Les dernières années du marquis de Mirabeau, par Dauphin Meunier

Dans ses dernières années, le marquis de Mirabeau subit et illustre tout à la fois le déclin de l’école physiocratique. Jadis admiré, du temps de son livre l’Ami des Hommes et de sa participation aux travaux de François Quesnay, il peine de plus en plus, à partir de 1780, à diffuser ses idées. Son style littéraire, qui ne fut jamais soigné mais dont l’apparente confusion avait aussi son charme, s’empirait nettement et rendait ses livres à peu près illisibles. Quant à son isolement, au sein d’une école qui ne comptait plus qu’une poignée de membres, et à peine plus d’adeptes, il rendait sa condition personnelle plus terrible encore, après les affres de sa vie conjugale. B.M.

Ce texte introduit une série de lettres inédites dans Le Correspondant : revue mensuelle : religion, philosophie, politique (1913).


LES DERNIÈRES ANNÉES

DU MARQUIS DE MIRABEAU

AVANT-PROPOS À SA CORRESPONDANCE INÉDITE

DE 1787 À 1789

En 1787, le marquis de Mirabeau avait passé soixante-dix ans ; son dernier lustre était déjà fort entamé, et il n’en devait point voir la fin. Rien pourtant, ni les sommations de l’âge, de la maladie et du malheur, ni la disparition des amis et témoins de son temps, ni la prescience d’une imminente et formidable catastrophe, ni les sages conseils ou les instances alarmées de ses proches, rien ne le persuadait encore de la nécessité de mettre au plus vite, entre sa vie et sa mort, quelque intervalle de repos et de recueillement.

C’était ce que lui reprochait en vain et depuis longtemps son frère cadet, le bailli, qui partageait paisiblement son reste de forces et de soins entre le fief paternel de Mirabeau et sa grasse commanderie de Sainte-Eulalie en Rouergue, la seconde de France par le revenu. « Repose-toi ! » lui disait ce bon frère :

« La Providence, en te soutenant dans tes plus grands revers, t’a cependant borné dans tes ambitions les plus légitimes ; les tracas qu’elle ne cesse de t’envoyer te montrent que ta mission est finie. Abandonne Paris à la vile canaille par qui les bienfaiteurs de l’humanité ont toujours été tourmentés. Paris est à la France ce qu’est un polype au cœur. Tout me confirme dans l’idée que les courtisans et monopoleurs que tu as si bien dépeints dans tes ouvrages ont fomenté et soutenu, d’accord avec la race perverse du Palais, les infâmes créatures qui t’ont tarabusté si cruellement. Ce n’est pas comme à un habitant de Paris qu’on t’écrit, qu’on s’adresse à toi ; c’est comme à l’Ami des Hommes, et tu seras tel partout. Il faut toujours suivre le chemin opposé à celui que prend la tourbe. C’était quand tous habitaient leurs châteaux qu’il fallait être à Paris ; depuis que tous sont à Paris, il faut être chez soi. Reviens dans ta province où tu seras respecté, où ta santé sera meilleure, où tu vivras à moins de frais. Tu étais fait pour être à la tête d’une grande machine. Au lieu de cela, tu as eu la tête d’une petite que tu as voulu mener en grand. Mais un homme juste mène plus facilement un État qu’une maison, parce que, dans un État, il choisit ses outils. Un roi peut changer de premier ministre, un mari ne peut pas changer de femme, et quiconque en a une destructrice travaillera en vain à faire une maison. Or, depuis la création du monde, on ne vit pas une femme de l’espèce de celle que Dieu te donna, ni des enfants de l’espèce des tiens. À quoi diable veux-tu donc travailler ? Songe à toi ! » [1]

