Réflexions sur les avantages de la libre fabrication et de l’usage des toiles peintes en France

André Morellet, Réflexions sur les avantages de la libre fabrication et de l’usage des toiles peintes en France ; pour servir de réponse aux divers mémoires des fabricants de Paris, Lyon, Tours, Rouen, etc., sur cette matière (1758)


RÉFLEXIONS SUR LES AVANTAGES DE LA LIBRE FABRICATION ET DE L’USAGE DES TOILES PEINTES EN FRANCE

Pour servir de réponse aux divers mémoires des fabricants de Paris, Lyon, Tours, Rouen, etc., sur cette matière.

À Genève

Et se trouve à Paris, chez DAMONNEVILLE, Libraire, Quai des Augustins.

M. DCC. LVIII.  (1758)


AVERTISSEMENT.

On trouvera dans ce petit ouvrage des répétitions inutiles, des omissions considérables, et peut-être des négligences encore plus grandes ; on prie les lecteurs de pardonner ces défauts au peu de temps qu’on a eu pour écrire ces Réflexions et les rendre publiques : l’attente d’une décision prochaine ne nous a pas permis d’y donner la dernière main.



RÉFLEXIONS SUR LES AVANTAGES DE LA LIBRE FABRICATION ET DE L’USAGE DES TOILES PEINTES EN FRANCE

Pour servir de réponse aux divers mémoires des fabricants de Paris, Lyon, Tours, Rouen, etc., sur cette matière.



CHAPITRE PREMIER.

Introduction. 

La question que nous entreprenons de traiter s’agite aujourd’hui avec la plus grande chaleur ; tous les esprits en sont occupés. Le projet de permettre la libre fabrication et l’usage des toiles peintes trouve des contradicteurs et des approbateurs.

D’un côté on voit s’élever contre ce projet la plus grande partie des marchands ; les députés des principales manufactures du royaume sont accourus, ont répandu avec affectation une foule de mémoires, et ont fait retentir de leurs plaintes la ville, la Cour, et les bureaux des minières.

D’un autre côté, des citoyens qui ont réfléchi sur les principes du commerce, des magistrats qui en ont fait l’étude de toute leur vie, le cultivateur, le peuple, les bourgeois des villes, et les grands, enfin tous ceux qui ne fabriquent et ne vendent point d’étoffes de soie, de laine, ou de coton (c’est-à-dire laplus grande partie de la nation) désireraient de voir s’établir en France la fabrication et l’usage des toiles peintes.

Dans cette opposition de sentiments, nous ne dirons point que le vœu général de la nation, appuyé du suffrage de beaucoup de gens éclairés, mériterait plus de considération que les plaintes des marchands, et que ce principe seul devrait décider. Nous entrerons dans la discussion la plus exacte des raisons sur lesquelles est établie l’utilité du projet en question : nous résoudrons toutes les difficultés qu’on y oppose ; et pour juger avec plus de connaissance de cause, nous ferons cet examen d’après plusieurs mémoires importants qu’on nous a communiqués, et d’après une lecture réfléchie de tous ceux qu’ont fait paraître depuis un an, et dans ces derniers temps, les marchands et fabricants des principales villes du royaume.

Peut-être ce petit écrit sera-t-il la seule chose qu’on opposera à la foule des mémoires dont ils ont inondé Paris ; et il ne faut pas s’en étonner : il pouvait fort bien arriver que toute cette question ne fût débattue que d’un côté, au moins avec une certaine étendue. Les marchands forment des corps de communautés ; ces communautés sont souvent unies d’intérêt, comme dans l’affaire présente ; elles ont des représentants, des députés qui peuvent dans tous les temps s’unir pour soutenir la cause commune, défendre les droits qu’on leur a accordés, souvent au préjudice des autres ordres de citoyens, et en solliciter de nouveaux.

Mais si les intérêts de ces communautés sont opposés aux intérêts de la nation ; si les habitants de la campagne et le peuple se voient forcés par elles de se vêtir et de se nourrir plus chèrement ; si pour favoriser leurs entreprises on donne une atteinte marquée à la liberté civile dont nous jouissons sous un gouvernement doux et modéré : qui parlera pour ces citoyens, pour ces laboureurs, et pour ce peuple ? Le cultivateur ne sait pas qu’on agite une question qui le touche de très près ; le peuple se plaint de la cherté des subsistances ; mais ses plaintes n’arrivent pas jusqu’au ministère, parce que les uns et les autres n’ont point de députés qui puissent accourir à grands frais du fond de nos provinces, et défendre leurs intérêts lorsqu’ils sont attaqués ; ni personne qui par état présente leurs plaintes et fasse valoir leurs raisons.

C’est donc pour ne pas laisser sans défense le peuple, les cultivateurs, et la nation presque entière, dans l’instruction du procès qui pend au Conseil de commerce, qu’on hasarde ces réflexions. De quelque manière qu’elles soient reçues, on peut protester avec vérité, que le seul amour du bien public les a dictées : si elles ne produisaient pas l’effet qu’on en espère, on se flatte qu’elles seront peut-être utiles dans un autre temps, ou qu’elles serviront au moins à faire voir que les véritables intérêts de notre peuple et de notre commerce ont trouvé des défenseurs contre les intérêts des commerçants.

Cette opposition des intérêts du commerce à ceux des commerçants, est une espèce de paradoxe que j’avance à dessein, et que je dois prouver avant d’entrer en matière. Il est nécessaire pour la cause que je défends, de démontrer que cette opposition n’est souvent que trop réelle, afin qu’on ne donne pas trop de poids à l’unanimité des cris des marchands qui sont intervenus dans cette affaire, et qu’on n’imagine pas faussement que cette unanimité suffit pour décider la question en leur faveur.

Je remarquerai d’abord que si les intérêts des marchands n’étaient pas souvent opposés au bien général, il ne faudrait point d’autres tribunaux pour juger des grandes affaires du commerce, que les corps etcommunautés des grandes villes du royaume. Ainsi on aurait pu consulter les fabricants d’étoffes de laine, les seuls qui existassent dans le royaume avant l’introduction des étoffes de soie, pour apprendre si on devait élever une manufacture à Lyon ; on aurait consulté ceux de Lyon, pour apprendre si on devait permettre de fabriquer des étoffes de soie à Tours ; ceux de Tours et de Lyon, pour décider de l’établissement de la manufacture de Nîmes ; enfin les fabricants en soie et en laine, pour savoir s’il fallait laisser établir à Rouen les cotonnades et les siamoises.

Il est cependant très clair que si on eût pris cette route, nous n’aurions aujourd’hui ni étoffes de soie, ni étoffes de coton, etc., nos manufactures et notre commerce seraient encore dans le néant. La raison de cela est qu’il n’y a point de manufacture nouvelle qui n’éprouve des oppositions à son établissement de la part des anciennes. Le Bureau et le Conseil du commerce, formés de juges désintéressés qui cherchent le bien général et non le bien de certains corps et communautés, l’intérêt du commerce, et non l’intérêt des commerçants, ont donc été très sagement établis pour décider de cette partie de l’administration ; et l’utilité et la nécessité de leur travail sont entièrement fondés sur ce principe, que l’intérêt des marchands est très fréquemment opposé aux intérêts de la nation et du commerce en général.

Mais voici quelques réflexions qui ne laisseront aucun doute sur ce sujet.

L’intérêt d’un marchand en particulier est de vendre seul ou avec le moins de concurrents qu’il est possible ; l’intérêt d’une communauté de marchands est d’être la moins nombreuse qu’il est possible ; l’intérêt des communautés nombreuses est qu’il ne s’en élève point de nouvelles qui travaillent dans des genres semblables au leur ; et peut-être l’intérêt de toutes les communautés est-il qu’on n’en établisse point de nouvelles, même de genres différents, qui puissent attirer et partager avec elles l’argent des consommateurs.

Je demande si l’intérêt de la nation et du commerce en général, n’est pas au contraire qu’il y ait beaucoup de marchands, qu’il s’élève des manufactures nouvelles, que tous les genres d’industrie se multiplient, autant que leur multiplication et le séjour des ouvriers dans les grandes villes ne dussent point à l’agriculture.

L’intérêt des marchands de toutes les villes maritimes est qu’il n’y ait de ports libres que ceux de leurs villes.

Je demande si l’intérêt de l’État n’est pas au contraire que tous nos ports soient ouverts pour toutes les espèces de marchandises à exporter dans tous les temps et pour toutes les nations.

Si la moitié des commerçants abandonnait le commerce, le reste y trouverait ses intérêts.

Est-ce l’intérêt de la nation et du commerce en général, que la moitié des commerçants quitte le commerce ? Et pour sortir de l’exemple des marchands d’étoffes, l’intérêt de ceux qui vendent les blés, les denrées les plus nécessaires à la vie, n’est-il pas qu’ils soient en petit nombre, qu’ils aient peu de concurrents ? Est-ce l’intérêt de l’État ?

Voilà donc souvent en opposition les intérêts du commerce et les intérêts des commerçants : d’où il suit que les cris des marchands, leurs mémoires multipliés, et leur soulèvement général ne peuvent être d’aucun poids dans la question présente ; et que quand tous les marchands du royaume trouveraient leur intérêt à empêcher l’établissement des manufactures de toile peinte, il pourrait fort bien arriver que cet établissement fût lié avec l’intérêt du commerce en général.

Cependant, et je prie qu’on fasse attention à cette remarque, il ne faut pas croire que tous les marchands qui sont intervenus dans cette affaire y aient quelque intérêt ; plusieurs ne peuvent se dissimuler qu’ils n’y en ont d’aucune espèce. J’entends se plaindre amèrement et montrer la plus grande crainte du nouvel établissement, des gens à qui la prohibition ou la permission de fabriquer des toiles peintes, est tout à fait indifférente. Tels sont, par exemple, les six corps des marchands de Paris.

Ces messieurs voient dans cette permission la subversion totale de leurs manufactures, l’oisiveté, la dernière misère, l’émigration, la mendicité, et le brigandage de leurs ouvriers, la cause de leurs banqueroutes ; enfin ils sont dévorés de mortelles inquiétudes, dans l’attente de la décision de cette grande affaire : ils arrosent le pied du trône de leurs larmes, pour détourner un coup aussi funeste, etc. 

Sans doute qu’un intérêt bien pressant leur a dicté toute cette rhétorique : voyons donc celui qu’ils peuvent y avoir. Ces six corps sont les orfèvres, les épiciers-apothicaires, les pelletiers, les bonnetiers, les drapiers, et les merciers, auxquels on a joint les marchands de vin et les libraires.

La permission de porter des toiles peintes n’intéresse pas les orfèvres, ni je crois les épiciers et apothicaires ; elle n’intéresse pas davantage les bonnetiers, les pelletiers, et encore moins les marchands de vin et les libraires.

Les draps ne peuvent être remplacés par les toiles peintes ; et quant aux petites étoffes de laine que les drapiers vendent, ils rentrent à cet égard dans la classe des merciers, puisqu’ils ne les fabriquent point. Restent les merciers, qui vendent à la vérité les étoffes de toute espèce manufacturées dans le royaume : mais comme ils n’en fabriquent aucune, il leur est absolument égal qu’on consomme telle ou telle étoffe : ils seront toujours sûrs de fournir aux besoins des habitants de Paris ; et si ceux-ci s’habillent de toiles peintes, ils en vendront comme ils vendent la partie de soierie que les toiles remplaceraient. Le mercier y gagnerait même par un côté, puisque le commerce des toiles lui étant interdit aujourd’hui, le profit en demeure à des colporteurs et à des revendeuses à la toilette. Le véritable intérêt du marchand mercier est donc que le commerce des toiles peintes soit entièrement permis, ou qu’on en empêche absolument l’introduction et l’usage, et nous convenons avec lui de la nécessité de cette alternative ; mais le choix entre l’un ou l’autre parti lui est absolument indifférent.

Puis donc qu’il est de la plus grande évidence que les six corps des marchands sont absolument sans intérêt dans cette affaire, il faut bien conclure que leur requête et leurs plaintes sont mendiées, et l’effet de leur complaisance à se prêter aux mouvements de ceux qui ont cherché à échauffer les esprits, et à faire élever les voix de tous les côtés, pour en imposer au gouvernement par un prétendu cri public, et pour voiler leurs intérêts particuliers sous les apparences du bien général.

On peut appliquer cette même remarque aux mémoires des merciers-drapiers unis de la ville de Rouen, qui n’ont pas un beaucoup plus grand intérêt à la décision de cette affaire, puisque les drapiers continueront de vendre leurs draps quoi qu’il arrive, et les merciers pourront vendre de l’indienne si on en permet l’usage et la fabrication.

Mais, dira-t-on, si l’intérêt des six corps de marchands de Paris, si l’intérêt particulier des merciers-drapiers unis de la ville de Rouen ne se trouve pas lié avec l’opposition qu’ils font à l’établissement des manufactures de toiles peintes, il semble qu’il en faut conclure que ces Messieurs ne sont animés que par la vue du bien général.

La réponse est aisée. Si ces corps avaient été poussés par ce motif à présenter des mémoires multipliés, à envoyer des députés, etc., ce serait ce même motif qu’ils produiraient ; ils citeraient le bien du commerce en général, et ils feraient valoir le peu d’intérêt qu’ils ont à cette affaire pour appuyer leurs sollicitations : mais c’est ce qu’ils ne font point ; c’est le bien de leur commerce en particulier qu’ils prétendent défendre ; ils parlent de leurs ouvriers, de leurs familles, de leurs banqueroutes ; c’est eux-mêmes, c’est-à-dire les apothicaires, les orfèvres, les pelletiers, les merciers qui sont ruinés, si on accorde la libre fabrication. N’est-ce pas là vouloir donner le change et grossir mal à propos le prétendu tort des toiles peintes ?

Cela posé, on conçoit que les causes de ce soulèvement ne sont ni le motif de l’intérêt particulier pour toutes les communautés qui interviennent, ni le motif du bien général pour aucune ; mais c’est l’effet de l’alarme qu’on a répandue avec affectation, et d’une espèce de liaison qu’on a formée, et qui a eu le temps de s’établir pendant les délais qui ont retardé la décision de cette affaire.

Voilà les vraies causes de cette commotion, qui ne serait pas à beaucoup près si grande sans cela. Mais quelle qu’elle soit, on peut encore décider avec sagesse, et faire obéir avec fermeté.


CHAPITRE II.

La langueur du commerce en France faussement attribuée à l’usage des toiles.

Messieurs les fabricants de Paris, de Lyon, de Tours, etc., exposent très pathétiquement l’état malheureux de leurs manufactures. Les marchands de Paris nous représentent les bons citoyens effrayés, les riches négociants ruinés, les fabriques désertes, les ouvriers fuyant dans d’autres contrées, et le commerce abîmé pour jamais. Ceux de Tours vont jusqu’à donner année par année, depuis 1754 jusqu’en 1758, la diminution successive du nombre des moulins à soie, des métiers-battants, et des pièces fabriquées. Les fabricants de Lyon nous font une peinture aussi trisse de l’état de leurs fabriques.

Ce tableau sans doute est affligeant, et je suis sensible autant que personne à l’état fâcheux de mes concitoyens ; mais il ne faut pas que l’attendrissement que nous devons à leur malheur nous fasse prendre le change dans la question que nous traitons ; il faut examiner si la véritable cause de la décadence de notre commerce est l’usage des toiles peintes. Voici sur cela quelques réflexions.

1°. Notre commerce maritime a été fatigué dès 1755 par les Anglais. Depuis ce temps tout le monde sait que notre navigation marchande a beaucoup souffert, et est aujourd’hui presqu’entièrement interrompue. L’impossibilité d’approvisionner nos colonies à cause des dangers de la navigation, assez prouvés par la cherté des assurances qui sont de 50 à 55% ; le défaut d’exportation qui s’en est suivi joint aux pertes qu’on avait déjà faites : toutes ces causes ont sans doute amené la décadence de notre commerce.

2°. La guerre est en Allemagne depuis près de trois ans, et on sait que l’Allemagne est le grand débouché de nos étoffes de soie. L’époque de l’invasion de la Saxe nous a fermé la foire de Leipzig. Leipzig doit à Lyon, au temps où je parle, plus de trois millions ; et outre les dettes positives, si on compte tout ce qui s’est consommé de moins en étoffes de luxe dans un pays que la guerre ravage, on conviendra que c’est là encore une cause bien considérable de décadence dans notre commerce.

3°. Il faut ajouter à cette perte que font nos manufactures par le défaut d’exportations, celle qui résulte pour elles d’un défaut de consommation dans l’intérieur, et qui prend sa source dans des causes bien différentes de l’usage des toiles peintes. On sent bien que nos militaires, leurs femmes et leurs enfants n’occupent pas beaucoup nos ouvriers en soie. Cette économie s’étend par une liaison nécessaire, aux citoyens de tous les états ; la guerre emportant au-dehors une grande quantité d’espèces, fait resserrer celles qui sont au-dedans, rend tous les citoyens plus circonspects dans leurs dépenses, plus économes dans leurs habillements, etc., à quoi il faut ajouter l’augmentation des subsides et des charges de l’État, les emprunts, l’état des finances, etc.

4°. Toutes ces causes sont celles du moment : mais il y en a d’autres dont l’effet préparé depuis quelques années, devient plus sensible pour nous, et agit plus fortement dans les circonstances présentes. Les manufactures d’Espagne se sont considérablement augmentées. La mer est couverte de vaisseaux espagnols ; leurs ports sont ouverts à toutes les nations, et ceux de toutes les nations leur sont ouverts. Notre commerce diminue de tous ce qu’ils cessent d’acheter de nous, et de tout ce qu’ils fabriquent eux-mêmes. Depuis quelques années on a élevé des manufactures dans les pays héréditaires et on y interdit successivement l’entrée de nos étoffes, à mesure qu’on parvient à y en fabriquer de semblables. Peut-on nier que l’élévation de ces manufactures rivales des nôtres, ne leur soit infiniment nuisible ?

Je ne m’arrêterai pas à assigner plusieurs autres causes, qui ont dû influer à la longue sur l’état de notre commerce, et qu’on ne peut pas méconnaître : l’établissement et les privilèges exclusifs des communautés, la cherté des maîtrises, la longueur des apprentissages, l’industrie gênée en mille manières, presque tout le commerce arraché aux campagnes, où la main-d’œuvre pourrait être à meilleur marché, et rapproché ou même renfermé dans les grandes villes, etc., ou dans des cercles étroits formés par l’établissement des bureaux de marque, qui empêchent les manufacturiers de s’étendre loin des lieux où sont placés les bureaux, etc.

Toutes ces causes sont sans doute celles qui ont entraîné la décadence de notre commerce. C’est l’effet qu’elles ont produit dans tous les temps et chez toutes les nations ; n’est-il pas ridicule de vouloir nous les dissimuler, et d’entreprendre de nous faire croire que c’est l’usage des toiles peintes qui a fait tout le mal ?

Si le continent étant en pleine paix, la mer étant libre à nos vaisseaux, on voyait les travaux diminuer dans nos manufactures, et les marchandises demeurer invendues, on serait peut-être excusable d’attribuer cette diminution aux importations des étoffes étrangères, quoiqu’il y eût encore beaucoup d’autres causes à rechercher avant celle-là : mais faire sonner bien haut cette importation, qui est bornée par sa nature, qui est établie depuis plus de vingt ans, etc., et passer sous silence la guerre sur mer et sur terre, l’état des finances, le défaut d’exportations, etc., est-ce de l’ignorance ou de la mauvaise foi ?

Certainement l’usage de la toile peinte est très commun en France depuis vingt ans. Depuis cette époque, sans remonter plus haut, la contrebande s’en est faite constamment et par toutes les frontières du royaume : on a vu néanmoins pendant cette suite d’années le commerce en général, et en particulier celui des étoffes de soie, dans unétat très brillant ; et pour citer des faits plus voisins de nous, après la paix de 1748, la manufacture de Lyon en 1749, 1750, 1751, 1752, etc., a été plus florissante que jamais ; les fabriques de cotonnades et siamoises ont pris aussi de grands accroissements. Dira-t-on que l’usage des toiles peintes était interrompu pendant ce temps-là ? Il était au contraire plus étendu que jamais : c’est un fait qui a été sous les yeux de tout le monde. On ne saurait donc attribuer à l’usage des toiles peintes la décadence des étoffes nationales.

En un mot si ces toiles étaient la véritable et la principale cause du dépérissement de nos manufactures, on ne verrait pas d’un côté l’état de ces manufactures varier continuellement, et de l’autre l’usage de la toile peinte se soutenir toujours à peu près avec la même étendue de consommation.

