Dissertation sur l’argent et sur le commerce

Guillaume-François Le Trosne, Dissertation sur l’argent et sur le commerce, Éphémérides du citoyen, 1766, tome VI ; reproduit dans Recueil de plusieurs morceaux économiques, 1768


LETTRE
DE MONSIEUR M.
EN RÉPONSE
À LA LETTRE DE M. X, insérée dans le 5ème tome des Éphémérides, page 209.

Monsieur,

L’auteur des Éphémérides du Citoyen m’ayant paru avancer quelques principes équivoques, l’estime que je fais de son Ouvrage m’a engagé à lui proposer mes Réflexions ; et cette petite dispute a servi d’occasion à une liaison personnelle, dont je me félicite infiniment. Vous avez cru devoir prendre la défense contre moi (Journal d’Agriculture de Commerce et de Finances Juill. 1766) ; vous avez fait d’autant mieux, que l’Auteur qui a commencé à me répondre, s’est depuis tellement rapproché de mes principes, que je ne vois plus de matière à suivre la discussion entre nous. Nous nous sommes vus et expliqués, et nous sommes aujourd’hui d’accord sur tous les points. La réponse que je vous fais ne sera pas imprimée sans qu’il la voie, et j’espère qu’elle aura son approbation.

Je supplie nos lecteurs de vouloir bien relire ma Lettre à l’Auteur des Éphémérides, afin de se rappeler l’état des questions, et de voir les points que vous accordez, et ceux que vous croyez devoir contester.

Je vais insérer ici un extrait de la votre et y répondre article par article.

« L’argent, dites-vous, ne peut être appelé Gage des échanges, puisque gage est le nantissement, la sûreté fournie pour l’exécution d’une promesse ; et que quand dans un échange quelqu’un a donné de l’argent pour la valeur de la chose qu’il reçoit, il ne reste aucun engagement à exécuter : tout est consommé ».

Dès que vous trouvez, Monsieur, une première difficulté à nommer l’argent Gage des échanges, il faut la lever.

Le mot Gage se prend en beaucoup de sens, et rien n’est si essentiel dans les disputes que de fixer le sens des mots. Gage ne signifie point ici nantissement mais assurance pour le vendeur que ce qu’il a reçu, lui servira pour acheter tout ce qu’il voudra. En effet, ce qu’il a reçu n’est point propre à la jouissance, au lieu que l’acheteur a reçu une chose dont il peut jouir. L’argent est donc dans la main du vendeur une caution que lorsqu’il voudra l’échanger, il trouvera tout le monde disposé à traiter avec lui. Tout est, à la vérité, consommé entre les parties, puisque l’acheteur ne retirera pas fon argent comme un homme qui aurait donné son diamant en nantissement ; mais tout n’est pas consommé dans l’intention du vendeur, qui n’a reçu l’argent que pour l’échanger contre un bien usuel. Si on le lui avait proposé à condition de le garder, il l’aurait refusé, et aurait dit : Donnez-moi une Pierre à la place, elle me servira tout autant ; car l’argent monnayé n’est point une richesse de jouissance : on ne le reçoit que pour l’échanger, et l’on ne cherche qu’à s’en défaire.

« Mais, ajoutez-vous, il est devenu pour presque toutes les nations un signe de richesses, contre lequel elles sont toujours prêtes à faire des échanges ». 

Non, Monsieur, l’argent n’est pas signe, mais richesse ; car il a par lui-même comme métal des propriétés usuelles qui lui assurent une valeur vénale, et sa rareté lui donnant une grande valeur, exprimée en peu de volume, l’a fait adopter par une convention universelle pour être la mesure des prix. L’argent considéré comme monnaie n’a pas dans cet état, de propriété et de jouissance, mais il reste toujours richesse, qui s’achète valeur pour valeur égale. Or comme tout acte de commerce doit se terminer à l’acquisition des biens propres à la jouissance, et que l’argent monnayé n’est pas une richesse de jouissance, il ne peut jamais être, à l’égard de celui qui le reçoit, qu’un gage intermédiaire entre les ventes et les achats. L’argent n’est donc pas signe, mais richesse, et il n’a été choisi pour mesurer les valeurs, que parce qu’il a lui-même une valeur vénale.

Je ne dirai pas la même chose à l’égard du papier qui entre dans le commerce. Cependant je ne le regarderai pas non plus comme signe de richesse, mais simplement comme un titre qui engage les richesses de celui qui le fournit envers celui qui le reçoit. Comme il n’est rien par lui même, on ne le reçoit que parce qu’il suppose une richesse réelle, engagée par le pacte qu’il énonce : c’est la confiance plus ou moins grande dans cette richesse réelle, qui le fait juger plus ou moins solide ; au lieu gent étant vraiment une richesse qui vaut celle donnée en échange, en tient parfaitement lieu, et n’a besoin ni de titre, ni d’autre caution.

« Vous ajoutez qu’il sert par toute l’Europe de mesure aux échanges ».

Mais il aurait été plus exact de dire que l’argent est une mesure de valeur pour valeur dans les échanges ; car l’argent n’est pas une mesure comme une aulne ou une toise, dont on se sert pour mesurer les marchandises qu’on échange. Il a lui-même une valeur en tant qu’il est richesse. Il n’est pas la mesure de la quantité des choses qu’on échange ; mais la mesure des choses qu’on échange, ce qui est bien différent sans doute ; et même sa valeur est devenue, par convention, une mesure si ordinaire, qu’elle est toujours implicitement la règle des échanges que l’on fait de denrée contre denrée. Si je change un bœuf contre un cheval, je commence par estimer en argent la valeur de l’un et de l’autre.

