Discours du 18 mars 1844 sur la répression des manœuvres électorales

18 mars 1844 — Sur la répression des manœuvres électorales 

[Moniteur, 19 mars 1844.]

 

M. GUSTAVE DE BEAUMONT. Je demande la parole. (Aux voix, aux voix !) 

À gauche. Parlez, parlez ! 

M. GUSTAVE DE BEAUMONT. Assurément, Messieurs, je ne connais rien de plus flatteur et de plus précieux pour les auteurs d’une proposition, que de voir cette proposition accueillie par un sentiment unanime de bienveillance de toute la chambre ; mais, si j’ai pu un instant espérer que cet assentiment serait aussi complet dans son expression qu’il paraissait l’être dans son silence, j’avoue que ce que vient de dire tout à l’heure M. le ministre de l’intérieur aurait suffi pour me désabuser. 

En effet, quels sont les termes dans lesquels on veut bien concourir avec nous à la répression de la corruption électorale, dont on ne reconnaît pas l’existence, mais que l’on veut seulement réprimer dans l’avenir ? 

Une voix au centre. Prévenir. 

M. GUSTAVE DE BEAUMONT. Je remercie d’abord ceux qui veulent bien donner leur concours ; je remercie tous les membres de cette chambre qui, sans appartenir à l’opposition, s’indignent comme nous des manœuvres électorales. Je reconnais que, dans le parti conservateur, il y a des hommes courageux, fermes. (Vives réclamations au centre.) 

Une voix. Ils le sont tous. 

M. GUSTAVE DE BEAUMONT. Des hommes qui ont eu le courage de protester à cette tribune contre les manœuvres électorales. Il me suffit de rappeler ce qu’en disait l’honorable M. Agénor de Gasparin, que j’ai le regret de ne pas voir siéger dans les rangs de l’opposition. Naguère il a fait entendre à cette tribune ce qu’il avait déjà dit dans la presse ; il a protesté contre les manœuvres de la corruption, contre les influences illégitimes exercées dans les élections par les agents du gouvernement. 

Au centre. Par des adversaires. 

M. DE BEAUMONT. Je déclare donc que je remercie d’abord très sincèrement tous les membres de cette chambre qui veulent bien donner leur assentiment à la proposition, et j’ajoute que, malgré ce que vient de dire M. le ministre de l’intérieur, je le remercie lui-même de ne pas combattre la prise en considération. 

Mais je demande à la chambre la permission de constater dans quels termes je ressens cette gratitude. 

Je crains, je l’avoue, que réduite aux proportions dans lesquelles on prétend la restreindre, la proposition perde complètement le sens et la valeur qui lui appartiennent. (Assentiment à gauche.) 

Que voulez-vous ? Vous voulez comme nous réprimer la corruption électorale, les manœuvres qui sont pratiquées par les agents du gouvernement aussi bien que par les particuliers. Vous admettez notre pensée, vous supposez apparemment qu’un délit peut être commis par les fonctionnaires, puisque vous admettez contre eux des pénalités ; vous reconnaissez, comme nous, qu’il y a eu dans les élections des délits, des atteintes portées à la pureté des élections, non seulement par les particuliers, mais aussi par des agents du gouvernement. Vous le nieriez vainement ; vos dénégations se briseraient contre l’existence éclatante des faits. Vous êtes obligés de le reconnaître ; comment le nieriez-vous lorsque le mal principal de notre époque, c’est cette manie déplorable qui s’est emparée des esprits, et que dans les élections le grand moyen d’action c’est le don des places, c’est la promesse de celles que l’on ne donne pas. 

Comment pourriez-vous le nier, ce mal, lorsqu’il est constant que les moyens d’influence ce sont les subventions accordées aux localités, accordées ou promises : ces moyens illégitimes d’influence, tout le monde proteste contre eux, vous êtes obligés de le reconnaître. 

C’est contre ce mal que nous voulons trouver un remède dans la proposition qui vous est faite, et ces délits, vous reconnaissez qu’ils peuvent être commis par le gouvernement et ses agents. 

Une voix au centre. On ne le reconnaît pas. 

M. GUSTAVE DE BEAUMONT. Mais que dites-vous en même temps ? Il est très vrai que ces délits il faut les punir  il faut les poursuivre, mais on ne les poursuivra que suivant notre bon plaisir. Les agents du gouvernement continueront d’être placés sous l’empire de la constitution de l’an 8 ; les dispositions de cette constitution, nous entendons les maintenir ; nous voulons une pénalité très sévère, à condition qu’on ne l’appliquera pas. (Mouvement d’approbation à gauche.) 

