peine mention ; que Xénophon, qui en parle fort légèrement, doute qu’il puisse être d’aucun avantage pour un état politique ; que Platon l’exclut de sa république ; et enfin que les politiques italiens des derniers siècles n’en ont point parlé. Pour descendre à des temps plus voisins de nous, on sait combien est récente la date des premiers ouvrages en ce genre. On n’en connaît que fort peu d’antérieurs à Jean de Witt, qui écrivait vers le milieu du dernier siècle. Les premiers ouvrages économiques anglais sont de la même époque. En France, un des premiers livres où l’on trouve des principes sains, est le Détail de la France de Boisguilbert, de 1695. De là jusqu’au milieu de notre | siècle, on n’a eu qu’un petit nombre d’ouvrages demeurés inconnus, si l’on en excepte l’Essai sur le Commerce, de M. Melon, en 1730. Enfin, vers 1750, l’édition de l’excellent Essai sur le Commerce en général, de M. Cantillon, quelques traductions d’ouvrages anglais, tels que celui de Child, par feu M. de Gournay, et quelques autres ouvrages faits et publiés à la sollicitation de ce respectable magistrat, ont servi de signal à cette étude parmi nous. Nos connaissances en ce genre sont donc assez récentes pour que nous puissions dire qu’on n’a pas encore assez écrit.

On ne manquera pas de nous opposer le grand nombre d’ouvrages économiques qui ont été publiés depuis dix ans, et dans lesquels beaucoup de vérités importantes ont été développées.

Je suis bien éloigné de refuser aux auteurs de ces ouvrages le tribut d’estime et de reconnaissance qu’ils ont mérité, en s’appliquant avec zèle à la recherche des vérités qu’il importe le plus aux hommes de connaître. Mais, j’ose le demander, malgré tant de livres utiles, tout est-il dit ? A-t-on exposé tous les principes ? N’en reste-t-il pas plusieurs à rechercher encore ? Ceux qui ont été découverts sont-ils au-dessus de tous les doutes ? Sont-ils assez clairement démontrés pour ne pouvoir être contestés par aucun esprit droit et capable d’attention ? L’analyse qui a dû guider dans la recherche de ces principes a-t-elle été assez rigoureuse, assez complète ? Qu’il me soit permis de douter encore sur tous ces chefs.

Je sais que, selon quelques écrivains estimables, notre siècle a fait un grand pas en s’élevant au principe de la liberté du commerce, et en condamnant, d’après ce principe, toutes les lois économiques qui blessent les droits de la propriété et le libre exercice de l’industrie ; vérité qui, bien développée avec quelques conséquences immédiates, suffit presque seule pour guider l’administration.

Sans contester absolument cette prétention[2], je remarquerai seulement qu’en supposant que ce principe de liberté est en effet un guide fidèle qui ne peut égarer, il est toujours vrai qu’il n’éclaire point assez la route dans laquelle l’administration doit marcher. On voit qu’il y a bien loin de la connaissance de ce principe, quelque vrai qu’on le suppose, à un système complet d’économie politique ; qu’il ne peut que diriger la pratique, et qu’il laisse encore à désirer que la théorie se forme.

J’ajouterai que, quelque étendue qu’on lui donne, il ne peut embrasser toutes les questions de l’économie politique. On n’en peut pas déduire, par exemple, la théorie de l’administration des finances, quoiqu’il faille assurément que cette administration ne blesse point la liberté du commerce. Déterminer quelle est la meilleure base de l’impôt et la meilleure forme de sa perception ; rechercher quelles sont les lois les plus propres à affaiblir insensiblement et à prévenir pour la suite l’inégalité monstrueuse des propriétés et des richesses, ce vice destructeur de toutes les sociétés, etc. ; la solution de ces questions et de beaucoup d’autres non moins importantes, ne dépend point du principe de la liberté du commerce, mais d’une connaissance analytique de toute l’organisation de la société, et d’une théorie complète de l’économie politique. Or, tant que cette théorie ne sera pas formée, il sera vrai que la science n’aura pas atteint au degré de perfection auquel il est intéressant de la porter. C’est le système du monde social à découvrir et à démontrer, comme Copernic et Newton ont découvert celui du monde physique. La solution de ce problème peut seule former la science de l’économie politique, et nous ne craignons pas de dire qu’il n’est pas encore résolu.

 

§ II.

Nécessité de la liberté d’imprimer pour donner aux principes, une fois connus, de la stabilité, et à l’administration de la suite et de l’uniformité.

Quand les vrais principes de l’économie politique seraient complétement connus, il faudrait encore écrire pour leur donner la stabilité dont ils ont besoin. Pour se convaincre de cette nécessité, considérons combien sont mobiles, dans les nations les plus éclairées de l’Europe, ceux qu’on y adopte, et qu’on regarde comme les mieux prouvés. On remarque, dans beaucoup d’autres parties des connaissances humaines, un grand nombre de vérités intéressantes fixées et à l’abri des changements. En mécanique, les meilleures machines ont remplacé les moins parfaites ; en mathématique, les méthodes les plus simples et les plus sûres ont fait abandonner les anciennes. La physique des anciens n’est presque plus pour nous qu’un objet de curiosité et d’érudition. Enfin, il semble qu’en plusieurs genres de connaissances, au moins depuis quelques siècles, l’esprit humain n’est pas revenu sur ses pas.

Mais, si nous jetons les yeux sur les maximes de l’économie politique, nous les trouvons non seulement différentes d’un État à l’autre, mais continuellement mobiles dans le même État. Nous voyons tous les jours une loi nouvelle succéder à une autre loi et la combattre ; quelques vérités isolées, et connues comme par hasard, adoptées un moment et abandonnées ensuite pour d’anciennes erreurs ; enfin, les gouvernements ne paraissant avoir sur ces objets intéressants que des pensées incertaines, qui méritent à peine le nom d’opinions, et qui en ont toute la mobilité.

Prenons pour exemple les maximes économiques d’après lesquelles le commerce est conduit dans la plus grande partie des États de l’Europe ; elles ne sont pas tout à fait nouvelles. Il y a déjà quelque temps qu’on a imaginé que, pour faire prospérer le commerce d’une nation, il fallait traiter toutes les autres en ennemies ; que, pour encourager l’industrie et les manufactures, il fallait fixer le prix des denrées de première nécessité ; que, pour tenir ce prix au niveau des besoins du peuple, il fallait empêcher les commerçants de les acheter librement, de les emmagasiner, de les transporter, etc., dans la crainte de ce que l’on appelle le monopole, que, pour soutenir la réputation du produit des manufactures nationales chez l’étranger, il fallait surveiller la fabrication, la soumettre à des règlements, etc. Ces principes sont en partie ceux de nos pères dans des siècles que nous appelons avec raison d’ignorance, et dont nous avons conservé quelques institutions de police et de gouvernement aussi barbares que les combats judiciaires et les épreuves par le feu.