« Où manque l’argent, les échanges languissent, la circulation est lente, l’agriculture et les opérations de l’industrie en souffrent, et la misère s’enfuit, dites-vous »

Expliquons ceci : où manque l’argent, il est certain qu’il n’y aura pas d’échange contre l’argent ; mais il pourra y en avoir de denrées contre denrées.

Au reste, vous mettez ici l’effet ayant la cause. Partout où l’on manque d’argent, c’est qu’on n’a pas de quoi en acheter. Or on ne peut en acheter qu’avec les richesses que fournit l’agriculture. L’agriculture ne languit donc pas, parce que l’argent manque ; mais l’argent manque, parce que l’agriculture languit.

« Les nations qui ne possèdent pas » les sources de l’argent, et qui l’acquièrent avec des productions, ne s’appauvriront pas en le laissant sortir, lorsqu’elles peuvent le remplacer ».

Puisque vous en convenez, j’ai eu raison de dire qu’une nation en ce cas ne s’appauvrit pas ; car jamais on ne donne l’argent pour rien. Elle l’a donné pour une valeur égale en marchandises qu’elle a préférées.

« S’il venait à disparaître tout à fait, ce ne pourrait être que parce que les productions n’auraient pas suffi au remplacement, ce qui serait une marque certaine d’appauvrissement, quelle qu’en pût être la cause ».

Mais comment voulez-vous, Monsieur, que l’argent puisse disparaître tout à fait ; non seulement il faudrait supposer qu’il n’y eût plus dans cette nation de renouvellement de productions pour en racheter, mais même qu’elle ne puisse reconvertir en argent ce qu’elle a acheté avec de l’argent. Cette supposition n’est pas dans la nature des choses.

« Vous n’enviez pas, dites-vous, aux nations qui ont des mines, l’avantage de leurs possessions ».

Ni moi non plus, Monsieur, parce que j’en aurai ma part, si par l’achat elles veulent faire usage de mes productions, qui sont plus nécessaires que leur argent.

« Mais vous ne voyez pas comment » les autres nations sont assurées d’avoir autant de métaux qu’elles en auront besoin ».

Je le vois très bien, moi ; car elles en ont toujours assez. L’argent ne manque jamais de se présenter toutes les fois que la faculté de consommer concourt avec le besoin de vendre. Étendez cette faculté, l’argent, sans augmenter en masse, suffira à mesurer toutes les valeurs qu’on voudra comparer pour les échanges, parce que la célérité de son mouvement sera plus rapide : il ne fera que glisser d’une main dans l’autre. Comme les denrées se consomment, et qu’il est incorruptible, le même argent dans une année sert cent fois à mesurer la valeur de différentes productions ; et même une nation ou la culture doublerait, n’aurait pas besoin de doubler la masse de son numéraire ; car plus une nation est riche, plus il y a chez elle de gens dont la solvabilité est bien établie, et dont les promesses circulent comme argent comptant.

« Vous savez cependant qu’elles peuvent s’en procurer plus ou moins, suivant qu’elles auront plus ou moins de leurs propres productions à vendre ».

En ce cas, Monsieur, vous savez donc que tout ce qui doit nous inquiéter est d’avoir des productions.

« De même vous n’avez pas d’inquiétude pour une nation quelconque qui » n’a pas de mines, sur la fausse opération d’acquérir plus d’argent qu’il ne lui en faut, et vous avez raison ».

Toutes les nations qui n’ont point de mines, achètent l’argent avec des richesses qui valent l’argent ; et comme il y aura toujours de l’argent à vendre pour des biens usuels, parce que l’argent monnayé ne sert qu’à cela, elles n’en manqueront jamais, tant qu’elles auront de quoi en acheter. Si vous dites qu’elles ne peuvent en avoir trop, cela est vrai en ce sens qu’elles ne peuvent avoir trop de richesses propres à avoir de l’argent, et que leurs productions ne peuvent avoir trop de valeur, parce que quand elles sont à vil prix, elles n’ont pas la valeur nécessaire pour avoir beaucoup d’argent.

« Mais vous croyez qu’une nation qui, par la vente des marchandises de son sol et de ses manufactures, attirerait une grande masse d’argent, augmenterait ses richesses. »

Erreur, Monsieur, elle augmenterait la masse de l’argent chez elle, et non ses richesses ; car elle aurait payé cet argent tout ce qu’il vaut. Elle aurait acquis de l’argent, mais elle n’aurait plus les richesses qu’elle aurait données pour l’avoir : il n’y a donc point là d’augmentation de richesses.

Celui qui est riche de deux, et qui les donne pour avoir deux, reste toujours riche de deux ; car comment, par ce moyen, serait-il devenu riche de trois. Il a changé l’espèce de sa richesse, mais sans augmentation ni diminution de la valeur vénale, à moins que vous ne voulussiez nous faire entendre qu’il n’y a que l’argent qui sait richesse ; mais je ne puis croire que ce soit là votre sentiment. Ce sentiment étonnerait beaucoup un cultivateur qui est bien convaincu qu’une brebis vaut mieux qu’un écu, parce que dans une année elle fournit sa toison, donne un élève et du fumier, au lieu qu’un écu gardé pendant un an, ne lui aurait rien produit ; et que le meilleur pour lui est de s’en défaire au plutôt pour une autre richesse plus profitable.

