Les écrits de Boisguilbert, présentés par J.-E. Horn (1867)

J.-E. Horn, auteur de Boisguilbert : l’économie politique avant les Physiocrates (1867), consacre son quatrième chapitre à une présentation générale des écrits de Boisguilbert.


CHAPITRE IV.

ÉCRITS DE BOISGUILLEBERT.

Nous venons de nommer, en passant, les principaux écrits de Boisguillebert. Il convient de les nommer tous, d’en préciser les titres, la succession (autant que possible) et le contenu. Ce sera autant de gagné pour la rapidité de l’exposé dans le cours de cette étude.

Le premier écrit économique de Boisguillebert — nous n’avons pas à nous arrêter aux travaux littéraires de sa jeunesse — est le Détail De La France ou Traité de la cause de la diminution de ses biens et des moyens d’y remédier. L’écrit porte pour nom d’auteur : Par M. De S. ; il est imprimé à Rouen, en 1695[1]. C’est évidemment la première édition. Une sorte d’abrégé en aurait paru dès l’année suivante, à Cologne, sous le titre : La France ruinée sous Louis XIV, par qui et comment, sur les moyens de la rétablir en peu de temps. La plupart des dictionnaires biographiques et bibliographiques signalent une édition non tronquée, qui a paru en France dans l’année 1697 ; c’est celle que Daire paraît avoir utilisée pour la réimpression dans la « Collection des principaux Économistes. » Les titre et sous-titre y sont : Le Détail de la France, la cause de la diminution de ses biens, et la facilité de remède, en fournissant en un mois tout l’argent dont le roi a besoin et enrichissant tout le monde ; c’est le sous-titre le plus complet. Cette édition ne donne pas de nom d’auteur, pas plus que la troisième, la plus ancienne que j’aie pu me procurer. Celle-ci porte le millésime de 1699 (sans lieu d’impression) et pour titre : Le Détail De La France sous Le Règne De Louis XIV[2]. Soit, en quatre ans, trois éditions et une contrefaçon mutilée. Cela vient à l’appui de ce que nous dit Saint-Simon[3] sur l’attention sérieuse qu’avait excité le début de Boisguillebert ; évidemment, pour écouler quatre éditions en si peu de temps et à une époque où surabondaient les livres sur les finances, le Détail dut avoir encore d’autres lecteurs que Vauban et Chamillard.

Boisguillebert est donc trop modeste (ou prétentieux) lorsqu’il constate que le Détail « n’eut aucun succès et on n’y fit pas même la moindre attention[4]. » Il est vrai que Boisguillebert n’ambitionnait pas le succès de lecture, mais l’effet pratique, c’est-à-dire de voir ses conseils suivis par le gouvernement ; nous savons déjà qu’il n’y réussit guère. La cause de cet échec et la raison qui, néanmoins, lui fait risquer un nouvel écrit dans le même sens, sont résumées par Boisguillebert dans les termes que voici : « Il y avait encore, pour ainsi dire, de l’huile dans la lampe : le motif ou les causes de la ruine de la France, par les surprises que l’on faisait à MM. les ministres, avaient encore par devers eux de quoi payer amplement les entrepreneurs, comme eux pareillement assez de profit pour acheter de la protection. Mais aujourd’hui que tout a pris fin faute de matières, on doit présumer un succès moins traversé, parce qu’il y aura moins d’intérêt à contredire les propositions passées, ou plutôt une nécessité absolue de les admettre[5]. » Le sous-titre très développé du livre en dit suffisamment le contenu et caractérise en même temps la « manière » de l’auteur. Voici les titre et sous-titre, malgré leur longueur : Factum De La France, ou moyens très faciles de faire recevoir au roi quatre-vingts millions par-dessus la capitation, praticable par deux heures de travail de MM. les ministres et un mois d’exécution de la part des peuples, sans congédier aucun fermier général ni particulier, ni autre mouvement que de rétablir quatre ou cinq fois davantage de revenu à la France, c’est-à-dire plus de 500 millions sur plus de 1 800 anéantis depuis 1661, parce qu’on fait voir clairement, en même temps, que l’on ne peut faire d’objection contre cette proposition, soit par rapport au temps et à la conjoncture, comme n’étant pas propre à aucun changement, soit au prétendu péril, risque, ou quelques autres causes que ce puissent être, sans renoncer à la raison et au sens commun ; en sorte que l’on maintient qu’il n’y a point d’homme sur la terre qui ose mettre sur le papier une pareille contradiction et la souscrire de son nom sans se perdre d’honneur, et qu’on montre en même temps l’impossibilité de sortir autrement de la conjoncture présente. Quelle est la date précise de la rédaction du Factum et de sa publication ? Boisguillebert y débute par ces mots : « Il parut il y a dix ans… un Mémoire ou Traité intitulé : le Détail de la France. » Si les mots que nous venons de souligner ne sont pas un à peu près, le Factum a dû être écrit vers 1704. C’est l’époque précisément où nous avons vu Boisguillebert offrir à Chamillard le premier jet de ce travail, suffisamment reconnaissable aux « quatre-vingts millions » qui en constituent le fond. Nous avons signalé les raisons qui déterminaient l’auteur, tout bouillant fût-il, à en retarder la publication. Elle ne doit cependant pas être postérieure à 1706 ; Quérard et d’autres bibliographes citent, en effet, une édition spéciale du Factum publiée en 1706 à Rouen.

