De l’industrie des tramways en France et de sa productivité (1er octobre 1881)

Paul Leroy-Beaulieu, « De l’industrie des tramways en France et de sa productivité », L’Économiste Français, 1er octobre 1881


DE L’INDUSTRIE DES TRAMWAYS EN FRANCE ET DE SA PRODUCTIVITÉ. 

Voilà sept ou huit ans que les tramways, si appréciés en Amérique et inaugurés dans une grande partie de l’Europe, sont connus en France. On en a construit et l’on en construit chaque jour. Nos grandes villes, Paris surtout, qui étaient si déplorablement en retard pour les moyens de communication, regagnent le temps perdu, et sous ce rapport, se civilisent. Les villes moyennes même, celles de 30 000 à 50 000 habitants, se mettent aussi à avoir des voies de transport perfectionnées qui rayonnent dans les banlieues et vont jusqu’à pénétrer les campagnes. Un tramway assure aux ouvriers et aux employés des villes le moyen d’habiter la zone où se trouvent encore des champs, d’avoir par conséquent plus d’air, plus de lumière, plus d’espace, plus de santé. C est un progrès considérable au point de vue social. Quels que soient les aristocratiques dédains de l’homme riche dont l’élégante voiture est endommagée et entravée par les rails du tramway, le tramway doit néanmoins être béni comme une des inventions les plus simples, mais les plus heureuses de notre temps.

Au point de vue financier, le tramway, quand on l’introduisit en France, promettait des merveilles. On se rappelle les étincelants prospectus qui accompagnèrent chez nous la naissance des Sociétés des tramways-Nord et des Tramways-Sud de Paris, ainsi que de la Compagnie générale des Tramways. Nombre de journaux, dans des réclames retentissantes, annonçaient les fabuleux dividendes que ces sociétés distribueraient. Bref, on se disputait les actions à 800 ou 900 francs, alors que le 5% français était au-dessous du pair et que les actions de nos grands chemins de fer ne valaient guère que la moitié de ce quelles valent à présent.

Cet engouement fut de courte durée ; la désillusion vint d’un pas rapide. Aujourd’hui, les tramways figurent dans le coin le plus noir, si nous pouvons parler ainsi, de la cote de la Bourse. Les actions des Tramways-Nord de Paris sont à 120 francs environ, celles des Tramways-Sud aussi ; ils ont ainsi perdu les sept dixièmes de leur valeur. Les obligations de ces mêmes compagnies ne se soutiennent à des cours fort au-dessous de leur cours d’émission que par la perspective d’une fusion avec l’opulente Compagnie des Omnibus. Les actions des Tramways du département du Nord sont à 235 francs. Les obligations des Tramways de Roubaix et Tourcoing sont depuis un an privées d’intérêts et se cotent à 175 francs. Plus défavorablement traitées encore, les obligations des Tramways de l’Eure gisent au plus profond de l’abîme des valeurs dépréciées et se négocient entre 20 et 22 francs. En définitive, c’est une débâcle presque sans précédent. Cette industrie si démocratique des tramways, si utile à la classe moyenne et à la classe ouvrière, paraît avoir complètement ruiné ceux qui ont eu confiance en elle et lui ont apporté leurs épargnes. Un espoir, cependant, reste dans l’avenir. Une de ces compagnies, la Société générale française des tramways, est parvenue à remonter le courant, et sortant d’une détresse profonde, arrive enfin à l’aisance pour de là parvenir peut-être à une solide prospérité. Précipitée du cours de 800 francs à celui de 200, elle est arrivée à se rapprocher de celui de 400, et des esprits perspicaces lui prédisent à tort ou à raison des destinées brillantes. Quoi qu’il en soit, ce qu’il y a de certain, ce sont les ruines ; ce qui est conjectural, c’est le raffermissement de ces sociétés si promptement et si effroyablement ébranlées.

Pourquoi l’industrie des tramways a-t-elle été en France si malheureuse ? Est-ce une loi qui la condamne à la misère ? Partout ailleurs languit-elle de même ? Bien des fois nous nous sommes posé cette question en parcourant les cotes des bourses étrangères. Là nous trouvions un tableau tout différent. Nous voyions que l’industrie des tramways n’était pas nécessairement infructueuse pour les actionnaires, que, comme toute autre branche d’entreprise humaine, elle comportait des échecs et des succès.