Mais pour bien des raisons, les unes d’honneur ou d’intérêt, et les autres de sentiment ou de vanité, le marquis répugnait à l’idée de fixer sa tombe auprès de son berceau. Quitter Paris et se retirer dans sa province, c’eût été, selon lui, abdiquer, s’arracher le cœur, déserter son devoir. L’Ami des Hommes n’être plus qu’un obscur et pauvre marquis d’Aix ou de Pertuis, sous les eux de compatriotes narquois qui n’avaient point voulu de lui pour prophète alors qu’il était au fort de sa réputation ou de son crédit ? Impossible. D’ailleurs, le gouvernement de la chose publique, dont il s’était occupé toute sa vie, lui paraissait requérir plus que jamais sa présence, ses soins et ses directions. Ses doctrines économiques éprouvaient un semblant de retour de faveur. Un de ses disciples, Dupont, était le conseiller intime de Calonne ; et Calonne, prêt à essayer de tous les remèdes, en était revenu à ceux de Turgot : réforme des impôts, diminution des privilèges, extension des libertés de l’agriculture et du commerce, assemblées provinciales, assemblée des notables. Or le marquis de Mirabeau regardait tout cela « comme père », l’ayant préconisé dans tous ses ouvrages depuis trente ans ; et Dupont lui disait qu’en effet, les ministres ne faisaient plus d’autres lectures, et qu’on voyait ses livres sur leurs tables cornés en vingt endroits. Enfin, parmi les hommes que l’opinion publique désignait comme les ministres du lendemain, Loménie de Brienne, l’abbé de Bernis, le duc de Nivernois, Malesherbes, le marquis de Mirabeau comptait de très anciens amis ou sectateurs. Il croyait ainsi voir approcher l’heure où, nouveau Moïse, on l’appellerait, lui aussi, à descendre des hautes solitudes de sa science pour donner au pauvre peuple en délire et imposer aux princes en désarroi les tables de sa loi infaillible. Il devait se tenir en réserve. Mais un lien encore plus fort et plus doux l’empêchait d’aller partager la retraite de son frère en Provence, à savoir son affection, vieille de trente ans, pour une « certaine dame » que le bailli ne pouvait pas souffrir, Mme de Pailly.

Le bailli ne pardonnait pas à cette intruse, supérieurement douée, de l’avoir dépossédé de toute influence sur son frère qui ne le consultait plus qu’après décisions arrêtées et choses faites. Il observait ponctuellement le Décalogue, il le citait volontiers, et il n’y voyait point de prescriptions de respect ou de ménagements pour une concubine. Et certes, en usurpant au foyer de l’Ami des Hommes les rôles sacrés de l’épouse et de la mère, Mme de Pailly n’avait pas peu contribué à diviser cet intérieur contre lui-même, à exaspérer la marquise de Mirabeau jusqu’à la folie et aux pires désordres, à liguer sans cesse avec cette furieuse femme ses deux enfants les plus fougueux et les mieux armés pour la lutte — le comte, son fils aîné, et sa fille cadette, la marquise de Cabris, dite Rongelime. Mais le bailli n’était-il pas redevable à Mme de Pailly de plus d’un service essentiel ? Elle s’était toujours, et de parti-pris, louée de lui ; elle l’avait jadis obligé de sa bourse, protégé même, du temps qu’elle hantait le cercle de Mme de Pompadour et du marquis de Marigny. Eux aussi, avant de la honnir publiquement, Mirabeau et Mme de Cabris avaient souvent réclamé son intercession auprès de leur père courroucé. Et les autres enfants du marquis, la marquise du Saillant, le chevalier Boniface, la religieuse même, qui vivait à demi-folle dans un couvent de Montargis, mais ne déraisonnait que par accès, tous s’étaient docilement prêtés aux directions de Mme de Pailly. De tels « arrangements » étaient si communs alors ! On en voyait peu d’aussi discrètement établis, d’aussi bien consolidés par le temps et par les épreuves, de mieux assurés, dans le monde, de l’estime et de l’approbation des « honnêtes gens ». En sorte que l’ingratitude et l’inimitié du bailli soulevaient le cœur de l’Ami des Hommes comme une noirceur et une hypocrisie. Plus on faisait d’efforts pour le séparer de sa compagne, plus il se serrait auprès d’elle. En vérité, Mme de Pailly restait la dernière et la seule à l’aimer sans calcul, à l’entretenir d’une illusion de gloire et d’aisance, à lui en garder au moins l’apparence, source de crédit.