Le Factum paraît, dès 1707, avec le Détail et divers autres écrits, dans les éditions des œuvres complètes de Boisguillebert. Nous mettons « éditions » au pluriel, parce que, dès l’année 1707, il y en a deux, dont l’une, à notre sentiment, n’est guère due aux soins de l’auteur ; c’est l’édition qui déguise les écrits de Boisguillebert sous le titre général de : Testament Politique Du Maréchal De Vauban. Presque tous ceux qui parlent de cette édition la font paraître[6] à Bruxelles, en 1712 ; l’on ajoute que Boisguillebert, pour assurer un meilleur débit à ses travaux, restés jusque-là ignorés, les aurait mis sous le couvert de l’illustre guerrier, mort depuis cinq ans. Je ne connais point cette édition bruxelloise ; mais elle n’est en tout cas qu’une réimpression, car le Testament politique du maréchal Vauban, c’est-à-dire l’édition déguisée, a paru dès l’année 1707, en même temps que l’autre édition, non déguisée, des œuvres complètes de Boisguillebert[7]. Comment supposer que Boisguillebert lui-même eût imprimé simultanément deux éditions tout à fait semblables de ses œuvres complètes, l’une, sans nom d’auteur, comme les éditions antérieures de ses écrits épars, et l’autre sous le nom du maréchal Vauban ? N’est-il pas infiniment plus admissible que tous ces livres, y compris le Factum, étant déjà tombés dans le domaine public, un industrieux éditeur, sachant ou ne sachant pas que l’auteur lui-même s’occupait à réunir et à réimprimer ses œuvres complètes, ait profité de la mort du maréchal Vauban pour le gratifier d’un « Testament politique », aux dépens de Boisguillebert survivant ?

Le fait n’a pas qu’un intérêt bibliographique. S’il est établi que le Factum a paru dès l’année 1706, Boisguillebert, en le rédigeant, ne pouvait encore avoir sous les yeux la Dîme Royale, qui ne parut qu’au commencement de 1707, ou tout au plus vers la fin de 1706 ; Boisguillebert ne pouvait donc connaître ce remarquable écrit que par ce qui en avait transpiré dans le public, ou par ce que l’auteur lui en avait appris dans les entretiens dont parle le duc de Saint-Simon. En second lieu, il résulterait des faits que nous venons de constater que Boisguillebert est tout à fait innocent — il en serait la victime plutôt que l’auteur — dans la supercherie littéraire qui cherchait à faire voguer l’ensemble de ses écrits sous le pavillon de l’illustre ingénieur.