Jetons les yeux, par exemple, sur la cote de la Bourse de Londres, telle que nous la trouvons dans le dernier numéro du Statist (24 septembre 1881) : nous y relevons 26 sociétés de tramways dont les actions ou les obligations ont un cours. Toutes ces sociétés, dont la plupart sont anglaises, mais dont un certain nombre appartiennent au continent de l’Europe ou à l’Amérique du Sud, paraissent dans un état assez florissant. La Compagnie des Tramways de Bristol, dont les actions sont libérées de 7 livres 1/2 (187 fr. 50), voit ses titres se coter 14 livres, soit 350 fr., ou près de 100% de plus-value. Les Tramways d’Allemagne (Tramways of Germany), se cotent à 10 liv. 3/4 (270 fr. environ), pour un capital versé de 5 livres sterling (125 fr.), c’est une plus-value de 115%. Le North Metropolitan cote 15 livres 1/2 (387 fr. 50) pour des actions libérées de 10 livres (250 fr.) ; c’est encore une assez jolie plus-value de 55%. Il en est de même pour les Tramways de Glasgow, qui, libérés de 9 livres (225 fr.), se cotent 14 livr. 1/2 (362 fr. 50), ici la plus-value dépasse même 60%. Les actions des Tramways de Buenos-Aires, libérées de 5 livres (125 fr.), se cotent près de 8 livres (200 fr.), encore 60% de plus-value. Les actions des Tramways de Londres jouissent d’une plus-value de 35%, celles d’Edimburgh Street présentent une plus-value de 27%. Les actions des Tramways de Barcelone se cotent 20% au-dessus du pair, celles de London Street 10% également au-dessus du pair. Les « Tramways Union » font prime de 25% ; deux autres compagnies, la « Provincial » et la « Liverpool » ont une prime légère. En définitive, sur les 26 compagnies de tramways qui sont cotées à la Bourse de Londres, 12 voient leurs actions cotées avec une prime plus ou moins forte, mais qui, parfois, est très considérable et dépasse 100%. Sur les 14 autres compagnies, il y en a 5 qui sont cotées soit au pair, soit très près du pair, ne s’en écartant pas de plus de 10%. Ainsi, 17 compagnies sur 26 font de bonnes ou d’assez bonnes affaires. Parmi les 9 autres, il ne s’en rencontre que 3 dont les actions aient perdu, d’après la cote de la bourse, plus de la moitié du capital versé. Ainsi, un bon tiers des tramways cotés à la Bourse de Londres semble être dans une situation brillante ; un autre tiers est dans une situation assez bonne, et ce n’est que la neuvième partie de ces entreprises qui se trouve dans des conditions tout à fait mauvaises, analogues à celles de presque toutes nos compagnies françaises. Si nous étendions cette étude aux tramways allemands ou belges, nous trouverions des résultats à peu près analogues.

Ce contraste de la situation financière des sociétés de tramways à l’étranger et de celle des sociétés de tramways françaises est bien fait pour surprendre. Aussi avons-nous étudié avec un grand intérêt les tableaux que le dernier numéro (mois d’août 1881) du Bulletin de statistique et de législation comparée du Ministère des Travaux publics donne sur l’industrie des tramways en France. Six pages de chiffres sont consacrées à ce sujet. Nous allons en extraire la quintessence en y joignant quelques réflexions.

Le Bulletin du Ministère des Travaux publics fournit d’abondants renseignements sur 23 lignes de tramways existant dans notre pays. Nous ne voudrions pas jurer que toutes les lignes à traction de cheval qui sont en exploitation chez nous figurent dans ces tableaux. Il doit y avoir et il y a, à notre connaissance, quelques omissions ; mais elles sont peu importantes et n’altèrent pas l’exactitude approximative des conclusions que nous allons tirer.

Les 23 lignes qui ont fait l’objet des relevés ministériels ont une étendue concédée de 472 kilomètres, sur lesquels 428 ont été exploités en 1880. On ne risque pas de se tromper en disant que dans une dizaine d’années ce chiffre sera triplé ou quadruplé au moins.