J’ai oui raconter que Nietzsche, devenu ataxique, aphasique, s’avançait un soir sur la terrasse de sa villa, soutenu par sa fidèle sœur, et que là, s’arrêtant soudain, comme pour confronter sa propre déchéance au déclin magnifique d’un jour qui ne s’éteignait que pour renaître, à ce spectacle, il se prit à pleurer et à défaillir, sans paroles. Mais sa tendre sœur, le devinant, n’eut pour le redresser et sécher ses yeux qu’à lui dire : « Va, tu es toujours le grand Nietzsche ! » Ainsi, ou à peu près, ce me semble, il sied de voir l’Ami des Hommes descendant au bras de Mme de Pailly l’escalier désert de son tombeau. De ses mains prévenantes, elle lui en ornait les derniers degrés ; de sa douce et adroite parole, elle lui en enchantait le silence ; de sa belle personne interposée, elle lui en cachait l’issue fatale et toute proche. Unique familier, confident, secrétaire et factotum de ce couple irrégulier, un vieux serviteur en livrée, le sieur Garçon, de l’âge même du marquis, secondait auprès de lui Mme de Pailly, tel qu’une branche sèche dans une main décharnée.

La nombreuse maisonnée de M. et Mme du Saillant, qui vivait à demeure chez le marquis, ne faisait guère autour de lui que bruit, remue-ménage ou figuration de famille. Quant au chevalier Boniface, il se tenait à son régiment de Touraine, dont il était le colonel en second, c’est-à-dire le commandant véritable ; le colonel en titre, à qui ce régiment appartenait, ne paraissait à sa tête qu’aux jours de parade. Ces enfants aimaient leur père d’un cœur banal et intéressé. Ils exploitaient son faible pour eux avec un cynisme enjoué, un air bonasse et déférent, qui, leur étant devenu une habitude, les trompait peut-être, mais ne trompait plus qu’eux. Au reste, ils en étaient réduits aux expédients non seulement pour subsister, mais pour échapper à la faillite et à des décrets de prise au corps pour dettes.

À la veille de solliciter sa promotion comme colonel en premier, Boniface ne pouvait plus même se montrer, ni à son régiment, dont il avait endetté la caisse, ni à Paris, où le traquaient ses créanciers. Il leur devait plus de 130 000 livres, et ils lui en réclamaient le double. D’autre part, il était cité au tribunal des maréchaux de France, — le tribunal du point d’honneur, — pour quelque vilain règlement. Et par quel bout le repêcher ? Il appelait au secours d’une voix de stentor ; mais s’il voulait bien qu’on le sauvât, il n’entendait ni à conseils ni à reproches. Au premier mot de contrition qu’on lui demandait, il se rebéquait, accusait père, famille, amis et gouvernement de sa déconfiture, menaçait de mettre le monde à feu et à sang, ou bien, changeant de délire, il tombait dans « un noir affreux », armait ses pistolets et rédigeait son testament. Apoplexie ou suicide. Le calmait-on enfin, pleine confiance en son étoile lui revenait ; il formait des plans merveilleux pour une vie nouvelle, toute d’honneur et de gloire, de sagesse et de tempérance ; ou bien, ces billevesées romanesques tombant à leur tour à plat, il proposait, moyennant absolution et quittance générales, de souscrire à tout ce qu’on exigerait de lui, interdiction, démission, expatriation, célibat perpétuel ou mariage, quitte à tourner les talons à l’instant de signer l’un ou l’autre contrat. Il n’en faisait, au total, qu’à sa tête, et quelle tête ! l’outre d’Éole, pleine à éclater de vents contraires.

Le ménage du Saillant n’était pas en meilleur point. M. du Saillant s’était ruiné dans les tripots et sentines du Palais-Royal ; et Mme du Saillant était l’ignavie en personne, toujours suivant le courant le plus fort et ne se souciant pas plus qu’un jonc de prévoir où cela les menait, elle, son mari, son fils unique et ses six filles. La plupart des bonnes maisons affichaient d’ailleurs ce désouci, ce relâchement, cette espèce de consentement anticipé à la banqueroute universelle. Il n’y avait plus même à s’en préoccuper. L’Ami des Hommes en était cependant outré comme d’une faillite du vieil honneur français et des vieilles mœurs, dont il ne voulait point se défaire. « Mais, mon père, lui disait Mme’ du Saillant, tout n’est que fumée, aujourd’hui, tout consiste à la souffler sur autrui ! » Suffoqué par cette bouffée, il repartait faiblement : « Nul ne souffle qu’il n’aspire. » On riait de sa remarque. On avait les poumons jeunes, élastiques, actifs, faits à respirer cela comme à l’exhaler. Seul il songeait, lui, que « cette haleine était un poison moral ». Et puis ces du Saillant étaient « tout ventre ». Quoique mangeant comme des goinfres, en un temps où les denrées étaient d’une cherté excessive, ils ne payaient pension au marquis de Mirabeau qu’au même prix dont ils avaient convenu dix-huit ans auparavant, et pour la campagne seulement, où presque tout était pour rien. Ah ! cette campagne elle-même ! cette belle terre du Bignon-en-Gâtinais, où le marquis avait englouti son bien pour la transformer, d’une grenouillère que c’était, en un délicieux « panier de verdure » ! Les du Saillant la lui avaient achetée, ne la lui payaient point, et, non contents, la mettaient au pillage, en cessaient l’entretien, en sorte qu’ouvriers et fermiers la désertaient. L’Ami des Hommes essayait de la leur reprendre ; mais M. du Saillant y rechignait, contestait sur tout, et, au lieu d’un règlement à l’amiable, dans le tête à tête, il obligeait son beau-père à ne traiter avec lui que par procureurs et avocats ; l’un et l’autre en se levant de la table commune (où, par convention expresse, ce sujet n’était jamais abordé et où régnait une gaieté futile et contrainte) allaient échanger du papier marqué !