Il y eut, du reste, compensation. Si bien des personnes, induites en erreur par le « Testament », ont pu reporter au maréchal la paternité des écrits du magistrat, d’autres attribuaient à ce dernier la paternité de la Dîme royale. Du nombre est Voltaire ; il s’obstine même à redresser l’erreur des écrivains, — et dans cette « erreur » sont tombés, suivant sa propre remarque, « presque tous ceux qui ont écrit sur l’économie » — qui « supposent toujours que le maréchal Vauban est l’auteur de la Dîme royale » ; entre autres, l’auteur justement célèbre de l’article Grains dans l’Encyclopédie commet cette erreur. Voltaire, pour ne pas laisser s’éterniser pareille inexactitude par l’autorité que lui donne l’insertion dans l’œuvre si justement estimée de d’Alembert et de Diderot, se voit « forcé de remettre sous les yeux du public » la rectification déjà donnée ailleurs[8] ! Faire de Boisguillebert l’auteur de la Dîme royale, c’était forcément lui reconnaître certain « mérite », comme Voltaire le fait en effet ; il n’en était pas là, lorsqu’il rédigeait le chapitre « finances » dans son Histoire du siècle de Louis XIV. Le triste tableau que trace Boisguillebert des finances du royaume gênait manifestement la plume apologétique de Voltaire ; de là sa mauvaise humeur contre « un Bois-Guillebert qui fit imprimer… que tout avait été en décadence depuis 1660 ». L’historien de Louis XIV fait remonter à 1672 l’apparition du Détail, ou plutôt du Factum, avec lequel il le confond. Il ne se trompe que de vingt-trois ou plutôt de trente-quatre ans ! Ce que Voltaire dit du livre même (duquel, au fond ?), vaut la fable que nous venons de reproduire en note sur la Dîme royale. Cela dispense de juger son jugement.

 

Aux Détail et Factum se rattache, par le sujet, le Supplément, ce petit écrit dont Saint-Simon nous a déjà vanté le feu et l’entrain et qui amena l’exil pour son auteur. C’est évidemment aussi ce petit écrit qui, faisant déborder la colère longtemps contenue des gouvernants, motiva l’arrêt de condamnation lancé, le 14 mars 1707, contre les écrits du lieutenant général ; on était en veine : juste un mois avant, jour pour jour, la Dîme royale avait été honorée de la même distinction. L’édition Daire rattache le Supplément, comme cela s’était fait dans les éditions antérieures, au Détail De La France : c’est une erreur. Ce mâle pamphlet est le complément du Factum : les détails donnés par Saint-Simon sur les circonstances où cet écrit fut rédigé, et ce fait qu’il ne figure point dans les éditions complètes de 1707, prouvent suffisamment que c’est le dernier écrit politico-financier de Boisguillebert ; le Supplément est, par conséquent, postérieur au Factum qui était venu pour ainsi dire se substituer au Détail. C’est ce qui, dans tout le cours de notre étude, nous fera désigner ce pamphlet comme « Supplément au Factum de la France. »

Entre le Détail et le Factum, séparés par un intervalle de dix ans et consacrés particulièrement aux finances, se placent deux écrits de Boisguillebert, moins étendus mais également intéressants, sur d’autres questions économiques.

Le plus étendu est le Traité De La Nature, Culture, Commerce Et Intérêt Des Grains, tant par rapport au public qu’à toutes les conditions d’un État ; divisé en deux parties, dont la première fait voir que plus les grains sont à vil prix, plus les pauvres, surtout les ouvriers, sont misérables ; et la seconde, que plus il sort du blé du royaume, et plus il se garantit des funestes effets d’une extrême disette. Des indications que nous fournira l’analyse de ce Traité, il ressort qu’il a été rédigé entre 1704-5 ; c’est ce que nous ont déjà appris d’autres renseignements dans le précédent chapitre.

La question spéciale — le commerce des grains — à laquelle est consacré le Traité, se retrouve encore dans la Dissertation Sur La Nature Des Richesses, De L’argent Et Des Tributs, où l’on découvre la fausse idée qui règne dans le monde à l’égard de ces trois articles. C’est un plaidoyer — où les idées vraies et les erreurs s’entrechoquent étrangement — contre la doctrine qui ne voit la richesse que dans l’or et l’argent, mais aussi contre la monnaie métallique en général et son intervention dans les échanges ; ou plutôt : contre la « criminelle usurpation » de l’argent qui le porte à vouloir s’échanger contre plus de blé qu’il ne vaut.

