La situation de l’Algérie (7 janvier 1882)

La situation de l’Algérie. Deuxième article, L’Économiste Français, 7 janvier 1882. 


LA SITUATION DE L’ALGÉRIE.

(Deuxième article) [1]

INDIGÈNES ET COLONS.

L’Exposé fait, il y a quelques semaines, au Conseil supérieur de l’Algérie, par M. Émile Martin, secrétaire général du gouvernement, contient, disions-nous dans notre dernier article, de très intéressants renseignements sur la situation respective des indigènes et des colons. C’est là un grand point.

Cinquante ans après notre débarquement en Afrique, les indigènes ne sont pas encore complètement soumis à notre domination. La plupart d’entre eux n’ont jamais connu l’Algérie indépendante ; les survivants des combats d’Abd-el-Kader deviennent de plus en plus rares et sont, par leur vieillesse, incapables de reprendre les armes. Certes, il ne suffit pas d’une seule génération pour qu’une population primitive, ayant sa religion à elle et des mœurs particulières, accepte comme un fait définitif, irrévocable, et subisse avec indifférence la domination d’un peuple plus cultivé. Un siècle n’est pas trop pour une tâche aussi laborieuse. Néanmoins on peut dire que l’œuvre d’apaisement et de conciliation est moins avancée qu’elle ne devrait l’être. Quelle en est la cause ? Beaucoup de colons affirment qu’il n’y en a qu’une, c’est que les indigènes sont intraitables, qu’ils sont et seront toujours réfractaires à la civilisation. Une fois ces prémisses posées, on en conclut qu’il faut exterminer les Arabes, ou du moins les écraser : proposition aussi inhumaine qu’absurde. D’autres personnes trouvent à cet état de choses regrettable une cause toute différente : les indigènes sont remuants, mécontents, prompts à la révolte, parce qu’on n’a pas su les ménager, parce qu’on ne respecte ni leurs intérêts ni leurs droits. À notre sens, il y a dans celle thèse une grande part de vérité. L’Exposé du secrétaire général du gouvernement va nous en fournir la preuve. Nous voulons, quant à nous, qu’on ne sacrifie ni les indigènes aux colons, ni les colons aux indigènes. Sur cette terre d’Algérie dont le Tell contient 14 millions d’hectares, sans parler des hauts plateaux et des oasis qui ont bien leur valeur, les 2 millions et demi d’Arabes et de Kabyles peuvent vivre à leur aise, prospérer à côté, nous ne disons pas de 300 000 ou 400 000 Européens, mais de 2 ou 3 millions d’Européens. Il y a place en Algérie, une place large, suffisante, pour 6 ou 7 millions d’hommes, soit pour le double de la population actuelle, sans que personne doive s’y sentir à l’étroit.

On sait comment procède dans notre Afrique l’infiltration de l’élément européen rural. Il a deux méthodes pour s’insinuer et se fixer : la colonisation libre, qui consiste dans l’achat aux Arabes, par des transactions privées, des terres qu’ils veulent vendre, et aussi dans le morcellement, pour la petite propriété, des asiles domaines primitivement défrichés par les grands propriétaires européens ; en second lieu, la colonisation officielle, qui crée des centres ou villages et distribue gratuitement à des colons agréés par l’administration des lots de fermes isolées, des lots de villages ruraux et des lots industriels consistant en une maison el un jardin. Cette colonisation officielle prend les terres dont elle fait ainsi des largesses, dans le restant du domaine du Dey, ou dans les étendues séquestrées à la suite des insurrections, ou bien encore dans des superficies qui ont été expropriées administrativement sur les Arabes propriétaires. Chaque année a son programme de colonisation officielle : ce programme indique le nombre et la situation des centres à créer ou à agrandir, les superficies, le nombre des lots de villages, des lots industriels et des lots de fermes isolées.

