Des sortes de rationalisme. Par F.A. Hayek

F. A. Hayek, Essais de philosophie, de sciences politique et d’économie; ch. V, Des sortes de rationalisme, 1964. Éditions des Belles Lettres, 2007.

Extraits

Ce désir de tout assujettir à un contrôle rationnel, loin de per­mettre l’utilisation optimale de la raison, est plutôt un abus de la raison qui repose sur une incompréhension de ses pou­voirs, et aboutit à la destruction de cette libre interaction de nombreux esprits, dont se nourrit le développement de la raison. Une compréhension vraiment rationnelle du rôle de la raison consciente semble en effet indiquer que l’un de ses usages les plus importants est la reconnaissance des justes limites du contrôle rationnel. Comme le grand Montesquieu l’a clairement fait remarquer au faîte de « l’âge de la rai­son » : « La raison même a besoin de limites[1]. » F. A. Hayek, Des sortes de rationalisme, 1964

Il me semble qu’il existe une sorte de rationalisme qui tend en fait à faire de la raison humaine un instrument moins effi­cace qu’elle pourrait être en refusant de reconnaître les limites du pouvoir de la raison individuelle. Cette sorte de rationa­lisme est un phénomène comparativement nouveau, bien qu’il trouve ses racines dans la philosophie grecque ancienne. Son influence moderne ne s’étendit toutefois qu’aux XVIe et XVIIe siècles, particulièrement avec la formulation de ses prin­cipes fondamentaux par le philosophe français René Descartes. C’est principalement à cause de lui que le terme même de « raison » a changé de sens. Pour les penseurs du Moyen Âge, la raison était surtout une capacité à reconnaître la vérité, en particulier la vérité morale[2], lorsqu’ils la ren­contraient, plutôt qu’une aptitude au raisonnement déductif à partir de prémisses explicites. Et ils étaient très conscients du fait que nombre des institutions de la civilisation n’étaient pas des inventions de la raison, mais des choses qu’ils appelaient « naturelles », c’est-à-dire apparues spontanément, pour faire un contraste explicite avec tout ce qui avait été inventé.

C’est contre cette ancienne théorie du droit naturel, qui admettait qu’une bonne partie de l’institution de la civilisation n’était pas le fruit d’un dessein humain délibéré, que le nouveau rationalisme de Francis Bacon, de Thomas Hobbes et de René Descartes, soutenait que toutes les institutions humaines utiles étaient et devaient être des créations délibé­rées de la raison consciente. Cette raison consistait en l’esprit géométrique cartésien, une capacité de l’esprit à atteindre la vérité par un raisonnement déductif partant de quelques prémisses indubitables.

Il me semble que le meilleur nom pour cette sorte de ratio­nalisme naïf est le constructivisme rationaliste. C’est une idée qui a causé des dommages immenses dans la sphère sociale, quelques grandes qu’aient pu être ses réussites en matière de technologie. (Si l’on pense qu’en appelant cette idée « construc­tivisme » j’offre à nouveau un mot élogieux à mes adversaires, je me défendrai en rappelant que ce terme a déjà été utilisé dans ce sens précis par l’un des plus grands libéraux du XIXe siècle W E. Gladstone. Il l’a utilisé pour désigner une attitude que par le passé et faute de mieux, j’ai appelé « l’esprit de l’in­génieur» . « Constructivisme » me semble aujourd’hui la meilleure étiquette pour l’attitude pratique qui accompagne régulièrement ce que j’ai décrit comme «  scientiste » dans le domaine théorique)[3].

L’ascendant de cette idée au XVIIe siècle provient en fait d’un retour à une façon de penser naïve et plus ancienne, qui supposait un inventeur personnel pour toutes les institutions humaines, que ce soit le langage ou l’écriture, le droit ou la morale. Ce n’est pas pour rien que le rationalisme cartésien était totalement aveugle aux forces de l’évolution historique. Et ce qu’il appliquait au passé, il le prescrivait comme pro­gramme pour l’avenir: que l’homme, en pleine conscience de ce qu’il fait, crée une civilisation et un ordre social tels que le travail de sa raison le rendait capable d’imaginer. Dans ce sens, le rationalisme est une doctrine qui suppose que toutes les institutions qui profitent à l’humanité ont été, par le passé, et doivent être, à l’avenir, inventées avec une claire conscience de leurs effets désirables; qu’elles doivent être approuvées et respectées uniquement dans la mesure où nous pouvons montrer que les effets particuliers qu’elles auront dans n’importe quelle situation donnée seront préfé­rables aux effets qu’aurait un autre arrangement; qu’il est en notre pouvoir de donner à nos institutions une forme telle que, parmi tous les résultats possibles, ceux que nous préfé­rons à tous les autres seront obtenus, et que notre raison ne devrait jamais avoir recours à des systèmes automatiques ou mécaniques lorsque la prise en considération consciente de tous les facteurs rendrait préférable un résultat différent de celui du processus spontané. C’est de ce genre de rationa­lisme ou de constructivisme social que découlent tout le socialisme, la planification et le totalitarisme modernes.