Par cette question de l’avilissement factice, forcé, des blés, la Dissertation se rattache intimement au Traité Des Grains et aux études « pratiques » de Boisguillebert. Elle ne veut pas, cependant, en avoir l’air. Elle affecte des allures tout à fait doctrinales, si l’on nous passe l’expression. L’auteur veut y être aussi objectif que possible. Il fait abstraction de toutes circonstances particulières, de tous faits déterminés, pour se tenir dans les hauteurs de la généralité. Lorsqu’il est amené à relater ces mêmes faits concernant la France que, dans ses autres écrits, il désigne et flagelle d’une manière si positive, il se bornera ici à parler du « théâtre où pareille scène peut se représenter », de « quelques contrées de l’Europe où telle méprise se commet », ou à supposer qu’il « peut bien y avoir des pays sur la terre » où les choses se passent de la façon qu’il critique. Cette affectation le gêne visiblement ; elle lui enlève l’un des principaux éléments de sa force, le franc-parler. Cette réserve qui va si peu à la « manière » de Boisguillebert, est probablement l’effet de la dure réprimande que lui avait attirée la publication hâtive du Traité Des Grains ; la publication de la Dissertation se placerait ainsi entre celle du Traité et celle du Factum, soit en l’année 1705.

Nous ne connaissons, ni du Traité ni de la Dissertation, aucune édition spéciale ; ils sont réimprimés dans les deux éditions de 1707 des œuvres complètes de Boisguillebert ; Daire les a également reproduits. Les éditions de 1707 contiennent de plus que l’édition Daire, divers opuscules de l’auteur. Boisguillebert reconnaissait et savait apprécier le tort que lui faisait la prolixité, son principal défaut. Il se résume au profit des lecteurs moins intelligents ou moins patients. Ce résumé fait partie du corps de l’ouvrage dans le Détail et dans le Factum ; pour le Traité et la Dissertation, les résumés sont des petits écrits distincts : M. Daire a pu sans inconvénient négliger leur reproduction à côté des écrits qu’ils résument. Il a eu tort de ne pas reproduire le Traité Sur Le Mérite Des Financiers, qui est un écrit tout à fait spécial, et des plus remarquables qui soient sortis de la plume de l’auteur[9] ; cet écrit donne la mesure de ce dont Boisguillebert était capable lorsqu’il voulait se recueillir, ne pas s’emporter, se condenser. Ce pamphlet mérite d’être connu et propagé ; on le trouvera à la fin de ce volume.

On aura remarqué, dans l’énumération qui précède, que les questions agricoles ont les honneurs d’un « Traité » spécial ; nous avons dit déjà qu’elles réapparaissent fréquemment dans la Dissertation. Elles prennent encore une large place dans les autres écrits. On voit que Boisguillebert y revient toujours avec plaisir ; on sent que c’est là son réel point de départ, tantôt visible, tantôt occulte. C’est comme exploitant agricole que Boisguillebert a de prime abord ressenti et qu’il continue de ressentir les mauvais effets du régime qu’il combat. Il aime à se prévaloir de la compétence toute spéciale que lui donnent en cette matière « plusieurs années bien employées à la pratique ainsi qu’à la spéculation du labourage et du commerce qui en est la suite nécessaire[10] » ; les détails techniques très précis sur les conditions d’exploitation qui surabondent notamment dans le Traité Des Grains prouvent amplement qu’il possédait à fond la question des blés. L’intérêt très positif qu’elle lui inspire ne paraît pas avoir contribué médiocrement à faire son éducation économique, à le rendre adversaire convaincu et ardent des prohibitions et réglementations. Ajoutons que la position élevée qu’il occupait dans l’une des plus importantes généralités du royaume, le mettait, de plus, à même de connaître pratiquement et en détail les divers côtés de la situation économique et financière qui feront l’objet de ses recherches.