Je vous demande si ce n’est point une dérision que de venir dire, en pareille matière, en matière électorale, alors que la question est posée entre le ministère et le pays, qu’on viendra demander au ministère l’autorisation de poursuivre l’agent qui n’aura fait qu’obéir à ses ordres. Je dis que si vous réduisez la proposition aux termes où vous voulez la circonscrire, je serai le premier à protester contre elle. 

Pour nous, nous avons voulu une chose sérieuse ; nous avons voulu, en prévoyant des délits, arriver à une répression ; nous avons compris que, quelque pénalité que l’on portât dans la loi, soit l’emprisonnement, soit l’amende, ou toute autre, contre les fonctionnaires, tout en laissant subsister l’égide légale qui les rend inviolables, ce serait un travail vain et puéril qui ne serait pas digne de la chambre. Et cependant, Messieurs, croyez-vous que nous ayons perdu de vue la situation spéciale dans laquelle se trouvent les fonctionnaires publics, et que nous n’ayons pas compris le besoin de les entourer de quelques garanties ? Non, Messieurs, nous avons tellement compris cette nécessité, qu’on a reproché à notre proposition de contenir, en faveur des fonctionnaires, une protection au moins égale à celle que nous supprimions. 

Messieurs, en même temps que nous avons eu une pensée de moralité, cette pensée de moralité, nous ne l’avons jamais séparée d’une pensée d’ordre. Nous regarderions comme déplorable qu’à l’occasion des élections, les fonctionnaires publics pussent se trouver livrés aux passions et aux entraînements des partis. Qu’avons-nous voulu ? Nous avons voulu rendre les poursuites possibles, mais difficiles ; à la garantie de l’autorisation de poursuivre donnée par le conseil d’État, qui à notre sens est une barrière infranchissable, une véritable inviolabilité, nous avons substitué d’autres garanties qui rendront sans doute difficile la poursuite du fonctionnaire coupable, mais qui enfin ne l’interdiront pas. 

La première de ces garanties, c’est celle du tribunal qui devra prononcer sur les délits imputés à un fonctionnaire : nous n’avons pas cru en trouver de plus élevée que la cour royale. 

La seconde garantie offerte aux fonctionnaires, c’est que la cour royale pourra dire qu’il n’y a pas lieu à suivre, et ainsi empêcher même la publicité d’un débat. 

La troisième garantie, c’est une pénalité portée contre la partie civile, et je ne parle pas ici de celui qui ne fait que dénoncer un fait coupable, ou dépose seulement une plainte ; je parle de celui qui, en se portant partie civile, prend fait et cause dans le procès, et peut, à ce titre, encourir une responsabilité, s’il est reconnu avoir fait une plainte calomnieuse ou mal fondée. 

Enfin, nous avons établi une dernière garantie, c’est celle qui consiste à limiter le temps dans lequel les poursuites doivent avoir lieu ; nous n’avons pas voulu qu’un fonctionnaire public pût, pour des faits électoraux, être placé pendant un temps considerable sous le coup d’une poursuite ; et en limitant le délai de la poursuite au temps qui s’écoule entre l’élection et la vérification des pouvoirs, nous avons cru faire cela dans l’intérêt des fonctionnaires, et aussi dans l’intérêt de la dignité de la chambre. 

Il nous a semblé, Messieurs, qu’en entourant la poursuite des fonctionnaires de ces garanties, nous faisions disparaître complètement l’objection qui était adressée à la proposition. 

Maintenant, Messieurs, votre décision ne sera pas douteuse ; mais j’ai cru devoir, à l’avance, dissiper les préventions que pouvait avoir fait naître, contre le fond de la proposition, le discours de M. le ministre ; car je n’hésite pas à le dire : Oui, cela est vrai, l’art. 2, dans lequel est relatée la poursuite contre les fonctionnaires est le fond de la proposition. 

Oui, Messieurs, j’ai cru utile de repousser, à l’avance, les préventions qu’avait pu soulever dans vos esprits la parole de M. le ministre de l’intérieur, et vous déclarer que si, en effet, la proposition devait, dans une commission de la chambre, éprouver ce sort étrange, d’être adoptée dans sa première disposition, et d’être, au contraire, mutilée dans la seconde ; eh bien, vous ne feriez que la moitié et la moindre moitié de ce que nous avons voulu faire. Nous avons voulu atteindre tout le monde, simples particuliers et fonctionnaires ; vous, au contraire, vous mettriez à l’abri de toute atteinte les fonctionnaires, et réserveriez toutes vos rigueurs contre les simples particuliers. Notre proposition serait ainsi complètement dénaturée. (Approbation à gauche.)

A propos de l'auteur

Gustave de Beaumont est resté célèbre par sa proximité avec Alexis de Tocqueville, avec qui il voyagea aux États-Unis. Son œuvre, sur l'Irlande, les Noirs-Américains, ainsi que ses nombreux travaux académiques et politiques, le placent comme un auteur libéral sincère et généreux.

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