Vous direz, peut-être, l’étranger a consommé ce qu’il a reçu de vous, et vous a donné une richesse incorruptible, que vous avez encore quand il n’a plus la vôtre. Mais il a bien fait de la consommer, car tout doit aboutir-là ; et moi de mon côté, je n’ai reçu son argent que pour le convertir en consommation ; sans cette assurance de pouvoir, à ma volonté, l’échanger pour des biens usuels, je ne l’aurais pas pris.

« Les productions croîtraient, selon vous, en quantité avec les richesses : il en serait de même des travaux de l’industrie, et l’aisance publique viendrait sans sortir pour la valeur des productions et de la main-d’œuvre au niveau du prix commun des autres Nations ». 

Non, Monsieur, dès que l’accroissement de la masse d’argent n’est pas accroissement de richesses, tous ces heureux effets que vous attribuez à l’introduction de l’argent disparaissent ; ce qu’il y a de singulier, c’est que vous n’attribuez tous ces heureux effets qu’au commerce dont les retours sont en argent, de manière que si l’étranger a payé en marchandises, vous n’y voyez plus rien d’avantageux : pour le coup, je serais presque tenté de croire que vous regardez l’argent comme étant la seule richesse, mais rien n’est si indifférent à la culture, que les retours du commerce se fassent en argent ou en marchandises. Le cultivateur qui a vendu sa production, n’en recevra pas le prix une seconde fois, parce que le Portugal a soldé en argent, et il n’en vendra pas plus avantageusement celle qui lui reste. Il en est de même de l’industrie, cette introduction d’argent n’augmentera ni la somme des salaires ni celle du travail, car, dès qu’elle ne contribue en rien à accroître les richesses, elle ne peut étendre la faculté de dépenser en achats d’ouvrages de main-d’œuvre.

Après avoir essayé de prouver par des raisons l’efficacité que vous attribuez à l’argent, vous essayez, Monsieur, de les confirmer par un exemple.

Vous citez en preuve celui-ci : lorsqu’il n’y a, dites-vous, que cent couples de perdrix au marché, et cent cinquante écus pour en acheter, ce n’est pas seulement parce que ce nombre des écus excède le nombre des couples de perdrix qu’ils valent 4 liv. 10 sols, mais parce que le nombre des couples de perdrix est moindre que celui des écus ; et que si le lendemain on portait trois cents écus au marché pour acheter des perdrix, et qu’il en vînt trois cents couples, ils ne vaudraient qu’un écu, et l’augmentation de la somme d’argent ne ferait pas augmenter le prix ».

J’avoue que je n’entends pas bien votre calcul sur ces perdrix ; car leur valeur, comme celle de toute autre denrée, dépend du nombre des vendeurs, combiné avec celui des acheteurs. La quantité d’argent qui se trouve dans la poche des gens qui vont au marché ne détermine point leur prix.

« Vous en concluez qu’il vous est permis de douter que l’introduction de l’argent par la balance du commerce ne sait qu’un avantage prétendu ».

Mais, Monsieur, en soi, ces mots balance du commerce ne signifient rien, à moins qu’on ne veuille dire qu’il y a une balance entre les achats et les ventes ce qui signifie équilibre de richesses, et non augmentation de richesses.

Dans le langage de ceux qui croient que l’introduction de l’argent dans une nation est un accroissement de richesses, l’avantage de la balance du commerce consiste à faire entrer de l’argent en retour des ventes faites à l’étranger ; mais ayant fait voir dans la note 11, que l’introduction de l’argent n’est point un accroissement de richesses, j’ai droit d’en conclure ici que cet avantage de la balance en argent, est une pure chimère : il est parfaitement indifférent à une nation, avec quoi paie l’étranger, car ce sera toujours en valeur égale,  ou bien il faut dire que la valeur en argent vaut plus qu’une valeur égale en marchandise : vous voyez, Monsieur combien cela implique contradiction. L’argent est la mesure des prix, mais cette mesure ne rompt point l’égalité, parce que cette mesure est elle-même une richesse réelle qui équivaut à toute autre richesse de même valeur.

S’il est si avantageux pour une nation que les retours se fassent en argent, il faut avouer que les marchands sont de bien mauvais citoyens d’enlever le plus qu’ils peuvent cet avantage à leur nation ; quand ils sont payés en argent, ils ne cherchent qu’à le convertir en marchandises, parce qu’ils sentent qu’ils ne peuvent rien gagner sur cet argent, au lieu qu’ils peuvent gagner sur les marchandises qu’ils chargent au retour, ne fut ce que le fret : ce qu’il y a de bon, c’est que les marchands qui ne rapportent que le moins qu’ils peuvent l’argent en nature, et qui ont de si bonnes raisons pour en user ainsi, sont parvenus à se faire auprès des nations chez lesquelles ils demeurent, un grand mérite de cette introduction d’argent ; ils l’ont tant répété, qu’ils sont quasi venus à bout de persuader aux nations qu’ils le leur donnent pour rien, et puis ils ont dit en conséquence, il faut nous privilégier, c’est nous qui vous apportons de l’argent, les étrangers l’emporteraient, il faut les exclure : et l’on a exclus les étrangers.