Boisguillebert, en effet, n’est pas un écrivain proprement dit. Ce n’est pas un studieux, un penseur, qui, dans le recueillement du cabinet, se met à méditer sur les problèmes que présente l’état de la société, en approfondit l’organisation et le fonctionnement. Il n’a guère la prétention d’embrasser l’ensemble de l’Économie politique, — le mot même n’apparaît pas une seule fois dans ses écrits, — ou de la science financière, à construire de toutes pièces un nouveau plan de « l’ordre social. » Il n’a pas même de « système » à lui, à une époque où tout le monde en confectionne, la veille du jour où le « Système » et « l’Antisystème » viendront à tour de rôle bouleverser la France économique et financière. Boisguillebert saisit telle ou telle grande question que les faits imposent à son attention, l’examine sous toutes ses faces, sans trop se préoccuper de la rattacher à un ensemble de doctrines, de principes. C’est uniquement à ce point de vue que se justifierait, dans une certaine mesure, la qualification de « premiers économistes » que le dernier éditeur des œuvres des Physiocrates[11] et bien d’autres écrivains avant et depuis Eugène Daire, décernent à Quesnay, à Gournay et à l’immortelle phalange de leurs émules.

Non, Boisguillebert ne coopère pas à la construction de l’édifice de l’économie politique, dont le plan va, un demi-siècle après, être savamment élaboré dans l’entre-sol de la résidence royale à Versailles ; mais Boisguillebert apporte mainte pierre, des plus formidables et des plus indestructibles, à la construction future ; mais il sape d’une main vigoureuse les fondements et abat même une partie des murs du donjon féodal d’erreurs et de préjugés qu’il faudra raser pour faire place à l’édifice nouveau. Était-il permis de reporter au commencement du dix-huitième siècle une dénomination aussi moderne, nous dirions de Boisguillebert que s’il n’est pas économiste, dans la signification rigoureuse du terme, il est un éminent publiciste-économiste ; il est surtout pamphlétaire, dans le meilleur sens du terme. Il y a presque du Voltaire dans le Traité sur le mérite des financiers ; il y a du Timon, de la bonne époque, dans le Supplément au Factum de la France. Du pamphlétaire de race, Boisguillebert a la logique vigoureuse, la chaleur intermittente, l’entrain qui parfois va jusqu’à l’emportement, le coup de poing robuste, et l’infatigabilité qui, sans crainte de redites, ne se lasse pas de frapper et de refrapper pour bien enfoncer le clou. Une exposition moins prolixe et un style plus châtié l’eussent fait écrivain distingué et auraient assuré une grande action à son œuvre.

Peu porté au sentimentalisme, voulant toujours parler à la raison, et même à la raison calculatrice plutôt qu’à la raison pensante, Boisguillebert conserve néanmoins un fond de vivacité, d’entrain, dont il ne reste pas constamment le maître. Il débute avec un grand calme. C’est la raison en personne qui plaide, la logique fait plume qui écrit. Peu à peu il s’enivre ou s’étourdit au bruit de sa propre argumentation. Les objections qui lui ont été faites ou qu’il pressent, l’irritent, l’échauffent : il ne raisonne plus, il tonne ; au lieu de réfuter, il condamne ; au lieu de prouver, il affirme. C’est alors qu’arrivent ces hyperboles exagérées que plus d’une fois nous rencontrerons dans l’analyse que nous allons faire de ses écrits ; ces épithètes et ces désignations plus qu’impolies qu’il lance à la tête de contradicteurs intéressés ou aveugles ; ces affirmations apodictiques et cassantes qui, en voulant trop affirmer, finissent par faire mettre tout en doute[12].