Je ne décide point qu’il faille tenir pour telles les maximes d’administration dont je viens de faire mention. Je remarque seulement que, de temps à autre, au milieu du système qui les admettait, on les a regardées comme contraires aux droits de la propriété et de la liberté des citoyens, ainsi que de la richesse des États. Il y a plus d’un siècle que des administrateurs estimés ont pensé que la liberté du commerce était le seul moyen de le rendre florissant ; que celle du commerce des grains était le soutien de l’agriculture. En un mot, beaucoup de maximes, qu’on regarde aujourd’hui comme prouvées, ne sont pas nouvelles. Elles se sont présentées à quelques spéculateurs, et ont été suivies par quelques ministres ; mais comme ce n’était pas à la suite d’une discussion, qu’elles n’avaient pas eu, pour ainsi dire, la sanction publique, elles sont passées avec les hommes qui les adoptaient. C’est ainsi que la liberté du commerce des grains, établie par Sully, a été abandonnée par Colbert. Aujourd’hui même (1764), qu’après un combat de plusieurs années, après des discussions multipliées, la liberté va l’emporter, nous voyons encore des incertitudes dans des esprits timides. Nous voyons les avantages de la loi qu’on propose, révoqués en doute par plusieurs personnes qui ont des lumières et de l’instruction, et les principes encore chancelants dans l’esprit même des administrateurs qui les adoptent. Or, je dis que, pour leur donner la stabilité dont ils ont besoin, il faut qu’ils soient embrassés d’après la discussion, et consacrés par l’opinion publique. C’est alors seulement qu’ils prendront une certaine consistance, comme les liqueurs spiritueuses acquièrent la force de résister au temps après avoir passé par cet état qu’on appelle fermentation.

Lorsque le public, instruit par les écrits et par la discussion, a adopté une vérité, il en devient le gardien fidèle. L’opinion ne change plus, parce qu’on ne peut attaquer une vérité bien connue que par le sophisme, moyen insuffisant pour tromper une nation instruite une fois de ses véritables intérêts.

La seule mobilité (on ne sait si l’on doit dire heureuse ou malheureuse) du ministère dans tous les États de l’Europe, est une cause de changements continuels dans les principes de l’administration, à laquelle il n’y a d’autre remède que la stabilité de l’opinion publique, et l’instruction répandue dans tous les ordres des citoyens,

Lorsque ceux qui gouvernent ne veulent pas qu’on écrive et qu’on imprime sur les matières de l’administration, ils oublient leur instabilité dans les places ; ils semblent même supposer qu’ils sont immortels ; car si l’État doit un jour les perdre, leurs lumières et leur expérience périront donc avec eux. Un nouveau ministre arrivera souvent en place sans connaissances acquises, ou du moins, sans celles que nous supposons être devenues familières à son prédécesseur. Il n’aura que les idées répandues dans une nation peu instruite qu’on aura tenue dans l’ignorance. On le verra donc souvent détruire tout ce qu’aura élevé son prédécesseur, et les maximes de l’administration manqueront toujours de suite et d’uniformité.

Au reste, quand je dis que la liberté d’imprimer donne de la stabilité aux principes de l’administration, j’entends parler des bons principes ; car je sais bien qu’elle attaque sans cesse et renverse à la fin les mauvais. Mais ce ne sont pas ceux-là qu’il faut désirer de voir uniformes et constants. Il faut souhaiter le changement tant qu’on n’est pas bien ; et les sociétés ne peuvent être bien qu’en changeant de principes jusqu’à ce qu’elles aient trouvé ceux qui doivent être la base de leur félicité : principes fondés sur la nature et sur la vérité, et qu’on doit chercher obstinément parce qu’on les découvrira un jour.

 

§ III.

Nécessité de la liberté d’imprimer pour l’instruction du ministère.

Si je dis que les ministres ont continuellement besoin d’être éclairés, et que l’impression est pour eux-mêmes la source d’instruction la plus abondante et la plus pure, je ne craindrai pas d’être démenti par ceux qui ont le plus de lumières et d’instruction, et leur suffrage me suffirait. Mais voici des réflexions qui établissent cette vérité.

Lorsqu’une question d’économie publique, est soumise au jugement du public par la voie de l’impression, le ministère obtient tout de suite le jugement des hommes instruits ; non pas que tous les hommes instruits écrivent, mais ils jugent les écrivains et leurs principes, et leur opinion forme bientôt l’opinion publique. Quel travail, quelles lumières dans un ministre peuvent suppléer à des secours si puissants ?

Quoique nous soyons encore bien éloignés d’avoir en France des maximes d’économie politique, claires et solidement établies, il faut cependant avouer que les connaissances du ministère, en ce genre, sont plus avancées qu’au commencement du siècle. Il faut convenir que plusieurs idées se sont éclaircies, qu’on a reconnu des vérités ignorées ou négligées jusqu’à nous : or le ministère a dû ces lumières aux écrits publics ; cela est manifeste.

Quel ministre voudrait aujourd’hui suivre les principes qu’on avait il n’y a pas plus de trente ou quarante ans sur les monnaies, par exemple ? Quel ministre ferait de nos jours ces opérations d’altération dans les monnaies, d’établissement de papiers-monnaies qu’on a vus en France au commencement du siècle ? [3] Cependant il est plus que probable qu’on ferait encore les mêmes fautes, si des ouvrages publics n’avaient pas répandu l’instruction.

L’homme d’État qui croit pouvoir se passer aujourd’hui des lumières que les écrits publics répandent, tarit la source où il a puisé. S’il sait l’art de gouverner, c’est aux livres utiles dont il a fait son étude qu’il doit cette connaissance. Qu’il se place au temps où il n’y avait encore aucun ouvrage d’économie politique, et qu’il se demande à lui-même comment il se serait conduit ; quelles lois il aurait dictées ; il conviendra qu’il aurait commis les fautes de ses prédécesseurs, et adopté toutes les erreurs de son siècle.

Il y a une source d’instruction pour le public et pour le gouvernement, que les écrits publics peuvent seuls ouvrir, et dont la société peut tirer le plus grand avantage, je veux dire la conversation. On n’y résout pas des problèmes d’astronomie ou de géométrie ; mais tout ce qui est du ressort de la philosophie y est ramené à chaque moment. La discussion fait naître des idées qu’on n’aurait pas acquises en plusieurs années de travail, et qui se placent sans effort dans l’esprit. La manière dont un autre voit l’objet dont vous vous occupez, étant souvent différente de la vôtre, vous le fait regarder sous des faces nouvelles. Les difficultés qu’on vous oppose vous font connaître le faible de votre opinion, ou, si vous pouvez les résoudre, y donnent un nouveau degré de solidité. La conversation nous donne une attention vive et rapide qui nous sert quelquefois plus utilement que la méditation même. Celle-ci fatigue quelquefois ; et, lorsqu’après s’être portée pendant quelque temps sur le même objet, elle n’y trouve plus rien à quoi elle puisse se prendre, alors la conversation vient au secours de l’esprit épuisé. Or l’effet des écrits publics sur l’administration est de tourner la conversation sur les matières d’économie politique ; alors les entretiens des personnes instruites roulent sur ces objets intéressants ; on examine, on discute, on attaque, on défend, on voit naître la lumière du choc des idées et des opinions.

Un autre effet de la liberté d’imprimer, bien salutaire et bien important, est de perfectionner sans cesse les ouvrages qui, fondés sur de bons principes, et dictés par des intentions droites, sont souvent gâtés par des défauts qui nuiraient aux progrès de la vérité, et qui n’auraient pas été corrigés, si ces ouvrages n’étaient pas devenus publics. En effet, lorsqu’un ouvrage doit être imprimé, l’auteur lui-même, plus jaloux de mériter l’estime publique, met plus de soin à le travailler ; et, lorsqu’il est devenu public, il profite des critiques qu’on en fait, il en éclaircit les obscurités, il en modifie les assertions exagérées, les rectifie peu à peu, et parvient à les rendre véritablement utiles à l’instruction du gouvernement.