En vérité, les meilleurs des enfants de l’Ami des Hommes, les seuls dont il put se louer, n’étaient-ce pas justement la religieuse, sa fille ainée, Marie, la demi-démente, qu’il tenait pour nulle et non avenue depuis son enfance ? et son fils ainé, le comte, tant persécuté et honni jadis ? et sa fille cadette, la marquise de Cabris, qu’il avait, elle aussi, emprisonnée sous lettre de cachet, publiquement flétrie, à demi-ruinée ? Marie ne faisait, du moins, enrager que ses compagnes ; le comte parcourait les Pays-Bas et l’Allemagne à s’instruire et à se relever ; la marquise de Cabris travaillait à reconquérir l’estime et la fortune, et elle soutenait avec autant de dignité extérieure que de vrai mérite son nouveau rôle de mère vigilante et d’épouse modèle, associée à un mari malade, authentiquement fou et, comme tel, interdit. Mais la valeur, l’orgueil et l’intrigue de ces derniers, qui se croyaient d’une essence supérieure, pour qui l’humanité était faite, continuaient de porter ombrage à l’Ami des Hommes : il ne pouvait souffrir dans sa famille des talents qui ne dépendissent pas des siens, qui ne lui fussent pas subordonnés. Aussi les du Saillant et Boniface affectaient-ils cette dépendance, disant qu’ils n’étaient rien, ne pouvaient rien ni ne voulaient rien être que par leur père ; ils ne lui demandaient services et protection qu’avec déférence, caresses et prosternations ; moyennant quoi, « ils auront ma moelle », disait-il.

C’était donc pour ceux-ci, et pour Boniface surtout, que ce vieillard, solitaire et délabré au milieu des ruines immenses de sa maison, en reprenait à pied d’œuvre l’édification et prétendait vivre assez pour la revoir debout et indestructible ! « Repose-toi ! » lui criait le bailli ; mais le marquis écoutait de préférence le conseil de feu Vauvenargues, son ami de jeunesse : « La pensée de la mort nous trompe, car elle nous fait oublier de vivre. » Il n’avait jamais eu d’autres mobiles que sa postéromanie ou désir de se perpétuer, que la passion de vivre, non pour vivre, mais pour agir et pour « être quelqu’un », que la foi profonde en ses principes, et que le goût, fait de superbe et de confiance en soi, de ramer contre le flot, de tenir tête, de braver l’injustice des hommes et de dédaigner leur ingratitude ; et de son penchant inné à suivre ces mobiles-là lui étaient venues les seules joies qu’il eût goûtées à plein dans son existence tourmentée. Il s’en fallait que ces joies fussent près de lui manquer. Rien ne lui avait réussi ? ch ! bien, tout était à recommencer. Il recommençait donc, simplement. « Je ne vois pas, expliquait-il au bailli, que la fortune de nos pères soit empreinte d’aucune tache ou vert-de-gris de rapine qui ait décrété l’extinction de leur race. » Il marierait Boniface ; il le tirerait des griffes de ses créanciers ; il emprunterait de quoi lui payer son régiment ; et pour emprunter, il s’en irait, lui, à soixante-douze ans, pour la première fois de sa vie, chez l’usurier, trop heureux s’il retrouvait une postérité de son nom et si ses petits-fils faisaient oublier, en les réparant, les folies de leur père. Si l’on ne mariait point les fols, l’herbe croîtrait sur le pavé de Paris. Mieux que cela le marquis ferait concourir sa femme, « ce délire empoisonné », dont il vivait séparé depuis trente ans, à l’établissement de son monstrueux cadet. La marquise de Mirabeau n’avait pas encore dévoré tout son héritage ; il lui restait des biens libres et elle pouvait nommer Boniface à la substitution des autres : « Il est des moments de jeu, écrivait à ce sujet l’Ami des Hommes, où deux cents louis la décideraient peut-être, comme aussi des temps d’engouement pour quelque croquant qui, étant gagné, la ferait signer : j’ai offert ces choses. » Mieux encore il doterait lui-même Boniface, « cet homme plus qu’à demi-enfant » ; il y mettrait du sien le plus possible. Du sien ? Mais il n’en avait plus ; les subsides du bailli et les prêts de Mme de Pailly étaient le plus clair de ses ressources. Du sien ! — Bah ! il s’en croyait. Le fouillis inextricable de son actif et de son passif ne laissait pas d’avoir des avantages et même de flatter l’œil, puisqu’il eût été impossible au plus madré homme d’affaires d’y distinguer nettement le doit de l’avoir.