Les 428 kilomètres de tramways ont coûté à construire 94 millions 558 000 francs, soit une moyenne de 220 000 lianes environ par kilomètre. Le Bulletin du Ministère des Travaux publics porte même cette moyenne à 267 418 francs, ce qui vient de ce que ses calculs ont été établis seulement pour les 353 kilomètres appartenant à des compagnies qui ont fourni des relevés détaillés sur leurs frais de premier établissement. Ainsi la moyenne du coût d’installation d’un kilomètre de tramway, y compris le matériel roulant, est en France de 220 000 à 260 000 francs : un kilomètre de tramway coûte donc autant à peu près qu’un kilomètre de chemin de fer à locomotive, quoiqu’il n’y ait ni expropriation de terrains, ni travaux d’art. Ce rapprochement surprendra bien des gens, il nous a surpris tout le premier.

Ce qui est non moins curieux et étonnant pour les profanes, c’est que le matériel roulant coûte plus que la construction. Pour 329 kilomètres sur lesquels le ministère des travaux publics a eu des renseignements à ce sujet, la dépense kilométrique de construction atteint en moyenne 112 601 fr., et la dépense kilométrique de matériel roulant 164 572, la première représentant 41% et la seconde 59%.

Le produit brut de l’ensemble des tramways en France pour l’année 1880 s’est élevé à 26 millions 982 000 francs ; les frais d’exploitation ont monté à 26 millions 76 000 francs, ce qui représente 97% de la recette brute, et ce qui ne laisse comme produit net que la faible somme de 906 740 francs, soit, relativement aux 94 millions 558 000 francs de capital engagé, un intérêt qui n’est que de 0,96%. Ainsi la centaine de millions de francs que l’on a jetés en France dans la construction des tramways ne produit pas 1% d’intérêt par an. Voilà, certes, une industrie qui paraît improductive. L’est-elle autant qu’elle le paraît ? Notre réponse sur ce point est négative. L’industrie des tramways peut et doit être productive, comme toutes les industries qui rendent de grands services à la masse de la population. Si l’industrie des tramways a été jusqu’ici en France stérile pour les actionnaires, c’est par des causes accidentelles et par des abus condamnables.

Nous serions fort disposé d’abord à admettre que la plupart des lignes de tramways ont été établies en France d’une manière beaucoup trop coûteuse. Si les obligataires et les actionnaires ont pâti, les fondateurs, les administrateurs, les entrepreneurs ont fait de fort bonnes affaires. Les apports ont été extravagants, le capital-actions a souvent été fictif. Il y a eu là de ces scandales financiers que nous avons bien des fois flétris et dont est coutumière l’époque présente. Nous avons fait le relevé du montant des actions et des obligations des dix-neuf compagnies anglaises de tramways qui sont cotées à la Bourse de Londres ; nous avons trouvé qu’il s’élève à la somme de 3 681 000 livres sterling, soit 92 millions et demi de francs, chiffre à peu près équivalent à celui du capital dépensé pour l’établissement de nos 428 kilomètres de tramways français ; mais comme l’industrie des tramways est beaucoup plus ancienne et plus répandue en Angleterre qu’en France, nous avons toute raison de croire que le réseau anglais est plus étendu, et que par conséquent chaque kilomètre y revient bien moins cher que chez nous.

Le maximum du coût d’établissement des tramways en France est atteint par les lignes concédées à la ville de Paris et rétrocédées par elle à la Compagnie des Omnibus ; la dépense kilométrique a été de 504 977 fr., dont 135 648 fr. seulement pour la construction, et 369 329 pour le matériel. Nous devons à la vérité de dire que les 33 kilomètres du tramway North Metropolitan à Londres paraissent avoir coûté 770 000 livres sterling (19 millions 200 000 francs), soit environ 580 000 fr. par kilomètre.

Les tramways qui reviennent au meilleur compte en France sont ceux de Béziers à la mer (48 000 fr., par kilomètre), de Boulogne-sur-Mer (68 571 fr.), de Calais-Guigne (88 000 fr.). Pour les grandes villes, les tramways de Lille (108 466 fr. par kilomètre) semblent avoir atteint le maximum d’économie. Viennent ensuite les tramways d’Orléans (123 000 fr. ), ceux de Tours (131 000 fr.), ceux de Nancy (134 000 fr.), ceux de Rouen (137 000 fr.), ceux de Sèvres à Versailles (147 413 fr.), enfin ceux de Bordeaux (168 000 fr.). Dans ces conditions, les tramways paraissent devoir être rémunérateurs.