Les centres du programme de 1880 qui ont été peuplés en 1881 sont au nombre de seize, ayant une étendue de 26 356 hectares ; ils comptent 432 lots de villages, 35 lots dits industriels (ceux destinés aux forgerons, aux charpentiers, aux couvreurs, etc.), 72 lots de fermes isolées, soit ensemble 539 lots. En supposant quatre personnes par famille, ce qui est la moyenne, la colonisation officielle aura casé 2 100 personnes environ. Hâtons-nous de dire que par suite de différentes circonstances, dont la principale est l’état insurrectionnel de l’Algérie, la colonisation officielle a été moins étendue en 1881 qu’elle ne l’est d’ordinaire. Sur les 26 356 hectares ainsi distribués aux Européens (soit un vingtième environ de la superficie d’un de nos départements métropolitains), 13 138 hectares sont situés dans la province de Constantine, 10 352 dans celle d’Alger et 2 866 dans celle d’Oran. M. le secrétaire général du gouvernement explique les raisons pour lesquelles le programme de 1880 n’a pu être entièrement exécuté ; six centres projetés n’ont pas encore été créés.

Le programme de 1881 comprend 22 créations de villages, embrassant avec leur territoire 40 782 hectares, environ le quart d’un de nos arrondissements métropolitains. Ces 40 782 hectares se répartissent en 818 lots d’agriculteurs de village, 203 lots industriels et 38 fermes isolées. En plus de ces créations nouvelles l’administration a agrandi des centres anciens en y ajoutant 1 482 hectares, qui devront former 18 fermes. Ainsi le programme de 1881, plus étendu que la partie jusqu’ici exécutée du programme de 1880, a dû permettre l’installation de 1 450 familles se composant de 5 800 individus environ. M. le secrétaire général du gouvernement, en rappelant ces chiffres, écrit avec satisfaction : « Cette situation témoigne d’efforts réels, et le résultat obtenu peut être considéré comme d’autant plus satisfaisant que l’œuvre de la colonisation (officielle) devient de jour en jour plus difficile. » C’est nous qui avons ajouté le mot officielle.

Si ces terres que l’on distribue aux Européens provenaient uniquement des domaines appartenant autrefois au Dey et tombés par la conquête dans les mains de l’État, on n’aurait qu’à approuver cette méthode d’installation des colons européens. Si même ces terres avaient pour origine le séquestre mis sur les biens des tribus révoltées, ou encore si ces terres avaient été acquises librement de grands propriétaires arabes ayant une étendue de sol qu’ils ne pouvaient complètement cultiver, on ne pourrait guère élever d’objections. Malheureusement, il n’en est pas ainsi dans la plupart des cas. Une grande partie des terres données aux colons sont simplement enlevées par mesure administrative à de petits propriétaires arabes, moyennant des indemnités qui sont plus ou moins équivalentes à la valeur du sol et qui souvent ne sont payées qu’au bout de cinq, six, huit et dix ans. Il n’y a pas deux expressions pour caractériser cette méthode : une grande partie des terres allouées aux colons sont des terres que l’on dérobe, sous le couvert d’une légalité équivoque, aux petits cultivateurs arabes.

Écoutons M. le secrétaire général du gouvernement : il s’agit des hameaux de Pont-du-Caïd et de Camp-des-Chênes, sur la route départementale d’Affreville à Ténied-El-Haad : « Leur installation, dit-il, a été retardée par suite des lenteurs de la procédure d’expropriation, et aussi des recherches qu’avait nécessitées la désignation des terrains de compensation à offrir aux indigènes dépossédés. » Le mot y est : les indigènes sont dépossédés. Voilà des gens qui étaient établis sur leurs biens héréditaires ; sans leur consentement, on les leur prend, et on leur cherche ailleurs, au loin, de prétendus terrains de compensation.