Pathétique exemple de l’optimisme commun à tous les hommes de ce temps, aux triomphants comme aux morfondus, aux utopistes comme aux désenchantés, aux sceptiques comme aux misanthropes. Optimiste était un Jean-Jacques ainsi qu’un Voltaire, un Chamfort ainsi qu’un Bernardin de Saint-Pierre ; et l’on a dit de la Révolution elle-même qu’elle avait été « une convulsion d’optimisme ». À cette dernière définition, il faudrait ajouter seulement : « Et un coup de sang, la crise d’un excès de santé. » Le cadre social était vermoulu mais le corps de la nation, de la tête aux pieds, était pléthorique. À soixante-douze ans, l’Ami des Hommes se sentait la tête aussi lumineuse, entreprenante et féconde qu’en sa jeunesse. Si vieillir, c’est mourir à demi, ce n’était mourir, selon lui, que de la moitié qui nous est à charge, notre corps. Son âme, désormais, traînerait sa guenille au lieu de se laisser traîner par elle. Comme Fontenelle centenaire, il trouvait le repos de son estomac à dîner en ville ; et il fatiguait ses visiteurs à se tenir debout, à l’exemple du maréchal de Belle-Isle qu’on n’avait jamais vu s’asseoir en compagnie, car, disait-il, « cette attitude est fatigante ; c’est celle du travail, non du délassement. » « Est-ce donc qu’on chancelle à mon âge ? écrivait le marquis en février 1787, à un sien cousin en peine de sa santé. Je suis corrigé de me faire du mal, et la nature ne sait point nous en faire. » Et au bailli, quelques mois plus tard (30 octobre) : « Pauvre cher frère, tu me prêches tranquillité, tandis que je suis au plus fort trémoussoir des affaires ! » Cette vigueur, cet esprit, ce feu des hommes restés ingambes et actifs dans l’âge de la caducité lui avaient de tout temps paru être « une des preuves physiques de l’immortalité de l’âme ». Tout son souhait était de finir sa vie comme Confucius avait commencé la sienne, par un trait de décision, de confiance et de dévouement. Il aimait à conter cette anecdote : « Confucius, âgé de quatre ans, badinait avec d’autres bambins auprès d’un grand vase, à chercher des poissons rouges ; un d’iceux se pencha trop, tomba et s’allait noyer ; et les cris, et les vains efforts, et la fuite de tous les autres. Confucius seul chercha le plus gros caillou qu’il pût porter, et tant tapa contre le vase qu’il le rompit et sauva son camarade. » Le principe de cet optimisme général n’était pas sans doute purement physique ; toute la nation était un peu folle et illuminée, ainsi que ses grands hommes et ses boutefeux. Mais, chez l’Ami des Hommes, l’optimisme avait pour principe un égoïsme supérieur à l’idée qu’on s’en fait vulgairement, un égoïsme tel qu’à cette hauteur, il devient en tout temps et en tout pays une qualité éminente, non un vice. Celui qui ne rapporte tout à soi que pour tout consacrer à sa famille, à sa patrie, à l’humanité, est exposé sans doute à mal gérer ce dépôt, à en retenir plus que l’indispensable pour son usage ; et coulage, gaspillage, mauvaise administration lui sont reprochés comme autant d’abus de confiance et de détournements. Le marquis de Mirabeau a éprouvé plus qu’aucun autre la sévérité de ces imputations hâtives et sommaires. Ce parangon de la