En effet, dans l’ardeur du convertisseur qui, à tout prix, veut faire passer dans l’esprit des lecteurs la conviction qui l’anime, Boisguillebert se laisse tellement accaparer par sa thèse du moment, qu’il ne voit rien qu’elle, voit tout en elle et par elle. Ainsi, Boisguillebert a mille fois raison, lorsqu’il soutient que la mauvaise assiette et l’inéquitable répartition de l’impôt font un tort immense au pays et au souverain ; que la fausse appréciation du rôle que l’argent est appelé à remplir dans la circulation cause bien des méprises et amène des mesures qui nuisent au développement économique des États ; que les entraves imposées au commerce des grains n’atteignent pas seulement les cultivateurs, mais préjudicient, sous l’effet du contre-coup inévitable que produit la solidarité des intérêts, à toutes les classes sociales. Rien n’est mieux fondé, et avoir bien établi ces vérités fut une œuvre d’autant plus méritoire, qu’elles étaient, au début du dix-huitième siècle, des innovations, des découvertes presque. Mais lorsque, entraîné et dominé par sa propre argumentation, Boisguillebert démontre dans le Détail et dans le Factum, que les fautes et les iniquités de l’imposition sont l’unique cause des malheurs de la France et qu’un décret, mettant fin à ces fautes et à ces iniquités, suffirait pour rendre la France, dans les vingt-quatre heures, riche, heureuse et prospère ; lorsque, dans le Traité Des Grains, il démontre non moins péremptoirement que l’artificiel abaissement du prix des blés est l’unique cause des malheurs de la France et qu’un décret, permettant au blé d’atteindre son prix naturel, suffirait pour rendre la France, dans les vingt-quatre heures, riche, heureuse et prospère ; lorsque, dans la Dissertation, il démontre, sur un ton non moins apodictique, que la surestimation du métal précieux est l’unique cause des malheurs de la France et qu’il suffirait de décréter la déchéance de cet esclave usurpateur du trône du monde, pour rendre la France, dans les vingt-quatre heures, riche, heureuse et prospère : involontairement l’on se demande, à laquelle croire de ces affirmations si peu conciliables, de ces panacées également dotées de forces merveilleuses ? Si la faute ou l’iniquité qui, hier, était la cause génératrice de la misère du pays, est aujourd’hui totalement oubliée ; si la panacée qui, hier, devait nous rendre la jeunesse, la force, le bonheur, ne compte aujourd’hui pour rien : qu’est-ce qui nous assure que ton mal du jour est plus sérieux que le mal dont la veille tu faisais le bouc émissaire de toutes nos peines ; que la panacée d’aujourd’hui ne sera pas demain mise au rebut comme l’est aujourd’hui son aînée de la veille ?

Pour quiconque pénètre au fond des choses, ces contradictions assurément n’existent pas. Il y a — nous espérons le démontrer dans le cours de ce Mémoire — il y a une remarquable unité et un solide enchaînement dans les idées et les écrits de Boisguillebert ; mais de prime abord et à une lecture superficielle, on ne peut presque pas manquer d’en juger tout autrement. Cela a dû faire beaucoup de tort, auprès des contemporains, aux écrits de Boisguillebert, et leur en cause actuellement encore.

Les oublis tout autant que ces variations, que ces contradictions, éveillent le doute, empêchent la foi de prendre racine. Les maux que Boisguillebert décrit successivement et auxquels tour à tour il attribue les profondes et universelles souffrances du pays, en sont-ils bien, même dans leur réunion, les seules et uniques causes ? Les remèdes qu’il préconise l’un après l’autre, en dotant chacun, à tour de rôle, d’une vertu de guérison absolue, suffiraient-ils, même dans leur emploi simultané ou successif, à cicatriser toutes les plaies, à faire cesser toutes les douleurs ? Impossible de l’admettre.