« Que voulez-vous que les nations qui ont des mines vous donnent en échange de vos denrées ? C’est votre objection. »

J’y réponds, Monsieur, la nécessité où font ces nations de payer avec l’argent, qui est leur production, ne prouve pas qu’il sait plus avantageux à la nation vendresse, que ses marchands soient payés en argent qu’en marchandises : en tout état de cause, le mieux est de ne s’en point inquiéter, mais de leur laisser faire leur calcul.

« C’est une ambition aveugle de vouloir tout concentrer chez soi, ce système repoussant nuirait tôt ou tard à qui essaierait de le mettre en pratique. »

Oui, Monsieur, nous voilà d’accord ici, je voudrais pouvoir l’être plus longtemps et je le serai tant que vous ne changerez pas d’avis.

« Mais, malgré cet aveu, ma proposition, que le commerce est un contrat d’égalité sans perte ni gain, vous paraît au moins très douteuse ».

Ainsi nous voilà déjà discordants, et ce sur un point qui paraît de la plus grande évidence, un contrat par lequel une valeur égale est échangée pour une valeur égale, me paraît essentiellement égal : on acquiert par le commerce, ce que l’on n’a pas, en échange de ce qu’on a, on varie la jouissance, mais on ne peut s’enrichir par ce moyen, parce qu’on donne l’équivalent de ce que l’on reçoit, et que l’égalité exclut toute idée de perte ou de gain.

Mais, Monsieur, où peut donc être l’inégalité, d’où la ferez-vous résulter, et pour quoi sera-t-elle plutôt d’un côté que de l’autre, n’en trouverez-vous que dans ces marchés où l’argent intervient, et tous ceux qui se font par échange de productions à productions, sont-ils les seuls qui soient égaux : j’avoue que je n’en vois pas la différence, à moins, comme je l’ai déjà dit, qu’on ne soutienne que la valeur en argent vaut plus qu’une valeur égale en marchandise.

Peut-on donner pour raison de cette prétendue inégalité, que si la France a acquis sur l’Espagne un crédit d’un million, et que l’Espagne ne puisse balancer ce crédit par des ventes, il faudra qu’elle paie en nature, et que la France aura cet argent de plus, tandis que l’Espagne l’aura de moins ; mais, Monsieur, il faut bien que la chose sait ainsi, et il n’en résulte point d’inégalité : faut-il donc que l’Espagne ait en même-temps la marchandise et le prix ; si l’Espagne a un million de moins, elle a acquis une valeur d’un million en marchandises que la France lui a fourni.

Le commerce me paraît d’autant plus nécessairement renfermer une parfaite égalité, que la fixation des valeurs ne se fait pas par les parties, elles sont préexistantes au contrat, elles s’estiment en argent, parce qu’il a été adopté pour mesure commune ; mais le prix est déterminé par la grande loi de la concurrence entre ceux qui offrent et ceux qui demandent ; quelquefois même cette loi retranche en entier le bénéfice du revendeur, et même le constitue en perte ; les productions, comme les effets publics à la bourse, perdent ou gagnent, ou sont au pair : en vain le vendeur désirerait excéder le terme fixé par la concurrence, en vain l’acheteur voudrait rester en-deçà, ils sont l’un et l’autre entraînés par l’efficace des causes qui ont réglé le prix sans leur participation, ou ils céderont au résultat de ces causes, ou ils ne contracteront pas.

« La préférence seule annonce que dans l’opinion des troqueurs il n’y a pas égalité de valeur des choses échangées ».

Au contraire, dès que cette préférence dans le choix est réciproque, tout est égal dans l’intention comme dans le fait, chacun a fait un bon marché, puisqu’il a ce qu’il avait préféré, et un marché égal, puisqu’il l’a acquis moyennant une valeur égale.

« Autre exemple de votre part, si je troque à Lisbonne contre dix onces d’or une chose qui ne m’en a couté que huit en France, et dont les frais ne la font monter qu’à neuf onces rendue à Lisbonne, j’aurai dans cet échange acquis un gain d’une once d’or ».

Permettez, Monsieur, que je reprenne la totalité de votre exemple pour y répondre complètement.

J’examinerai, 1°. si c’est le commerce qui a causé ce bénéfice de la revente ; 2°. si ce bénéfice empêche l’égalité : 3°. au profit de qui tourne ce bénéfice.

I°. Le marchand n’exerce la profession, sans doute, que pour gagner un bénéfice intermédiaire entre la vente et la revente ; mais ce bénéfice n’est point un effet du commerce.

Le marchand, comme tout autre vendeur, est assujetti à la loi des prix, ce n’est point lui qui la détermine, si elle dépendait de lui, il ne serait jamais en perte ; les valeurs existent par des causes antérieures aux opérations du commerce : tout l’art du marchand consiste à s’informer des prix existants à tel endroit, à les comparer avec les prix existants en tel autre, et à savoir profiter de la différence qui se trouve entre les deux ; différence à laquelle il n’a contribué en rien ; différence même que son opération tend à rendre moins sensible : car l’acte d’acheter en tel endroit, y multipliant la demande, tend à y hausser le prix ; et l’acte de revendre dans un autre, y multipliant les vendeurs, tend à le faire baisser. Les marchands sont donc simplement des gens qui épient et qui étudient la différence locale des prix, et qui par leurs ventes et par leurs reventes, tendent à effacer cette différence, et voilà en quoi leur service est vraiment et singulièrement utile. Ils ne peuvent appliquer la différence à leur profit, que quand elle existe au moment de la revente ; et souvent les causes des prix ont changé pendant l’intervalle de leur opération, et les constituent en perte au lieu de leur procurer une occasion de bénéfice. Le commerce de spéculation est soumis à la même loi, le marchand achète aujourd’hui au prix qui existe, il revendra dans six mois au prix qui existera pour lors ; son gain ou sa perte dépendront des causes physiques et autres, qui fixeront alors la loi des prix.