famille y prêtait assurément par une gestion déplorable de son patrimoine et de celui de sa femme, par le contraste immoral et choquant des facilités qu’il s’accordait dans sa vie privée et qu’il refusait intraitablement à autrui au nom de ses principes, ainsi que par un exercice immodéré de la puissance tant conjugale que paternelle. Mais n’oublions pas qu’en si délicate matière, le public n’est jamais bon juge, faute d’impartialité et d’informations, et qu’à ses yeux, il n’est pire coupable que l’accusé qui dédaigne de se justifier devant lui. C’était bien autant par son attitude que par ses actes que l’Ami des Hommes bravait l’opinion et l’indisposait contre lui. Peut-être aujourd’hui serait-il encore impossible de ramener cette opinion à plus de justice ou d’indulgence ; aussi bien, ne s’agit-il pas de l’entreprendre ici ; mais au moins devons-nous tâcher de montrer un jugement sans passion et de voir l’homme véritable derrière ses apparences disgracieuses et violentes. Or même le despotisme domestique de l’Ami des Hommes bourreau des siens, antithèse qui s’imposait à des critiques superficiels, avait sa grandeur, sa beauté, sa vérité. Il se croyait un père de droit divin. Il n’avait que le tort grave de le croire en un temps où toute espèce d’autorités, et celles-là surtout qui se réclamaient de ce caractère, étaient bafouées, subverties, dissoutes. Il disait sensément : « Les générations devant se succéder et se reproduire, qu’y a-t-il dans le monde social pour y maintenir l’ordre et la continuité, si ce n’est l’autorité paternelle ? Pater… Dieu lui-même ne prend pas de titre au-dessus. » Il voyait dans ce patriarcat « le seul modèle d’une société juste et durable ». Il tirait enfin toute la conséquence d’un tel principe ; il prêchait d’exemple non pas l’anéantissement de l’individu dans la collectivité, mais le dévouement absolu de l’homme à ses semblables, du citoyen à la nation, du seigneur à ses vassaux et du paterfamilias, enfin, à sa maison. Il résumait cela d’un mot lumineux, qui éclaire sa vie : « J’ai été famille. » Son égoïsme était donc celui d’un chef de maison responsable devant ses morts et devant sa postérité, qui ne croit posséder rien en propre, qui se regarde tout au plus comme usufruitier et fidéicommissaire. Il n’avait rien de cet égoïsme du jouisseur qui prétend « à vivre sa vie » et qui, se bornant à soi-même, rétrécit l’aire de son activité et renie le milieu qui le soutient. Le jouisseur veut « la vie large », tandis qu’un égoïste de l’espèce du marquis de Mirabeau ne veut que « la vie élargie », élargie de toutes parts, en tous sens, jusqu’aux confins de ses possibilités ; bien loin de se disperser et de s’anéantir dans un champ d’action trop vaste pour lui, il est amené à se cultiver en profondeur comme en surface, à se mettre en valeur tout entier, à étendre sa tâche aussi loin qu’il peut l’accomplir. Aussi le dix-huitième siècle, si fécond en hommes singuliers, a-t-il produit peu de personnages plus originaux que ce père romain dont le premier et principal objectif était « de faire d’une maison en Provence une maison en France » et qui ne se dérangeait qu’à force de courir après l’ordre.