Quelle qu’ait été, sur la situation économique du pays, la désastreuse influence des fausses mesures et des détestables pratiques que les écrits de Boisguillebert dévoilent et flagellent successivement, elles n’ont pas été seules à conduire le pays au bord de l’abîme. Jamais elles ne seraient parvenues à elles seules à faire de la contrée la mieux douée et la plus belle de l’Europe, cette vallée de misère qu’éclaire à son déclin le roi-soleil ; que Vauban, Fénelon, Saint-Simon, que les Mémoires même, si peu suspects, des Intendants, résumés par le comte de Boulainvilliers, peignent en traits navrants, à faire frémir de pitié et d’horreur. Non, une telle œuvre de destruction et de vandalisme sanguinaire ne pouvait provenir de telles ou telles fautes économiques seules, fussent-elles les plus graves. D’autres aberrations, nous pouvons dire d’autres crimes, coopéraient au fatal résultat. De l’aveu unanime des écrivains contemporains, la distribution de la justice — si ce n’est pas profaner ce mot sacré de justice que de l’appliquer aux faits et gestes des tribunaux d’alors — était tout ce que l’on peut imaginer de plus inique, de plus violent, et l’une des causes les plus manifestes de la misère populaire[13]. Qui ne se souvient, pour ne citer qu’un seul fait, de l’étrange manière dont Colbert lui-même avait abusé de l’asservissement de la justice, et cela dans les « meilleures » intentions du monde, pour faire fournir aux galères de nombreux forçats, que, de plus, on y retenait le double et le triple du temps pour lequel les juges avaient eu l’obligeance de les condamner[14] ? De l’aveu unanime de tous les écrivains impartiaux de l’époque, la manière inique dont se levait la milice ne pouvait manquer et ne manquait pas d’amener le dépeuplement et l’appauvrissement des campagnes. Tout aussi unanime est l’opinion des contemporains et de la postérité pour reconnaître dans la révocation de l’Édit de Nantes, dans les dragonnades et, en général, dans le régime d’intolérance qu’une maîtresse dévote et un confesseur fanatique imposent à un vieillard tremblotant, l’une des grandes et principales causes de la déchéance de la France à la fin du dix-septième siècle. Toutes ces fautes et tous ces crimes peuvent-ils ne pas laisser des traces profondes dans le domaine économique ? La prospérité matérielle du pays peut-elle ne pas s’en ressentir de la façon la plus désastreuse ? Absorbé dans les thèses qu’il soutient successivement, Boisguillebert paraît ne rien voir de toutes ces horreurs, de toutes ces turpitudes. Il ne sait rien non plus, semblerait-il, des misères affreuses que les exactions et les marches militaires entraînent pour les contrées qui en sont affligées ; du désordre qu’amènent forcément dans les finances et les ruineuses constructions de Versailles, de Marly, et les prodigalités envers maîtresses, bâtards et favoris de toute espèce[15]. En un mot, Boisguillebert est au suprême degré ce que les Allemands appellent einseitig : il ne voit ou ne veut voir que ses thèses, et parmi ses thèses, il ne voit chaque fois ou ne veut voir que la thèse du jour. C’est un excellent moyen de creuser un sujet jusque dans ses profondeurs les plus basses et d’en épier tous les détours ; Boisguillebert excelle dans cet art. Mais c’est le moyen aussi d’embarrasser l’opinion ; ce n’est assurément pas le meilleur pour lui imposer et la diriger.

Reconnaissons-le toutefois : ces oublis et ces omissions pouvaient bien, jusqu’à un certain point, sembler forcés, c’est-à-dire imposés par l’intérêt même de la cause qu’il s’agissait de défendre. La lutte contre les abus et les iniquités était rude, bien rude à cette époque ; c’était éparpiller ses forces et les épuiser en pure perte que d’attaquer sur tous les points à la fois la forteresse bien gardée ; il fallait, pour la battre en brèche, concentrer les efforts, les moyens d’attaque. Les ennemis du bien public, ennemis-nés parce qu’ennemis intéressés de toute réforme, étaient nombreux et puissants ; il ne fallait pas donner à tous l’éveil dans le même moment, et par le danger commun les pousser à se coaliser ; il fallait, au contraire, se ménager des intelligences dans le sein même du camp ennemi. Ainsi firent, entre autres, ceux parmi les philosophes du dix-huitième siècle qui, pour attaquer avec plus de sûreté les abus de l’autel, ménageaient le trône, ou même y prenaient leur point d’appui.

Nous l’avons dit déjà : Boisguillebert, pour le moins, ne se fait pas l’apologiste de mesures iniques ou du régime absolutiste en général. On peut regretter, dans l’intérêt de la vérité et de sa propre renommée, le silence que sur trop de points il garde ; ce silence est rendu d’autant plus significatif, on dirait presque éloquent, par l’abondance, la virulence avec laquelle l’auteur aborde les autres côtés de son vaste sujet. Mais il y a là évidemment de la rouerie plutôt que de l’erreur, une « habileté » malentendue.

Malgré la vivacité qui est au fond de sa nature et qui, dans l’ardeur de la polémique ou de la démonstration, parfois lui fait perdre toute mesure, Boisguillebert n’est point étranger à l’art de diplomatiser, de temporiser. On le voit, entre autres, aux ménagements, aux artifices de langage qu’il prodigue notamment à l’endroit des ministres au pouvoir. Il est sans pitié pour leurs prédécesseurs ; il les accuse franchement d’avoir partagé avec les traitants et les partisans les produits de leurs rapines, des rapines pour lesquelles les ministres leur fourniraient l’occasion et jusqu’aux moyens de les commettre[16]. Mais quant aux ministres de la veille et du jour, Boisguillebert est convaincu que toutes leurs fautes, toutes les iniquités et violences qui se commettent en leur nom, sont l’effet de la « surprise », et que leur bonne foi est trompée uniquement parce qu’ils ont « supposé autant d’intégrité dans les autres que celle qui les caractérise[17]. »