Le commerce n’est donc point la cause des valeurs ; si quelques écrivains économiques, et moi peut-être tout le premier, avons quelquefois dit que le commerce procure la valeur, c’était pour nous conformer au langage ordinaire ; mais ce langage n’est pas toujours exact. Il est vrai que le commerce en multipliant les demandes dans l’endroit A, y hausse la valeur ; mais il n’achète en cet endroit, que parce qu’il fait qu’il existe à l’endroit B une valeur qui lui permet d’y transporter la marchandise avec un bénéfice au-delà du prix et des frais, et souvent même l’événement détruit son calcul :c’est donc cette valeur plus haute à l’endroit B, qui détermine ses achats dans l’endroit A ; donc si ses achats haussent la valeur à l’endroit A, c’est la valeur existante à l’endroit B, qui est la cause efficiente de ce surhaussement, puisque c’est elle qui a mis le marchand en état d’acheter,

2°. Le bénéfice du marchand n’empêche pas l’égalité, car chaque marché suit la loi du moment et du lieu. Le commerçant qui a tiré sa marchandise d’un endroit, la vend dans un autre au prix courant actuel du pays, et court les risques de la variation. Comme ce ferait un singulier raisonnement de la part de l’acheteur de Lisbonne, de dire au marchand, votre bled ne vaut que 16 liv. à Nantes, je ne veux en donner que 16 liv. ce serait aussi mal raisonner de la part du marchand de répondre ; mais j’ai fait des frais pour la voiture et je dois faire en outre un bénéfice sur la revente, car ces considérations ne sont pas les causes qui déterminent les prix à Lisbonne, mais la concurrence des vendeurs et des acheteurs, dont la combinaison peut avoir tellement fait baisser le prix à Lisbonne, que le marchand perde sa rétribution et même ses frais.

Le marché qui se fait à Lisbonne, entre le marchand français et le portugais, est donc parfaitement égal, puisqu’il est de valeur pour valeur égale, suivant la loi actuelle des prix à Lisbonne.

3°. Au profit de qui tourne ce bénéfice ? mais il est évident qu’il ne tourne pas au profit de la nation qui a vendu, car elle n’a vendu qu’au prix qui avait lieu chez elle, elle n’a reçu que et onces d’or, et le marchand n’a pris la marchandise en France pour la porter à Lisbonne, que parce qu’elle ne valait en France que 8 onces d’or : ce bénéfice d’une once d’or est donc personnel au marchand, ce sont apparemment les marchands français que vous voulez confondre avec la nation, mais l’un n’est pas l’autre ; la nation n’a aucune part au bénéfice que vous voulez lui attribuer : ainsi, que le Portugal paye en argent ou en marchandises, que le marchand rapporte l’argent en nature, ou qu’il le convertisse en denrées, cela est bien indifférent à la nation ; il peut même le porter ailleurs, car le commerce n’a point de patrie ; il habite au milieu des nations, sans appartenir à aucune d’elles, il forme une république à part : au surplus, s’il rapporte en France son argent, la nation n’en sera pas plus riche, car il n’est pas douteux qu’il ne le lui donnera pas pour rien.

Au reste, vous avez bien raison d’appeler cela la balance du commerce, car elle ne concerne que les commerçants, et c’est une grande duperie aux nations de croire qu’elles y ont intérêt.

« Si vous aviez à dire que les nations qui ont une grande somme de productions à mettre dans le commerce extérieur, ont besoin qu’un grand nombre de négociants donnent du mouvement à ce commerce, et y emploient une navigation proportionnée, vous ne vous servirez certainement pas de la même phrase que moi ».

Et moi, je ne me servirais pas non plus de vos arguments, car je n’irais pas recourir aux prohibitions pour étendre le commerce, mais bien à la concurrence, et c’est entre nous une différence de sentiments très remarquables.

Pour approfondir mes sentiments que la nature et l’utilité du commerce, vous me demandez, Monsieur, si je crois que « les Nations agricoles ne doivent envisager l’exercice du commerce que du côté de la valeur des denrées ».

N’en doutez pas, Monsieur, je le crois très fermement, en attendant qu’on me prouve, que l’intérêt d’un vendeur ne consiste pas uniquement dans le bon prix de la chose qu’il vend : or les nations agricoles sont venderesses.

Il ne s’agit plus que d’examiner, 1°. si la concurrence des acheteurs est un moyen de mieux vendre ; 2°. si la concurrence dans le nombre des voituriers n’est pas une cause de diminution de frais, laquelle tournerait au profit de la valeur, et par conséquent de la nation, qui n’a d’intérêt qu’au prix de la première vente : si vous voulez nous réduirons la question à ces deux points.