Si on dit que les ministres peuvent s’instruire suffisamment par les enseignements de leurs commis et par les mémoires manuscrits qu’ils reçoivent, il ne nous sera pas difficile de montrer l’insuffisance de ce moyen.

1°. Si c’est un inconvénient que le nombre excessif des mauvais ouvrages manuscrits, il n’est pas douteux que leur multiplication sera l’effet nécessaire de la défense d’imprimer. Malgré l’assurance que montrent communément les faiseurs de projets, ils ont presque tous un sentiment intérieur des défauts de leurs plans. Ils craignent bien plus l’examen du public, toujours sévère et toujours juste, que celui d’un homme en place, quelqu’éclairé qu’il soit. Lorsqu’il faut imprimer, ils délibèrent, ils consultent ; mais s’il n’est question que d’envoyer au ministre un mémoire manuscrit, qui pourra retenir cette foule de mauvais écrivains et de raisonneurs plus mauvais encore, lorsqu’ils n’auront plus la crainte du public et du ridicule devant les yeux ?

À la vérité, lorsque l’impression est libre, il se fait encore de mauvais livres ; mais bientôt l’opinion des personnes instruites et le suffrage général indiquent au ministre ceux qu’il peut être utile de consulter ; on lui épargne le travail du choix : une loi de silence le prive de cet avantage.

2°. Quand le ministre, sans le secours de l’opinion publique, pourrait distinguer les bons ouvrages, il est difficile qu’il puisse les lire. Ceux qui connaissent ce que c’est que les grandes places, et l’accablante quantité d’affaires qu’elles entraînent, sentiront la vérité de cette observation.

Qu’on entre dans les bureaux de nos ministres, on y verra des milliers de mémoires dans lesquels on a proposé tous les projets imaginables sur toutes les parties de l’administration[4]. La plupart de ces projets sont impraticables, extravagants si l’on veut ; mais il y en a un certain nombre de bons. Pourquoi ceux-ci sont-ils demeurés inutiles ? C’est qu’au lieu d’être répandus dans le public, ils ont été adressés au ministre, et n’ont pas été lus.

3°. Je veux bien supposer qu’à défaut d’ouvrages imprimés, de bons mémoires manuscrits suffiraient à l’instruction du ministère ; au moins faudrait-il être bien sûr d’en obtenir de bons. Or la loi du silence qui, comme nous venons de le voir, multiplie les mauvais écrits, tend à diminuer le nombre des bons. Combien de fois arrivera-t-il qu’un homme instruit, ou ne trouvera pas d’accès auprès du ministre, ou ne voudra pas jouer le rôle d’homme à projets, si souvent ridicule ; ou ne croira pas devoir employer son temps à un travail dont le succès dépendra de l’approbation d’un seul homme, ou enfin ne voudra pas s’occuper de ces objets, s’il n’est animé par le motif de la réputation et de la considération publique ? Les hommes instruits veulent instruire, mais à leur manière. En consacrant leurs veilles à des ouvrages utiles, ils veulent en recueillir la première et la plus flatteuse de toutes les récompenses, l’estime et la considération qui ne sont accordées qu’aux travaux publics. Un homme qui a des vues sur les matières de l’administration, veut avoir pour juges et pour approbateurs ses contemporains et la postérité. Que substitue-t-on à ces motifs puissants qui ont animé les bons écrivains de tous les siècles ? L’espérance incertaine d’être goûté d’un homme en place, l’espérance plus incertaine encore de voir quelques-unes de ses idées adoptées pour un moment, pour être bientôt oubliées avec leur auteur. Avec ces petits motifs, on ne fera jamais faire que de petites choses. Si, Montesquieu ayant encore l’Esprit des Lois dans son portefeuille, un ministre lui eût dit : « Monsieur, votre ouvrage est bon, mais nous ne voulons pas le rendre public ; donnez-le nous, nous en profiterons. » Que croit-on qu’eût fait cet homme célèbre ? Que feraient dans une pareille circonstance les personnes les plus touchées de l’amour du bien public ? À ces conditions, quel homme eût renoncé à la réputation que l’Esprit des Lois devait acquérir à son auteur dans toute l’Europe ? Enfin, quel homme, prévoyant que son ouvrage doit demeurer à jamais ignoré, prendra la peine de s’occuper des objets les plus utiles, et d’y consacrer ses études et son travail ?

 

§ IV.

Secours qu’un ministre peut emprunter des écrits publics pour le succès même de ses opérations.

Si un ministre met quelque intérêt au succès de ses opérations, nous trouverons dans cet intérêt même un nouveau motif pour lui de donner aux écrivains la liberté que nous demandons. Avec des intentions droites et le désir de faire le bien, la liberté d’imprimer sera entre ses mains un moyen puissant de réussir.

Il ne faut pas s’y tromper : toutes les grandes opérations, en matière d’administration, ont besoin d’être aidées de l’opinion publique, ou du moins ne peuvent réussir si elles ont l’opinion publique contre elles. Or, il n’y a point de moyen plus prompt pour diriger cette opinion, que la voie de l’impression, surtout lorsqu’on ne veut montrer aux hommes que la vérité, et qu’on ne cherche que leur bonheur.

Il n’y a point de projet utile qui ne rencontre des obstacles sans nombre. Or, la liberté d’imprimer aide le ministre à en triompher. Parlons d’abord de ceux que suscite l’ignorance.

Il y a tel pays où l’on ne peut obtenir un état exact de la population, parce que le peuple se persuade que cette opération se fait toujours dans la vue d’augmenter les charges publiques. La même crainte est un des plus grands obstacles à la confection d’un cadastre. La plus grande difficulté qui s’oppose à la liberté du commerce des grains, même de province à province (objet sur lequel tout le monde est d’accord), est l’opinion du peuple que les commerçants en grains sont des monopoleurs. Ce préjugé, et mille autres, sont des obstacles au bien : or, les écrits publics détruisent les préjugés.

Je suppose la liberté du commerce des grains nécessaire pour le rétablissement de l’agriculture en France. Un ministre, persuadé de cette nécessité, il y a vingt ans, eût-il proposé le premier, et seul, de changer sur cette matière les lois établies ? Eût-il osé prendre sur lui les suites de ce changement ? Eût-il osé se rassurer contre les craintes de disette, de sédition, etc. ? Si cette liberté peut enfin s’établir solidement, ce ne sera que lorsque l’opinion publique ne lui sera plus contraire, et qu’on croira à son utilité.

Mais, outre les obstacles qui naissent des préjugés et de l’ignorance, il y en a beaucoup d’autres non moins puissants.

1°. Dès qu’il y a des abus à corriger, il y a des gens intéressés à les maintenir. Or, un ministre peut s’appuyer avec succès de l’opinion publique pour vaincre cet obstacle, parce qu’elle fait rougir les personnes intéressées de leur opposition à une réforme utile à toute une nation.