Parmi les dépenses d’exploitation, les différents impôts, droit de régie et droits de stationnement, figurent pour une somme de 1 007 384 fr., soit environ 4% du total des dépenses et plus que le montant des recettes nettes actuelles. L’entretien de la voie n’entre dans les frais d’exploitation que pour 1 million 661 000 fr. ; il est probable que c’est un service qui est un peu négligé par les compagnies peu aisées ; la réserve pour le renouvellement de la voie et du matériel n’est pratiquée que par un petit nombre de sociétés, et représente un prélèvement de 1 974 000 fr. ; enfin les autres dépenses qui viennent d’être énumérées forment le gros bloc, soit 21 millions 433 000 fr.

Le coefficient de la dépense à la recette brute totale varie d’un minimum de 56% sur la ligne de Calais à Gaines à un maximum de 146% sur le réseau des Tramways-Sud de Paris. Ce coefficient est fréquemment aux environs de 70%, ce qui semblerait devoir être la proportion normale ; exemples : 65% sur la ligne de Villiers-le-Bel, 70% sur les Tramways de Nancy, 71% sur ceux de Bordeaux et de Roubaix, 72% sur ceux de Boulogne-sur-Mer, 77% sur ceux de Béziers à la mer, 78% sur les tramways de Marseille, de Tours et du Havre. On peut espérer que lorsque le public sera plus habitué à ces nouvelles voies de communication, le coefficient d’exploitation par rapport aux recettes brutes descendra, en général, au-dessous de 80% et se rapprochera de 70%. Alors le capital pourra être sérieusement rémunéré ; mais plusieurs années nous séparent encore de cette situation avantageuse.

Sur les 23 lignes de tramways qui figurent dans les relevés du Bulletin du Ministère des Travaux publics, six ne peuvent pas couvrir leurs frais d’exploitation, à savoir : les tramways d’Orléans, ceux de Dunkerque, les lignes concédées directement à la Compagnie des Omnibus de Paris, les Tramways-Sud de Paris, les Tramways de Sèvres à Versailles et ceux de Versailles même. Quelques lignes, en petit nombre, font des bénéfices considérables : les Tramways de Bordeaux, 16,19% du capital engagé ; les Tramways de Calais-Guines, 15,81% ; ceux de Boulogne-sur-mer, 10,06% ; les lignes concédées à la ville de Paris et rétrocédées par elle à la Compagnie des Omnibus, 7,35% ; les Tramways du Havre, 6,01% ; ceux de Nancy, 7,66% ; ceux de Villiers-le-Bel, 5,21% ; ceux de Marseille, 4,93% ; ceux de Rouen, 4,18%. Les autres lignes ont 1, 2 ou 3% de bénéfices relativement au capital engagé. La moyenne générale des bénéfices est, nous l’avons dit, un peu inférieure à 1%, soit 0,96% sur les 353 kilomètres 1/2 pour lesquels l’administration a des renseignements précis.

La situation des tramways en France n’est donc pas brillante, on le voit, et les actionnaires, les obligataires même ne le savent que trop. La cause principale en est, pour beaucoup de lignes, l’exagération des frais de construction et les abus financiers. Une autre cause qui est transitoire, c’est la nouveauté même de ce genre d’entreprises. Quand elle sera plus ancienne, quand la population s’y sera plus habituée, quand les banlieues des villes se seront peuplées davantage, ce qui se fait d’ailleurs chaque jour, nous croyons que celles des compagnies de tramways qui sont bien administrées sortiront rapidement de la situation besogneuse où elles se trouvent, et nous ne serions pas étonné d’en voir quelques-unes émerger de la misère pour s’élever à une véritable prospérité. Il faut bien une dizaine d’années pour qu’une industrie de ce genre se fasse une clientèle, et il ne serait nullement surprenant qu’il arrivât aux tramways ce qui est arrivé aux chemins de fer, soit en France, soit eu Europe, la maturité florissante succédant à l’enfance malingre et maladive.

Paul Leroy-Beaulieu.

A propos de l'auteur

Journaliste, économiste et homme politique, Paul Leroy-Beaulieu est l’une des grandes figures du libéralisme français de la seconde moitié du XIXe siècle. Fondateur de l’Économiste français en 1873, il succède en 1880 à son beau-père, Michel Chevalier, à la chaire d’économie politique du Collège de France. Connu pour ses positions sur la colonisation, il est aussi l’auteur de nombreux ouvrages, dont L’État moderne et ses fonctions (1889).

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