« Cette maxime, selon vous, paraît être bonne pour une paroisse de Beauvce, considérée dans ses intérêts particuliers, et encore pourroit-elle trouver des objections par rapport aux conséquences ».

Dans le vrai, cette maxime est bonne pour toutes les provinces du royaume, sans exception, car la Beauce n’est pas, à cet égard, d’une autre nature que les autres ; elles ne sont toutes riches, que des productions de leur territoire, et en raison du prix de la première main, car elles ne profitent point de l’excédent du prix de la revente ; elles ont très peu d’intérêt que leurs denrées soient transportées par un régnicole ou par un étranger, mais elles en ont un grand qu’elles le soient au plus grand avantage de la vente de la première main : or cet avantage ne peut se trouver surement que dans la pleine liberté de la concurrence.

« Vous pensez qu’il faut raisonner en prenant les choses dans l’état actuel de notre nation ».

Et cela me paraît très juste ; mais la France étant composée de provinces agricoles, qui toutes n’ont d’autre intérêt que celui de bien vendre, ce qui est vrai pour une province l’est pour le tout : voilà son état naturel. Quant à ses rapports à l’état des autres nations, c’est le rapport qu’ont entre elles la Normandie et la Bretagne, c’est-à-dire, celui de la communication des biens et des services, au plus grand avantage réciproque. Son rapport avec la Hollande est le rapport d’un grand empire agricole avec un petit État voiturier, qui n’ayant d’autre métier que d’acheter pour revendre, et de colporter les productions des autres, s’étudie à le faire avec toute l’économie possible, et dont la concurrence est par cela même très avantageuse pour contenir et réduire les autres commerçants de quelque pays qu’ils soient.

« Vous dites que notre Nation n’est pas purement agricole ».

C’est-à-dire, Monsieur, qu’elle est en même-tems marchande et voiturière ; or c’est du voiturage dont il est ici question entre nous, et non du commerce. Je me réserve de revenir sur cette proposition à la fin de ma lettre.

« Si nous n’étions qu’un peuple de laboureurs, malgré l’étendue de nos provinces et la fertilité de quelques-unes, nous ne jouerions pas aujourd’hui un grand rôle dans l’Europe. »

Certainement la nation ne peut subsister ni jouer un rôle que par les richesses de son territoire ; elle peut avoir chez elle des Marchands et des voituriers pour le service du commerce extérieur, mais ce n’est point elle qui fait ce commerce : il lui est absolument indifférent qu’il se fasse par des étrangers ou par des régnicoles, le service des étrangers lui est plus avantageux, s’il est moins cher, et en tout état de cause, il est de son intérêt d’admettre la concurrence.

« Comment, même, nous serions-nous conservés depuis que l’argent fait la guerre ; la bonté de notre climat n’eût servi que d’appas aux conquérants ». 

Il est vrai que c’est l’argent qui fait la guerre, il faut donc en avoir ; mais les nations qui n’ont point de mines, ne peuvent en avoir qu’en raison de la valeur de leurs productions, estimées sur le prix de la première vente. Donc un moyen d’avoir le plus d’argent possible, est de réduire par la concurrence les frais du commerce car cette réduction tourne au profit de la valeur première.

Est-ce donc les marchands nationaux qui ont donné au royaume cet argent nécessaire pour la guerre, ou qui lui en ont vendu. S’ils l’ont vendu, il fallait que la nation eût de quoi l’acheter ; et c’est parce qu’elle avait des productions pour en acheter qu’elle s’est soutenue ; mais elle aurait encore mieux vendu ses productions, si ses ventes s’étaient faites dans un commerce de pleine concurrence.

« La situation de nos finances en 1715, prouve assez combien il en coûte pour se maintenir et se défendre. »

Il en coute beaucoup, sans doute, pour se maintenir ; il faut donc avoir des richesses, l’agriculture seule en fournit, elle doit donc être comptée pour le tout : elle a besoin d’être aidée par d’autres services de commerce et d’industrie ; mais ces services, il faut les payer, et ils ne donnent aucun accroissement de richesses, parce qu’il ne peut y avoir accroissement que là où il y a production et création : partout ailleurs il y a déplacement de richesses et changement de forme, mais non accroissement ; et s’il paraît y avoir accroissement de valeur, cet accroissement n’augmente pas les richesses, car il a couté tout ce qu’il vaut : il peut augmenter les richesses du commerçant ou du manufacturier, mais non de la nation qui paie leurs services.

« Puisque la liberté du commerce appartient à la nation, elle doit en user premièrement par elle-même, et se la réserver dans de certains cas par des exclusions qui deviennent alors des encouragements nécessaires pour tenir chez soi dans une de ses branches ce commerce qu’elle a un si grand intérêt d’y fixer : une liberté indéfinie pourrait être une exclusion pour qui la donne ».

C’est donc là votre doctrine, Monsieur, se réserver la liberté par des exclusions, je n’entends pas cela ; car il s’agit ici de la liberté du commerce, qui, selon vous-même, appartient à la nation. Vous voulez donc que la nation s’exclue, ou qu’elle se serve de la liberté du commerce pour exclure la liberté de son commerce. Cette contradiction vient de ce que dans le même raisonnement vous employez en deux sens différents le mot liberté. Vous parlez d’abord de la liberté du commerce, et ensuite de la liberté de s’interdire la liberté de son commerce.