2°. Dans presque tous les États de l’Europe, la résistance de certains corps a été de tout temps, et sera peut-être encore un obstacle au bien dans l’administration du commerce et des finances, soit parce que les connaissances de ce genre ne leur sont pas familières, soit parce que l’esprit de corps ou l’attachement aux formes anciennes cachent quelquefois à leurs yeux le bien et la vérité. L’instruction n’arrive en effet aux corps, que quelque temps après qu’elle est devenue familière aux individus qui les composent. Il y a même une époque d’une assez longue durée, dans laquelle chacun des membres pris en particulier est instruit, éclairé, disposé au bien, tandis que réunis ils sont asservis à mille préjugés, et incapables de prendre un parti que chacun d’eux, consulté à part, conviendrait être le seul raisonnable. Il n’y a qu’un remède à ce mal, c’est de répandre tellement la lumière, que les idées saines deviennent communes et soient adoptées universellement. Ce n’est qu’alors que ces assemblées seront véritablement éclairées sur les intérêts de la nation. Or, il est évident qu’on ne peut rendre les idées communes et familières que par la voie de l’impression ; tout autre moyen est lent et inefficace, et de tout temps les ennemis de l’instruction publique en ont été bien convaincus.

On peut regarder comme un secours que la liberté d’imprimer fournit aux gens en place, l’impulsion même que les écrits publics leur donnent, en réveillant leur attention, et en ranimant leur activité pour travailler à la réforme des abus. Cette activité soutenue est le partage de bien peu d’hommes ; et ces hommes, déjà rares, sont plus rarement encore appelés à remplir des places dans l’administration. Il est si commode de laisser aller le monde comme il va, de vivre comme on a vécu, de ne rien innover, même pour améliorer, que peu de personnes sont capables, même pour faire un grand bien aux hommes, de sacrifier leur repos à ce motif.

Il faut que l’homme en place, surtout lorsqu’il est arrivé à un certain âge, et qu’il n’est plus agité par cette espèce d’inquiétude que donne aux âmes sensibles l’amour de l’humanité, et qui malheureusement se calme par degrés ; il faut, dis-je, qu’il soit pressé, poussé, forcé par le vœu public.

Enfin, non seulement l’opinion publique est un secours pour le ministre dans ses opérations les plus difficiles et les plus délicates ; elle est encore une justification pour lui, lorsque ces opérations n’ont pas tout le succès qu’il en attendait. Si des obstacles imprévus, si des vices qu’on n’avait pas soupçonnés se découvrent dans la pratique, l’homme d’État qui s’est conduit d’après les lumières de son siècle, n’a point de reproches à essuyer. Mais s’il veut se conduire seul, s’il ferme la bouche aux personnes instruites, s’il rejette les conseils du public, il fait, pour ainsi dire, vœu d’infaillibilité ; et, après avoir éteint la lumière qui pouvait le conduire, il est seul coupable de s’être égaré.

 

§ V.

Réponse à quelques difficultés qu’on oppose à la liberté d’imprimer sur les matières de l’administration.

Après avoir prouvé les avantages de la liberté d’écrire et d’imprimer, il nous reste à la justifier des reproches qu’on lui fait.

1°. On dit d’abord que les écrits qui paraissent sur ces matières répandent des alarmes dans les esprits, excitent des préventions capables d’empêcher le bien, etc. Ce sont les termes de la déclaration de 1764.

Il est fort étrange qu’on oppose une crainte vague à des avantages d’ailleurs constants, et que le gouvernement même ne peut méconnaître ; mais ces craintes sont non seulement vagues, elles sont encore mal fondées. Les écrits publics sont bien plus capables de rassurer les peuples, de leur donner des espérances consolantes. Cette tolérance du gouvernement pour les écrits sur les matières de l’administration, leur fait voir clairement que le ministère s’occupe de leur soulagement et de leur bonheur.

Les écrits ne peuvent alarmer qu’autant qu’ils feraient connaître la situation des affaires publiques, et ces objets sont sous les yeux de tous les citoyens, qu’on imprime ou qu’on n’imprime pas. Ce n’est pas dans les livres nouveaux que les citoyens d’un État apprennent que les impôts les accablent et que leur aisance diminue ; et, quand ces ouvrages, que le peuple ne lit point, apprendraient au peuple sa situation, il est faux que la tranquillité publique en puisse être troublée dans tout État où l’autorité sait se faire respecter.

On a surtout attribué bien faussement aux écrits sur les finances, l’effet de rendre plus difficile le recouvrement des deniers royaux, parce que, dit-on, le peuple s’est persuadé qu’on allait abolir les impôts. On peut répondre que ces bruits de changements prochains dans l’administration des finances, sont nés des circonstances mêmes dans lesquelles se trouve la nation après une guerre longue et dispendieuse. Ils sont l’effet nécessaire de la situation des affaires. On sent universellement la nécessité d’une réforme ; on suppose qu’elle se fera : mais, si l’on paie plus difficilement, c’est parce qu’on est moins en état de payer.

C’est bien mal connaître les hommes que de vouloir les conduire aveuglément d’après l’autorité, tandis qu’on peut la leur faire aimer et leur faire approuver les lois, en leur présentant en même temps les raisons sur lesquelles elles sont fondées. Peut-être les législateurs n’ont-ils pas assez connu l’empire de la vérité et de la raison. Les hommes ne sont ni stupides, ni injustes : on n’a qu’à leur vouloir du bien, leur montrer que c’est cela qu’on veut, et ils seront dociles et soumis.

Si quelque chose est capable d’alarmer une nation, c’est bien plutôt une administration mystérieuse et cachée. La défiance en ce cas est fort naturelle, puisqu’on sait bien qu’un ministre qui veut perpétuer les abus, doit avant tout empêcher d’écrire contre les abus.

Une loi de silence peut bien plutôt indisposer les peuples contre l’administration ; et voici comment. Les gens raisonnables, les citoyens bien intentionnés, se taisent ; ils observent la loi, quoique la loi ne soit pas en un sens faite pour eux, et le gouvernement est privé de leurs lumières ; tandis que, d’un autre côté, les gens emportés, les hommes à passions trouvent des moyens de tromper la vigilance du ministère, continuent de déclamer, et déclament avec d’autant plus de violence, qu’ils n’ont plus rien à ménager, et qu’ils sont seuls maîtres du terrain, puisque la loi de silence ôte au gouvernement même la possibilité de repousser ces attaques.

2°. Mais voici le reproche le plus commun et le plus répété parmi ceux qu’on fait aux écrivains qui s’occupent des matières économiques. Ce sont, dit-on, des gens à systèmes. Cette objection, qui ne consiste qu’en une imputation vague, qui ne présente aucune idée précise, qui est plutôt une injure qu’une raison, ne mériterait pas, ce me semble, qu’on s’y arrêtât ; mais, c’est une de celles qu’on fait le plus fréquemment, qui retarde le plus les progrès des connaissances en économie politique, et qui apporte l’obstacle le plus puissant aux meilleures opérations : il faut donc la discuter et la résoudre avec quelque étendue.

Il y a longtemps qu’on a remarqué que, pour décrier une classe d’hommes, c’est un moyen sûr que de leur donner une dénomination qui les distingue, un nom de parti. C’est la pratique constamment suivie dans toutes les querelles civiles, religieuses, littéraires, etc. Entre deux partis de force égale, cette arme perd presque tout son effet, parce qu’on l’emploie des deux côtés également ; mais, lorsque le partage est inégal, elle est plus puissante dans les mains du parti dominant.