Les marchands de Tours qui calculent avec tant de précision qu’en quatre ans de temps les moulins à soie ont été réduits de 100 à 25, et le nombre des pièces fabriquées de 9100 à 3940, oseraient-ils nous assurer qu’il s’est consommé en 1757 trois et quatre fois plus de toiles peintes qu’en 1754 ? Si la consommation en a été dans les derniers temps un peu plus considérable, il serait ridicule de prétendre qu’elle a augmenté dans cette proportion.

J’ajoute que s’il faut s’en prendre à l’usage de la toile peinte des maux que souffre le commerce, des banqueroutes qui arrivent, etc., sans doute que cet usage n’a nui, au moins très fortement, qu’aux manufactures dont les ouvrages peuvent être remplacés par les toiles, comme les étoffes de soie et celles de laine, les cotonnades et siamoises.

Or c’est ce qui n’est pas. Toutes les parties du commerce souffrent, et souffrent également. Les toiles peintes ne peuvent pas être substituées aux draps. On ne fait pas des bas, des rubans, des chemises de toile peinte ; cependant le commerce des draps, des bas, des rubans, des toiles, etc., est dans une situation aussi peu avantageuse. Les négociants en ce genre de marchandises font banqueroute comme les fabricants de Lyon et de Tours. Il faut donc chercher la cause de ces effets fâcheux ailleurs que dans l’usage de la toile peinte ; et c’est ce que je me proposais de prouver.


CHAPITRE III.

Impossibilité d’empêcher l’introduction et l’usage des toiles peintes.

Nous avons fait voir que la diminution de notre commerce ne saurait être attribuée avec quelque fondement à l’introduction et à l’usage des toiles peintes ; cependant il ne faut pas croire que cette vérité soit bien essentielle à la question que nous traitons. En effet il ne suffirait pas pour autoriser la prohibition, de constater que le port des toiles est un abus nuisible à nos manufactures : quand cet abus serait encore cent fois plus de mal, il faudrait qu’il fût possible de le corriger, sans quoi toutes les plaintes qu’on pourra faire seront inutiles. Or l’état des choses est tel, qu’on doit regarder comme impraticable dans l’exécution le projet d’empêcher en France l’introduction et l’usage des toiles peintes.

La chose est évidente tant pour l’introduction que pour l’usage, par l’inutilité des lois qu’on a déjà portées à ce sujet. Les marchands nous fournissent eux-mêmes cette preuve. Ceux de Paris rapportent les arrêts de 1716, 1717, 1721, 1726, 1730, 1736, 1748. Une autre pièce sur la même matière donne une liste de 71 arrêts, édits ou déclarations, contre l’introduction et l’usage des toiles peintes, imprimées, et de toutes étoffes étrangères. Or la multiplicité même de ces lois prouve qu’on n’a jamais pu les faire observer. Les préambules de chacun de ces arrêts rappellent l’inexécution des précédents. Qu’on nous dise pourquoi la loi qu’on propose de faire sera mieux observée que celles qu’on a déjà faites ? Pourquoi le soixante-douzième arrêt sera mieux exécuté que les autres ?Après tout nous vivons dans un État où communément les lois sont plus respectées, et surtout les lois pénales mieux exécutées. Il faut bien que ce mépris et cette inobservation viennent de causes particulières dont on ne peut pas empêcher l’action.

Pour l’introduction en particulier, je trouve ces causes dont on ne peut pas arrêter l’action, et j’en tire une preuve de l’impossibilité de mettre à exécution la loi prohibitive. Ces causes sont l’intérêt particulier, et l’amour du gain pour ceux qui violent la loi. Il y a beaucoup à gagner à tirer des toiles peintes de Genève et de Savoie, d’Angleterre et de Hollande, pour les introduire en France. Un laboureur qui gagne à peine douze sols par jour, est tenté continuellement de faire la contrebande, qui lui vaut six livres et plus. Peut-on se flatter qu’on empêchera constamment plusieurs milliers d’hommes de chercher leur intérêt particulier ?

Ajoutons que c’est une chose claire, et dont les fabricants eux-mêmes conviennent, qu’à moins qu’on n’empêche le port et usage des toiles, il sera impossible d’en empêcher l’introduction ; y eût-il cinquante mille commis de plus, on importera des toiles en France si elles s’y achètent : de là il suit qu’en prouvant, comme nous allons le faire tout à l’heure, l’impossibilité d’en empêcher l’usage, nous aurons démontré l’impossibilité d’en empêcher l’introduction.

Mais encore ne pourrait-on pas trouver des moyens pour empêcher cette introduction, plus efficaces que ceux qu’on a employés jusqu’ici ? Ne pourrait-on pas multiplier les commis et augmenter la sévérité des peines, ou au moins les exécuter à la dernière rigueur ? Je réponds :

La multiplication des commis est un moyen dont l’expérience démontre tous les jours l’inutilité ; on les a déjà multipliés si souvent ; il y en a une armée sur nos frontières dans tous les temps entretenue aux dépens du commerce même, puisqu’elle est payée par les Fermiers généraux, et la contrebande ne s’en fait pas moins. Le directeur d’un bureau sur la frontière attribue l’excessive contrebande qui se fait dans son département voisin des montagnes, à ce qu’il ne peut pas garder tous les postes, n’ayant de ce côté-là que trois cents hommes ; il prétend qu’il lui en faudrait douze cents, et qu’il ne peut pas se passer au moins de huit cents vingt-quatre, suivant un état qu’il a envoyé. Je crois que cet homme se trompe encore : avec ses huit cents vingt-quatre commis il n’empêcherait pas la contrebande, parce qu’il y aurait toujours beaucoup à gagner en la faisant, parce que sur mille contrevenants on n’en saisira pas dix, et que la punition de ceux qu’on saisira n’arrêtera pas les autres. Que faudra-t-il donc faire ? Employer la moitié de la nation à veiller sur l’autre : mais songe-t-on que ce remède serait pire que le mal ?

Reste donc qu’on augmente la sévérité des peines, ou qu’on les exécute avec plus de rigueur et d’exactitude.

Mais en vérité les hommes seront bien vils à nos yeux, si nous pouvons les voir avec indifférence perdre la vie et la liberté pour des fautes de cette espèce ? Nos hommes, selon une réflexion que je trouve dans l’Examen sur la prohibition des toiles peintes, nos hommes sont-ils donc faits pour être sacrifiés à nos manufactures ? Et ce que l’industrie a produit pour leur avantage et leur bien être, doit-il servir de prétexte à leur destruction ? Ne doit donc pas trouver étrange qu’un ordre de citoyens, d’ailleurs respectable, sollicite contre des Français les peines terribles des galères et de la mort, et cela pour des raisons d’intérêt ? Nos neveux pourront-ils croire que nous soyons effectivement une nation douce et aussi éclairée que nous nous vantons de l’être, lorsqu’ils liront qu’au milieu du XVIIIesiècle on pendait encore un homme en France, pour avoir acheté à Genève à 22 s. ce qu’il pouvait vendre 58 à Grenoble ?Pourront-ils croire qu’on ait présenté à des hommes, souvent dans l’indigence, une tentation aussi puissante que celle du gain, et qu’on les ait punis aussi sévèrement lorsqu’ils y succombaient ? Car cette tentation on la leur présente, puisque c’est la défense même qui augmente leur gain, le prix, et peut-être le goût des étoffes prohibées : de sorte que le profit augmente en même raison que la sévérité des peines.

Enfin il est si vrai que la multiplication des commis, et la sévérité, pour ne pas dire la cruauté des peines, ne sont d’aucune utilité pour l’objet qu’on se propose, qu’après toutes les précautions, après les exécutions des chambres de Valence de Saumur, et de Reims, faites avec le plus grand appareil, il n’y a l’année suivante ni moins de contrebandiers ni moins de contrebande faite, ni moins d’indienne et de perse dans le commerce.

Mais s’il est impossible d’empêcher l’introduction des toiles peintes, j’ajoute qu’il est également impossible d’en empêcher l’usage.

1° La loi qui les défendrait, pour produire cet effet, devrait être observée par les citoyens de tous les ordres et de tous les états ; pour cela, il faudrait l’exécuter vis-à-vis des gens riches et qualifiés avec la même sévérité que vis-à-vis du commun des citoyens et du peuple ; or c’est ce qui n’est pas praticable. On ne saisira point une duchesse dans son carrosse, ni l’épouse d’un Fermier général. Et quand on parviendrait à empêcher ces personnes de porter des robes peintes hors de leurs maisons, on ne pourra jamais les empêcher d’en avoir dans leur déshabillé, d’en meubler leurs appartements à la ville et à la campagne ; et je ne serais point étonné de voir les ministres délibérer sur la matière que je traite ici, dans un appartement meublé de Perse ou d’Angleterre : je défie les fabricants de trouver un remède à cela.

2°. Pour savoir si l’exécution de cette loi est praticable, même vis-à-vis du bourgeois et du peuple, on n’a qu’à consulter, non pas les fabricants, qui croiront possible tout ce que leur intérêt leur fait désirer, mais les personnes publiques chargées de l’administration de la police dans les grandes villes du royaume ; leur avis décidera cette question. On en a consulté plusieurs, dont le sentiment est que les voies par lesquelles on pourrait assurer l’exécution de cette loi, sont odieuses et impraticables.

3°. On convient que les peines sont nécessaires pour faire observer la défense en question. Or je remarque que, ou les peines seront légères, et elles n’arrêteront personne ; ou elles seront sévères, et alors elles seront cruelles et demeureront sans exécution. On aura beau raisonner sur cette matière, et prouver, s’il est possible, que le port des toiles peintes est un grand mal pour le commerce, on n’accoutumera jamais les citoyens à voir sans indignation un malheureux envoyé aux galères, ou une famille ruinée pour une pièce d’indienne. Les personnes mêmes chargées de décerner ces peines ne les prononceront qu’à regret, et feront souvent céder la rigueur de la loi au sentiment de commisération dont ils seront saisis : et formât-on un tribunal de fabricants, pour juger sans pitié les coupables, ces messieurs n’exerceraient pas leurs fonctions avec la sévérité qu’ils osent demander aux autres juges. Quand les peines ne sont pas proportionnées à la grandeur du délit, loin de faire respecter les lois, elles les font haïr ; ce qui est un grand mal, et ce qui les fait bientôt violer.

4°. Si on veut faire un peu d’attention aux principales causes du goût qu’on a pour les toiles peintes, on verra qu’elles sont de nature à ne pouvoir pas être vaincues par l’autorité des lois ; je n’en assignerai ici que deux, le bon marché, et l’empire de la mode.

Quant au bon marché, c’est une vérité constatée par l’expérience de toutes les nations, qu’il force toutes les barrières. On n’empêchera jamais de meubler les maisons de toiles peintes, si les toiles peintes sont à meilleur marché, toutes choses à peu près égales, que les étoffes nationales.

Pour l’empire de la mode, on sait combien il est puissant, surtout lorsqu’il est appuyé de l’exemple des grands. Cette mode prescrit d’avoir une robe de Perse ; les femmes de la Cour en ont, il faut bien que toutes en aient : et il n’y a point de femmes de ces fabricants qui crient si fort contre les toiles, chez qui on n’en trouvât plus d’un meuble et plus d’une robe.

Les fabricants de la ville de Paris sentent toute l’influence de cette cause sur le débit des toiles peintes ; il est bon de les entendre là-dessus. Un goût frivole et ridicule, disent-ils,qui a dégénéré en frénésie, en a prescrit l’usage(de la toile peinte) aux personnes de tout étage et de toute condition. On sait, ajoutent-ils agréablement, quel est l’empire de la mode ; accréditée par un sexe souvent trop sensible à ses agréments, elle exerce un pouvoir tyrannique auquel tout doit céder. 

Je remarque qu’il est bien étrange que des fabricants combattent la mode dont ils tirent les plus grands avantages, qui pique le goût des consommateurs, et qui donne la vie à leurs fabriques par la variété et l’abondance de ses productions. Est-ce à eux à la régler ? Leur unique affaire n’est-elle pas de s’y conformer ? Ne leur est-il pas égal que nos vêtements soient de bon ou de mauvais goût, pourvu qu’ils les fabriquent et qu’ils les vendent ? S’il nous plaisait de leur demander des étoffes bizarres et ridicules, d’y faire dessiner des diables et des flammes, comme sur les san-benitodes criminels, dans les processions des auto-da-fé, et qui sont d’assez mauvais goût, ne faudrait-il pas qu’ils nous en fissent faire ? Le commerce, dit Child, est autant fondé sur les fantaisies que sur les besoins. D’où il suit qu’il est ridicule à un commerçant de fronder les fantaisies.

Ajoutons que c’est une démarche peu raisonnable de la part des fabricants, d’implorer contre le goût des femmes le secours du gouvernement. Je leur conseille aussi de solliciter des arrêts du Conseil, qui ordonnent à nos dames de se vêtir des étoffes que les communautés assemblées auront jugées les plus jolies.

Voyons si les fabricants nous fourniront des moyens plus efficaces pour empêcher le port et l’usage des toiles peintes, que ceux qu’ils nous ont indiqués pour en empêcher l’introduction, et surtout si les moyens qu’ils proposent sont praticables.

Les marchands merciers-drapiers et corps unis de la ville de Rouen ont senti la difficulté de l’entreprise. Faut-il renouveler, disent-ils, les lois, pour apprendre au public à préférer les avantages de la patrie à ceux des étrangers ? Non :que prétendent-ils donc faire ? Ils espèrent que le public, pénétré de leurs raisons, quittera de lui-même cette mode. 

Je suis fâché de leur annoncer qu’ils seront trompés dans leur espérance. Que le port des toiles peintes soit ou non contraire au bien du commerce, c’est ce qui est parfaitement égal à la plus grande partie des hommes. C’est sans doute un grand mal qu’il y ait des gens qui préfèrent leur intérêt particulier au bien public ; mais c’est un mal qu’on n’empêchera jamais. Cela est ainsi sur toute la surface de la terre : on ne doit pas attendre des hommes plus de vertu qu’ils n’en ont.Le marchand le plus honnête travaille pour son intérêt particulier d’abord et de préférence au bien public ; et le fabriquant de Paris, de Tours, de Rouen, etc., est animé par ce motif tout aussi fortement que celui qui vend et qui emploie de l’indienne. Les lois doivent supposer les hommes ainsi faits, et attendre le bien général des efforts que les hommes font pour parvenir à leur bien particulier.

Dans d’autres mémoires, on propose de renouveler les lois et de les afficher tous les six mois.

Ce moyen n’est pas nouveau, comme nous l’avons vu plus haut : il n’y a point de loi qui ait été aussi souvent renouvelée que celles qui défendent l’introduction et le port des toiles peintes ; et il n’y en a point aussi qui ait été aussi mal exécutée. Si on affichait les ordonnances toutes les semaines, au lieu de les afficher tous les six mois, les toiles peintes ne s’en vendraient que mieux, parce que la loi n’en serait que plus méprisée, et qu’elle n’aurait d’autre effet que de fournir aux gens qui les vendent une raison de plus pour les faire payer plus cher. Cela est si vrai, qu’au bruit des mouvements qui se sont faits sur cette matière, les personnes qui ont des parties considérables de toile peinte, s’en sont réjouies, et ont désiré de voir renouveler les défenses, dans l’espérance que les toiles se vendront mieux.

Les fabricants de Tours sont plus décisifs et moins timides ; ils proposent d’autoriser les gardes-jurés de toutes les manufactures, à faire des visites, dresser des procès-verbaux de contravention non sujets à l’affirmation, ni à autres formalités; et poursuivre la confiscation et la condamnation à l’amende. Ils assurent au reste que l’intérêt de leurs manufactures sera un sûr garant de leur zèle. C’est à ces moyens que s’arrêtent aussi la plupart des autres mémoires.

Je remarque d’abord que ces Messieurs n’ont pas expliqué bien nettement s’il faut les autoriser à visiter chez les particuliers qui useraient de toiles peintes pour leurs meubles etleurs habillements dans l’intérieur des maisons ; ou s’ils ne pourront saisir et faire condamner à l’amende ces mêmes particuliers, que lorsqu’ils paraîtront en public avec des habillements de toile peinte ou d’étoffes étrangères ; ni s’ils feront leurs visites dans toutes les maisons, sans distinction de l’état et de la qualité des personnes ; ni s’ils étendront ces visites jusqu’aux palais des princes et aux lieux qu’on appelle exempts, à Versailles au château, chez les seigneurs de la Cour, etc. Cependant comme il est évident que si on n’en vient pas à toutes ces extrémités, il sera absolument impossible d’empêcher les entrepôts et la consommation, il faut supposer que le projet de ces Messieurs est effectivement d’obtenir la liberté d’user de toutes ces voies, pour empêcher qu’on ne porte d’autres étoffes que les leurs.

Ce projet est si étrange, qu’il ne vaut pas la peine d’être réfuté sérieusement. On sent bien que quant aux visites dans les maisons des grands, ou à la saisie des robes de toile peinte, portées par des personnes d’un certain état, il est ridicule et impraticable. On ne peut pas même citer à cet égard l’expérience de la police qui a été en vigueur, disent les marchands, pendant quarante années ; car les ordonnances n’ont jamais été exécutées, et cela même avant l’époque du relâchement. On n’a jamais saisi les robes portées par les personnes d’un certain état ; encore moins a-t-on fait des visites et des saisies dans leurs maisons. Resterait donc qu’on le restreignît au commun des citoyens, aux bourgeois, aux artisans, et au reste du peuple. Mais d’abord cette distinction serait odieuse, et ne doit point avoir lieu dans un État policé : de plus, cette distinction rendrait les précautions des marchands tout à fait inutiles, puisque les grands et les gens aisés continuant de faire usage des toiles peintes, continueraient aussi de causer dans leurs manufactures le vide dont ils se plaignent. Enfin les citoyens qui demeureraient soumis à ces visites et à ces saisies, seraient dans une servitude réelle et dans la dépendance du premier garde-juré à qui il prendrait fantaisie d’aller visiter les endroits les plus secrets de sa maison ; c’est-à-dire qu’on sacrifierait une portion précieuse de la liberté civile de la plus grande partie de la nation, à l’envie d’avoir un peu plus de métiers en soie et un peu moins de métiers à faire de la toile. Cette liberté civile, la libre et la tranquille possession de ce qu’on appelle le chez soiy est respectée dans les gouvernements les plus durs ; et ces Messieurs voudraient qu’en France, en leur faveur et pour de si petits intérêts, on y donnât une atteinte aussi marquée. Cette liberté civile souffrirait même de la saisie des habillements portés en public par les gens du peuple : les commis des Fermes aux portes dans les provinces éloignées, se permettaient il y a quinze ans ces excès. Mais il est monstrueux de citer ces traits comme fournissant des modèles à suivre. On a senti les inconvénients sans nombre qui suivaient de ces violences, et on les leur a interdites. Si ces inconvénients paraissent de peu de conséquence aux fabricants, ils sont les seuls qui pensent de la sorte.

Ainsi donc d’un côté on ne peut pas permettre aux fabricants de faire des visites dans l’intérieur des maisons, ni de saisir en public les habillements de toile peinte, lorsqu’ils seront portés par des personnes d’un certain état, etc., et de l’autre, ces Messieurs conviennent, et c’est une chose claire, que sans toutes ces violences on ne peut pas faire exécuter la loi prohibitive. Il en faut donc conclure que dans l’état présent des choses, il est impossible d’empêcher en France l’usage et par conséquent l’introduction des toiles peintes.

En réduisant même à une simple amende les moyens d’empêcher l’usage des toiles, il me semble 1°. que ce serait toujours une atteinte au droit naturel que chacun doit avoir de se vêtir à sa fantaisie et au meilleur marché possible, droit qu’on ne peut ôter aux citoyens sans de fortes raisons.2°. Cette amende serait toujours évitée par les grands, et la loi serait injuste. 3°. La loi serait inutile par cette même raison, puisqu’elle n’empêcherait pas l’usage des toiles qui nuit le plus à nos manufactures, c’est-à-dire celui qu’en font les gens riches. 4°. Cette amende ne peut être imposée sans constater le délit. Or les moyens de le constater sont très difficiles à mettre à exécution : il faut en croire un commis, un huissier, ou un délateur sur leur parole, ou faire des visites, etc., etc., et toutes ces voies sont sujettes à beaucoup d’inconvénients que tout le monde sent.

Ajoutons, enfin, que sans discuter avec beaucoup de soin ce qu’on pourrait absolument faire pour empêcher l’usage des toiles peintes, il suffit d’examiner ce qu’on fera ; car quoi qu’il en soit de la possibilité de mettre la loi à exécution, s’il est bien certain qu’on ne l’exécutera pas, on doit se conduire d’après ce principe, comme s’il était impossible de l’exécuter. Or il est certain que la loi ne s’exécutera pas ; tout le monde le sait, les fabricants le savent eux-mêmes : la question se réduit donc toujours à savoir si la loi prohibitive n’étant point exécutée, et les étrangers continuant de verser chez nous leurs toiles peintes, il ne serait pas mieux d’en fabriquer et d’en peindre nous-mêmes.