En vérité, « être famille » de la sorte, quel épanouissement, quel prolongement merveilleux de notre éphémère et borné individu ! Être famille, et l’être bien — sans cette mégalomanie d’un marquis de Mirabeau qui identifie le salut de sa case à celui de l’État, c’est d’abord se connaître tout entier, avec toutes ses dettes envers le passé, tout son acquis présent et toute sa puissance d’expansion dans l’avenir. C’est ensuite participer à la durée illimitée et aux mérites accumulés de sa race, n’avoir plus de commencement ni de fin qu’en elle, et ne jamais éprouver le sentiment décourageant de son inutilité absolue ; car ne fut-on qu’un anneau du plus vil métal dans la chaine précieuse des générations, encore y est-on nécessaire pour en assurer la continuité. C’est se multiplier par le nombre de ses morts et de ses descendants, débiteur passager des uns, créancier perpétuel des autres. C’est accomplir tout son destin.

Dans cette compréhension et cette pratique de ses devoirs, si la bonne foi et la persévérance du marquis de Mirabeau nous sont démontrées par sa correspondance, dont nous allons lire de notables extraits, qui n’en approuvera la publication, comme d’une opportune leçon d’énergie et de discipline ? Et l’intérêt historique, l’intérêt littéraire n’en sont pas moindres que l’intérêt moral. Les doctrines du marquis de Mirabeau ne sont pas toutes des idées mortes, des principes désuets. Il les appelait « sa science » ; et cette science était plutôt chez lui un dogme qu’un système, attendu que, d’une part, il en confondait les fondements avec ceux de la morale et de la religion catholiques (ainsi font certains de nos chrétiens démocrates et de nos positivistes, disciples d’Auguste Comte) ; et, d’autre part, il croyait à toutes ses déductions comme à des articles de foi, à la façon d’un prophète messianique plutôt que d’un législateur et d’un savant. Il n’en raisonnait pas bien ; et pour s’éviter l’embarras de la discussion, il eût volontiers appliqué sa recette infaillible de bonheur par la voie d’autorité, de préférence à celle d’examen et de persuasion. Mais il n’en possédait pas moins de si vives clartés de son sujet, et de si perçantes même, qu’à leur lumière, quarante ans avant la Révolution, il en avait démêlé toutes les causes profondes et prédit les phases et les conséquences principales avec des précisions et une justesse fort ressemblantes à de la seconde vue. De 1787 à 1789, ses « prophéties » se réalisaient quotidiennement. Il vécut juste assez pour s’assurer que la suite ne démentirait pas ce début. Au lendemain de sa mort, la Bastille tombait. Il convient de lui tenir compte également de son influence dans la formation politique de ses deux fils, les coryphées des partis opposés. Ses lettres vont en témoigner, cette influence fut considérable et permanente. Les idées subversives du comte de Mirabeau et les idées rétrogrades du vicomte n’étaient que des rameaux divisés de la puissante souche paternelle. L’Ami des Hommes conciliait en lui, sans effort et sans contorsion, ces contraires. Il avait imaginé un plan de société future où la monarchie et le peuple renouvelaient leur antique pacte d’alliance et retrouvaient ensemble la prospérité moyennant quelques profondes réformes, plutôt financières que constitutionnelles, effectuées aux dépens des privilégiés, des fermiers généraux et des traitants intermédiaires.

Ce plan n’avait rien de chimérique. Il s’agissait d’abord d’accorder à la nation une voix pour faire connaître directement au prince ses doléances, ses besoins et ses ressources ; non pas un parlement unique, mais des conseils régionaux où les nobles n’eussent député eux-mêmes qu’au titre de possédants, tout comme les bourgeois ; et puis, de restaurer les vieilles coutumes d’égalité sociale, qui avant Louis XIV ouvraient l’aristocratie aux plus méritants de toutes les classes, honoraient le travail sous toutes ses formes et faisaient de la Maison de France l’asile et la sauvegarde du peuple foulé, pressuré par les grands ; enfin, d’instituer la liberté économique. Tout cela ne rénovait que le gouvernement des intérêts. Pour le gouvernement des mœurs et des grandes affaires politiques, le marquis ne touchait presque à rien et répugnait même au changement. Il mettait le roi hors de cause. Il fortifiait la noblesse (non comme noblesse, à la vérité, mais comme élite méritante, distinguée extérieurement par des titres), et lui réservait l’exercice à peu près exclusif du pouvoir. Il faisait le bonheur du peuple sans le consulter que pour la forme, et tout au plus ; mais ce bonheur devait être, suivant lui, la préoccupation et le but unique de tous, princes et seigneurs, prêtres et philosophes. « Je me suis toujours dit l’homme du Tiers », déclarait-il pour conclure et se résumer. Cette déclaration était si sincère que, finalement, il prit plus d’estime pour le rôle de son fils ainé, le maudit, que pour celui de son cadet, le préféré. Cette évolution dernière de ses sympathies est curieuse et instructive à suivre au long de la correspondance que nous publions.