Un nom de parti, pour être propre à l’usage qu’on en veut faire, doit être vague et sans signification précise ; car, si son sens était bien déterminé aussitôt qu’on voudrait s’en servir, une dispute s’engagerait. Ceux qui pencheraient vers le parti qu’on veut décrier, ou même les indifférents, par esprit de contradiction, ne manqueraient pas de défendre l’opinion et les hommes qu’on attaquerait ainsi. Mais, si le terme est vague, on ne peut le combattre, à raison même de l’indétermination de sa signification ; car il faudrait une explication préalable que la légèreté de la conversation ne permet pas. Le mot s’établit donc, et avec lui la signification défavorable que lui donnent ceux qui l’emploient ; et, quand il est une fois reçu, son effet est sûr. Nous pourrions confirmer ces réflexions par des exemples nombreux et récents ; mais nous nous contenterons de montrer comment elles s’appliquent au sujet que nous traitons.

Le nom d’hommes à systèmes est précisément une de ces dénominations vagues employées à décrier les écrivains spéculatifs en matière d’économie politique et d’administration. C’est en l’expliquant qu’on peut lui faire perdre tout son effet. Examinons donc les différentes significations dont il est susceptible.

1°. Le mot système, dans son sens grammatical, signifie arrangement, combinaison. Ainsi, un système en économie politique serait un arrangement, une disposition d’un certain nombre d’idées, de principes et de conséquences de ces principes, d’après lesquels on prétendrait que l’administration doit se conduire. Mais après tout on ne peut ni penser ni dire rien de raisonnable que d’après des idées arrangées, des principes arrêtés et des conséquences tirées de ces principes.

2°. Le mot système peut signifier seulement un assemblage de principes nouveaux, qu’on regarderait comme faux précisément, parce qu’ils seraient nouveaux ; mais soutiendrait-on que les pratiques établies sont utiles et sages, précisément parce qu’elles sont établies ? On voit combien cette prétention serait contraire au perfectionnement des sociétés.

Observons encore que ceux qui s’efforcent de décrier les écrivains spéculatifs sur les matières de l’économie politique, en leur donnant le nom d’hommes à systèmes, au sens que nous examinons ici, se condamnent eux-mêmes. En effet, ils défendent les formes établies et l’état actuel ; mais il n’y a rien de plus systématique que l’état présent des choses. Par exemple, sans décider que les formes actuelles de l’administration du commerce soient bonnes ou mauvaises, on peut dire qu’elles ont été inconnues dans un état plus ancien de la société civilisée, subsistante avec tranquillité et sûreté. L’agriculture, les arts, le commerce, ont joui de la liberté avant d’être soumis aux règlements et aux prohibitions. On a vendu librement les productions du sol ; on a fait des toiles longtemps avant qu’on ait imaginé de régler le commerce des grains, et de prescrire la longueur et la largeur des tissus. Pour établir les formes actuelles, il a donc fallu s’écarter de l’usage ; il a donc fallu faire des systèmes. Ceux qui défendent les formes actuelles ne peuvent donc pas se servir du mot système dans un sens défavorable, puisqu’ils soutiennent eux-mêmes des systèmes très compliqués.

3°. On entend aussi par systèmes des théories abstraites, établies, dit-on, sans prévoir les obstacles, sans calculer les possibilités, et dont il est impossible de faire l’application.

Nous répondrons que, quoique l’application des principes puisse quelquefois être arrêtée par des obstacles, il n’en est pas moins nécessaire et moins utile que les écrivains spéculatifs s’efforcent de les découvrir et de les fixer.

On sait que les principes généraux des mathématiques abstraites, et de la mécanique rationnelle, ne sont applicables à la pratique qu’avec beaucoup de restrictions ; que le mathématicien le plus exact ne peut déterminer avec une entière sûreté l’effet d’une machine, calculer avec rigueur les frottements, estimer avec précision la quantité de vitesse et de force d’un fluide ; mais il ne s’ensuit pas de là que les travaux des mathématiciens et des géomètres soient inutiles, que leurs formules ne soient propres qu’à égarer le mécanicien, qu’elles ne contribuent pas à perfectionner la pratique, etc. Or, il nous paraît aussi difficile de perfectionner l’administration sans l’étude des principes abstraits et généraux, que la navigation sans l’étude des mathématiques.

Il y a deux sortes d’obstacles à l’application des principes généraux, les uns physiques et les autre moraux. Quant aux premiers, la théorie doit les prévoir ; et il nous semble aussi que lorsque la science abstraite de l’économie politique aura fait les progrès auxquels elle peut atteindre, on sera en état de calculer tous les obstacles de ce genre, et de connaître les moyens de les surmonter, lorsqu’ils ne seront pas invincibles. Quant aux obstacles moraux, la théorie générale n’est pas obligée de les calculer. Que la méchanceté des hommes, ou un vil intérêt, ou des lois abusives, mais anciennes, s’opposent à l’admission d’une bonne loi économique, le principe d’administration n’en est pas moins vrai, ni moins utile à connaître. C’est au gouvernement à vaincre les obstacles moraux, et à la théorie à établir les principes en supposant que ces obstacles seront vaincus.

4°. Enfin, on entend souvent par systèmes des opinions qu’on a adoptées, dit-on, sans consulter les faits : les faits qui sont la seule base sur laquelle on peut élever une théorie d’économie politique, les faits contre lesquels on ne peut pas disputer, etc.

Notre première réponse à l’objection ainsi présentée, sera que les écrivains les plus attachés à la théorie n’avancent point leurs opinions sans s’efforcer en même temps de les appuyer de faits. Par exemple, ceux qui soutiennent les avantages de la liberté du commerce, ne citent-ils pas l’exemple de la Hollande, qui, ne recueillant pas, disent-ils, la moitié de sa subsistance en grains, n’en manque jamais, et l’a toujours à des prix modérés ? Ne disent-ils pas que l’abondance et le meilleur marché ont régné en Angleterre dès que la liberté d’exporter y a été établie ? Ne prétendent-ils pas que le défaut de la liberté a rendu en France les disettes plus fréquentes et les prix plus inégaux, etc. ? Et ne sont-ce pas là autant de faits sur lesquels ils établissent leur théorie, comme leurs adversaires en citent aussi pour établir une théorie tout opposée ?

En second lieu, ce qu’on dit de la nécessité des faits pour établir une théorie en économie politique, demande à être expliqué. Toute théorie vraie porte sur des faits, mais c’est sur des faits généraux ; et, quand on veut la combattre, il faut aussi n’y opposer que des faits de quelque étendue ; autrement des siècles se passeraient à recueillir de petits faits, à les constater, à les discuter. Il n’y aurait pas de vérité qu’on ne pût ébranler par quelque fait obscur, dont il serait impossible de connaître assez exactement toutes les circonstances pour démêler celles qui fourniraient une solution à l’objection qu’on en tire. Il n’y a pas d’administrateur de village qui ne fit des objections de cette nature contre la loi la plus sage et la mieux motivée. Supposons qu’on juge nécessaire de rendre aux producteurs des denrées la liberté d’en disposer à leur gré, et d’abolir les lois des marchés qui leur ôtent cette liberté. M. le bailly dira que l’expérience et les faits lui prouvent clairement que c’est faute d’observer les lois des marchés que le beurre et les œufs sont chers dans son district, et que le peuple ne peut plus vivre. Il ajoutera que la loi proposée est l’ouvrage de gens à systèmes, qui ne connaissent pas les faits, etc.