La question étant ramenée à ce point, il nous semble, sans entrer dans de grands détails, que dans l’impossibilité d’empêcher la contrebande, il est contre l’intérêt de l’État de laisser sortir du royaume tout l’argent que les étrangers tirent de nous pour les toiles qu’ils nous fournissent ; qu’il ne nous est pas avantageux de leur laisser le profit d’une main-d’œuvre que nous pourrions gagner nous-mêmes, puisqu’en fabriquant ces toiles en France, le vide qu’elles peuvent causer dans nos manufactures est rempli par nous-mêmes ; au lieu qu’en les recevant des étrangers, le même vide existant est rempli par eux. Dans ce dernier cas, l’introduction et l’usage des toiles peintes est en pure perte pour nous, et en gain pour nos rivaux dans le commerce. Ils y gagnent la fabrication et la façon de l’imprimerie pour la partie des toiles qu’ils versent chez nous, et qu’ils ont fabriquées chez eux ; le fret, la revente et la façon de l’imprimerie, pour celles qu’ils tirent immédiatement des Indes ; et au moins la façon de l’imprimerie pour celles qu’ils achètent, à la vérité en très petite quantité, de notre Compagnie des Indes.

On sent que tout ce commerce est en pure perte pour nous, et que nous payons aux étrangers un tribut odieux dont il est très intéressant de nous affranchir.

Nous nous sommes un peu arrêtés sur cette impossibilité, parce que c’est un point très essentiel dans la question générale que nous traitons. On peut difficilement nier qu’il vaut mieux fabriquer des toiles peintes en France, que de continuer à les recevoir des étrangers. Les fabricants ont senti cette vérité, quoique aucun d’eux n’en faite l’aveu ; et c’est pour cela qu’ils ont tous fait leur capital de prouver que si on n’a point remédié jusqu’ici à la contrebande de la toile peinte, ce n’est pas par l’impossibilité d’y réussir, mais parce qu’on n’en a pas eu la volonté.

On peut voir par ce que nous avons dit, combien leur prétention est fausse : mais si elle est bien fondée, il faut les arrêter là, et leur demander le secret qu’ils ont pour parvenir à empêcher tout à fait l’introduction et l’usage des toiles peintes. Il est essentiel de ne point passer outre qu’on ne soit d’accord avec eux sur cet article.

Or c’est à quoi on ne parviendra pas ; car il n’y a point d’homme d’État qui voulût adopter les moyens que ces Messieurs proposent ; moyens si contraires à la douceur de notre gouvernement, qu’heureusement ils deviennent impossibles dans l’exécution ; impossibilité qui est une raison décisive de permettre la libre fabrication.


CHAPITRE IV.

On peut fabriquer en France des toiles peintes.

Les fabricants qui ont déclamé dans tant de mémoires contre le projet de permettre en France la fabrication et l’impression des toiles de coton, nient absolument la possibilité de cette fabrication.

On convient que la question ne roule que sur la possibilité de filer et de tirer le coton, parce que quoique ces Messieurs nient qu’on fabrique des toiles chez nos voisins, ils ne sauraient nier qu’on les y imprime. D’ailleurs ils avouent eux-mêmes, et c’est ce dont se plaignent amèrement les syndics de la Chambre du commerce de Normandie, que des entrepreneurs répandent celles qu’ils ont imprimées, et qu’ils en impriment de toutes les sortes. À la vérité quelques-uns d’entre eux soutiennent que nous ne pourrons jamais les imprimer aussi parfaitement que les Indiens.

Dans les réflexions sur la situation des principales manufactures de France, et particulièrement de celle de Tours, on cite un long passage d’un auteur moderne qui parle des couleurs des Chinois, et qui ne prouve rien contre les nôtres. On assure que nous n’avons en France ni herbes ni fleurs dont les sucs naturels portent avec eux la beauté des couleurs et l’action du mordant. Question de chimie et de botanique, que les marchands de Tours décident avec autorité.

Les marchands merciers-drapiers et corps unis de la ville de Rouen nous disent que chaque nation a ses talents et ses propriétés naturelles, que le temps ni l’industrie des hommes ne pourra jamais leur enlever, et que c’est ainsi que l’Inde a toujours eu la supériorité sur les autres nations pour ses toiles… pour la vivacité des couleurs, etc. 

Que nous puissions ou non imprimer avec le dernier degré de perfection et de solidité que les Indiens donnent à leurs couleurs, c’est une chose tout à fait indifférente à la question générale que nous traitons dans cet ouvrage. On se propose par l’établissement des manufactures de toiles peintes d’habiller le peuple à bon marché, de gagner sur les toiles au moins la main-d’œuvre de l’impression que nous payons aux étrangers, d’exclure la plus grande partie de celles dont nous sommes inondés par eux, mais principalement celles que versent chez nous les Anglais, les Hollandais, les Suisses, etc.

Or pour tous ces objets il n’est pas nécessaire que nous parvenions à une impression aussi parfaite que celle dont on nous oppose ici la supériorité. Si cette supériorité est réelle, ce n’est que pour les toiles de la première qualité ; et il nous suffirait que nos toiles fussent imprimées aussi bien que les toiles communes des Indes. Il nous suffira d’imprimer comme les Anglais, les Hollandais, etc., puisque cela posé, nous habillerons le peuple, nous gagnerons la main-d’œuvre de l’impression, etc. Or on doit être bien persuadé qu’aussitôt que ce genre d’industrie sera permis chez nous, nous le cultiverons au moins avec autant de succès que les Allemands et les Suisses ; et pour les Indiens, on n’a qu’à encourager et récompenser parmi nous les chimistes qui emploieront leurs soins à perfectionner la teinture, cet art si utile au commerce, et on verra que nous pourrons le disputer bientôt aux autres nations, et même l’emporter sur elles, leur enlever leurs talents et leurs propriétés naturelles. Des expériences sans nombre nous assurent déjà du succès. Les Hollandais qui achetaient autrefois une grande quantité de coton filé rouge dans les Échelles, savent s’en passer aujourd’hui ; ils ont trouvé à Leyde le secret de le teindre aussi bien et à aussi bon marché qu’en Turquie ; et nous-mêmes depuis sept ou huit ans, nous teignons à Darnetal près de Rouen, le coton en aussi aussi beau rouge que celui de Larissa et d’Andrinople. La même chose arrivera partout où on laissera à l’industrie toute son activité. On fabrique au faubourg Saint-Antoine des toiles peintes qui réunissent la vivacité, la beauté et la solidité des couleurs. Une manufacture élevée à Marseille en 1747 a fourni des toiles dont les couleurs sont belles et solides. Plusieurs autres ont travaillé avec le même succès. Les entrepreneurs des nouvelles manufactures s’engageront si cela était nécessaire, à avoir des ouvriers étrangers.

Nous devons encore ajouter que la beauté et le goût de nos desseins pourrait balancer dans nos toiles les avantages que celles des Indes auraient à d’autres égards.

Enfin on prie ces Messieurs de nous bien expliquer pourquoi nous ne pourrions pas aussi bien que les paysans des montagnes de Suisse, enlever aux Indiens leurs talents et leurs propriétés naturelles. 

Il ne nous sera pas plus difficile d’atteindre à la perfection dans la filature et la fabrication des toiles de coton, quoi qu’en disent les marchands. Pour la filature, des essais faits par le feu Curé de Saint-Sulpice, par M. Jore à Rouen, par M. Flachat à Saint-Chaumont, où il a fait venir des Levantins, en Dauphiné, au Puy en Velay, et dans d’autres endroits du royaume, et les succès qu’ont eus en ce genre les étrangers nos voisins, ne laissent aucun doute sur cela. Ces faits sont connus : MM. les marchands auraient dû les nier ou les expliquer ; ils ne font ni l’un, ni l’autre.

Mais voici la partie importante de la question que nous traitons : est-il possible de filer en France le coton, et d’en fabriquer des toiles propres à l’impression, qui puissent soutenir la concurrence de celles des étrangers ?

Cette condition, que les toiles fabriquées en France puissent soutenir la concurrence des toiles étrangères, est importante et nécessaire ; car on ne peut pas nier que nous ne puissions absolument et sans égard à la dépense, fabriquer de très belles toiles de coton. Il n’y a point de toiles dessinées à l’impression, qui ne soit pour la finesse fort au-dessous des mousselines qu’on fabrique en différents pays de l’Europe, et que nous fabriquons à Saint-Quentin, etc. Mais pouvons-nous à égale qualité établir ces toiles au même prix que celles des étrangers ? Voilà ce que nient les fabricants, et ce qu’on peut prouver par de bonnes raisons.

Nos toiles seraient obligées de soutenir la concurrence de deux espèces de toiles étrangères ; celles d’Europe, et celles de l’Inde.

Quant à celles d’Europe, leur concurrence ne saurait faire tort à celles que nous fabriquerons. Nous avons à aussi bon marché qu’aucune nation de l’Europe, la matière première, les cotons que nous retirons du Levant en retour de nos draps, ceux de nos colonies, et ceux de l’Inde. La main-d’œuvre est chez nous à meilleur marché que dans la plupart des pays qui sont nos rivaux dans le commerce : et si nous voulons éloigner les manufactures des grandes villes, les établir dans les provinces les plus éloignées de la capitale, et les répandre dans les campagnes, la sobriété et l’activité de notre nation nous donneront un avantage considérable du côté de la main-d’œuvre sur quelque nation de l’Europe que ce soit. Ce sont là des vérités reconnues, et que l’exemple de toutes nos autres manufactures met sous les yeux de la manière la plus évidente. Pourquoi notre main-d’œuvre soutiendrait-elle moins la concurrence avec les étrangers pour les ouvrages en coton, que pour toute autre espèce d’ouvrage ?

Reste donc à examiner si nos toiles soutiendront la concurrence de celles de l’Inde, c’est à-dire si nous pourrons en fabriquer chez nous au prix auquel celles des Indes reviennent rendues en Europe, car il n’est pas question de ce qu’elles coûtent dans l’Inde.

1°. Pour fabriquer une toile en trois quarts d’aulne de largeur, de seize aulnes de longueur, qualité des garas, il faut 4 livres de coton sur le pied de 200 liv. le quintal année commune     8 l.

Pour la filature                                            4 l.

Pour la fabrication de la toile            4 l. 10 s.

Pour le blanchissage                                   1 l. 10 s.

En blanc, la pièce de 16 aulnes         18 l.

L’aulne                                        1 l. 2 s.

On en a fabriqué au Puy en Velay en 7/8 de large par 14 aulnes de longueur, qui n’ont coûté la pièce que 12. liv. 10 s., c’est-à-dire l’aulne environ 18 sols.

Si on ajoute au prix de la toile blanche les frais d’impression, teinture et drogues sur le pied de 6 liv., on trouvera qu’une toile teinte en France en une, deux et trois couleurs, dans les qualités communes, et telle que la plus grande quantité de celles qui se consomment en France, reviendraient environ à 31 s. l’aulne pour les garas, et à 26 s. pour les toiles en 7/8, fabriquées au Puy. Il n’y a point de toile étrangère des plus basses qualités qui puisse soutenir cette concurrence.

Voilà pour les toiles communes. Quant aux toiles fines, on a fabriqué à Lyon de la mousseline façon de Zurich, revenant à 46 l. 2 s. la pièce de 16 aulnes, et l’aulne à 57 s. Les mousselines des Indes de pareille qualité ne se vendent point à meilleur marché. On fabrique aussi de la mousseline à Saint-Quentin, que les Anglais achètent ; preuve évidente que cette fabrique soutient la concurrence de l’Inde.

Si on ajoute à cela que la première pièce qu’on fabrique est nécessairement plus chère que les autres, et que cette fabrication une fois établie nous parviendrons bientôt à y mettre plus d’économie, on conviendra qu’il est plus que probable que nous travaillerons des toiles avec succès en concurrence avec les étrangers.

Cette économie pourra se faire sur la matière première, et sur la main-d’œuvre. Sur la matière première, si nous encourageons la culture du coton dans nos colonies, et particulièrement à la Louisiane, et si nous exemptons le coton en laine de tous droits ; et sur la main-d’œuvre, si la filature du coton et la fabrication des toiles sont placées placées dans les campagnes et loin des grandes villes.

À ces calculs, les marchands merciers-drapiers de la ville de Rouen en opposent d’autres que je ne saurais vérifier, et dont il résulte que les garas ne peuvent se fabriquer en France à moins de 44 s. tandis que ceux de l’Inde valent, année commune et en blanc, 26 à 27 s. l’aune ; que les guinées ne peuvent nous revenir à moins de 56 s. tandis que celles de l’Inde se vendent 40 à 42 s. ; et enfin que les baffetas nous reviendraient à 3 liv. 13 s. fabriqués en France, quoique la Compagnie ne les vende que 3 liv. à 3 liv. 2 s. On sera sans doute étonné de la différence de ces résultats, et on pourra penser que les uns ou les autres de ces calculs sont faux. Nous nous croyons cependant assurés de l’exactitude des nôtres ; non seulement les personnes qui nous les ont fournis s’engageront à fabriquer au prix marqué, la quantité de toiles qu’on leur demandera (ce qui seul garantirait la vérité de leur exposé) ; mais elles en ont présentées de fabriquées à ce prix. Comment donc concilier ensemble des prétentions si contradictoires ? Je pourrais remarquer d’abord que les merciers-drapiers font entrer dans leurs calculs des droits sur les cotons, qu’on pourrait supprimer absolument, outre certains frais qui paraissent un peu enflés. Mais voici, je crois, le nœud de la difficulté. Messieurs les marchands de Rouen ont calculé les articles qu’ils portent en dépense, relativement au prix de la main-d’œuvre dans la ville de Rouen, qui est beaucoup plus chère que dans les endroits où ont été faites les expériences que nous rapportons.

Par exemple, ils comptent la filature 8 liv. au lieu que je la mets dans mon calcul sur le pied de 4 liv. seulement ; et ils font monter la fabrication de la toile à 7 liv. 5 s. au lieu que je ne la porte qu’à 4 liv. 10 s. Voilà une prodigieuse différence, et la raison en est sensible. Sans doute qu’en faisant filer le coton et fabriquer les toiles dans une grande ville, comme Rouen, où les loyers, la nourriture, et les habillements sont chers ; par des passementiers qui ont payé une maîtrise, des apprentissages, des droits de toutes les couleurs ; sans doute, dis-je, qu’on payera 3 liv. pour la filature et 7 liv. 5 s. pour la fabrication. Mais les entrepreneurs qui élèveront des manufactures de toile de coton ne sont point passementiers de Rouen, et ne s’établiront ni à Lyon, ni à Paris, ni à Tours, ni dans les lieux où la main-d’œuvre est aussi chère. On leur filera et on leur fabriquera leurs toiles dans les campagnes et loin des grandes villes, dans les provinces éloignées où les denrées nécessaires à la vie sont à beaucoup meilleur marché. Ainsi tous les calculs fondés sur les prix de Rouen, et ces prétendues démonstrations, ne détruisent point ce que j’ai établi et ne prouvent point l’impossibilité de fabriquer en France des toiles peintes, concurremment avec les Indiens mêmes.

En second lieu, quoi qu’il en soit de ces calculs si opposés, nous avons pour décider cette question, des faits constants qui ne peuvent être équivoques, et d’après lesquels il faudrait accuser les calculs d’erreur, si les calculs étaient contraires à ces faits.

On fabrique des toiles de coton en Suisse, et on les y imprime ; on fait plus, on y fabrique des mousselines : on en fabrique en divers endroits de l’Allemagne, on en fabrique en Hollande, on en fabrique en Angleterre, on en fabrique en Alsace, qu’on vend à Strasbourg 25 et 30 s. l’aulne. À Rennes, à Rouen même, où la main-d’œuvre est assurément plus chère que dans la plus grande partie de nos provinces, on a imité les toiles des Indes propres au commerce de Guinée. Sans doute que toutes ces fabriques soutiennent la concurrence des toiles des Indes, autrement elles ne pourraient subsister ; pourquoi donc celles des toiles propres à l’impression ne la soutiendraient-elles pas de même ? Qu’on en donne une bonne raison une fois pour toutes.

Serait-ce défaut d’industrie ? Nous en avons autant et plus qu’aucune nation ; il ne s’agit que de ne pas l’enchaîner.

Serait-ce défaut d’activité ? Il n’y a aucun peuple dans l’Europe qui travaille autant d’heures dans un jour, que nos artisans.

Serait-ce défaut de matière première ? Nous en avons dans nos colonies, et nous pouvons la tirer de l’Inde et du Levant à aussi bon compte que les autres Européens.

Serait-ce cherté de la main-d’œuvre ? Elle est à meilleur marché chez nous qu’en Angleterre et en Hollande ; et quant à l’Allemagne et la Suisse, si nous voulons renvoyer les manufactures à la campagne, et surtout loin des grandes villes, nous travaillerons au moins à aussi bon marché que les Suisses et les Allemands.

Quelle obstination monstrueuse nous fait donc négliger tous ces avantages, pour les abandonner à nos rivaux et à nos ennemis ?

Cet exemple de nos voisins embarrasse étrangement Messieurs les marchands ; ils n’oublient rien pour détruire la preuve qui en résulte contre leurs prétentions, et en faveur de la libre fabrication.

Je lis dans le mémoire des merciers-drapiers et corps unis de la ville de Rouen, ces mots remarquables : On prétend qu’ensuite on fabrique de ces toiles; c’est comme si je disais, on prétend qu’on fabrique de la siamoise à Rouen, et des étoffes en soie à Lyon. Il faut être bien dénué de preuves solides, pour être réduit à révoquer en doute des faits que toute l’Europe a sous les yeux. Mais, continuent ces Messieurs, elles se fabriquent dans les hôpitaux et autres lieux de force, dont ils ne payent aucune main-d’œuvre. 1°. Ce fait est absolument faux pour la plus grande partie de ces toiles, qui se filent et se fabriquent dans les campagnes. 2°. Il est bien indifférent à la question que nous traitons : car ces hôpitaux et ces maisons de force subsistent sans doute de leur travail : assurément les personnes qui sont à la tête de ces administrations, ne feraient pas continuer des travaux qui seraient en pure perte pour ces maisons. Or qu’on paye la main-d’œuvre immédiatement aux gens qui travaillent, ou que le prix de leur travail serve à l’entretien de la maison dans laquelle ils sont nourris et vêtus, c’est une seule et même chose. Il faut bien que ces petites républiques où les revenus publics sont administrés avec la plus grande économie, trouvent leur compte à faire fabriquer des toiles et à nous les vendre, de quelque façon et par quelques moyens qu’elles soient fabriquées, puisqu’elles continuent à en fabriquer et à en vendre.

3°. Voilà une plaisante difficulté à opposer, comme si nous n’avions pas, aussi bien que les Suisses, des hôpitaux, des maisons de force, des pauvres à nourrir, des gens oisifs et manquant d’occupation. Ces Messieurs ont d’autant plus mauvaise grâce de nous faire cette objection, que si on leur proposait de faire travailler ces toiles dans les hôpitaux, dans les communautés de filles, etc., où la main-d’œuvre serait à aussi bon marché sans doute qu’en Suisse, ils crieraient que tout est perdu ; que les ouvriers qui ont famille ne pourront jamais se soutenir contre des travailleurs célibataires, sobres, et réglés. Mais quoique ce fût sans doute un parti fort sage, on n’en est pas encore là ; on ne demande que des ouvriers libres comme eux, mariés s’ils le veulent, et on se charge encore de travailler les toiles à aussi bon marché que les Suisses, et par conséquent de soutenir la concurrence des toiles des Indes, puisque les Suisses la soutiennent.

4°. Suivons ces Messieurs : La majeure partie de leurs impressions (des Suisses),se fait sur toiles des Indes.

Je réponds 1°. que si l’on veut des certificats bien authentiques du contraire, et qu’on fasse dépendre la décision de la question générale, de l’examen de ce point, on se chargera de les fournir avant un mois d’ici.

2°. Il est très facile de démontrer que les Suisses ne trouveraient pas leur compte à acheter des toiles de coton des Indes, pour les imprimer chez eux, au moins s’il est question des toiles de qualités communes ; et j’en donnerais volontiers le calcul, si cela était nécessaire.

Enfin si les Suisses ne fabriquent pas de toiles propres à l’impression, qu’on nous apprenne donc ce qu’ils font des cotons qu’ils achètent à Venise et à Marseille.

Mais pour ne laisser aucun doute sur cette matière, je présenterai ici un petit détail que je tiens d’un homme instruit qui a suivi ce commerce avec quelque attention ; détail que je me suis fait confirmer par plusieurs personnes dignes de foi.

FAITS.