Voici un autre centre, celui du Zaccar, dans le département d’Alger : « Les retards apportés à la création, dit M. le secrétaire général, proviennent de ce que les indigènes installés sur ce point ne possèdent pas d’autres terres. L’administration a dû entrer en arrangement avec eux pour leur faire accepter des compensations sur des terres domaniales non susceptibles d’être utilisées par la colonisation. » Ici encore la vérité éclate, malgré les euphémismes. Parlons d’un troisième centre, celui de Maillot, dans le département d’Alger : « Ce centre, dit l’Exposé gouvernemental, ne pourra être peuplé qu’en 1882. Il a fallu d’abord dégager ce périmètre des nombreuses enclaves appartenant à des exemptés du séquestre ; poursuivre l’expropriation de 40 hectares destinés à l’assiette du village, et qui ne comportaient pas moins de 900 parcelles. » Ce sont donc bien les petits propriétaires indigènes que l’on exproprie pour les transplanter ailleurs et leur substituer des colons.

Il est fort à craindre que ces pauvres indigènes, ainsi chassés de chez eux, n’obtiennent qu’une compensation dérisoire. M. le secrétaire général nous dit, en effet, ces paroles qui s’appliquent à un fait particulier, mais que l’on peut généraliser : « Le centre de Mondovi ne pourra être exécuté dans les conditions où il avait été projeté ; l’acquisition par un Européen de la propriété de Ben Largueck à un prix bien supérieur aux évaluations de la commission des centres, rend nécessaire une nouvelle instruction de l’affaire. » Ce que nous retenons de ce passage, c’est que les évaluations de la commission des centres sont souvent bien inférieures à celles des hommes compétents. Or, comme nous ne sachions pas que le jury d’expropriation soit composé d’Arabes, il est fort à craindre que ceux-ci pâtissent singulièrement. Ajoutez que, comme les Arabes n’ont pas de noms patronymiques, qu’ils peuvent très malaisément établir avec netteté leurs droits de propriété individuelle et exclusive, ils courent le plus grand risque, quand ils sont expropriés, de ne pas pouvoir toucher le montant, si réduit qu’il soit, de l’indemnité qu’on leur alloue.

Aujourd’hui les terres du domaine sont complètement épuisées ou à peu près. La colonisation officielle n’en poursuit pas moins son œuvre. C’est pour la doter que l’on réclame du Parlement un fonds spécial de 50 millions, avec lequel on pourrait acheter aux Arabes, par les procédés que l’on connaît, 200 000 ou 300 000 hectares, y construire des villages et distribuer le tout aux Européens.

Si la création de centres ne pouvait être opérée que par la méthode qui ressort de l’Exposé de M. le secrétaire général du gouvernement, nous éprouverions le plus grand éloignement pour la continuation d’une œuvre aussi inhumaine. Exproprier les petits propriétaires arabes, leur prendre la totalité des terres qu’ils occupent et leur chercher au loin de prétendues compensations, c’est un procédé qui n’est ni humain ni politique. Nous comprendrions que l’État achetât de gré à gré aux tribus arabes ou aux douars une partie, le quart par exemple ou le cinquième, des terres qu’ils occupent collectivement et qu’ils ne peuvent toutes cultiver. Un pareil système, pourvu qu’on y mît beaucoup d’équité et que les intérêts des Arabes fussent très sérieusement défendus, pourrait se soutenir : il ne déposséderait pas les indigènes ; il ne leur enlèverait jamais leur propriété individuelle ; il ne ferait que diminuer, dans une faible mesure et moyennant une abondante indemnité, leur domaine collectif excédant leurs moyens de culture. Mais quant à la propriété privée des Arabes, elle doit être aussi sacrée que celle des Européens. Ce que nous comprendrions encore, et ce que nous recommandons, c’est que l’État achète aux grands propriétaires européens, aux sociétés comme la Compagnie Algérienne et la Société Franco-Algérienne, les terres trop étendues qu’ils possèdent, afin de les morceler par petits lots qu’on offrirait aux colons. À elle seule, la Compagnie Algérienne a plus de 80 000 hectares sur lesquels on pourrait installer 2 000 familles.