Les personnes qui se récrient contre ce qu’ils appellent les systèmes, supposent que l’examen des faits est une voie plus courte et plus facile que celle de la théorie ; mais ne seraient-elles pas dans l’erreur en cela ? Bacon l’a remarqué, experiendi viae non minùs quàm viæ judicandi obsessæ sunt et interclusæ (Nov. organ. aphoris. 70). En supposant donc qu’on puisse établir solidement sur cette base les maximes de l’économie politique, peut-être l’édifice coûtera-t-il cent fois plus de temps et de peine à élever, que si on l’eût fondé sur la théorie.

Je sais bien que la théorie a aussi ses difficultés. Il faut y porter un esprit exercé à la recherche de la vérité, accoutumé aux abstractions, conduit par une logique rigoureuse. Il faut se définir bien tous les termes ; n’assembler les idées qui y répondent qu’après avoir saisi tous leurs rapports ; se défendre dans chaque raisonnement des paralogismes dans lesquels il est si facile de tomber, et craindre encore davantage, s’il est possible, ces paralogismes généraux qui affectent tout une suite de raisonnements. Peu d’esprits sont capables de cette marche ferme. Il est plus aisé de former ses opinions d’après quelques faits bien ou mal observés, que d’après une théorie rigoureuse : mais peut-on compter sur des opinions ainsi formées ?

J’opposerai enfin une dernière réflexion à cette importance qu’on donne aux faits. Il me semble que les questions d’économie politique sont presque toutes des questions de droit, et non pas des questions de fait. Il ne s’agit pas de rechercher quelles lois sont actuellement établies, ni même les effets bons ou mauvais qu’ont produits ces lois dans notre nation ou dans une autre ; il s’agit de savoir quelles lois on aurait dû faire d’après la justice, les droits inaliénables ou imprescriptibles de la propriété, et de la liberté. Vous délibérez si le commerce des productions du sol sera libre ; si l’industrie sera concentrée dans les murs d’une ville, et bornée à une certaine classe d’hommes ; si une province aura ou n’aura pas la liberté exclusive de vendre des vins aux étrangers, etc. ? Cherchez seulement à déterminer ce qui est juste, et soyez sûrs que vous aurez trouvé ce qui est bon à toute la société. La justice avant tout, et, s’il est permis de le dire, avant même le bien public, parce qu’elle ne peut jamais être contraire au bien public. En vain voudrez-vous entreprendre de me prouver que telle et telle administration a été funeste ou avantageuse à l’État ; je ne daignerai pas entrer avec vous dans cette discussion oiseuse, et je vous dirai que, quelques preuves que vous m’apportiez de ces prétendus avantages, il sera toujours plus clair qu’il faut respecter les droits du citoyen, ces droits pour la conservation desquels la société s’est formée, qu’il n’est clair qu’il puisse y avoir pour la société quelque avantage à les fouler aux pieds. Je vous répéterai la maxime unicuique suum, qui est plus évidente et plus sûre que tous les raffinements de cette politique intérieure qui s’efforce de justifier ses erreurs par des sophismes, et ses attentats par des exemples. Les faits sont donc d’une bien moindre importance qu’on ne pense dans les questions de l’économie politique.

Concluons de cette discussion, peut-être trop longue, mais que nous avons cru pouvoir être de quelque utilité, que le reproche qu’on fait aux écrivains d’être des hommes à systèmes, quelque sens qu’on donne à ce mot, n’est pas une raison suffisante pour le gouvernement de les priver de la liberté d’écrire.

Nous voici arrivés à une troisième et dernière objection contre les écrivains en économie politique. On prétend qu’il est dangereux de laisser répandre toutes les opinions, parce qu’il y en aura certainement un grand nombre de fausses, et que celles-là pourront s’accréditer, et conduire les hommes en place, soit de nos jours, soit après nous, à quelque mauvaise opération ; de sorte que le public sera la victime de la complaisance de l’autorité pour ces apôtres sans mission, qui n’auront enseigné que des erreurs. Nous avons des réponses satisfaisantes à cette objection.

1°. Sans contester les suppositions gratuites sur lesquelles elle est fondée, en mettant les choses au pis, en accordant que les principes des écrivains spéculatifs sont souvent faux, leurs maximes impraticables, leurs systèmes absurdes, nous dirons que, même dans toutes ces suppositions, leurs écrits sont encore utiles.

En général, il est nécessaire que les hommes passent par les erreurs, et par les erreurs systématiques, pour arriver à la vérité. Il a fallu que Descartes imaginât le roman ingénieux de sa physique astronomique, pour préparer les découvertes du grand Newton. Il faut de même qu’on épuise dans les livres beaucoup de mauvais systèmes d’économie politique, pour arriver à la connaissance du vrai. Des erreurs présentées avec tout le cortège de paralogismes dont on peut les environner sont bientôt réfutées si la presse est libre, parce que c’est le sort de tout système faux devenu public ; et elles sont détruites sans retour, précisément parce qu’on les a vaincues dans le poste le plus favorable qu’elles avaient pu choisir. Les ouvrages fondés sur de faux principes sont donc encore utiles ; il faut donc les laisser imprimer.

2°. À en croire ceux qui proposent cette objection, il semblerait que les mauvaises opérations des administrateurs ne se font jamais que d’après des livres imprimés. Je demande s’il est arrivé dans les siècles passés, et notamment dans le siècle précédent, que les ministres des différents États de l’Europe aient commis de grandes fautes ? Sans doute, me répondra-t-on. Eh bien ! elles ont été faites d’après des mémoires manuscrits, puisque, comme nous l’avons remarqué plus haut, ce n’est guère que depuis le commencement du siècle qu’on a imprimé sur les matières économiques.

Ce serait une étrange prétention que de soutenir qu’à défaut de livres imprimés, les mauvaises maximes ne parviendraient pas aux administrateurs. Il est bien aisé de voir que, comme il y a des fripons et des ignorants en grand nombre, et que ces deux espèces d’hommes sont précisément ceux qui se jettent avec le plus d’ardeur dans les affaires, qui assiègent le plus assidûment les hommes en place, ceux-ci ne manqueront jamais de conseils pour faire de fausses démarches, et que les plus mauvaises opérations leur seraient infailliblement proposées, quand l’invention de l’imprimerie se perdrait aujourd’hui pour jamais.

3°. Sans doute, en soutenant qu’il faut permettre aux hommes qui se sont occupés de ces objets de rendre leurs idées publiques, nous ne prétendons pas qu’il faille aveuglément recevoir leurs décisions ; nous croyons au contraire qu’il faut s’armer contre eux d’une grande défiance. Lorsqu’un particulier, quelque instruit qu’il soit, se donne la liberté de blâmer des institutions adoptées dans une société politique, et qu’il en propose de nouvelles, il doit s’attendre à se voir juger très rigoureusement. Mais remarquons aussi que se défier d’une opinion n’est pas la condamner, que ce n’est pas la mépriser, et encore moins empêcher qu’elle ne soit discutée et soumise à l’examen.