Le filage des cotons et la fabrication des toiles se fait pour la majeure partie par les paysans à la campagne.

Ils font des garas par quatorze aulnes, depuis 14 à 24 liv. argent de France.

Des guinées par vingt-huit aulnes, depuis 35 à 50 liv. Ce sont ces toiles qu’ils impriment et dont ils font leurs indiennes communes, leurs calencas, mi-calencas.

Dans le genre des mousselines, ils fabriquent des mallemolles, des casses, des doréas rayés et à quadrille.

Des thérindins très beaux par seize aulnes, jusqu’à 200 liv. la pièce.

Des quadrilles, des rayés, des mille raies, des burinés, des mousselines brochées à jour.

Des mouchoirs de toute espèce. On ne parle point de leurs étoffes de soie crue et cuite, mi-soie, etc., variées à l’infini.

Dans les commencements de l’établissement de l’impression des toiles, ils en tiraient une partie des compagnies d’Angleterre, d’Hollande, et même de France ; mais quand leur imprimerie s’est accrue, ils ont fait fabriquer toutes les sortes de toile, et se passent presque entièrement de l’étranger. Ils tirent les cotons du Levant par Marseille et par Venise. Ils en tiraient autrefois de nous par Marseille en plus grande quantité ; mais la république de Venise ayant supprimé des droits de péage et de transitqui subsistent chez nous, les Vénitiens leur en fournissent beaucoup plus que nous.

Enfin pour achever de démontrer la possibilité de fabriquer en France des toiles peintes, en concurrence avec les étrangers, nous nous appuierons du suffrage de l’auteur éclairé de l’Examen sur la prohibition des toiles peintes, qui quoique d’un sentiment contraire au nôtre sur la question générale de la prohibition, convient qu’il est possible de filer le coton en France, et d’y fabriquer des toiles qui soutiennent la concurrence de celles des Indes. Cette autorité ne saurait être suspecte dans la question présente.

Dans quelques mémoires, on se retranche à dire que nous ne pouvons pas réussir à cette fabrication, parce que, disent les gardes des merciers de la ville de Rouen, nous sommes entourés de nations qui nous ont prévenus, et nous ne pouvons pas les atteindre.

Mais n’est-ce pas là fermer la porte à toute émulation, à tout nouveau genre de commerce et d’industrie ? Les Indiens fabriquaient des toiles avant les peuples de l’Europe ; et parmi ceux-ci, les Suisses en établissant leurs manufactures, avaient à lutter contre beaucoup d’autres établies avant les leurs. Si les étrangers avaient pensé de la sorte, ils n’auraient point entrepris d’imiter nos toiles et nos étoffes de soie, à quoi ils n’ont que trop réussi. Leurs succès en ce genre peuvent nous répondre des nôtres, quand nous voudrons leur disputer la fabrication et l’impression des toiles.

L’auteur de l’Examen sur la prohibition des toiles peintes, etc., en convenant qu’il est possible de fabriquer des toiles en France en concurrence avec les étrangers, dit qu’il faut attendre que ces établissements soient formés, et qu’avant cela il ne serait pas prudent de nous conduire comme si nous étions arrivés au but. 

Cette objection est spécieuse : mais si l’on considère d’un autre côté que pour fabriquer des toiles il faut qu’on puisse les vendre ; que cette fabrication ne peut prendre chez nous un certain point de perfection, ni se faire avec l’économie nécessaire, qu’il n’y ait une consommation suivie ; qu’on ne peut pas fabriquer des toiles de coton, et les mettre en réserve pour les imprimer et les vendre dans dix ans ; en avouant que la fabrication est utile et possible, on sera forcé de convenir qu’il faut établir la consommation en même temps que la fabrication.


CHAPITRE V.

Du tort que la libre fabrication et l’usage des toiles peuvent faire à nos manufactures.

On doit se souvenir de la différence que nous avons mise en commençant, entre l’intérêt des marchands d’une part, et l’intérêt du commerce en général, et le bien de la nation. Cette distinction que nous avons solidement établie, nous fournit ici une réflexion préliminaire ; c’est que quand tous les marchands prouveraient avec évidence que l’établissement des manufactures de toiles peintes fera tort à leurs fabriques, ils ne prouveraient rien, parce qu’il pourrait se faire que la libre fabrication des toiles peintes ne nuisant pas au commerce en général, et lui étant même très utile, tous les fabricants d’autres étoffes actuellement établis, y perdissent chacun quelque chose. La libre fabrication et la consommation des velours a certainement nui aux fabricants en drap ; mais les manufacturiers en velours, qui sont sujets du même prince et citoyens du même royaume, ont gagné plus que ceux-ci n’ont perdu, et le royaume a gagné avec eux, parce que nous n’avons plus acheté les velours de l’étranger, parce que nous en avons exporté, parce que nous avons eu un nouveau genre d’industrie, etc. L’État n’est pas marchand de velours ou marchand de drap ; il tient magasin : or le magasin le plus complètement assorti est celui qui attire le plus d’acheteurs, et qui recueille plus abondamment les profitsdu commerce. L’application de ce principe à la question présente est toute faite.

Il n’est pas possible de comparer ensemble avec beaucoup d’exactitude et de précision la diminution de travail que causera dans les manufactures déjà établies, la fabrication et l’usage des toiles peintes, et le dédommagement que cette fabrication et cet usage pourront procurer au royaume. Ces calculs politiques sont trop difficiles à suivre. Mais on n’a pas besoin de l’extrême précision ; en cette matière, des vues générales suffisent.

Cependant nous allons examiner avec quelques détails le tort que les diverses manufactures déjà établies peuvent souffrir de la libre fabrication et de l’usage des toiles peintes ; nous ferons voir que ce tort n’est pas si grand qu’on veut le faire croire, et que tel qu’il est, il ne fournit pas une raison suffisante de proscrire les nouvelles.

Trois sortes de manufactures peuvent se croire lésées par la permission de fabriquer en France des toiles peintes : les manufactures en soie, les manufactures des petites étoffes de laine, et les manufactures de cotonnades établies à Rouen (car, comme je l’ai remarqué au commencement de ce petit ouvrage, les marchands de Paris, les merciers de Rouen, et quelques autres qui ont crié si haut, n’y ont aucun intérêt véritable). Examinons donc le degré d’intérêt que chacune de ces manufactures peut avoir à la prohibition des toiles peintes.

Les fabricants de Rouen ne sont pas ceux qui se plaignent le moins vivement, et cependant ils me paraissent presque entièrement sans intérêt ; premièrement, parce que les ouvriers qui fabriquent ces sortes d’étoffes pourront aussi aisément fabriquer ou des toiles de coton pour imprimer et les imprimer eux-mêmes, ou des toiles de chanvre et de lin, que la province fournissait autrefois en grande quantité pour l’Espagne et les Indes, et dont la fabrique est fort diminuée depuis l’établissement des cotonnades. La seule fabrique des toiles de coton fournirait assez d’emploi aux mêmes ouvriers, puisque la seule différence consisterait à faire des toiles unies, au lieu d’y brocher quelques fleurs en laine : mais cette petite industrie retranchée de cette fabrication serait bien compensée pour l’ouvrier par la fabrique de toiles plus fines et en plus grande quantité ; et pour le peuple en général, par le travail de l’impression et de la peinture ; opération assez compliquée lorsqu’on veut donner à la toile plusieurs couleurs.

Deuxièmement, l’expérience prouve que les cotonnades réussissent en Angleterre où on en fabrique, au moins autant qu’à Rouen, et où cependant on imprime beaucoup de toiles. On consomme aussi des cotonnades de Rouen en assez grande quantité dans des pays où l’usage des toiles peintes est absolument libre, comme la Lorraine, la Flandre et les Pays-Bas catholiques : ce qui prouve que ces deux manufactures peuvent subsister et prospérer ensemble.

Troisièmement, il est clair que les cotonnades sont d’un genre différent des indiennes, et que ces deux sortes d’étoffes ne sont pas propres aux mêmes usages. Si les cotonnades sont moins propres pour les pays chauds et pour les temps chauds que les toiles peintes, moins agréables aux yeux, etc., elles ont en récompense plus de force, et durent plus longtemps. Une fabrique de cotonnades n’est donc pas incompatible avec une fabrique de toiles peintes dans le même endroit, dans la même province, ni à plus forte raison dans le même royaume.

Quatrièmement, l’exemple des Anglais est décisif en ceci ; ils fabriquent des étoffes de coton sans nombre, et de bien plus de sortes que Rouen. Celles de Rouen ne sont même qu’une imitation des étoffes anglaises. Je ne saurais assez m’étonner de voir un fait aussi connu que celui-là, nié par les syndics de la Chambre du commerce de Normandie. Ils prétendent que l’Angleterre n’a point de fabriques de toiles de coton. Ces Messieurs sont mal informés.

Cinquièmement, même en supposant que les fabricants de siamoises de Rouen aient un grand intérêt à ce qu’on ne permette point la fabrication des toiles peintes, on ne saurait trop s’étonner de les voir parmi ceux qui s’opposent avec le plus d’ardeur à l’établissement de ces manufactures, eux qui ont obtenu au commencement de ce siècle une permission du même genre, qui ont éprouvé de la part des autres manufactures les mêmes difficultés qu’ils opposent aujourd’hui contre les fabriques de toile peinte, qui ont eu besoin de toute la fermeté du Conseil à les soutenir contre les cris des autres fabricants ; en effet quels obstacles n’a pas rencontré leur manufacture dans sa naissance ? Amiens, Reims, Beauvais, exagérèrent les inconvénients : la main-d’œuvre du peuple, la culture des terres, la nourriture du mouton, les manufactures d’étoffes de laine et celles de toiles, tout devait y perdre. On conviendra que ces objections avaient au moins autant de force contre les cotonnades en faveur des laines, que ce que disent aujourd’hui ces Messieurs contre les toiles peintes en faveur de leurs étoffes de coton. Cependant les fabricants de siamoises y répondirent. Les mémoires réciproques existent dans les bureaux ; on peut y recourir. Le Conseil jugea que leurs défenses étaient bonnes, et on leur accorda la permission qu’ils sollicitaient. Or je remarque sur cela que s’ils étaient animés par le motif du bien général, ils suivraient aujourd’hui les mêmes principes ; nous ne les verrions pas s’élever avec tant de chaleur contre un établissement utile : car l’intérêt général ne change point, et l’intérêt particulier varie. L’intérêt particulier du fabricant de siamoise est peut-être changé depuis qu’il a obtenu la permission de fabriquer ; mais l’intérêt de l’État qui a déterminé le Conseil à accorder cette permission, est toujours le même ; et cet intérêt demande qu’on permette à présent la libre fabrication des toiles peintes, comme on a permis autrefois celle des cotonnades ; le Conseil alors a décidé la même question qu’on agite aujourd’hui, et sans doute il suivra dans cette occasion les mêmes principes qu’il a déjà suivis.

Les syndics de la Chambre de commerce de Normandie trouvent que la prohibition des toiles peintes est plus nécessaire qu’en 1686, époque de la première loi prohibitive, parce que nous avons acquis beaucoup de manufactures nouvelles que nous n’avions pas, et que le commerce, la navigation, la population et l’agriculture se sont accrus depuis ce temps : mais si en acquérant des manufactures nouvelles nous nous sommes procuré tous ces avantages, si les anciennes ont prospéré avec les nouvelles, pourquoi la nouvelle manufacture de toiles de coton, pourquoi la liberté d’imprimer ces toiles, celles de lin filles étoffes de soie, entraîneront-elles la ruine du commerce, de la navigation, de la population, etc. ?

Une manufacture admise chez nous devient autant notre bien propre, notre manufacture, que celle dont on prétendrait qu’elle serait la rivale ; elle doit intéresser le gouvernement autant que les anciennes. Toutes les manufactures qui ont un objet semblable, qui fournissent aux mêmes besoins, sont rivales, et cette rivalité est l’aiguillon de l’industrie et l’âme du commerce. Après tout quelque intérêt que les fabricants de Rouen puissent trouver à la prohibition, on ne voit pas que leur manufacture mérite de la part du gouvernement une si grande prédilection, qu’il faille empêcher l’établissement de celles qui pourraient entrer en concurrence avec elle. On ne voit pas qu’il faille sacrifier à la province de Normandie, le Dauphiné, la Franche-Comté, la Lorraine, etc., et beaucoup d’autres provinces auxquelles l’établissement des manufactures de toile peinte pourrait être de la plus grande utilité. Voilà pour ce qui regarde les manufactures de Rouen.

Voyons quel intérêt peuvent prendre à la prohibition les manufactures de Lyon et de Tours, etc.

1°. Ces manufactures ne produisent guère que des étoffes de luxe, qui ne sont à l’usage que des gens aisés ; par conséquent elles n’ont rien à redouter de la concurrence des toiles peintes communes. Or les toiles peintes communes sont les seules dont la tolérance du gouvernement puisse augmenter beaucoup la consommation. Les belles perses ont été portées presqu’en aussi grande quantité depuis bien des années qu’elles peuvent l’être, et dans le temps même où la manufacture de Lyon a été la plus florissante. Qu’on consulte sur cela nos dames, et on verra qu’elles n’ont pas aujourd’hui plus de robes de toiles peintes, qu’elles en avaient il y quatre, six et huit ans : d’ailleurs les femmes qui portent des robes de ces toiles fines, ne les regardent que comme une espèce de superflu ; aucune ne se croit dispensée de s’habiller de soie toutes les fois qu’elle est ce qu’on appelle habillée, et peut-être n’y en a-t-il point qui pour avoir une toile peinte, en achète une robe de soie de moins. Enfin, dans le cas où ces robes seront permises entièrement, elles nuiront encore moins à nos soieries par une raison qu’on ne peut contester : c’est que l’usage des toiles peintes devenant général pour les femmes d’un ordre inférieur, les femmes de condition s’en dégoûteront et porteront plus que jamais des étoffes de soie. Leur exemple s’étendra jusqu’aux personnes d’un rang inférieur qui seront un peu aisées. Ce que nous avançons ici, est vérifié par l’expérience de tous les pays étrangers où le libre port des toiles peintes a lieu, et où les personnes riches ne portent jamais que de la soie.

Ainsi l’usage plus étendu des toiles communes ne remplaçant point parmi le peuple les étoffes de soie, ne nuira point aux manufactures de Lyon, de Tours, etc., et l’usage des toiles fines qui peuvent être substituées à la soie ne devenant pas plus universel, ou diminuant même dans l’hypothèse de la permission, nuira peut-être encore moins qu’aujourd’hui à ces mêmes manufactures.

Ajoutons que si l’usage des toiles fines nuit davantage à nos étoffes de soie, il est le plus difficile à empêcher, parce qu’il est particulier aux grands et aux gens aisés qui trouveraient toujours des moyens de se soustraire aux rigueurs de la loi : au contraire on peut empêcher peut-être le grand usage des toiles communes dans le peuple ; mais il est clair que cet usage ne causera aucun vide considérable dans nos manufactures de soie.

2°. Qu’on exagère tant qu’on voudra le vide qui pourra résulter du nouvel établissement dans nos manufactures de soie, il est certain qu’on n’en éprouvera aucun dans la partie de ces manufactures dont les ouvrages passent chez les étrangers. Quand nous nous habillerions d’indienne, nous n’en porterions pas en Allemagne une pièce d’étoffe de soie de moins ; nous pourrions même en porter davantage, parce que nous les fabriquerons à meilleur marché. Toutes les nations auxquelles nous vendons nos soieries ont chez elles des toiles peintes ; ainsi comme rien ne les empêchant d’en porter aujourd’hui, elles tirent cependant nos soieries, elles continueront de faire travailler chez nous le même nombre d’ouvriers qu’elles occupaient, et la cessation n’affectera que la partie de nos manufactures qui fournit à la consommation intérieure, et point du tout celle qui fournit à nos exportations.

Or, cela posé, je dis que le tort que les toiles peintes peuvent faire aux manufactures de soie n’est presque d’aucune importance pour le gouvernement ; il lui est indifférent que la nation soit vêtue de soie ou de toile, ou plutôt il doit désirer qu’elle soit plutôt vêtue de toile que de soie, si la toile est à meilleur marché. Il n’est pas nécessaire que le ministère se donne beaucoup de peine pour faciliter aux citoyens les moyens de s’habiller et de se meubler plus chèrement, la vaine gloire, l’ambition, l’exemple des grands amènent toujours sûrement l’augmentation graduelle et continue des consommations intérieures et superflues. Cette augmentation entraîne celle du prix des denrées nécessaires à la vie, et par conséquent de la main-d’œuvre, et à la suite de la cherté de la main-d’œuvre le commerce extérieur diminue ; de sorte que, toutes choses égales, la nation qui vit et qui s’habille le plus frugalement, doit faire un plus grand commerce que celle qui se nourrit et s’habille avec moins d’économie ; témoins les Hollandais.

Il est donc faux qu’il faille fixer le consommateur régnicole vers les manufactures, comme le disent les syndics de la Chambre de commerce de Normandie, p. 2., car outre qu’il faudrait pour cela que le gouvernement descendît dans les plus misérables détails, que lui importe que telle ou telle manufacture prospère, dès qu’il ne s’agit que d’une consommation intérieure ? Que lui importe que Pierre ou Jacques gagne l’argent que Paul dépense, ou que Paul dépense plus ou moins ? Les manufactures en général sont faites pour les consommateurs, et doivent se conformer à ces goûts, même quand il s’agit de consommations intérieures ; mais quand il s’agit de commerce extérieur, il est encore bien plus nécessaire qu’elles s’y conforment. Le gouvernement voudrait en vain diriger le goût du consommateur étranger ; cependant c’est le seul cas où il pourrait souhaiter de le diriger.

De ce principe il suit clairement que le gouvernement ne doit pas prendre un grand intérêt à ce que nos manufactures de soie travaillent plus ou moins pour la consommation intérieure ; et par conséquent le tort que peuvent faire à cette consommation les toiles peintes, n’est pas une raison suffisante de proscrire celles-ci.

Mais, dit-on, les autres nations suivent nos modes, c’est l’empire de nos modes chez eux qui y fait verser nos étoffes de soie ; et si nous n’en portons plus nous-mêmes, nous perdrons cet avantage : ainsi nos consommations intérieures diminuées, entraîneront la diminution de nos exportations et de notre commerce extérieur ; et en général la langueur du commerce intérieur entraînera celle du commerce extérieur ; ainsi il n’est pas indifférent au gouvernement que les consommations intérieures soient plus ou moins abondante.

Voilà une des objections qu’on fait le plus valoir, et qui frappe un plus grand nombre de personnes. Voyons si elle est solide.

À ce qu’on dit de la mode, je réponds : 1°. c’est la Cour, et à Paris les femmes d’un certain rang qui la règlent ; c’est sur les étoffes de soie d’un certain prix que le goût de nos dames et de nos dessinateurs s’exerce, et qu’il a de si grands attraits pour les étrangers ; car les étrangers ont des étoffes unies etpeu riches : or il est évident que les toiles peintes n’empêcheront pas l’usage des étoffes de soie d’un certain prix ; qu’à la Cour et à la ville parmi les personnes d’un certain rang, et même seulement parmi les personnes aisées, les robes de Perse ne remplaceront pas les étoffes de Lyon ; on ne se parera pas avec des toiles, surtout lorsque devenues plus communes elles n’auront plus l’attrait de la singularité, et que les femmes d’un rang inférieur en porteront.

2°. En 1750, 1751, 1752, 1753, etc., il y avait assez de perses en France pour que toutes nos dames pussent s’en habiller, si elles l’avaient voulu ; cependant la manufacture de Lyon était à son plus haut point de splendeur : nos modes exerçaient donc tout leur empire sur les étrangers. Il en sera de même après l’établissement de la libre fabrication des toiles peintes.

3°. L’empire de nos modes ne favorise nos exportations chez les étrangers, que parce que le cas qu’ils font de notre goût se trouve joint avec le mérite particulier des étoffes de soie ; mais il ne faut pas croire que s’il nous plaisait de nous vêtir de grosse toile, les étrangers nous imitaient en cela. Si nous abandonnions les étoffes de soie, les Russes et les Allemands ne cesseraient pas d’en porter, et ils ne prendraient pas à notre imitation des toiles peintes : ils en ont à satiété, et cependant ils font venir nos étoffes de l’autre extrémité de l’Europe.

4°. Si l’empire de nos modes est aussi grand que ces Messieurs le disent, il favorisera nos exportations de toiles peintes aussitôt que nous nous mettrons à en fabriquer ; nos desseins tenteront les étrangers sur les toiles, comme ils les tentent aujourd’hui sur les étoffes de soie.