D’après M. le secrétaire général, les terrains dont dispose l’administration et qui sont susceptibles d’être employés à la colonisation ont encore une étendue de 160 000 à 170 000 hectares. Du 1er octobre 1880 au 1er octobre 1881, le service des domaines a remis à celui de la colonisation 20 760 hectares ; dans le même laps de temps, les expropriations prononcées pour la création de villages ou de fermes ont atteint 19 008 hectares d’une valeur estimation de 1 756 000 fr. C’est contre ce système général d’expropriation qu’au nom de l’humanité et de la justice nous ne saurions trop nous élever.

M. le secrétaire général donne des détails intéressants sur la situation du séquestre. Ce séquestre fut établi, pour la plus grande partie, à la suite de l’insurrection de 1871. Au 1er octobre 1880 la mainlevée avait été prononcée pour 189 tribus ou douars ; depuis lors, 14 autres tribus ou douars ont été aussi dégagés. Néanmoins le séquestre pèse encore sur 91 douars ou tribus, et ne sera levé que quand les contributions de guerre ou amendes imposées auront été totalement soldées. Sur 39 208 000 fr. de soultes de rachat, il ne reste plus que 1 751 000 fr. à recouvrer. On sait qu’en général les tribus révoltées ont été imposées à une taxe de rachat égale au cinquième de leurs biens meubles et immeubles. Cependant, certaines tribus, comme celle des Béni Salah, ont été imposées à une contribution équivalant aux deux cinquièmes de leur richesse tant mobilière qu’immobilière. Est-il possible de justifier des amendes aussi monstrueuses, et toutes les limites légitimes du châtiment ne sont-elles pas ici dépassées ?

L’année 1881 a été marquée par deux nouvelles catégories d’arrêtés de séquestre : 1° le séquestre nominatif, dont l’opposition a été prononcée contre des indigènes dissidents des tribus du sud-ouest d’Oran ; 2° le séquestre collectif apposé en principe sur les territoires de toutes les tribus, fractions ou douars dont la population sera reconnue avoir participé aux incendies. Certes, nous sommes d’avis qu’il faut punir et les rebelles et les incendiaires. Nous craignons seulement qu’on ne dépasse de beaucoup la mesure équitable, et que des répressions aussi exagérées ne produisent encore plus de haine que d’effroi.

Le moyen de mettre fin, dans un délai de quelques années, à la colonisation officielle, qui use de procédés si médiocrement recommandables et qui paraît offrir une utilité de moins en moins grande, ce moyen serait la constitution de la propriété privée chez les indigènes. Le libre cours des achats et des ventes volontaires agrandirait alors d’une manière régulière les terres occupées par les Européens. Malheureusement, cette opération est très lente. L’étendue des propriétés indigènes pour lesquelles les titres ont été individuellement délivrés depuis la loi de 1873 n’est que de 295 000 hectares ; il est vrai que l’opération est presque terminée pour 233 000 autres hectares, et qu’elle est commencée sur une autre surface de plus d’un million d’hectares.

On ne doit pas souhaiter que les Arabes cessent d’être propriétaires et qu’ils deviennent, suivant l’expression moderne, des prolétaires. Tout ce que l’on peut demander, c’est que les étendues surabondantes des terres qu’ils détiennent et qu’ils ne savent pas suffisamment mettre en valeur passent graduellement dans des mains européennes. Déjà les Européens possèdent environ 2 millions d’hectares en Algérie ; au fur et et à mesure que la culture deviendra plus intensive, ces 2 millions d’hectares comporteront un plus grand nombre de colons. Que l’État achète, en outre, aux grandes compagnies européennes leurs domaines trop vastes, qu’il dispose des terres qui lui restent encore, qu’enfin il hâte la constitution de la propriété privée, et les intérêts des indigènes et des colons seront alors conciliés.

Paul Leroy-Beaulieu.

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[1] Voir l’Économiste français du 31 décembre 1881.

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