« Qu’appelez-vous, Monsieur, des encouragements nécessaires ».

La nation ne doit certainement encourager que ce qui lui est profitable, et par conséquent elle doit favoriser en tout point la concurrence.

« Vous dites que la nation n’est pas purement agricole ».

Mais en disant ainsi que la nation n’est pas purement agricole, vous l’avez formellement divisée en deux portions, dont les intérêts sont opposés, et ensuite vous les confondez perpétuellement. Une liberté indéfinie ne peut qu’être avantageuse à la nation agricole, par cela même que l’exclusion est avantageuse à la nation voiturière.

« Les prohibitions et les exclusions ne doivent pas selon vous-même embrasser toutes les parties ».

Puisque vous trouvez ainsi des exceptions au principe de la liberté indéfinie du commerce, je vous prierais de vouloir bien déterminer les cas. Pour moi, je pense que si l’exclusion est bonne dans un genre, elle est bonne dans tous les autres, c’est-à-dire qu’elle est fort bonne dans tous les genres pour la nation voiturière, et fort préjudiciable dans tous les genres pour la nation agricole. Il n’y a là d’exception ni de part ni d’autre, mais une distinction dérivée de la nature même des choses, et de la contrariété d’intérêt.

« L’administration qui examine et qui fait en prévoir les effets, les pose quand elles sont utiles, les lève quand elles sont nuisibles ».

J’en conclurai que l’administration doit toutes les lever ; car il n’en est pas d’utile, si ce n’est à la nation marchande qui en profite au préjudice de la nation agricole. Au reste, ce sont-là des mots. L’administration toujours très bien intentionnée, n’est pas toujours également éclairée. La preuve en est, que depuis cent ans elle avait prohibé la sortie des grains. Elle a été un siècle avant d’en voir la nécessité : elle voit, sans doute aujourd’hui, les avantages de la concurrence ; mais des vues de prudence et de ménagement pour les préjugés de la nation, l’ont engagé à ne lever les prohibitions que par degré.

« Nous considérer comme une nation purement agricole, et y concentrer nos intérêts, ce serait, dites-vous, donner des bornes aux bienfaits de la Providence qui nous a placés dans des plaines coupées de rivières, et entourées de ports de mer ».

Mais je ne vois pas en quoi l’admission des étrangers bornerait les bienfaits de la Providence. Je vois, au contraire, que la liberté du commerce est conforme aux intentions de la Providence qui veut que les hommes jouissent entre eux de la communication des biens et des services, et ce pour le plus grand avantage de tous, si ce n’est de ceux qui ne veulent jouir qu’exclusivement, et qui s’inquiètent fort peu que le commerce sait plus ou moins étendu, plus ou moins utile aux nations, pourvu qu’ils en soient les seuls agents.

« Ne devons-nous pas par les moyens qui nous sont ouverts, ménager ces avantages réunis ? En serions-nous mieux, si isolés dans nos champs, le commerce de nos productions se faisait sur le rivage par des étrangers » ?

Oui, Monsieur, si le service des étrangers était moins cher, en tout cas, on ne voit pas pourquoi l’admission des étrangers serait une exclusion pour les régnicoles. Si plusieurs dispositions de l’ordonnance de la marine s’opposent au bon marché de la voiture, les marchands français s’empresseraient d’en solliciter la réformation ; mais ils ne le feront pas tant qu’ils trouveront encore plus d’avantage à être privilégiés, sait par des exclusions, soit par des Impôts mis sur la navigation étrangère.

« Enfin, Monsieur, outre que vous n’êtes pas de mon avis sur l’admission générale des agents étrangers du commerce de nos denrées, vous ne pensez pas que les colonies doivent être regardées moins comme une branche de commerce, que comme des provinces agricoles ».

Que sont-elles donc, à votre avis, si elles ne sont pas agricoles ? Mais si on ne peut nier qu’elles le soient, il faut les traiter comme les provinces agricoles d’un grand empire agricole, et par conséquent les faire jouir de la liberté dans le commerce d’importation et d’exportation. Les principes que j’ai établis dans ces notes s’appliquent si aisément au commerce des colonies, qu’il est inutile de traiter la question en particulier par rapport à elles. C’est toujours l’intérêt de la nation marchande, mis en opposition avec l’intérêt de la nation agricole.

Je crois, Monsieur, avoir suffisamment discuté tous les principes controversés entre nous ; il me reste cependant un point sur lequel j’ai promis ci-dessus de revenir, c’est sur l’argument que vous tirez en faveur de l’exclusion, de ce que la nation n’est pas purement agricole.

Je pourrais d’abord soutenir qu’elle est principalement agricole, qu’elle n’est proprement composée que des maîtres du territoire ; que toutes les autres classes sont attachées au service des deux premières ; que ne vivant que des salaires qu’elles en reçoivent, elles ne doivent pas faire la loi. Je pourrais dire aussi que l’intérêt des deux premières classes, à la tête desquelles est le souverain, en qualité de co-propriétaire universel, est vraiment l’intérêt de tout le reste de la Nation, puisque ces deux premières classes ne peuvent dépenser qu’à leur profit, et ne peuvent dépenser qu’en raison de leurs richesses déterminées par le prix des ventes de la première main, ce qui réduit l’intérêt de la nation à un intérêt simple et unique, facile à découvrir, et contre lequel aucun autre ne peut militer.