5°. Quoique nos modes et notre goût dans les étoffes de soie aient beaucoup d’empire sur les étrangers, il faut cependant convenir qu’ils ont leur goût auquel nous nous conformons en partie, et auquel nous continuerions de nous conformer, quand même nous ne ferions pas autant d’usage des étoffes de soie. Il y a à Lyon des fabriques et des dessinateurs pour Paris, et d’autres pour l’Allemagne : ceux-ci se conforment au goût de la nation pour laquelle ils travaillent.Le goût actuel de nos dames ne règle point le leur ; et tel dessein léger agréable qui ferait fortune à Paris ne réussirait pas à la foire de Leipzig. D’où il suit que l’usage plus ou moins étendu que nous pouvons faire des étoffes de soie, et si l’on veut l’affaiblissement de notre goût, ne diminueront en aucune sorte notre fabrication pour l’étranger.

Quant à ce qu’on ajoute, que la langueur du commerce intérieur entraîne celle du commerce extérieur, cela est vrai à certains égards, c’est-à-dire lorsque cette langueur affecte tout le commerce intérieur, et cela au point d’interrompre la circulation de l’espèce : mais il n’est nullement vrai que la langueur d’une branche de commerce dans l’intérieur, remplacée par une autre, y ait la moindre influence sur le commerce extérieur. Il n’est nullement vrai qu’une manufacture ne puisse vendre beaucoup chez l’étranger, sans vendre aussi beaucoup dans le royaume. Il y a une ville en France où on ne fabrique que des bonnets, façon de Tunis, à l’usage des Turcs, dont il ne se consomme pas un seul dans le royaume, et qui ne s’en vendent pas moins bien en Turquie.C’est ainsi que les manufactures de soie continueraient de vendre chez l’étranger la même quantité d’étoffes, quand la consommation intérieure diminuerait considérablement ; ce que nous ne devons pourtant pas craindre.

Ressent donc les manufactures de laine, dont au moins une grande partie, je veux dire celle des draps, de bonneterie, etc., n’ont rien à craindre de celles des toiles peintes, qui ne pourront jamais les remplacer. Pour les manufactures de petites étoffes de laine, il faut convenir que ce sont les seules dont les plaintes paraissent avoir quelque fondement, parce que ce sont les seules qui soient dessinées à peu près aux mêmes usages que la toile peinte, c’est-à-dire aux meubles légers et aux vêtements des femmes du peuple. Ce sont aussi les seules qu’on puisse préférer avec quelque apparence de raison, aux autres manufactures nationales, parce qu’elles encouragent la multiplication du mouton, et deviennent, par cette raison, utiles à l’agriculture.

Mais nous remarquerons 1°.que ces fabricants de lainages légers, qui seuls auraient droit de se plaindre, ne se plaignent pas, ou se plaignent avec modération, tandis que les fabricants de Lyon, de Tours, et de Rouen, font retentir le royaume de leurs cris. D’où il faut conclure que les plaintes qu’on entend étant celles des gens qui ne doivent pas se plaindre, ne doivent être dans cette affaire d’aucune considération.

2°. L’exemple de l’Angleterre répond aux prétextes qu’on peut alléguer en faveur des manufactures de laine. C’est certainement le royaume où les manufactures d’étoffes de laine sont traitées avec le plus de prédilection de la part du gouvernement ; et cependant il n’est aucun genre d’industrie qui n’y soit non seulement permis, mais protégé et encouragé, soieries, cotonnades, fabriques de toiles de coton, et impression des toiles blanches tirées de l’Inde, etc. Cependant les manufactures de lainages de toute espèce ne sont nulle part aussi nombreuses, aussi florissantes, aussi variées dans leurs productions ; la nourriture du mouton n’est nulle part encouragée avec autant de succès. Il n’est donc pas vrai que les manufactures de laines ne puissent pas prospérer conjointement avec les autres manufactures.

3°. Si les raisons qu’on peut alléguer aujourd’hui en faveur des lainages légers contre les toiles peintes étaient solides, on aurait dû, pour les mêmes raisons, s’opposer à l’établissement des manufactures de soie et de coton de toute espèce. L’agriculture était aussi précieuse pour le royaume dans le siècle dernier que dans celui-ci, et les manufactures de Lyon, de Tours, de Rouen, etc., faisaient aux manufactures de laine un tort bien plus considérable sans doute que celui que leur causera la libre fabrication des toiles de coton. Malgré ces configurations, on a élevé toutes ces manufactures, parce qu’on a vu que c’était l’unique moyen d’empêcher les importations d’étoffes étrangères, parce qu’on n’a pas voulu gêner d’une manière odieuse la liberté des citoyens, parce qu’on a voulu donner du travail au peuple, parce qu’on n’a pas voulu priver l’État de nouveaux genres d’industrie, etc., toutes raisons qui favorisent également l’établissement des manufactures de toiles peintes.

À ces détails relatifs à chaque manufacture en particulier, nous pouvons ajouter des raisons générales qui sont communes aux manufactures de soie, de coton, et de laine, et qui prouvent que le tort que pourra leur faire l’établissement des nouvelles, n’est pas à beaucoup près si grand qu’on veut le faire croire.

1°. Si les manufactures anciennes ne pouvaient subsister et prospérer avec les nouvelles, il n’y aurait dans chaque État commerçant qu’une espèce de manufacture florissante, et ce serait toujours la dernière établie : par exemple, les siamoises auraient détruit en Angleterre les manufactures de soie. Cependant toutes les nations de l’Europe qui ont fait quelques progrès dans le commerce, ont pensé au contraire que les manufactures anciennes peuvent subsister avec les nouvelles.

2° S’il est vrai que le marchand le mieux assorti est celui qui vend le mieux, loin que les manufactures de toiles peintes nuisent aux autres, elles serviront à augmenter en général la somme de la vente. Si nous avons des soieries, des cotonnades, des étoffes de laine, et des toiles peintes, nous vendrons plus de toutes ces marchandises, que si faute de toiles peintes, notre assortiment n’était pas aussi complet. Ainsi nos manufactures anciennes ne souffriront pas de la fabrication des toiles peintes ; mais les unes et les autres s’aideront mutuellement.

3°. Le débit et la consommation d’une marchandise quelconque, lorsque le commerce en est libre, a des bornes certaines déterminées par la consommation des autres marchandises qui peuvent servir aux mêmes usages, par la différence des états, des goûts, des facultés des consommateurs, etc. Ainsi la consommation d’une étoffe quelconque étant nécessairement bornée par celle des autres, qui se soutient par différentes raisons, aucune étoffe ne peut chasser absolument toutes les autres, ni les plus plus chères, ni les moins chères, ni celles d’un prix égal au sien ; parce que chacune en particulier conviendra toujours à un certain ordre de consommateurs. On continuera de se meubler à la ville en moire et en damas, quoiqu’on veuille avoir à la campagne un petit appartement en toile peinte ; et nos dames se pareront toujours de robes de satin broché, etc., quoiqu’elles soient bien aises d’avoir aussi une robe de Perse. Cette seule considération doit nous délivrer de la crainte qu’on prétend nous inspirer, que les indiennes détruiront de fond en comble toutes les autres fabriques.

Mais on sera encore bien plus convaincu que cette crainte est chimérique, si on considère que les toiles peintes ne sont pas propres aux mêmes usages que les étoffes de soie. On doublera toujours les habits de soie, et non pas d’indienne ; on portera des culottes et des surtout de velours, sans jamais en faire de toile d’Angleterre.

Ainsi la diversité des goûts pour les étoffes de même prix et propres aux mêmes usages, la diversité des prix et de la beauté pour les étoffes de prix différents, et la différence des usages pour les étoffes qui ne sont pas employées aux mêmes genres d’habillements, sont autant de raisons qui soutiendront les manufactures anciennes en même temps que les nouvelles.

Enfin nous pouvons sans doute juger de ce qui arrivera dans la suite, par les faits que nous avons eu sous les yeux. En 1750, 1751, 1752, 1753, etc. les magasins des gens qui vendent des toiles peintes étaient pleins et suffisamment pourvus pour satisfaire à toutes les demandes : d’un autre côté, les ordonnances n’étaient pas mieux exécutées qu’aujourd’hui ; ainsi rien n’empêchait que toutes les femmes fussent vêtues et toutes les maisons meublées uniquement en toile peinte. Cependant les autres fabriques fournissaient des étoffes de toute espèce, et la consommation des toiles avait des bornes. Or les raisons qui la bornaient et qui faisaient subsister l’usage des étoffes de nos fabriques, demeureront dans toute leur force après l’établissement des manufactures de toiles peintes. Le goût, la mode, le mérite particulier aux autres étoffes, nous y attachaient, quoique nous pussions avoir des indiennes et des perses : lors même que celles-ci seront entièrement permises, les mêmes raisons nous attacheront à celles-là.

4°. Pour exagérer le prétendu tort que les toiles peintes feront à nos manufactures, on suppose toujours que le vide qu’elles causeront sera subit. Cette circonstance est capitale, parce que la plus grande partie des inconvénients qu’on redoute n’auraient pas lieu si le vide se formait insensiblement, puisqu’alors il se remplirait de même.

Il semble, à entendre les fabricants, qu’aussitôt qu’on aura permis l’établissement des manufactures de toiles peintes, personne ne portera désormais ni drap, ni soie, et que tous les habitants du royaume se concerteront ensemble pour prendre à la fois les nouvelles étoffes et quitter les anciennes.

Les marchands de Tours disent que les ouvriers qui vont sortir incessammentdes villes et se répandre dans les campagnes avec leurs femmes et leurs enfants, ne trouveront pas de propriétaires qui veuillent leur confier leur vigne à tailler et leur champ à labourer ; qu’on ne pourra pas leur avancer les ustensiles aratoires, les bestiaux de labour, les semences, et de quoi vivre en attendant la récolte. 

Voilà sans doute une affreuse nécessité, et qui vient bien subitement. Il faut convenir que si ces malheurs suivent tout à coup de l’établissement des manufactures de toile, le cas serait nouveau. Il nous est arrivé d’établir quelquefois de nouvelles manufactures ; on a établi celles de cotonnades à Rouen ; on n’a point vu alors sortir comme un essaim d’abeilles, et mourir de faim tous les ouvriers des anciennes fabriques. Les étrangers ont reçu chez eux des manufactures de toiles peintes en particulier, ayant déjà des fabriques de soie ; tels sont les Hollandais, les Anglais, les Allemands, etc., tous ces malheurs ne leur sont point arrivés. Leur exemple pourrait suffire pour nous rassurer ; mais appuyons-le encore de quelques raisons.

En premier lieu, le vide est tout fait ; car la tolérance des toiles est entière, et nous n’en fabriquons point.

En second lieu, le changement de goût n’est jamais subit ; une nation entière n’abandonnera pas en un moment l’usage de la soie et de la laine, pour adopter les toiles peintes. Ceux qui pourront se vêtir et se meubler en soie, accoutumés à cette consommation, ne la quitteront point ; et ceux-là mêmes pour qui l’usage des toiles peintes sera d’une plus grande utilité à cause du meilleur marché, ne l’adopteront pas sur-le-champ. Sans doute qu’on ne brûlera pas toutes les robes et tous les meubles de soie et de laine, le jour qu’on permettra de se vêtir et de se meubler en toiles peintes.

En troisième lieu, la différence des goûts, le mérite des étoffes de soie et de laine, les défauts des toiles peintes (car elles en ont, comme de n’être pas assez chaudes pour l’hiver, à moins qu’elles ne soient ouettées, auquel cas elles coûtent aussi cher que beaucoup d’autres étoffes : elles sont de peu de durée en meubles ; elles se déchirent très facilement, etc.),et beaucoup d’autres raisons qui borneront la consommation de ces toiles, empêcheront qu’elle n’augmente considérablement et subitement.

En quatrième lieu, le vide ne pourrait être subit qu’au cas que la permission de fabriquer dans le royaume fût suivie d’une introduction extraordinaire de toiles étrangères ; parce que si ce sont nos manufactures de toiles peintes qui fournissent à la consommation, comme leurs progrès ne seront que successifs, le vide ne se fera non plus que successivement. Or nous prouverons tout à l’heure que cette introduction n’augmentera pas considérablement, et qu’il y a des moyens efficaces pour empêcher qu’elle n’augmente.

5°. Parmi les maux prétendus que la libre fabrication et l’usage des toiles peintes doit causer, en voici qu’on déplore davantage et qu’on exagère plus fortement : le défaut d’occupation pour les ouvriers des anciennes manufactures, et leur émigration qui en sera la suite. Arrêtons-nous sur ces deux objets.

Le défaut d’occupation ne saurait regarder que le nombre des ouvriers auxquels le nouvel établissement ne pourra pas fournir de travail ; nous avons vu que ce nombre ne sera pas bien grand : mais je veux bien le supposer plus considérable, et je demande si, dans cette supposition, la cessation de leur travail est un si grand mal pour l’État ?

Je demande quel mal il y a pour l’État, qu’une partie des ouvriers qui travaillaient à nous vêtir de soie, se livre aux autres occupations de la société. Quelque chose que ces ouvriers fassent, leur travail ne sera-t-il pas tout aussi utile qu’il l’était ? Car s’ils sont rendus à la culture des terres, à nos flottes, à nos armées, etc., ils seront employés bien plus utilement ; et s’ils se tournent du côté des autres arts, qu’on m’en nomme un seul qui ne soit pour le moins aussi utile que celui qu’ils exerçaient auparavant. Ils ne travaillaient que pour notre luxe, quelle occupation peuvent-ils prendre, qui ne soit aussi utile à l’État que celle qu’ils ont quittée ?

Ainsi quand la main d’œuvre de la fabrication et impression des toiles n’occuperait pas une aussi grande quantité d’hommes que les manufactures déjà établies, il n’y aurait aucun mal à cela ; ce serait autant d’hommes rendus aux autres emplois de la société ; et il n’y a point d’état qui, proportion gardée, ait autant de sujets que les manufactures d’étoffes ; ils sont oisifs la moitié de l’année, et on les entend se plaindre continuellement de leur multitude. On en nourrit vingt mille à Lyon, et les fabricants allèguent ce fait en leur faveur ; mais je le trouve décisif contre eux-mêmes, puisqu’il prouve qu’il n’y a que trop d’ouvriers pour les étoffes de luxe, tandis que les métiers qui fournissent à des besoins plus pressants pour la société, se plaignent toute l’année de n’en avoir pas assez ; tandis que les campagnes sont désertes. Se plaint-on d’avoir trop de tisserands, trop de charpentiers, trop de maçons ? Ces communautés différentes nourrissent-elles un peuple d’ouvriers dans les cessations de travail ? Il n’y a pas à Paris un atelier où on ne fût bien aise d’avoir un plus grand nombre d’ouvriers: pourquoi donc empêcheront-on ceux qui manquent de travail dans un genre, de se tourner vers une autre occupation ?

Mais on dit à cela que ces hommes ne pourront pas retourner à la terre ni aux autres arts. Cette objection suppose que le vide sera considérable et subit. Or nous avons réfuté ces deux prétentions ; le vide ne sera pas bien grand, et d’ailleurs il se formera insensiblement ; ce ne sera pas l’ouvrier avancé en âge, mais ses enfants qui prendront un autre métier que celui de leur père. Il est vrai qu’il est difficile de repousser les hommes à la campagne quand ils ont été une fois corrompus par le séjour des villes : cependant comme c’est une maxime démontrée en politique, qu’il faut les y renvoyer, on ne doit négliger aucun des moyens qui peuvent y contribuer. Nous avons mille lois qui tendent à dévaster les campagnes, et on se récrierait contre une opération qui pourrait y renvoyer des hommes ?Si pour les faire refluer à la campagne, on faisait aujourd’hui une loi somptuaire qui diminuât le nombre des laquais, en le fixant relativement à la naissance et aux places, ou qu’on imposât chaque maître à tant par tête de domestique, il se ferait peut-être un vide subit dans le métier de laquais, et il y en aurait beaucoup qui manqueraient d’occupation pendant le reste de leur vie, vu cette impossibilité qu’on fait tant valoir de retourner à la campagne lorsqu’on a habité les villes, ou de prendre un métier quand on n’en a jamais fait aucun (ce qui est sans doute plus difficile que de faire de la toile quand on a su faire des étoffes de soie).

Mais cet inconvénient, pourrait-on le faire valoir avec quelque ombre de raison contre une pareille loi ? Aurait-on bonne grâce de demander ce qu’on veut que ces laquais fassent ? Ils feront ce qu’il leur plaira ; mais l’intérêt de la chose publique demande qu’ils fassent toute autre chose que ce qu’ils ont fait jusqu’à présent. S’ils ne veulent pas retourner à la campagne qu’ils ont quittée, du moins l’exemple de leur oisiveté, de leur luxe, de l’aisance dont ils jouissent, n’achèvera pas d’exterminer la race des agriculteurs ; leurs cousins, leurs neveux, et leurs familles n’enverront plus leurs enfants dans les villes, et nous ne verrons pas la jeunesse des villages se perdre toute entière dans le célibat, dans la débauche ; autant de gouffres que notre luxe leur a ouverts.

On peut appliquer ceci, avec quelques restrictions cependant, à la question présente. Je me garderai bien de comparer un laquais oisif à un ouvrier en soie libre, industrieux et utile ; mais il me semble que le défaut d’occupations qu’on craindrait pour les ouvriers, n’est pas une raison de les retenir dans les villes, comme ce n’en serait pas une pour y retenir cette multitude de laquais qui sont enlevés aux campagnes.

Quant à l’émigration des ouvriers que ces Messieurs nous font craindre, il y a quelques réflexions à faire sur ce sujet, qui serviront à nous rassurer.

1°. Nous avons vu que le défaut d’occupation ne sera pas considérable ; ainsi l’émigration ne peut l’être par la même raison. Il y a de la mauvaise foi à nous représenter tous les ouvriers du royaume passant chez l’étranger, parce qu’on a établi une nouvelle manufacture.

2°. Si cette raison devait nous arrêter aujourd’hui, elle aurait dû empêcher l’établissement des manufactures de soie et de cotonnades.

3°. Si l’horreur de la toile peinte chasse les ouvriers du royaume, on peut demander dans quel endroit de l’Europe ils iront où ils n’en trouvent pas, et où ils puissent travailler aux étoffes de soie, de coton, etc., sans craindre la concurrence des toiles peintes, etc.

4°. Si quelque chose peut leur faire quitter le royaume, ce sont les règlements, la tyrannie des riches fabricants, la multitude et la pesanteur des chaînes dans lesquelles on retient leur industrie captive. Voilà des causes d’émigration dont on a senti les funestes effets, et non pas la libre fabrication d’un nouveau genre d’étoffes.

5°. En général le peuple accourt là où l’industrie n’est point gênée. Un Allemand ou un Hollandais dont la profession est d’imprimer de la toile, ne se transportera point en France où cette industrie lui est interdite ; mais un tisserand français se transportera en Allemagne ou en Hollande, parce qu’outre qu’il pourra y faire de la toile comme en France, il pourra encore l’imprimer ou la faire imprimer s’il en a envie. Loin donc que la liberté d’imprimer les toiles soit une cause d’émigration, elle est au contraire un moyen de retenir notre peuple chez nous, et d’y attirer les étrangers, et la défense un moyen que nous donnons aux étrangers d’attirer notre peuple.

6°. Je conviens que la crainte de l’émigration des hommes industrieux doit engager le gouvernement à ne leur pas donner des causes de mécontentement ; mais cette attention doit être réglée par les besoins et les droits des autres ordres de l’État ; en sorte que pour favoriser l’industrie d’une espèce d’ouvriers, on ne foule pas les autres, qu’on ne mette pas un nouveau fardeau sur la tête du peuple qui consomme et du cultivateur déjà presque accablé, enfin qu’on ne donne point d’atteinte à la liberté civile dont chaque citoyen doit jouir.

Les offres des étrangers, disent les fabricants de Paris, seront acceptées par nos ouvriers, les défenses les plus rigoureuses s’opposeront en vain à cette émigration : eh quelle est la barrière qui puisse retenir d’un côté des malheureux qui périssent de misère, tandis qu’ils voient à l’autre bord une plaine fertile et délicieuse ?

MM. les fabricants ne songent pas que dans ces plaines fertiles et délicieuses que les étrangers offrent à nos ouvriers fugitifs, il y a aussi des manufactures de toile peinte : mais comment se fait-il que des pays où les toiles peintes sont fabriquées et permises, soient une plaine fertile et délicieuse, tandis que ces mêmes toiles peintes perdent et anéantissent le commerce chez nous, et changent notre France en un désert affreux ? Par quelle fatalité serions-nous la seule nation de l’Europe chez laquelle l’usage des toiles peintes produisît de si funestes effets ? Les Anglais, les Piémontais, les Suisses, les Hollandais, etc., auront impunément des toiles peintes et agrandiront leur commerce, et nous ne pourrons pas recevoir chez nous le même genre d’industrie que tout ne soit perdu ? Je demande qu’on donne une bonne raison de cette différence ; autrement je m’obstinerai à la regarder comme nulle et chimérique, et à soutenir que la libre fabrication et l’usage des toiles ne feront aucun tort considérable à nos autres manufactures.