L’Ami des Hommes avait pris l’essentiel de ses idées en politique dans une étude approfondie et continuelle du passé national ; de ce passé dont la connaissance faisait dire à Mme de Staël qu’en France, c’était le despotisme qui était récent et la liberté qui était ancienne. Il n’avait jamais cessé d’extraire de nos vieux auteurs dans tous les genres, — chroniqueurs, fabulistes, moralistes, juristes, —l’histoire de nos origines, traditions, mœurs, coutumes et lois. Et sauf en sa jeunesse qu’Horace, disait-il, avait « débarbarisée », et où, se croyant poète, il imitait en belles et bonnes strophes Callimaque, il avait dédaigné les lectures purement littéraires. Même la Bible, Homère et Plutarque lui plaisaient surtout dans les traductions un peu gothiques du temps d’Amyot et d’Henri Estienne. Il ignorait Rabelais et Marot, mais ne se lassait pas de fréquenter Montaigne et Mathurin Régnier. Ainsi, le fond de ses idées et le fond de son vocabulaire s’étaient composés en même temps ; et cette formation avait correspondu à celle de son génie à la fois novateur et conservateur, primesautier et discipliné. De ces quatorzième, quinzième et seizième siècles, qu’il visitait et interrogeait sans cesse comme ses pénates, il retenait frotté d’un archaïsme auquel il restituait, en se l’assimilant, la vie, la saveur, la conformité aux besoins nouveaux, l’air actuel ; la langue encore fruste des préclassiques lui était comme natale ; son style, naturellement chargé de vieux mots fleurant leur verdeur première, était avivé de tournures brusques et gaillardes, semé de barbarismes énergiques, farci d’anciens dictons pleins de malice et de sagesse. Nul soin, nulle recherche, nulle étude de la correction, de la pureté, de l’ordonnance et de l’harmonie verbales. Il poussait sa phrase dure à travers sa pensée broussailleuse et surabondante, comme une charrue à travers une friche ; ou bien sa pensée, tout à coup dégagée, brillait, éclatait dans la confusion de ses phrases, comme un éclair dans les nuages. Il se travaillait pourtant quelquefois, et tombait aussitôt dans le phébus ou dans le précieux. Mais il ne laissait pas à autrui l’avantage de s’en apercevoir ; il se raillait tout le premier du peu de bonheur de son effort ; il en revenait bientôt à sa manière libre, cursive, spontanée, sans prétention, et qu’on ne saurait mieux définir que lui-même, dans cette phrase : « Quand l’habitude d’écrire est prise, et tout le monde l’a aujourd’hui, c’est le sentiment qui fait le style. » Le sentiment, — autrement dit, ce qu’il y a en nous d’irraisonné, de spontané et d’inaccessible à l’influence d’autrui, la nappe profonde et jaillissante de nous-mêmes, la source de toute poésie et de toute éloquence vraies. Avec cela, on atteint rarement au « grand style », et l’on ne saurait s’y soutenir ; mais on a toujours le style de la chose, du moment et de soi ; et toutes les règles, toutes les conventions ne produisent rien qui vaille cette convenance. Dans le genre épistolaire en particulier, c’est la convenance même. Elle rend tout plaisant et tout familier, jusqu’au trivial, jusqu’au sublime.

Rare unité que celle de l’homme, de ses idées et de son langage ! Peu s’en est fallu qu’elle ne fut incomparable en l’Ami des Hommes. Au fond, il n’y avait rien de désaccordé en lui parce qu’il alliait le jugement d’un Sancho Pança aux gestes d’un Don Quichotte, ni rien d’inhumain parce qu’il sacrifiait parfois des membres de sa propre famille à cette famille elle-même, son idole. Il n’était intraitable et outré que la plume à la main. Sa dure cuirasse d’orgueil, de sévérité et d’honneur — aes triplex — ressemblait à cette épaule d’ivoire que Jupiter mit à Pélops à la place de celle que Cérès lui avait mangée. Elle cachait l’horrible cicatrice des morsures de sa femme et de ses enfants rebelles ; elle recouvrait un fond de timidité incurable et native qui lui ôtait toute défense contre cette famille dévorante, dès qu’elle parvenait à l’approcher et à lui embrasser les genoux. Et dans un temps où chacun affichait le débraillé des mœurs et de la tenue, elle était l’insigne, — j’espère que nos lecteurs en jugeront ainsi, — du plus méritoire courage civique.

Dauphin Meunier

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[1] Correspondance générale inédite du marquis et du bailli de Mirabeau. passim.

A propos de l'auteur

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