4°. Lorsqu’une opinion fausse, un système absurde en économie politique sont mis au jour, il n’y a rien de plus aisé que de faire réfuter les raisonnements, et de confondre le raisonneur. On a entre les mains des preuves de la futilité de ces découvertes. Ces preuves sont exprimables dans la langue vulgaire, et aucune nation ne manque de termes pour réfuter des idées fausses. Rien n’est plus aisé, et j’ajoute, rien n’est plus digne d’un gouvernement bienfaisant et éclairé, que de faire connaître à une nation la solidité et la bonté des principes d’après lesquels on la conduit. On trouvera toujours des hommes instruits pour défendre la bonne cause ; on ne doit donc pas craindre, en aucun pays du monde, que des opinions fausses et funestes prennent jamais de crédit.

5°. Ceux qui craignent de se laisser entraîner à des systèmes faux par les écrivains économiques, me paraissent se conduire comme un juge qui, de peur de changer d’avis sur une affaire parce qu’il croit son avis bon, se boucherait les oreilles pour ne pas entendre les raisons de la partie qu’il a résolu de condamner. Il est absurde de s’interdire l’examen des opinions qu’on a adoptées, lorsque de nouvelles réflexions et de nouvelles circonstances conduisent à cet examen.

6°. Mais, j’oserai le demander, cette crainte des erreurs auxquelles peuvent entraîner les écrivains, n’est-elle pas, dans les personnes qui la font tant valoir, une confiance excessive en leurs lumières, et une persuasion que ce qu’elles pensent est la règle de ce qu’on doit penser, et ce qu’elles savent le non plus ultrà de ce qu’on peut savoir ? C’est du moins ce qu’on doit soupçonner, en observant que les auteurs des lois les regardent communément comme les meilleures possibles, et croient avoir prévu tous les cas et paré à tous les inconvéniens. De là la formule, déclarons et statuons par ce présent édit perpétuel et irrévocable, etc. Mais qui ne voit que cet effort de l’homme pour éterniser ses opinions et ses volontés est un obstacle terrible au perfectionnement des lois et à l’accroissement du bonheur dans les sociétés politiques ? N’est-il pas plus raisonnable de penser que le temps seul, ou plutôt l’expérience et la réflexion, étendront les lumières et augmenteront les forces de l’esprit humain ? Que ceux qui gouverneront dans quelque temps seront au moins aussi instruits que ceux qui gouvernent aujourd’hui, par la raison même qu’en partant du point où notre siècle les aura laissés, il leur sera facile de faire quelques pas de plus que nous dans la route de la vérité ?

7°. Enfin, pourquoi craindrions-nous davantage d’être égarés par les écrivains que par ceux qui ont part à l’administration, ou par ceux qui les conseillent sans écrire ? Disons-le franchement : les obstacles à la découverte de la vérité sont moins puissants et en moindre nombre dans les écrivains spéculatifs, que dans les autres hommes. En effet, il y a deux principaux obstacles au bien, l’intérêt et les préventions d’État.

Quant au motif de l’intérêt, un homme de lettres peut ordinairement s’appliquer avec justice ce que Tacite dit de lui-même : sine ira et studio quorum causas procul habeo. Il n’a rien à gagner en blâmant l’administration établie ; il ne saurait y être poussé, communément parlant, que par l’amour de ce qu’il croit être la vérité, au lieu que d’autres personnes qui par état pourraient être plus instruites, sont souvent, sans le savoir, dupes de quelque intérêt bien ou mal entendu, en soutenant les maximes établies.

Quels seraient les motifs d’intérêt qui pourraient pousser un particulier obscur à soutenir une opinion fausse en économie politique, qu’il connaîtrait pour telle, et qui serait opposée aux maximes de l’administration ? Ce ne peut être le désir de faire fortune, puisqu’il combattrait les opinions des personnes entre les mains desquelles est le pouvoir. On dira que c’est au moins la route à la considération littéraire dont les auteurs sont jaloux. On voit trop souvent, sans doute, des écrivains mercenaires s’efforçant d’établir des opinions dont ils connaissent la fausseté ; mais c’est pour plaire à l’autorité, ou, dans certains cas, à un parti puissant, et non pour obtenir l’estime publique qui, à la longue, n’est accordée qu’aux défenseurs de la vérité.

Quant aux préventions d’État, il me semble que l’écrivain occupé de spéculations sur les matières économiques en est ordinairement dégagé. Il est au-dessus de l’usage et de l’opinion. Ce qui se fait n’est pas pour lui ce qui doit se faire ; et ce qui est établi n’est pas à ses yeux la règle du bien. Il analyse avec plus de rigueur les idées attachées aux mots dont les acceptions, souvent équivoques et fausses, trompent plus facilement ceux qui sont accoutumés à s’en servir. Il est moins aisément dupe d’un sophisme nouveau pour lui, que ceux qui l’ont entendu répéter mille fois avant d’être en état d’en démêler la fausseté. Il est donc moins sujet aux préventions d’État et d’habitude, et plus capable par là d’atteindre à la vérité.

Opposons à ce portrait celui de l’homme de la chose, et, pour éclaircir ceci par un exemple, supposons qu’on recherche quelle est la meilleure forme de l’imposition. Soyons de bonne foi. N’est-il pas manifeste que cet homme tiendra aux formes établies parce qu’elles sont établies, parce qu’il y est accoutumé, parce qu’il ignore si le système nouveau n’aurait pas quelques inconvénients pour lui-même, et qu’il n’a guère le temps de s’en éclaircir ; que sais-je, pour mille raisons semblables, fortes ou faibles, bonnes ou mauvaises, mais qui agissent sur les hommes les mieux intentionnés et sur les meilleurs esprits ?

Il nous reste à résoudre une dernière objection, qui tend à rendre problématiques tous les avantages que nous attribuons à la liberté d’écrire sur les matières de l’administration.

« Quel fruit espérez-vous, dira-t-on, de ces recherches laborieuses, de ces discussions subtiles, de ces plans si bien conçus, que les livres imprimés vous fourniront ? Qu’est-ce que des projets qui demeurent éternellement sans exécution ? Lorsque vous aurez établi dans des livres les meilleures maximes de l’administration, pouvez-vous raisonnablement espérer qu’elles seront mises en pratique ? Une loi utile, par la raison même qu’elle est utile, ne nuira-t-elle pas à ceux qui profitaient de l’abus qu’on veut réformer ? Dès lors ces intéressés feront jouer tous les ressorts, emploieront tous les moyens, et surtout ces grands mobiles, l’intérêt, l’argent. Il y a telle circonstance où il suffira que, dans la multitude des personnes qui doivent concourir à l’établissement de la loi nouvelle, une seule soit gagnée par ceux qui ont intérêt à la faire rejeter ; et, dans un siècle où le luxe a pénétré dans tous les états, a éveillé tous les désirs, comment penser qu’on ne tentera pas cette corruption, et qu’on n’y réussira pas ? »

« Supposons même, continuera-t-on, qu’on puisse écarter sûrement les obstacles suscités par l’intérêt des particuliers qui perdront à la suppression des abus, sur quel fondement croirez-vous que le ministre s’en donnera la peine, qu’il aura une volonté assez ferme pour ne pas s’arrêter dans l’exécution de votre projet ? Comment vous assurerez-vous que les divisions dans le ministère ne rendront pas cette volonté sans effet, ou que son successeur marchera sur ses traces et ne détruira pas tout ? »