CHAPITRE VI.

Avantages de la libre fabrication et de l’usage des toiles peintes, relativement au bénéfice de la main-d’œuvre.

Ce n’est pas assez pour nous d’avoir prouvé que la libre fabrication ne fera pas tort à notre commerce et à nos manufactures, nous devons encore développer les avantages sans nombre qui reviendront au royaume de cet établissement ; et d’abord nous parlerons des avantages du bénéfice de la main-d’œuvre, tant de la fabrication que de l’impression.

Quant à la fabrication, il est fort clair que puisque plusieurs peuples en Europe l’ont adoptée, ils y trouvent un bénéfice, et que nous gagnerions ce qu’ils y gagnent. Refuser de partager, ou même de leur enlever entièrement ce bénéfice, c’est leur donner un privilège exclusif pour s’enrichir à nos dépens, en leur laissant faire ce que nous nous interdisons.

Ce premier article ne souffre pas beaucoup de difficulté de la part de MM. les fabricants. Cependant ceux de Paris disent que cette fabrication ne peut pas être pour nous d’une grande utilité, parce que la matière première n’est pas de notre crû ; au lieu que les manufactures d’étoffes de soie sont un bien qui nous est propre, et les matières qu’elles emploient prennent naissance chez nous.

Il est vrai que les matières premières qu’emploient nos fabriques de soie sont en partie de notre crû ; je dis en partie, car ce que nous employons de soie nationale ne suffit pas à beaucoup près pour nos manufactures ; mais au temps de leur établissement en France, nous n’avions point encore de plantations de mûriers, nous tirions toutes les soies d’Espagne, d’Italie et des Indes. Le bénéfice de la main-d’œuvre était donc le seul que nous pussions retirer, privés que nous étions de la matière première : cependant on n’hésita pas à procurer à la nation ce nouveau genre d’industrie, et à l’augmenter par toutes sortes de moyens. On aurait pu dire alors que les manufactures d’étoffes de soie allaient porter le coup mortel aux fabriques d’étoffes de laine ; que ces fabriques étaient établies, qu’elles étaient un bien propres à la nation, etc. Malgré ces objections, bien plus fortes contre l’établissement des manufactures de soie, qu’elles ne peuvent l’être dans la matière que nous traitons contre la permission de fabriquer et d’imprimer les toiles, on jugea avec raison que ce bénéfice de la main-d’œuvre n’était pas à négliger ; que les autres nations fabriquant chez elles des étoffes de soie, tôt ou tard nous serions contraints d’en acheter d’elles si nous n’en faisions nous-mêmes ; que quand nous n’en achèterions pas, nos voisins et nos rivaux, en vendant aux autres nations, chasseraient nos étoffes de laine et nous feraient perdre cette branche de notre commerce extérieur, etc.

Ces raisons et d’autres semblables sont exactement applicables à la question que nous traitons. Nous n’avons pas  toutes les matières premières, le coton par exemple ; mais le bénéfice que nous pouvons faire sur la main-d’œuvre est considérable ; quand même nous ne parviendrions pas à filer nous-mêmes le coton ; que si, comme on doit le présumer la filature s’établissait dans nos provinces et surtout dans les campagnes, à la suite de la permission qu’on sollicite, alors ce bénéfice sur la main-d’œuvre deviendrait tout d’un coup un objet de la plus grande importance, et tel que pour se le procurer il faudrait s’embarrasser peu que la matière première soit on ne soit pas de notre crû.

En effet cette considération ne peut arrêter dans l’établissement d’une manufacture quelconque, que lorsque l’achat de la matière première est une partie très considérable du prix de la marchandise, et que la main-d’œuvre n’entre pas pour beaucoup dans sa valeur marchande : mais si au contraire le prix de la matière première est peu de chose en comparaison de celui que la main-d’œuvre donne à la marchandise, on ne doit pas craindre d’élever des manufactures, même en manquant des matières premières. Ce dernier cas est évidemment celui des manufactures de toiles peintes et imprimées.

L’achat de la matière première d’une toile de coton n’est pas de la valeur qu’elle a dans le commerce lorsqu’elle est filée, fabriquée et teinte. Si la toile est commune, si les couleurs et le dessein en sont ordinaires, et si elle est fine et bien imprimée, le prix de cette matière première peut être évalué à 1/4 de son prix marchand. Voilà donc 2/9 ou 3/4 de sa valeur qu’elle reçoit entièrement de la main-d’œuvre, qui tournent au profit de ceux qui l’apportent, qui la filent, et qui la teignent. Je ne porte même cette valeur qu’à un taux fort modique. Je trouve dans un mémoire, où l’on combat la fabrication des toiles peintes, que nos ouvriers avec 15 livres de coton font une toile qui se vend 100 liv. ; ainsi c’est 85 liv. en pur profit pour notre industrie, que nous faisons payer aux étrangers si la toile est exportée, et qui au moins demeurent dans le royaume si la toile s’y consomme. Or ce bénéfice devons-nous l’abandonner aux étrangers si nous pouvons le faire nous-mêmes, quoique nous manquions de la matière première ; si nous pouvons faire apporter les cotons par nos vaisseaux, les faire filer et ourdir dans nos campagnes, et les faire teindre dans nos manufactures ?

Au reste j’ai bien voulu supposer ici que nous manquions de la matière première, quoiqu’il y ait bien des restrictions à mettre à cela. Nous avons des colonies où la culture du coton est établie, et nous pouvons la favoriser et l’augmenter davantage. Or une production de nos colonies est une matière première qui nous appartient, et qui prend naissance chez nous.

Loin donc que relativement à la matière première, le nouvel établissement ne soit pas avantageux à l’État, il peut servir à mettre en valeur les productions de nos colonies, à encourager notre commerce dans le Levant et dans l’Inde pour en tirer les cotons, et à augmenter à ces deux égards notre navigation.

Enfin les Suisses achètent les cotons de nous et des Vénitiens ; ils n’ont la matière première que de la deuxième et de la troisième main, et cependant ils trouvent du bénéfice à la mettre en œuvre : pourquoi avec plus d’avantages qu’eux ne pourrions-nous pas les imiter ?

Voilà pour ce qui regarde la main-d’œuvre de la fabrication. Quant à celle de l’impression, quand nous n’aurions que ce bénéfice à retirer, et que nous imprimerions les toiles de coton blanches des Indes, je ne sais si le bénéfice que nous procurerait cette main-d’œuvre jointe aux autres avantages de l’usage des toiles, comme de diminuer l’exportation de notre argent à l’étranger, de vêtir notre peuple à meilleur marché, etc., ne serait pas un motif suffisant pour permettre l’impression, quand même nous ne pourrions pas fabriquer. Mais je soutiens que cette impression sur des toiles fabriquées en France, serait pour nous de la plus grande utilité. J’avoue même que je ne suis point touché de ce que disent sur cela les syndics de la Chambre du commerce de Normandie : ces Messieurs opposent le travail de l’impression à celui qu’on est obligé de faire pour brocher leurs étoffes de coton ; et ils disent que l’impression des toiles étant une industrie machinale et rapide, suppléera au travail d’un grand nombre d‘hommes, et que l’État perdra par là la différence du prix de la main-d’œuvre machinale à celui de la main-d’œuvre manuelle. Mais c’est là une bien mauvaise difficulté ; car c’est précisément celle qu’on a faite lorsqu’on a substitué les moulins à eau et à vent aux moulins à bras, le métier à bas au tricot, l’imprimerie à l’usage d’écrire tout à la main ; les gens à préjugés qui s’opposaient à ces établissements, faisaient bien cette belle distinction de la main-d’œuvre machinale et de la main-d’œuvre manuelle : comme si nous avions trop d’hommes et que nous ne sussions qu’en faire ; comme s’il y avait un grand inconvénient pour l’État à ce que des fleurs qu’on broche l’une après l’autre soient imprimées en un peu moins de temps.

Nous pouvons même dire que la facilité de l’impression est une raison de plus pour l’établir en France, puisqu’il est très intéressant pour l’État que les arts soient répandus parmi le peuple, et qu’ils s’y répandent d’autant plus qu’ils sont plus faciles.

D’ailleurs, pour répondre en particulier aux marchands de Rouen, il n’est pas vrai que l’impression des toiles n’occupe pas autant de monde que la rayure ou brochure de la cotonnade. Pour conduire la toile blanche à la perfection de l’indienne, il faut un surcroît de main-d’œuvre qui occupe un grand nombre d’ouvriers, dessinateurs, graveurs, imprimeurs, teinturiers, apprêteurs, etc., et cette main-d’œuvre compense et par-delà le travail du broché.

Nous avons même une observation importante à faire. L’impression étant une fois établie en France et perfectionnée par l’activité de notre nation, on pourra peindre et imprimer nos toiles de lin et nos étoffes de soie. Ces toiles et ces étoffes pourront servir de matière aux établissements d’imprimerie, jusqu’à ce que la filature du coton soit parfaitement établie. Il est clair que cette nouvelle industrie pourra procurer à nos toiles et à nos soieries une valeur nouvelle dans le commerce et de nouveaux débouchés. Les Anglais impriment leurs toiles de lin et les vendent dans toute l’Europe ; pourquoi n’en imprimerions-nous pas, pour les leur vendre à eux-mêmes et à toute l’Europe ? Ce serait un objet important pour notre commerce d’Espagne et de Portugal, ces deux pays ayant interdit chez eux la consommation des cotons. Les Indiens peignent leurs étoffes de soie, et trouvent leur compte à les peindre, pourquoi ne les imiterions-nous pas en cela ? On a déjà fait avec succès des essais en ce genre. Le goût de nos desseins porté sur ces étoffes ne sera-t-il pas pour les consommateurs un attrait nouveau ? Peut-on s’opposer avec quelque ombre de raison à un genre de travail qui tend à donner une plus grande valeur aux productions de nos manufactures ?

C’est cependant ce que font les fabricants ; ceux de Lyon s’élèvent contre la permission de gaufrer, peindre, et imprimer les étoffes de soie. Cette étoffe unie qu’ils ont fabriquée, dont ils ne peuvent pas dire, ni qu’elle est une production étrangère, ni qu’elle fera tort à leurs manufactures, puisqu’elle en sort, ils ne veulent pas qu’on l’imprime ni qu’on la peigne, et ils ne veulent ni la peindre ni l’imprimer eux-mêmes.

Ils se plaignent du défaut de consommation, et ils s’opposent à ce qu’on pique le goût du consommateur : c’est vouloir arrêter tous les efforts de l’industrie ; mais une semblable opposition est-elle dictée par des vues saines et par l’intérêt du commerce en général ? C’est ce que nous osons révoquer en doute.

On lit dans tous les mémoires des fabricants, que le travail des toiles, tant pour la fabrication que pour l’impression, n’occupera qu’un fort petit nombre d’ouvriers ; et que le bénéfice de la main-d’œuvre et l’entretien de ces ouvriers, est un objet de nulle considération vis-à-vis du grand nombre de personnes qu’occupent les manufactures de soie.

Mais il ne faut pas les en croire sur leur parole ; un calcul assez simple va nous en convaincre. Ils conviennent qu’il sort par an du royaume vingt millions pour notre seule consommation de toiles peintes, et ce calcul n’est point exagéré. Supposons que le prix de cette consommation soit réduit à douze millions par la permission de fabriquer qui supprimera les risques et les profits intermédiaires, et qui diminuera d’autant la somme employée à la fabrication ; voilà donc, indépendamment de toute exportation, douze millions qui seront répandus sur les manufactures de toiles peintes. Sur ces douze millions, si on suppose cinq millions cinq cents mille livres employés en achats de coton et matières pour la teinture, et qu’on distribue le reste sur les ouvriers employés dans les fabriques, on trouvera que la filature évaluée à deux millions, occupera et nourrira, à raison de dix sols par jour, seize mille personnes,        16 000

que la fabrication des toiles, estimée à trois millions, occupera, à raison de trente sols par jour, huit mille tisserands,        8 000

et enfin qu’un million cinq cents mille livres consacrés à la main-d’œuvre de l’imprimerie, entretiendront six mille ouvriers, à raison de vingt sols par jour,                                       6 000

En tout trente mille personnes trouveront l’occupation et la subsistance dans le seul travail des toiles peintes destinées à la consommation intérieure ; et tout cela sans que nous cessions de travailler des étoffes de soie, d’en fournir les gens aisés, et d’en exporter au-dehors. Est-ce donc là un objet de si petite importance ? Est-ce là une main-d’œuvre si machinale et si rapide ?


CHAPITRE VII.

Avantage de l’usage des toiles peintes, dans le meilleur marché du travail de nos ouvriers, ou dans l’aisance du peuple.

La permission de fabriquer et d’user des toiles peintes n’effraye si fort les marchands, que parce qu’ils prévoient que leurs étoffes ne soutiendront pas la concurrence des toiles peintes, à cause du bon marché de celles-ci ; on sent bien que cette raison seule pourra les faire préférer par le peuple, le grand consommateur des choses simples et peu coûteuses : autrement la crainte des marchands serait absolument chimérique ; puisque si les indiennes communes n’étaient pas de beaucoup moins chères, il n’y a personne qui n’aimât mieux se vêtir, au moins habituellement, de drap, ou de soie, ou de coton, ces espèces d’étoffes ayant sur les toiles quelques avantages très marqués.

Mais si le bon marché des toiles peintes peut inspirer tant de crainte aux marchands, d’un autre côté il me semble qu’il doit fournir au ministère une raison suffisante de décider en leur faveur.

C’est une vérité très claire, que le bon marché de la main-d’œuvre dans une nation, augmente le commerce extérieur et attire le travail et l’argent des étrangers. C’est encore une chose démontrée, que la main-d’œuvre baisse en même raison que le prix des choses nécessaires à la vie de l’ouvrier, comme la nourriture et l’habillement. D’où il suit que que si notre peuple est habillé à meilleur marché avec des toiles peintes, l’usage des toiles peintes, en diminuant le prix de la main-d’œuvre, favorisera notre commerce et nos exportations, et sera par conséquent très avantageux à la nation.

Ce raisonnement est simple, et je ne vois pas qu’on y puisse rien opposer de solide ; aussi je ne trouve dans les mémoires des fabricants aucune difficulté qui le combatte et qui mérite d’être examinée. Mais pour ne laisser aucun doute sur cela, je résoudrai une objection que forme contre ce principe l’auteur de l’Examen des avantages et des désavantages de la prohibition des toiles peintes. 

Il oppose que le retranchement de la dépense dans l’habillement nediminuera pas le prix de la main-d’œuvre, à cause, dit-il, de la difficulté qu’on éprouve à faire baisser les salaires.

Je veux bien croire qu’on éprouve quelquefois et dans des circonstances particulières, quelque difficulté à faire baisser le prix des salaires ; mais il est cependant vrai généralement que cette diminution est un effet naturel et nécessaire du retranchement de dépenses dans l’ouvrier. Nous voyons cette diminution après les grandes chertés dans lesquelles on les a augmentés ; nous voyons les salaires plus chers dans la capitale et dans les grandes villes, que dans provinces et dans les campagnes, à proportion de la cherté des vivres et des habillements. On sait d’ailleurs qu’à mesure que le luxe et la cherté des denrées augmentent, les ouvriers exigent aussi de l’augmentation dans leurs journées ; et on ne peut pas disconvenir que le retranchement des dépenses des ouvriers et de leur famille, peut retarder considérablement cette augmentation, ou empêcher qu’elle ne soit aussi forte dans quelques années, par exemple, qu’elle le serait sans cela. Enfin j’en appelle au témoignage de l’auteur lui-même, qui dit à la page 15 : il est hors de doute que la modicité de la dépense influe sur le bas prix de la main-d’œuvre. Je n’en demande pas davantage, et l’auteur a résolu lui-même son objection.

Mais supposons que les salaires ne baissent pas, et voyons si nous ne pourrions pas trouver dans cette hypothèse des avantages assez considérables pour déterminer l’homme d’État à permettre au peuple de s’habiller de toiles peintes.

Si les salaires ne baissent pas, cette aisance qu’on aura procurée au peuple en lui fournissant le moyen de se vêtir à meilleur marché, sera sans doute employée en consommations. Ces consommations seront ou des denrées comestibles ou des habillements. Or dans ces deux cas le législateur aura lieu de s’applaudir d’avoir accordé au peuple la permission de se vêtir de toiles peintes. 1°. parce que le bonheur en ce monde consistant, pour la plus grande partie du genre humain, dans la possession de ces deux choses, le vivre et le vêtement, en procurant cette aisance à la nation, et singulièrement au peuple, on aura travaillé à son bonheur ; ce qui est ou doit être l’objet de toute législation, 2°. Parce que si le peuple se nourrit et s’habille mieux, d’un côté il fera valoir nos terres, puisque la consommation des productions de la terre sera plus grande (en même raison de son aisance) ; et de l’autre, nos manufactures : par exemple, ce qu’une famille épargnera en étoffe, elle le consommera en linge, en bas, en souliers, etc.

L’auteur de l’Examenobjecte ici que l’épargne sur l’habillement d’une femme sera employée à acheter de la mousseline, production étrangère qui multipliera nos exportations d’argent pour les Indes.

Mais c’est là une assertion tout à fait gratuite ; le peuple dont nous parlons ici est bien loin de l’usage de la mousseline, il a besoin de nourriture, de bas, de souliers, d’une camisole en hiver, et de chemises en été ; voilà ce qu’il se donnera d’abord, et non pas des choses de luxe. Et quant à la partie des citoyens plus aisés qui emploient la mousseline dans leurs habillements, il n’en est pas question ici. D’ailleurs nous pouvons encore satisfaire le goût que la nation pourrait prendre pour les mousselines, sans porter notre argent aux Indes, ; nous pourrions en fabriquer nous-mêmes, comme on en fabrique en Suisse, à Saint-Quentin, etc.

Concluons que l’usage des toiles peintes causera ou une diminution dans les salaires, favorable au commerce extérieur, ou au défaut de cette diminution, une augmentation d’aisance dans le peuple, désirable par beaucoup de raisons, et favorable à nos terres et à nos manufactures ; deux effets que le gouvernement doit également souhaiter.

Arrêtons-nous encore un peu sur cette augmentation d’aisance, et prouvons par une nouvelle réflexion, qu’elle doit être un motif suffisant de permettre la libre fabrication et l’usage des toiles peintes.

Quelque nombreux que soient les ouvriers qui peuvent être véritablement intéressés à ce qu’on ne fasse point usage des toiles peintes, assurément ils ne font pas un vingtième de la nation : le peuple, les gens de la campagne, les bourgeois des villes, les grands même, ont un intérêt véritable à ce qu’on accorde la libre fabrication.

Ainsi il importe beaucoup à la plus grande partie de la nation formée par le peuple et les gens de la campagne, de s’habiller et de se meubler à bon marché. Ce bon marché même est encore de quelque importance pour les gens riches ; et d’un autre côté, il y a trois ou quatre cens mille ouvriers, marchands, fabricants, etc., qui sont, dit-on, intéressés à ce que toute la nation soit vêtue des étoffes qu’ils fabriquent, quoique plus chères.

Je demande si dans cette opposition d’intérêt, l’homme d’État peut balancer ? Pour remplir son objet, c’est-à-dire pour procurer le bien général, ne faut-il pas qu’il favorise le grand nombre contre le plus petit, puisque assurément le bien général est le bien du plus grand nombre ? Ne faut-il pas qu’il facilite au plus grand nombre les moyens de se vêtir au meilleur marché possible, par la même raison qui rend le gouvernement attentif à ce que le pain ne soit pas cher (attention que je borne de la part du gouvernement, aux moyens généraux et éloignés, l’encouragement de l’agriculture, la libre circulation et exportation des grains, etc.)

Mais que sera-ce, si cette partie de la nation qu’on doit favoriser précisément parce qu’elle est la plus nombreuse, est encore la plus précieuse ? Or c’est ce qui arrive ici. Ces laboureurs, ces vignerons, ces artisans, ce peuple nombreux qui fournit aux besoins les plus pressants de la société, ces familles indigentes aujourd’hui, auxquelles cet établissement procurerait une subsistance plus aisée, ne sont-elles pas plus précieuses à l’État, que cette multitude d’ouvriers qui servent à notre luxe, que nous avons attirés dans les grandes villes en dépeuplant les campagnes, qui y vivent pour la plupart dans le célibat, qui dans l’abondance de la demande, rançonnent le régnicole et l’étranger, et font sur-payer leur travail ; qui dans des temps moins heureux où le commerce languit, vivent oisifs pendant que nous avons des terres incultes et que nous avons besoin de soldats et de matelots, et sont entretenus aux dépens des revenus municipaux ? Car c’est là l’état véritable des ouvriers dans nos grandes manufactures de Lyon, de Tours, etc. C’est à ces hommes qu’il faut sacrifier l’avantage que peut retirer la nation du nouvel établissement qu’on propose ; c’est pour eux qu’il faut empêcher les cultivateurs, les artisans, etc., de se vêtir à meilleur marché, d’avoir un peu plus d’aisance. Cette seule raison bien sentie peut suffire pour décider la question en faveur des toiles peintes.