III

Ma problématique peut maintenant être mise en évidence en demandant si, comme le rationalisme cartésien et tous ses descendants le supposent, la civilisation humaine est le pro­duit de la raison humaine, ou si au contraire nous ne devrions pas considérer la raison humaine comme le produit d’une civilisation qui n’a pas été délibérément fabriquée par l’homme, mais qui s’est plutôt développée par un processus d’évolution. Bien sûr, c’est une question du type de celle de l’oeuf et de la poule: personne ne niera que les deux phéno­mènes interagissent constamment, mais l’optique caractéris­tique du rationalisme cartésien consiste à insister de bout en bout sur la première interprétation, celle d’une raison humaine préexistante qui conçoit les institutions. Du « contrat social » jusqu’à l’idée selon laquelle le droit est une création de l’État, en passant par cette conception qui veut que, comme nous avons créé nos institutions, nous pouvons aussi les changer à volonté, toute la pensée de notre époque est infestée des rejetons de cette tradition. Une autre caractéris­tique de cette idée est qu’elle ne laisse pas de place à la théo­rie sociale proprement dite : les problèmes de théorie sociale proviennent en effet du fait que les efforts individuels de l’homme produisent souvent un ordre qui, bien qu’il ne soit ni intentionnel, ni prévu, s’avère indispensable à la réalisa­tion des projets des hommes.

Cela vaut la peine de signaler que, dans ce contexte, les efforts accomplis par les théoriciens de la société, et particu­lièrement par les économistes pendant plus de deux cents ans, reçoivent un soutien inattendu de la nouvelle science qu’est l’anthropologie sociale: ses recherches montrent com­ment, dans des domaines toujours plus nombreux, ce qui a longtemps été considéré comme une invention de la raison résulte en fait d’un processus d’évolution et de sélection très similaire à celui que nous observons dans le domaine biolo­gique. Je l’ai qualifiée de science nouvelle, mais en fait les anthropologues sociaux ne font que poursuivre un travail que Mandeville, Hume et leurs successeurs de l’école écos­saise avaient commencé, mais qui tomba largement dans l’oubli lorsque leurs héritiers postérieurs se limitèrent au domaine plus restreint de l’économie.

Sous sa forme la plus générale, le résultat principal de ce développement est l’idée que même la capacité humaine de penser n’est pas un don naturel de l’individu, mais un héritage culturel, quelque chose qui n’a pas été transmis biologique­ment, mais par l’exemple et l’enseignement, principalement par l’enseignement du langage (dans lequel elle est impli­cite). La langue que nous apprenons dans notre petite enfance détermine toute notre façon de penser et notre façon de voir et de comprendre le monde, dans une mesure proba­blement beaucoup plus grande que nous en sommes conscients à ce jour. Cela ne vient pas seulement du fait que la connaissance des générations antérieures nous est trans­mise au moyen du langage: la structure du langage contient elle-même certaines opinions sur la nature du monde, et en apprenant une langue donnée, nous acquérons une certaine image du monde, un cadre de pensée à l’intérieur duquel nous évoluons ensuite de manière inconsciente. De la même manière que, enfants, nous apprenons à utiliser notre langue en suivant des règles que nous ne connaissons pas explicite­ment, nous apprenons en même temps que le langage non seulement à agir en suivant les règles du langage, mais aussi d’autres principes pour interpréter le monde et agir de manière appropriée, des principes qui nous guident bien que nous ne les ayons jamais formulés explicitement. Ce phénomène d’apprentissage implicite est très clairement l’une des voies les plus importantes de la transmission culturelle, bien que nous la comprenions encore imparfaitement.

(p. 142 à 146)

VII

(…) Je ne crois pas me tromper en disant que le culte de l’usage explicite de la raison, qui a constitué un élément si important de l’évolution de la civili­sation européenne au cours des trois cents dernières années, n’a pas eu le même rôle dans l’évolution japonaise indigène. On ne peut pas non plus nier que l’utilisation délibérée de la raison comme instrument critique aux XVIIe, XVIIIe et XIXe siècles a peut-être été la cause principale du développement plus rapide de la civilisation européenne. De ce fait, il était naturel que, lorsque les penseurs japonais commencèrent à étudier les différents pans de l’évolution de la pensée euro­péenne, ils fussent le plus attirés par les écoles qui sem­blaient représenter cette tradition rationaliste dans sa forme la plus extrême et la plus explicite. Pour ceux qui cherchaient le secret du rationalisme occidental, il était inévitable que l’étude de sa forme la plus extrême – ce que j’ai appelé ratio­nalisme constructiviste, et que je considère comme une exa­gération illégitime et erronée d’un élément caractéristique de la tradition européenne – apparaisse comme la piste la plus prometteuse pour le découvrir.