Mais, Monsieur, vous voulez diviser cet intérêt, la nation, dites-vous, n’est pas purement agricole, c’est-à-dire qu’elle est en même tems voiturière, car c’est de cette portion de la nation qu’il s’agit entre nous : la nation marchande, tant de l’intérieur que des ports de mer, ne pourrait que gagner à la pleine concurrence, beaucoup plus de salaires, de bénéfices et de commissions.

C’est donc l’intérêt de la nation voiturière que vous distinguez de celui de la nation ; et vous avez raison de le distinguer, car il est directement contraire. La nation a intérêt à la réduction des frais, et par conséquent à la concurrence la plus entière et la plus libre ; et les voituriers nationaux ont intérêt de se réserver toutes les branches de commerce ; je dis toutes, car si l’exclusion leur est bonne dans un genre, elle est bonne dans tous les autres : et comme leur intérêt est le même partout, il s’en suivra que le commerce de chaque nation ne doit plus se suivre que par les agents domiciliés chez elle. Cela va fort bien, voilà le commerce bien arrangé dans tout l’univers, mais il n’y a rien à dire, ainsi le veut l’intérêt de toutes les nations voiturières : cet intérêt est sans doute trop contraire à celui des nations agricoles pour entreprendre de les concilier, il faut nécessairement que l’un prévale sur l’autre.

Vous savez, Monsieur, que lorsqu’il s’agit d’opter entre des intérêts opposés, la raison et la faine politique nous disent que c’est à l’intérêt du plus grand nombre qui doit l’emporter sur l’intérêt du plus petit nombre, supposé que la justice ne s’y oppose pas. Ce n’est plus qu’une affaire de calcul. Voyons donc ce que c’est que la nation voiturière attachée au commerce extérieur, et considérée dans tous ses agents. Je crois être en droit d’en calculer le nombre par la somme qu’elle a à dépenser annuellement : je suis d’autant plus sûr de ne me pas tromper, que j’ai de quoi enfler le calcul en sa faveur.

La dépense annuelle de la nation est de trois milliards. Dans l’état actuel de prohibitions, c’est mettre au plus fort que d’estimer la somme de notre exportation, moitié en productions, moitié en marchandises de main-d’œuvre, à 150 millions

le commerce d’importation à la même somme de 150

Total 300 millions

Supposons le gain du commerce sur l’article de la voiture de 10%, c’est 30 millions

Le voiturier étranger en gagne bien un tiers, reste pour le régnicole 20 millions

La classe voiturière ne dépense pas annuellement la totalité de cette somme, elle en met une partie en réserve, pour grossir ses fonds ; mais elle en dépense bien annuellement les deux tiers pour la nourriture et entretien de ses agents, y compris la dépense qu’elle fait hors du royaume : il faut lui faire grâce des fractions, et mettre 14 millions

La dépense annuelle de la nation est de 3 milliards ; ainsi la dépense annuelle du commerce n’est pas à l’égard de la dépense annuelle de la nation, comme 1 est à 200.

La population de la nation voiturière est donc de même à la population du reste de la Nation, comme 1 est à 200

Et c’est l’intérêt particulier de cette très petite portion que vous voulez ici faire prévaloir sur l’intérêt manifeste de tout le reste de la nation ; mais, Monsieur, si dans le sein d’une même nation, on fait autant de nations séparées qu’il y a de diverses professions dans la société, et que chacune sait ainsi admise à faire prévaloir son intérêt particulier : voyez je vous prie dans quel désordre on se jette, et comment il est possible de démêler dans ce chaos le véritable intérêt d’une nation. Je ferai également en droit de vous dire que la nation est rentière, qu’elle est financière ; j’en formerai encore une autre de cette portion beaucoup plus considérable de citoyens, qui est employée en 1, 2, 3, 4 ordre à l’administration de la justice ; chacune de ces nations a son petit intérêt très distinct et très contraire à celui du total de la nation. La nation rentière a intérêt que l’intérêt de l’argent sait haut, et que le souverain lui ouvre continuellement des débouchés par des emprunts, car quel emploi ferait-elle de son argent, tout le monde n’est pas à portée d’avoir des terres, il n’y en aurait point assez, et il faut dans un État différente nature de bien ; cela favorise la circulation. J’ai plus d’une fois entendu faire ces raisonnements à la nation rentière de Paris. La nation financière a intérêt que les impôts soient variés à l’infini, et que leur perception occupe un grand nombre d’hommes. L’intérêt de ces deux nations a d’autant plus de poids, qu’à juger de même de leur population par ce qu’elles ont à dépenser, elles sont bien autrement considérables que la nation voiturière. La nation rentière a peut-être 150 millions à dépenser, non compris les créanciers fur particuliers ; et qui pourrait savoir et calculer ce qu’a la nation financière : j’en dirai autant de la nation gagée et et salariée pour l’administration de la justice. C’est ainsi que chacun veut être la nation, et il n’est pas jusqu’aux rouliers d’Orléans qui ont tenté aussi de jouer ce rôle, et de faire prévaloir leur petit intérêt sur celui de la province. Il est fâcheux pour eux qu’ils n’aient pas fait fortune, car ils avoient assez bien arrangé leur thème : leurs raisons valaient poids pour poids, celles qu’on a mises en avant pour la marine marchande, (Journal de Décemb. 1765).

Je suis avec respect,

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