Nous pouvons même ajouter qu’en refusant de faire des étoffes à bon marché, ce n’est pas seulement à nos ouvriers, mais encore aux étrangers que nous sacrifions notre peuple ; puisque la contrebande et l’usage des toiles étant fondés sur le bon marché, tant que nous nous interdirons la liberté d’en faire, en forçant notre peuple à un surcroît de dépense, et à s’habiller plus chèrement, nous le livrons aux étrangers que nous enrichissons à ses dépens.


CHAPITRE VIII.

Avantages de la libre fabrication des toiles peintes, relativement à la diminution des maux que la contrebande entraîne.

Parmi les motifs qui peuvent faire désirer la libre fabrication et l’usage des toiles peintes en France, il en est un bien puissant et qui doit faire une vive impression sur tout homme né avec des sentiments humains : c’est la diminution des maux que la contrebande entraîne.

La contrebande en général est d’un côté une cause constante de dépopulation, et de l’autre une cause toujours présente d’oisiveté, qui arrache un grand nombre d’hommes à des travaux utiles.

C’est une chose étonnante, qu’on fasse si peu d’attention à cette vérité, que la contrebande est une cause constante de dépopulation chez nous. Le contrebandier pris est un homme perdu pour l’État, et avec lui ses complices, qui ou périssent bientôt comme lui, ou craignant un pareil sort, se hâtent de passer à l’étranger. L’appât du métier tente bientôt une nouvelle troupe qui remplacée par les mêmes motifs, est bientôt dispersée par les mêmes raisons. La contrebande est une guerre continuelle sur nos frontières et dans l’intérieur du royaume, qui coûte la vie et la liberté à une infinité de sujets du roi. Un relevé très exact pris aux Fermes, connu de quelques personnes, et qu’on peut vérifier, présente pendant l’espace de trois baux, à compter de 1726, seize mille hommes perdus par la fuite, pendus, envoyés aux galères, ou morts les armes à la main pour le fait de la contrebande. Dans une ville du royaume où est établie une Chambre ardente, j’ai entendu un homme dire de sens froid, que la commission y juge ordinairement aux galères ou à mort quelque cinquante hommes par an. Notre président, ajoutait-il,n’entend pas raillerie ; depuis qu’il est en place, il a fait pendre plus de cinq cents coquins. Oh, la justice se fait bien ici ! Avant l’établissement de la Commission on traînait une affaire, on ne finissait point ; aujourd’hui les choses vont beaucoup mieux. 

Ce discours est affreux sans doute ; on me dispensera d’y joindre des réflexions qui se présentent naturellement.

L’autre tort immense que fait au royaume la contrebande, c’est d’arracher à des travaux utiles, et ceux qui la font et ceux qui travaillent à l’empêcher. Combien de gens de la campagne abandonnent la culture des terres, pour vivre de ce métier lucratif, tandis que d’un autre côté des milliers de commis répandus dans le royaume, sont enlevés aussi à l’agriculture et aux arts utiles. Il y a tel directeur d’un seul bureau qui a cinq et six cents hommes sous ses ordres, citoyens qui n’ont d’autre occupation que celle de soutenir contre d’autres citoyens une guerre continuelle.

Cette multitude d’hommes perdus pour l’agriculture et les travaux utiles, ruinés, expatriés, envoyés aux galères, punis du dernier supplice, forme sans doute un spectacle bien plus affligeant pour l’humanité, et tout autrement intéressant pour l’État, que celui qu’on nous présente d’un nombre d’ouvriers en soie ou en cotonnades, qui seront désormais obligés de fabriquer de la toile, de travailler à la terre, ou de chercher d’autres occupations. Les fabricants voudront-ils bien compter pour quelque chose ces pertes si grandes et si réelles, et nous permettre de les mettre en opposition avec celles qu’ils font valoir avec tant d’emphase ?

On nous dira peut-être que les toiles peintes et les étoffes étrangères ne sont pas la seule chose dont on faire la contrebande, et qu’on ne peut pas par conséquent faire valoir contre la prohibition des toiles, tous les maux qu’entraîne la contrebande en général.

Mais je réponds que la contrebande des toiles peintes est à elle seule un objet aussi considérable que celle du sel et du tabac : d’où il suit que la prohibition des toiles entre pour beaucoup dans les causes des maux dont nous nous plaignons. Or en réduisant la perte d’hommes que cause la seule défense des toiles à la moitié, et si l’on veut au tiers de ce que nous venons de calculer, il restera encore aux fabricants une terrible objection à résoudre, et aux hommes d’État une raison bien puissante pour supprimer une défense qui cause tant de maux.

Ajoutons à cela qu’en multipliant les objets de contrebande, on augmente et on facilite celle de chaque objet particulier, par la facilité que les contrebandiers de différentes espèces de marchandises ont de s’assembler en force, de s’assortir, etc.,comme le commerce est plus florissant là ou il y a une plus grande quantité de marchands, et une plus grande facilité de s’assortir : témoin Mandrin et sa troupe.


CHAPITRE IX.

Autres avantages de la libre fabrication et de l’usage des toiles.

Nous parcourrons rapidement plusieurs autres avantages de la libre fabrication et de l’usage des toiles peintes, parce qu’ils sont manifestes et ne peuvent guère être révoqués en doute.

1°. L’exportation de l’espèce sera moindre : on évalue à 18 ou 20 millions, ce qui sort d’argent du royaume pour la seule consommation de toiles peintes : si on joint à cela ce qu’il nous en coûte pour les toiles de coton en blanc que nous tirons de l’Inde par notre compagnie, et la quantité considérable de toiles aussi en blanc que les étrangers nous fournissent, on concevra que cette exportation est un objet de la plus grande importance, et qui mérite toute l’attention du gouvernement. Il est clair que si nous commençons à en fabriquer nous-mêmes, nous nous passerons bientôt de celles de l’étranger, et cette exportation si considérable d’espèces pourra être arrêtée.

2°. À la faveur de la supériorité de nos desseins, nous parviendrons peut-être à exporter des toiles. Rien ne nous interdit cette espérance, et tout nous autorise à la former. Les syndics de la Chambre du commerce de Normandie nous opposent qu’il y a des toiles dans toutes les parties de l’Europe où nous pourrions en porter. Mais il y a aussi des étoffes de soie, et cependant nous exportons nos étoffes de soie ; il y a des toiles, mais nous pouvons espérer de soutenir la concurrence de celles qui y sont, soit par le bon marché, soit par le meilleur goût des nôtres, et quoique les fabrications de même espèce y soient établies ; comme les Anglais et les Hollandais en exportent en Allemagne, où cependant on imprime et on teint.

Ces Messieurs ajoutent que les Hollandais baisseront et régleront le prix des toiles à leur gré, sauf à reprendre sur celui des épiceries dont ils sont les maîtres, et que nos toiles ne pourront jamais soutenir la concurrence des leurs.

Les Hollandais sont sans doute des rivaux bien dangereux en matière de commerce ; parce qu’ils l’ont toujours conduit par des principes opposés à ceux que nous avons suivis, et à ceux que soutiennent les fabricants dans cette question. Mais nous ne devons pas désespérer pour cela de leur disputer l’empire du commerce, si nous voulons ranimer chez nous cette partie du corps politique que nous laissons dans la langueur : d’ailleurs avec toute leur supériorité dans le commerce, ils ne peuvent pas fixer à leur gré le prix des toiles. C’est une imagination qu’on ne saurait pardonner à des négociants, que de penser que les Hollandais peuvent un beau matin vendre leurs draps et leurs toiles la moitié moins, sauf à vendre leur poivre et leur gérofle beaucoup plus cher ; et puis nous porterons nos toiles dans les endroits où les Hollandais ne portent pas les leurs.

3°. L’établissement des manufactures nous fournira l’assortiment de toiles peintes qui nous est nécessaire pour le commerce de Guinée, et nous ne serons pas obligés de recourir aux étrangers pour cet objet. Les syndics de la Chambre du commerce de Normandie, que je prends à partie plus souvent que les autres, parce que leur mémoire est plus détaillé, quoiqu’il ne soit pas beaucoup meilleur que les autres, disent d’abord que c’est un objet de la plus petite importance ; qu’il ne faut compter que sur le pied de 750 mille livres au total et tout compris, dont il faut déduire 500 mille livres pour l’achat des toiles en blanc, qui doivent être nécessairement tirées de l’Inde, et dont le prix n’est pas en bénéfice pour nous : mais outre que cette réduction est outrée, ces Messieurs supposent bien faussement qu’on tirera ces toiles de l’Inde ; nous les fabriquerons, et nous gagnerons à les fabriquer. Les neganepos et les bajutapos de Rouen n’ont-ils pas fourni à l’assortiment de notre traite des Noirs, et soutenu la concurrence de celles de l’Inde ? Si une manufacture n’y pouvait suffire, plusieurs y suffiront ; on n’a qu’à les laisser établir.

4°. Outre l’exportation que nous pouvons faire pour la traite des Noirs, nous en avons une considérable dans nos îles françaises de l’Amérique ; le peuple et les Noirs y sont habillés de toiles de coton, que nous tirons de l’Inde : si nous les fabriquons, nous les leur fournirons immédiatement ; la seule différence du fret de l’Amérique à celui des Grandes-Indes, nous donnera la facilité de les établir à meilleur marché.

Voilà une exportation aisée pour nous, que les étrangers nous enlèvent toute entière, dans laquelle nous n’aurons pas de rivaux, et qu’il est de notre intérêt de nous ménager.

5°. Selon les syndics de la Chambre du commerce de Normandie, nous ne devons point perdre de vue que l’emploi du coton en Europe est presque dévolu à la France par la fertilité, ainsi que par l’excellence des colonies françaises en cette production. On ne peut donner trop d’encouragement aux fabriques du royaume occupées à mettre en œuvre cette matière, que leur industrie convertit en or pour l’État.

Or, en proposant l’établissement des manufactures de toiles peintes, c’est précisément un nouvel emploi du coton qu’on propose, c’est un moyen de mettre en œuvre une plus grande quantité de cette matière, et de la convertir en or pour l’État. Ces Messieurs nous fournissent des armes contre eux-mêmes.

6°. Depuis trop longtemps toutes les manufactures sont concentrées dans les grandes villes, ou celles qui sont encore restées entre les mains des gens de la campagne, comme les manufactures de toiles en Bretagne et en Normandie, sont resserrées dans de certains arrondissements fort bornés par les bureaux de marque, et d’autres entraves qu’on a données à l’industrie. De là il arrive que l’industrie ne peut s’étendre à l’aise dans la campagne, et chercher le sol qui serait plus favorable à son accroissement ; de là deux grands maux que déplorent tous les esprits éclairés et tous les cœurs citoyens : la misère des campagnes, et le dépeuplement qui en est la suite.

L’établissement des nouvelles manufactures, la filature du coton, la fabrique et l’impression même des toiles, placées dans les campagnes, pourront contribuer, au moins en partie, à y rapporter un peu d’aisance, et à y soutenir la population ; surtout si on affranchit ce genre d’industrie de toute espèce de contrainte, il faudra un grand nombre d’ouvriers, des fileuses, des tisserands, etc. Ces ouvriers vivront à la campagne et dans les plus petites villes de provinces. La filature du coton et la fabrique des toiles occuperont même le cultivateur dans les saisons où la terre n’a pas besoin de ses soins, et dans tous les temps sa femme et ses enfants. Les manufactures de soie établies dans les grandes villes, ne présentent point tous ces avantages. Les fabricants de Lyon nourrissent les ouvriers en soie dans les cessations de travail : cet exemple est bien louable sans doute ; on ne peut qu’approuver cette charité bienfaisante, à la considérer du côté de la religion et de l’humanité : mais c’est assurément une grande faute en politique, que d’entretenir des hommes oisifs aux dépens des revenus municipaux ; puisque après tout ce sont toujours ceux qui travaillent qui nourrissent ceux qui ne font rien. La ville de Lyon sentira toute la grandeur de cette faute, lorsqu’elle se verra obligée de supprimer des secours qu’elle aura rendus nécessaires, et qu’elle sera dans l’impuissance de fournir. Ce temps n’est peut-être pas bien éloigné. On propose déjà au moment où je parle, de discontinuer la distribution du pain, qui a coûté à la ville plus de 600 mille livres depuis le commencement de la guerre : mais cette faute et la nécessité qui l’a fait commettre, n’aurait pas lieu dans des manufactures établies à la campagne, oùl’ouvrier se familiariserait à passer alternativement du travail de la terre à son métier. C’est ainsi que les paysans de l’État de Gênes fabriquent dans leurs chaumières ces beaux velours unis qui l’emportent sur les nôtres que nous faisons pourtant dans les villes, et que le séjour de leurs fabriques à la campagne y soutient l’agriculture et la population.

Ainsi on ne saurait rien comprendre à ce que disent les syndics de la Chambre du commerce de Normandie. La loi prohibitive est à leur avis une loi adaptée à la constitution de l’État, État monarchique à qui il faut des hommes pour sa force; et la loi contraire nuirait à la population dont l’État a besoin. 

Voilà assurément une plaisante politique ; comme si les républiques avaient moins besoin d’hommes que les monarchies. Mais peut-on avancer qu’une manufacture de plus diminuera le nombre des hommes ? Au contraire une manufacture comme celle des toiles, qui se répandrait aisément à la campagne et loin des grandes villes, où l’ouvrier est perdu pour l’agriculture et ordinairement célibataire ; une telle manufacture serait, comme nous venons de le voir, très utile à la population.

7°. Nous avons des provinces entières, comme la Lorraine, l’Alsace, la Franche-Comté, dépourvues de manufactures. Des fabriques de toile peinte pourraient y prospérer et s’y étendre. Ces manufactures établies ainsi sur la frontière, seraient une barrière à l’introduction des toiles étrangères, et pourraient en s’agrandissant parvenir dans la suite à verser leurs ouvrages chez les étrangers. La Lorraine en particulier, où il n’y a aucun genre d’industrie, où plusieurs autres manufactures n’ont pas pu prendre racine, se trouverait très bien d’un semblable établissement ; et comme nous l’avons remarqué plus haut, il n’est pas juste de sacrifier au Lyonnais ou à la Normandie, provinces déjà riches et qui trouveront toujours des ressources suffisantes dans leur situation et dans le génie industrieux de leurs habitants, il n’est pas juste de leur sacrifier d’autres provinces, qui retireront de grands avantages du nouvel établissement.


CHAPITRE X.

Que la libre fabrication des toiles enFrance ne sera pas suivie d’une introduction extraordinaire des toiles étrangères.

Nous ne nous flattons pas avoir mis sous les yeux de nos lecteurs tous les avantages que nous retirerons de la libre fabrication et de l’usage des toiles peintes ; l’expérience seule pourra nous les montrer comme elle les a fait connaître aux nations de l’Europe, qui ont fait de plus grands progrès dans le commerce.

Mais il nous reste à résoudre ici une grande difficulté qui, si elle était solide, renverserait tout ce que nous venons d’établir. Il faut convenir avec MM. les marchands que la plus grande partie des avantages que nous prétendons devoir suivre de la libre fabrication deviendraient nuls, si cette libre fabrication devait être suivie d’une introduction extraordinaire des toiles étrangères ; puisque alors le vide existant dans nos manufactures serait rempli par eux, notre argent sortirait du royaume, etc. Aussi dans tous les mémoires nous voyons qu’on insiste fortement sur cet article : il est donc nécessaire que nous nous y arrêtions aussi, et quenous fassions voir que cette introduction extraordinaire et considérable ne suivra point l’établissement des nouvelles manufactures.

Je trouve deux moyens efficaces et praticables pour empêcher cette introduction extraordinaire. Le premier est la prohibition à l’entrée du royaume seulement, jointe à la libre fabrication dans l’intérieur. Le deuxième serait l’établissement d’un droit sur les toiles étrangères, en permettant leur entrée dans le royaume. Faisons d’abord quelques réflexions sur le premier de ces moyens.

1°. On peut dire qu’en laissant subsister la prohibition à l’entrée du royaume seulement, et en permettant l’usage et la fabrication, il s’introduira moins de toiles en France qu’il ne s’en introduit dans l’état présent des choses. La raison de cela est que la contrebande diminue en même raison que l’intérêt qu’on trouve à la faire. Or il est évident qu’aussitôt que nous fabriquerons nous-mêmes des toiles, on trouvera moins d’intérêt et de gain à importer celles de l’étranger : au contraire, si nous n’en fabriquons point, il y a un assez grand intérêt à la contrebande pour en balancer les risques.

2°. La fabrication de l’étoffe qu’on craint de voir introduire, est en général la plus forte barrière qu’on puisse opposer à l’introduction. On verse en France beaucoup de toiles, parce que nous n’en faisons point ; et on en introduira beaucoup moins, si nous en faisons ; et il ne faut pas plus défendre d’en fabriquer pour empêcher qu’on n’en importe du dehors, que défendre le drap et les soieries, de peur que les étrangers ne nous en fournissent. Le peuple et une nation entière consomme volontiers les étoffes qui sont sous sa main, et ne se porte pas à une consommation étrangère, lorsqu’on lui fournit un équivalent ; mais si cet équivalent manque, la production étrangère s’introduira : or on ne peut pas regarder comme un équivalent de la toile peinte aucune des productions de nos manufactures ; elles sont toutes d’espèces absolument différentes. Il n’y a donc que la fabrication même des toiles en France qui puisse fournir cet équivalent à la nation.

3°. Si on pouvait craindre avec quelque fondement une introduction extraordinaire des toiles étrangères après qu’on aura établi la libre fabrication, cette crainte ne peut regarder que les toiles communes, ou les toiles de qualité supérieure. Nous avons prouvé que dans les qualités communes nous pouvions soutenir la concurrence des toiles étrangères ; ainsi le peuple ayant sous sa main cette étoffe qu’il désire, le fabriquant ayant un grand intérêt à la lui faire acheter, et cette étoffe étant à aussi bon marché (je pourrais dire à meilleur marché) que la toile étrangère, il est plus que probable que notre toile s’achètera, et que la toile étrangère ne s’introduira point en grande quantité.

Quant aux toiles de qualité supérieure, tout le monde conviendra que l’usage en est impossible à empêcher, parce qu’il est propre aux gens riches. Ainsi cette consommation demeurera toujours à peu près la même.

Ajoutons que les toiles fines étant bien ou mal imitées par nos manufactures, et devenant par là un peu plus communes dans les personnes d’un état inférieur, les personnes aisées en consommeront moins. Autre raison qui diminuera l’introduction.

Enfin la plus grande perfection des toiles fines étrangères, si tant est que nous ne pussions pas y atteindre, n’augmenterait pas beaucoup l’introduction ; comme la supériorité des chapeaux et des draps anglais sur les nôtres, la perfection de leurs étoffes unies en soie, qui l’emportent de beaucoup sur celles de nos fabricants, ne font pas que nous tirions d’Angleterre beaucoup de chapeaux, beaucoup de draps, et beaucoup d’étoffes unies.

Mais un deuxième moyen plus efficace serait de mettre un droit à l’entrée du royaume sur les toiles étrangères. Cette pratique est conforme aux vrais principes de commerce. Ce droit serait de quelque importance pour le roi, s’il était porté dans ses coffres, ou pour le commerce, s’il était sacrifié au soutien des anciennes manufactures et à l’accroissement des nouvelles. Quelque usage qu’on en fît, il diminuerait la consommation et l’introduction des toiles étrangères, et donnerait aux nôtres un avantage dans la concurrence.

Ce moyen serait peut-être préférable au premier pour plusieurs raisons. En effet, quoique la prohibition, jointe à la libre fabrication dans le royaume, soit un moyen efficace d’empêcher l’introduction extraordinaire, elle n’est cependant pas sans quelques inconvénients.

La prohibition en général augmente le goût pour les étoffes prohibées ; et telle étoffe dont l’introduction est défendue, et à laquelle on court avec avidité, ne serait souvent achetée de personne, si l’usage en était permis.Un usage libre et suivi d’une étoffe étrangère, ramène ordinairement aux étoffes nationales qu’on a sous la main, et qu’on peut se procurer plus facilement, sur lesquelles on a plus de liberté dans le choix, etc. La prohibition en entretenant le goût pour les étoffes étrangères en soutient aussi le prix, et par conséquent l’intérêt qu’on a d’en introduire.