« Enfin, l’intérêt même du souverain, au moins l’intérêt du moment, toujours si puissant sur le cœur de l’homme, ne s’opposera-t-il pas à l’exécution des projets les plus sages et les plus utiles à une nation ? Il est mortel, et veut jouir. De là son intérêt actuel et présent est de satisfaire tous ses désirs, d’augmenter ses revenus aux dépens des progrès de la culture, etc. Et comment peut-on espérer, à parler généralement, qu’un souverain sacrifiera ses jouissances actuelles au bonheur de sa nation ? »

« Toute bonne loi, continuera-ton, aura donc à vaincre ces trois sortes d’obstacles, dont chacun peut être regardé comme insurmontable. Il faut donc désespérer de voir jamais l’administration profiter des progrès de la science de l’économie politique. »

Rassurons-nous d’abord sur les effets de l’intérêt particulier pour empêcher l’établissement des bonnes lois, lorsque leur utilité sera bien reconnue.

Il est impossible que tous ceux qui doivent concourir à l’établissement d’une loi utile au bien public, aient un intérêt particulier à ce qu’elle soit rejetée. Dans cette multitude, le plus grand nombre sera ordinairement celui des indifférents ; et, s’il y en a qui trouvent un intérêt à s’y opposer, il peut y en avoir d’autres en nombre égal qui auront intérêt à la faire adopter. Ceux qui nous font l’objection paraissent calculer fort bien la résistance au bien, mais ils n’évaluent pas l’effort qui est en sens contraire à cette résistance. Ils voient qu’un seul homme, en certains cas, peut empêcher qu’on n’adopte une loi utile ; mais ils ne remarquent pas qu’en même temps il se fait tant d’efforts par différents côtés, que, si quelques bonnes lois sont rejetées par l’administration, d’autres sont admises. Ils ne considèrent pas que, quelle que soit la vigilance de l’intérêt particulier, l’intérêt général qui l’attaque continuellement le trouve à la fin endormi, ou trop faible pour résister à ses efforts.

Il faut bien que l’intérêt particulier cède à la fin à l’intérêt général, puisque nous voyons qu’il s’est établi dans tous les pays quelques bonnes lois économiques, et qu’on en a détruit d’anciennes moins parfaites, ou qu’on a crues telles ; car il y a toujours eu des personnes intéressées à la conservation des anciennes ; et, si leur résistance a été vaincue, pourquoi dans notre siècle et dans les siècles à venir ne vaincra-t-on pas aussi celle qui s’opposera à l’établissement de nouvelles lois ?

On ne doit pas craindre davantage les obstacles venant des administrateurs eux-mêmes. Il faudrait, en effet, pour que cette partie de l’objection eût quelque solidité, que les personnes en place n’eussent jamais aucun intérêt à faire le bien, et qu’elles eussent toujours un intérêt opposé, supposition manifestement contraire à la vérité.

Loin de nous une vile adulation qui nous rendrait les apologistes mercenaires des hommes puissants, alors même qu’ils se serviraient de leur autorité pour nuire ! Mais écartons aussi une misanthropie affligeante qui nous présenterait ceux qui gouvernent comme ennemis nés des peuples confiés à leur garde, et de la société qui leur a remis le soin de son bonheur. Le véritable intérêt des hommes en place est le bonheur de la société. Le plus grand nombre parmi eux connaît cette vérité, et elle les guide dans leur conduite, même lorsqu’ils font de mauvaises lois et qu’ils en rejettent de bonnes. Cet intérêt est même d’autant plus grand (toutes choses égales d’ailleurs), que l’homme en place occupe un rang plus élevé. Il a moins à gagner à repousser à une loi utile, en même temps qu’il a d’ailleurs plus de crédit pour la faire recevoir.

Enfin, l’intérêt du souverain bien entendu le conduira à admettre les meilleures lois économiques ; vérité si évidente, qu’il suffit de l’énoncer. Ne sera-ce pas, en effet, l’intérêt du souverain d’avoir un peuple nombreux, de voir dans son état l’agriculture florissante, l’industrie active, tous les arts utiles et agréables cultivés, perfectionnés ? Ne jouira-t-il pas des richesses que donne la culture, des recherches de l’industrie, des chefs-d’œuvre des arts ? Et enfin, pour lui montrer la plus flatteuse de toutes les récompenses et le plus puissant des motifs, ne sera-t-il pas l’objet sa nation ?

Espérons donc l’amélioration du sort de l’homme à la suite du progrès des lumières et des travaux des gens instruits, et que les erreurs et les injustices même de notre siècle ne nous fassent pas perdre ce consolant espoir. L’histoire de la société présente une alternative continuelle de lumières et de ténèbres, de raison et d’extravagance, d’humanité et de barbarie ; mais, dans la succession des siècles, on voit le bien s’augmenter par degrés en une plus grande proportion. Quel homme instruit et de bonne foi, s’il n’est dominé par une misanthropie peu réfléchie, ou s’il ne se laisse entraîner à de vaines déclamations, pourra désirer d’avoir vécu dans ces temps barbares et poétiques qu’Homère nous peint de si belles et de si effrayantes couleurs ? Quel homme regrettera de n’être pas né à Sparte, parmi ces prétendus héros qui faisaient consister la vertu à insulter à la nature, qui s’exerçaient au vol, et se glorifiaient du meurtre d’un Ilote ; ou à Carthage, pour y voir honorer les dieux par des sacrifices humains ; ou à Rome, au milieu des proscriptions et sous le règne des Néron et des Caligula ? Oui, convenons que les hommes marchent, quoique lentement, vers les lumières et le bonheur. Laissons agir cette heureuse activité de l’esprit humain, qui le porte à s’ouvrir, par la pensée, toutes les routes qui conduisent à ce but, longtemps avant que l’administration y entre elle-même. Attendons quelques succès de ces efforts ; et après tout, quand nous désespérerions d’en être les témoins, écrivons et laissons écrire pour le siècle qui nous suivra, en disant avec le vieillard de La Fontaine :

Mes arrière-neveux me devront cet ombrage :

Eh bien ! défendez-vous au sage

De se donner des soins pour le plaisir d’autrui ?

Cela même est un fruit que je goûte aujourd’hui.

 

CONCLUSION

Il nous semble que les réflexions qu’on vient de rassembler prouvent suffisamment que la déclaration du 28 mars entraîne après elle beaucoup d’inconvénients. Si les observations précédentes sont justes, et qu’elles demeurent sans effet, précisément parce qu’on ne permettrait pas qu’elles devinssent publiques, ce sera une nouvelle confirmation des principes qu’on vient d’établir.

 

 

 

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[1] Il est plus facile de détruire le talent et le zèle que de les raviver.

[2] Dans la réédition de ce texte parue en 1814, Morellet fut plus affirmatif sur ce point.

[3] Par l’exemple des assignats sous la Révolution, on voit que l’auteur présumait un peu trop de la sagesse des populations une fois instruite.

[4] Un ministre en place, il y a quelques années, évaluait à douze cents le nombre des Mémoires sur l’administration, qui lui étaient annuellement adressés. (Note de l’édition originale).

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