C’est ainsi qu’il arriva que, parmi les différentes tradi­tions philosophiques européennes, les japonais étudièrent le plus largement celle qui remonte à Platon, en Grèce antique, qui fut ressuscitée par Descartes et Hobbes au XVIIe siècle, et qui, avec Rousseau, Hegel, Marx et, plus tard, les positi­vistes, poussa à l’extrême ce culte de la raison. Le but pre­mier de ce que j’ai dit est de vous avertir que les écoles qui, précisément, semblent les plus caractéristiques de la tradi­tion européenne, pourraient bien être allées aussi loin dans une mauvaise direction que ceux qui n’ont pas encore plei­nement apprécié la valeur de la raison consciente se sont fourvoyés dans une autre. La raison est comme un explosif dangereux qui peut être extrêmement bénéfique s’il est uti­lisé avec prudence, mais qui peut faire sauter une civilisation s’il est manié sans précautions.

Par chance, ce rationalisme constructiviste n’est pas la seule philosophie que la tradition européenne a à proposer, même s’il faut admettre qu’il a imprégné les idées de certains des plus grands philosophes, y compris Emmanuel Kant lui­-même. Mais au moins hors du monde communiste (où le rationalisme constructiviste a effectivement fait sauter une civilisation), vous trouverez une autre tradition, plus modeste et moins ambitieuse, une tradition qui est moins consacrée à élaborer de magnifiques systèmes philoso­phiques, mais qui a probablement fait davantage pour jeter les bases de la civilisation européenne moderne, et en parti­culier l’ordre politique du libéralisme (alors que le rationa­lisme constructiviste s’est toujours et partout révélé profondément anti-libéral).

C’est également une tradition qui remonte à l’Antiquité classique, à Aristote et Cicéron, qui a été transmise à notre époque principalement à travers l’oeuvre de saint Thomas d’Aquin, et qui a été raffinée prin­cipalement par des philosophes politiques au cours des der­niers siècles. Au XVIIIe siècle, ce sont principalement des adversaires du rationalisme cartésien tels que Montesquieu, David Hume et les philosophes écossais de son école, en particulier Adam Smith, qui ont construit une véritable théorie de la société et du rôle de la raison dans le développement de la civilisation. Nous avons une grande dette à l’égard des grands libéraux classiques allemands, Kant et Humboldt, même s’ils n’ont pas – et ceci s’applique aussi à Bentham et aux utilitaristes anglais – totalement échappé à l’attraction fatale de Rousseau et du rationalisme français.

Nous retrou­vons à nouveau la philosophie politique de cette école sous sa forme la plus pure chez Alexis de Tocqueville et lord Acton, et le fondement de sa théorie sociale a été clairement reformulé, pour la première fois après David Hume, dans l’oeuvre du fondateur de l’école économique autrichienne, Carl Menger. Parmi les philosophes contemporains, le pro­fesseur K. R. Popper en particulier a fourni des fondements philosophiques importants et nouveaux à cette veine de pen­sée. II l’a estampillée « rationalisme critique », ce qui, à mon avis, exprime de manière heureuse le contraste avec le ratio­nalisme naïf, ou constructivisme. Ce me semble être le meilleur terme pour décrire la position que je considère comme la plus raisonnable.

(p. 154 à 157)


[1] En français dans le texte. NdT.

[2] Cf. John Locke, Essays on the laws of nature (1676), éd. W. von Leydev, Oxford (Clarendon Press), 1954, p. 111 : « Par raison, toutefois, je n’entend, pas cette faculté de l’esprit humain qui forme des suites de pensées et déduit des preuves, mais certains principes d’action précis d’où jaillissent toutes les qualités, et tout ce qui est nécessaire à la juste formation de la morale. »

[3] Cf. mon ouvrage The Counter-revolution of science, 1952

Une réponse

  1. Lio

    Je crois que cette citation d’hayek est de nature à nous mettre la raison à l’envers. Totalement abscons, selon moi. A réserver aux philosophes qui aiment débattre pendant des heures de ce que l’auteur a réellement voulu dire et de sa portée pratique. Ce qui est sur c’est qu’avec des phrases comme celles-ci, Hayek va nous griller les neurones!

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