La prohibition n’empêche pas l’usage de l’étoffe prohibée, même lorsque cette étoffe est saisie ; ceux entre les mains desquels elle parvient, ne se déterminent jamais à la brûler, ainsi elle ne fait que changer de maître ; et au lieu d’être employée par le particulier qui la faisait venir, ou qui l’aurait achetée du marchand, elle sert à habiller d’autres femmes, et à meubler d’autres appartements ; et ce n’est pas une loi qu’on puisse faire observer, que celle qui ordonne de brûler l’objet de la confiscation. Que si on veut faire sortir ces étoffes du royaume avec un acquit à caution pour être vendues à l’étranger, les précautions qu’on prend pour cela sont ordinairement éludées. J’en appelle aux gens instruits de ces détails.

De là il arrive que dans le cas de la prohibition, et les étoffes saisies et celles qui ne le sont pas, font un tort égal à nos manufactures.

La prohibition a encore cet inconvénient, qu’elle laisse toujours subsister la contrebande. L’intérêt d’éluder la loi prohibitive est toujours plus grand que celui de frauder un droit modique. Pour frauder le droit, on court le même risque que pour introduire la marchandise prohibée : mais comme on peut s’affranchir de ce risque là en payant le droit, on aime mieux s’y soumettre ; au lieu que la prohibition rend la fraude nécessaire : on ne plaint pas alors ce qu’il en coûte pour une assurance, pour corrompre un commis, etc., on en est dédommagé par l’acheteur, à qui on fait payer toutes ces difficultés ; et la contrebande continue de se faire.

Ainsi ce serait une bonne loi politique de ne prohiber absolument aucune espèce de production étrangère, et de mettre un droit à la place de la prohibition. L’État retirerait bien plus d’avantage d’un droit modique exactement payé, qui diminue sûrement l’introduction en enchérissant la marchandise étrangère, que d’une prohibition qui n’empêche jamais bien l’introduction. Peut-être adopterons-nous un jour cette méthode, quand devenus plus éclairés en matière de commerce, nous serons devenus moins timides.

Toutes ces raisons doivent faire sentir qu’il ne faudrait pas que le droit dont nous parlons fût exorbitant, parce qu’alors il équivaudrait à une prohibition, et aurait les mêmes inconvénients ; personne ne se soumet à payer un droit excessif. En établissant le droit, il faudrait avoir égard à ce que coûteront les toiles peintes fabriquées dans le royaume ; et il faudrait que ce droit fût assez considérable pour donner aux toiles que nous fabriquerions, un avantage marqué dans la concurrence avec celles qu’on voudrait introduire. On pense qu’un droit de 10 ou 12% serait plus que suffisant pour donner à nos toiles cet avantage, et pour empêcher que l’introduction étrangère ne soit considérable. Mais cette fixation étant de quelque importance, il faudrait consulter sur cela des gens instruits.

Enfin quelque moyen qu’on choisisse des deux que nous proposons, ou la prohibition jointe à la libre fabrication (car la prohibition séparée de la fabrication n’empêche pas l’introduction), ou le droit modéré (car le droit exorbitant équivaut à la prohibition), on parviendra toujours à empêcher l’introduction extraordinaire des toiles étrangères : et par conséquent cette introduction ne suivra pas de l’établissement des nouvelles manufactures.


CHAPITRE XI.

Réflexions générales.

Le système de la liberté du commerce est lié dans toutes ses parties, en sorte qu’on ne saurait en admettre une portion et rejeter l’autre ; c’est ce qui fait que les gens à préjugés tiennent bon même sur les questions dans lesquelles la vérité se montre dans tout son jour, parce qu’ils sentent bien que s’ils se laissent entamer par un côté, ils seront bientôt obligés de céder sur tout. Cependant il y a telle question particulière de commerce, dans laquelle il n’est pas possible de ne pas reconnaître l’utilité et la nécessité du principe de la liberté. Tôt ou tard, après l’avoir combattu avec la plus grande obstination, on se verra contraint par la force de l’évidence et de la vérité, à le suivre dans la décision de quelqu’une de ces questions. Alors on verra tomber le voile qui cache encore à beaucoup de gens ce grand principe de l’administration, que l’industrie d’une multitude d’hommes animée par la concurrence et la liberté, va au bien général plus sûrement que conduite et dirigée par les spéculations les plus sublimes.

Dans toute espèce d’affaire, et singulièrement en matière d’administration politique, on voit bien mieux et plus facilement les obstacles que les ressources. Les obstacles sont dans les choses qui sont sous nos yeux, les ressources sont dans l’humaine industrie. Or l’industrie ne va à son but que par une marche lente et cachée ; elle avance souvent un pied sans savoir oùelle portera l’autre ; mille petits obstacles la détournent, et mille petits efforts la remettent dans la route. Loin de pouvoir la guider dans le chemin qu’elle se trace à elle-même, on ne s’aperçoit de celui qu’elle a parcouru, que lorsqu’elle touche presque au terme. De là la nécessité de laisser agir l’industrie. Pour appliquer cette réflexion à la question que nous avons traitée dans ce petit ouvrage, nous voyons des obstacles qui doivent traverser l’établissement qu’on propose, quelques inconvénients qui doivent en suivre ; mais nous ne voyons pas toutes les ressources que l’industrie aura pour surmonter tous ces obstacles, ni tous les remèdes qu’elle apportera à ces inconvénients. Laissons donc agir l’industrie.

Un objet général, dit l’auteur éclairé de l’Examen de la prohibition, etc., suffit à la prévision du législateur, qui ne peut entrer dans des détails plus particuliers, sans devenir inquisiteur, et sans courir le risque de s’égarer dans le labyrinthe infini que forment les routes du commerce. Cette maxime est décisive en faveur des toiles peintes. En effet on doit convenir qu’indépendamment des détails qui prouvent les avantages de la libre fabrication et de l’usage des toiles peintes en France, il y a beaucoup de vues simples et générales qui conduisent à ce même résultat, comme qu’il ne faut s’interdire aucun genre d’industrie ; qu’il faut diminuer, autant qu’on peut, la main-d’œuvre, en fournissant au peuple les subsistances à bon marché ; que nous pouvons permettre chez nous ce que toutes les nations de l’Europe permettent chez elles sans nuire à leur commerce, etc. Ne sont-ce pas là des vues générales qui doivent suffire à la prévision du législateur, et qui suffisent pour décider la question en faveur des toiles peintes ?

Pour une nation aussi industrieuse et aussi heureusement située que nous le sommes, toute prohibition nous est désavantageuse. Il n’y a point de prohibition qui ne tarisse chez nous quelque genre de travail qu’elle va susciter chez l’étranger ; et le travail que nous nous interdirons étouffe toujours chez nous une source de richesses qui s’ouvre chez nos voisins. C’est parce que nous ne fabriquons pas de toiles peintes ni de mousselines, que ces genres d’industrie se sont accrus chez les Suisses, qui n’ont presque d’autre débouché que celui que la France leur fournit. C’est parce que nous ne cultivons pas le tabac dans nos colonies, que les colonies anglaises se sont fortifiées par le tribut odieux que nous leur payons depuis tant d’années, et qu’elles se voient en état d’envahir les nôtres.

Jusqu’à quand notre ignorance des vrais principes du commerce nous fera-t-elle mettre des obstacles au libre essor de l’industrie ? Mais que dis-je, notre ignorance ? Nous les connaissons ces principes, on les a développés dans une infinité d’ouvrages ; l’exemple des nations voisines nous en montre les avantages. Nous voyons la route et nous nous obstinons à n’y pas entrer. Il n’est pas temps, dit-on, les circonstances ne sont pas favorables ; nous sommes dans un moment de crise. On doit dire, au contraire : il est toujours temps de faire le bien, il est toujours temps d’accorder au commerce la liberté sans laquelle il languit. C’est précisément parce que notre commerce éprouve cette langueur, qu’il faut l’animer par toutes sortes de moyens, c’est-à-dire par la concurrence, par de nouveaux genres d’industrie, etc. Étions-nous dans un moment de crise, il y a sept et huit ans ? Les ennemis de la liberté du commerce disaient alors : tout va bien, il ne faut rien changer ; ils disent aujourd’hui, tout va mal, il ne faut rien tenter: jamais les circonstances ne seront favorables à leur avis, parce qu’ils auront toujours le même intérêt et les mêmes préjugés.


CONCLUSION.

Nous avons prouvé,

1°. Qu’on peut opposer avec raison le vœu général de la nation appuyé du suffrage de plusieurs personnes éclairées aux craintes et aux plaintes des marchands.

2°. Que les intérêts des marchands sont souvent en opposition avec l’intérêt du commerce en général.

3°. Que la plus grande partie des marchands qui s’élèvent contre la libre fabrication et l’usage des toiles, n’y ont aucun intérêt véritable.

4°. Qu’on ne doit pas attribuer à l’usage des toiles la langueur du commerce en France.

5°. Qu’il est impossible, dans l’état présent des choses, d’empêcher l’introduction et l’usage des toiles ;que les moyens que proposent pour cela Messieurs les fabricants sont inutiles, odieux, et impraticables, et que cette impossibilité est un motif suffisant pour accorder la liberté qu’on sollicite.

6°. Qu’on peut fabriquer en France des toiles peintes, en concurrence avec celles des Indiens et des Européens ; et que nous pouvons réussir tant dans la filature du coton que dans l’impression.

7°. Que les manufactures établies ne souffriront pas beaucoup de l’usage des toiles ; que quand celles de soieries et de cotonnades en devraient souffrir, ce tort ne devant affecter que les consommations intérieures, et ne pouvant pas tomber sur l’exportation au-dehors, n’entraînera aucun inconvénient pour l’État ; et que d’ailleurs ces deux manufactures ne méritent pas la prédilection du gouvernement, au préjudice de celles qui pourraient s’établir et devenir leurs rivales.

8°. Que ce tort sera de peu d’importance pour nos fabriques de lainages légers, et qu’il ne saurait être même sous ce rapport une raison suffisante de nous interdire un nouveau genre d’industrie.

9°. Que les nouvelles fabriques ne causeront ni un grand vide dans l’occupation de nos ouvriers, ni leur émigration.

10°. Que le vide quel qu’il soit ne sera pas subit.

11°. Que cette fabrication nous apportera de grands avantages, et d’abord le bénéfice de la main-d’œuvre, et le bien des campagnes.

12°. Que l’usage des toiles procurera ou le meilleur marché du travail de nos ouvriers, ou l’aisance du peuple.

13°. Que ce même usage diminuera les maux que la contrebande entraîne.

14°. Que beaucoup d’autres avantages suivront de cet établissement, comme l’emploi de la matière première, la diminution d’exportation de l’espèce, une nouvelle valeur pour les productions de nos manufactures, le bien de plusieurs provinces, etc.

15°. Que la libre fabrication ne sera pas suivie d’une introduction extraordinaire des toiles étrangères.

16°. Que beaucoup de principes généraux clairs et appuyés sur l’expérience de tous les peuples commerçants, nous conduisent, aussi bien que tous les détails précédents, à permettre la libre fabrication et l’usage des toiles peintes.

Appuyée sur tant de preuves, la question de la libre fabrication des toiles ne saurait être problématique, et il y a lieu de croire que le Conseil se déterminera à la permettre. On peut dire avec vérité que c’est le vœu de la nation.

On demande donc :

1°. Qu’il soit permis de fabriquer en France des toiles de coton, de les peindre, et de les imprimer à l’imitation de celles des Indes, en y mettant telles marques et lisières qu’il plaira au Conseil d’ordonner.

2°. Qu’il soit permis de les vendre et de les consommer.

3°. Qu’il soit établi un droit sur les toiles étrangères imprimées, et même sur celles en blanc, pour favoriser et les fabriques et les imprimeries nouvelles, et pour empêcher l’introduction extraordinaire des toiles étrangères, ou qu’au défaut de ce droit on laisse subsister la prohibition à l’entrée du royaume seulement.

Nous recueillerons bientôt les fruits d’un établissement aussi utile aux progrès de notre industrie et de notre commerce.


ADDITION.

On achevait d’imprimer ce petit ouvrage, lorsqu’il nous est tombé entre les mains un papier intitulé,Réflexions sur l’objet des mémoires répandus dans le public, concernant la permission de l’usage des toiles peintes. Comme on y combat les principes que nous avons employés, nous nous croyons obligés d’y faire une courte réponse. Nous ne nous arrêterons point aux objections que nous avons résolues d’avance, et qui sont répandues dans les autres mémoires.

Sans entrer, dit-on, dans le mérite des moyens(des fabricants) … il y a grande apparence que leur mal sera celui de l’État. 

Je réponds qu’il faut entrer dans l’examen de ces moyens ; c’est ce que nous avons fait ; et c’est d’après cet examen que nous avons trouvé qu’il n’y aurait pas grand mal pour les manufactures établies à permettre l’usage des toiles, et que le mal qu’elles pourraient en ressentir, quel qu’il soit, ne sera pas celui de l’État.

Les gens qui se plaignent connaissent en quoi consiste la ruine de leur commerce ; la théorie ne verra jamais aussi clair sur cela que la pratique. 

Si ces Messieurs connaissent en quoi consiste le bien de leur commerce, ils peuvent ne se pas connaître à ce qui peut faire le bien du commerce en général ; et sur cette question, une théorie éclairée vaut mieux que toute leur pratique.

Il est inutile de dire que si l’État perd d’un côté, il gagnera de l’autre… Qu’importe à l’équipage d’un navire qui périt, que le propriétaire l’ait fait assurer ou non ? 

L’auteur suppose que le navire périt ; c’est supposer la question.

L’intérêt personnel de vingt ou trente mille personnes, peut-être de cent, deux cents mille personnes, celui de plusieurs provinces, etc., peuvent-ils être regardés comme intérêt particulier dans quelque degré qu’on le suppose ?

Oui, si l’intérêt de ces deux cents mille personnes est opposé à l’intérêt de quinze ou dix-huit millions d’autres citoyens, et si le bien-être de deux ou trois provinces est opposé à celui de vingt autres.

La prohibition des toiles peintes a favorisé jusqu’à présent les progrès de nos manufactures. 

Je réponds. Cette prohibition n’a rien favorisé, puisqu’elle a été toujours fort mal exécutée ; elle a bien plutôt augmenté le goût et le prix des étoffes prohibées, que favorisé nos manufactures. Elle n’a point servi à augmenter l’exportation, qui est la vraie source des richesses pour l’État, mais seulement la consommation intérieure, dont on devrait désirer la diminution ; et d’un autre côté, elle a causé l’exportation de l’espèce, et beaucoup d’autres maux.

Pour pouvoir accorder la liberté de l’usage et de la fabrication des toiles, il faut que le profit qui en reviendra soit durable, certain, et considérable. Or la perte est irréparable et le gain passager ; la perte existe déjà, et le gain est douteux ; la perte ira en augmentant, et le gain sera borné ; enfin cette perte en occasionnera d’autres au lieu que ce profit est isolé et ne tient à rien.

Je réponds. On n’aura point de perte à réparer et le gain sera constant. La perte qui existe dans les manufactures établies doit être attribuée à d’autres causes qu’à l’usage des toiles ; ce n’est pas un gain douteux mais très certain, que celui qu’on espère du nouvel établissement ; ou au moins c’est la question dont il s’agit ici, et que l’auteur des Réflexionssuppose : la perte qui pourra en résulter diminuera tous les jours, loin d’aller en augmentant, par diverses raisons que nous avons données. Quand le gain serait borné, s’il est certain, il ne faudrait pas le négliger. Mais d’ailleurs il n’aura d’autres bornes que celles de l’industrie, qui n’en connaît pas lorsqu’on ne veut pas l’enchaîner. Nous exporterons nos toiles de coton peintes malgré celles des étrangers ; nous imprimerons et nous peindrons nos étoffes de soie et nos toiles de lin : voilà un gain qui n’est pas borné. Enfin on ne voit pas quelles pertes éloignées peut amener la fabrication des toiles peintes en France ; et cette crainte vague d’une perte éloignée qu’on ne prévoit point, n’est pas une raison suffisante pour mettre obstacle au nouvel établissement.

Supposons, continue l’auteur, qu’on permette la fabrication et l’usage des toiles ; 

Supposons encore que les toiles peintes obtiennent tout le succès désiré. 

Faisons enfin une troisième supposition, que la mode des toiles peintes passe au bout d’un certain nombre d’années. Dans toutes ces suppositions, si on voulait revenir aux manufactures de Lyon et de Rouen, on les trouverait éteintes ou dans un état de dépérissement ; et le mal serait irréparable et beaucoup plus grand que le bien : d’où il suit que quand la vraisemblance serait égale des deux côtés, il ne faudrait pas fabriquer des toiles peintes. 

Je réponds, 1°. Le succès que les manufactures de toiles peintes peuvent obtenir ne sera jamais assez grand pour empêcher la consommation d’une grande quantité des étoffes des autres manufactures dans le royaume ; et d’ailleurs ce succès n’empêchera point les exportations. Ainsi il est faux qu’au cas que le changement de mode détruisît dans la suite les manufactures de toiles peintes, on trouvât les autres manufactureséteintes et dans un état de dépérissement. 2°. La mode d’une étoffe portée par toute une nation, et surtout par le peuple, ne passe pas en une année. De pareils changements ne peuvent être qu’insensibles : or si on se dégoûtait des toiles peu à peu, les autres manufactures se relèveraient aussi peu à peu de cet état de langueur qu’on suppose. Les métiers d’autres étoffes se multiplieraient en même raison que la consommation des toiles diminuerait, et le mal se réparerait insensiblement et par degrés. 3°. La vraisemblance n’est point égale des deux côtés, entre l’opinion de ceux qui soutiennent l’utilité de la prohibition des toiles, et l’opinion contraire que nous avons établie dans cet ouvrage : ainsi l’auteur fait encore ici une supposition tout à fait fausse, ou au moins il suppose encore la question. 4°. Il n’y a point d’établissement utile pour peu qu’il entraîne quelque inconvénient, auquel on ne pût opposer le raisonnement de l’auteur, on pourra toujours dire : Je suppose que le nouvel établissement réussisse, que les anciens en souffrent, et qu’ensuite on se dégoûte du nouveau, dans ces suppositions on voudra revenir aux anciens, mais le mal sera irréparable. Si ce raisonnement était juste, il ne faudrait jamais recevoir un nouveau genre d’industrie, il ne faudrait jamais élever une nouvelle manufacture, et il faudrait regarder comme un axiome en politique, la maxime, tout est bien.

Le commerce est dans un état de langueur ; si l’on décidait aujourd’hui en faveur des toiles peintes, la commotion mettrait le malade à l’extrémité. 

Quelle commotion peut ressentir le commerce de l’établissement de sept ou huit manufactures de toiles peintes dans le royaume, en supposant qu’on empêche l’introduction extraordinaire des toiles étrangères par les moyens que nous avons indiqués ? La commotion est toute donnée, puisque tout le tort que peuvent faire les toiles à nos manufactures, est déjà fait. Si la fabrication dans l’intérieur perpétuait ce tort là, encore vaudrait-il mieux qu’il vînt de cette cause, que de l’introduction étrangère, parce que dans le premier cas, la fabrication dans l’intérieur faisant un vide dans nos manufactures, c’est nous qui les remplissons, et non pas les étrangers.

Au reste, y a-t-il nécessité, quand on supposerait cette opération la meilleure du monde, de la faire à présent ? N’y reviendrait-on pas dans un temps plus calme et dans des conjonctures plus heureuses ? Il ne faut pas cesser d’être bien, pour vouloir être mieux. 

Voilà le langage de la timidité, qui veut passer pour circonspection. Si cet établissement est utile, pourquoi remettre à un autre temps à en recueillir les fruits ? D’ailleurs si les conjonctures ne sont pas heureuses pour les manufactures, elles sont heureuses pour le peuple, qui fatigué plus que les manufactures par les suites nécessaires de la guerre, a besoin de ce soulagement, et qui trouvera du travail et des ressources dans ce nouveau genre d’industrie. Quant à ce qu’on dit, qu’il ne faut pas cesser d’être bien pour vouloir être mieux, je remarque que cet état de bienqu’il ne faut pas troubler, n’est point l’état actuel des manufactures, puisqu’on se plaint de leur situation. C’est donc l’état florissant dans lequel elles se trouvaient avant la guerre, par exemple, qu’il ne faudrait pas troubler, quand les manufactures reviendraient à cet état. D’où je conclus, que quand les manufactures seraient florissantes, ces Messieurs s’opposeraient encore à l’établissement des manufactures de toiles peintes ; et que ce n’est pas sérieusement qu’ils disent qu’on pourrait y revenir dans des conjonctures plus heureuses. Ils diraient alors, que c’est une foliede cesser d’être bien, pour vouloir être mieux.

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