Boisguillebert manie l’arme à double tranchant de la flatterie outrée avec la maladresse de l’honnête homme qui ne sait pas mentir, chez qui l’éloge mensonger sent toujours la contrainte et fait la grimace, qui presque la transforme en insulte. Répéter à tous propos que les ministres du jour sont assurément « intègres », c’est dire qu’il y aurait lieu d’en douter et que bien des personnes en doutent ; signaler les fautes et les abus les plus graves en affirmant que les ministres les commettent et y persistent par pure «surprise », c’est donner à entendre qu’ils sont d’honnêtes imbéciles. Les Chamillard, les Pontchartrain, n’étaient probablement pas aussi imbéciles et n’étaient assurément pas aussi honnêtes que Boisguillebert feint de le croire. Mieux que personne le savait-il.

Mais il est temps de passer aux idées mêmes, aux projets et propositions de Boisguillebert ! Nous avons esquissé la situation malheureuse du pays qui motive ses doléances et provoque ses recherches (chap. I) ; nous avons décrit la détresse financière, cause et effet en même temps des malheurs publics, auxquels il s’agit de remédier (chap. II) ; nous avons fait connaître, bien imparfaitement, hélas ! l’homme, l’écrivain, et les vicissitudes qu’il eut à traverser (chap. III) ; nous avons énuméré ses travaux et en avons signalé quelques traits généraux (chap. IV) ; passons maintenant à leur examen détaillé, pour savoir à fond ce que pensait et ce que voulait Boisguillebert. Nous avons dit, et essayerons de le prouver, que, malgré les apparences, il y a unité parfaite, enchaînement intime, entre les idées et les projets qu’il expose successivement. Aussi nous permettra-t-on de ne pas suivre rigoureusement, dans nos analyses, les écrits de Boisguillebert, mais de grouper ces analyses par ordre. Nous examinerons d’abord, comme l’ordre logique l’indique, les considérations de notre auteur sur la question tout à fait générale de la richesse et du numéraire (chap. V et VI) ; nous passerons aux questions particulières, en commençant par le commerce des blés (chap. VII à IX) ; les réformes qu’il réclame à cet égard tiennent étroitement au régime général des impositions, que nous étudierons ensuite avec lui (chap. X à XIV), pour finir par la question générale de la liberté du commerce, qui est pour ainsi dire la résultante de toutes les recherches et de toutes les considérations de l’auteur (chap. XV).

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[1] C’est l’édition qu’enregistre Lelong (Bibliothèque historique de la France. Paris, 1769, in-fol.), vol. II, p. 825, sous le numéro 28 069 ; il cite une autre édition du Détail, imprimé en 1699 ; ensuite les œuvres réunies de Boisguillebert, sur lesquelles nous reviendrons dans le texte.

[2] 1 vol. in-12, de 210 pages.

[3] Mémoires, etc., vol. III, p. 392.

[4] Factum de la France, chap. I, p. 248.

[5] Factum de la France, chap. 1, p. 248.

[6] Ainsi encore Eugène Daire dans sa Notice sur Boisguillebert ; Lelong, toutefois, la date de Rouen, 1708.

[7] Les deux éditions se trouvent à la Bibliothèque impériale à Paris, où elles portent les numéros  L37 b 4072 et L37 b 4073 ; le second numéro appartient à l’édition qui se donne pour le « Testament politique du maréchal Vauban », et est orné du portrait du maréchal. L’une et l’autre éditions ont le millésime de 1707 ; elles sont divisées en deux volumes chaque. Le numéro 4072 est d’un format un peu plus grand et d’une impression plus serrée ; il contient 294 et 502 pages ; les deux volumes du numéro 4073 contiennent 386 et 356 pages. Le contenu est tout à fait le même (à quelques variantes insignifiantes près), ainsi que la succession des écrits. Seulement le « Supplément » manque dans le numéro 4073, tandis qu’il est ajouté (par le relieur, je suppose) avec une pagination distincte (1 à 16) à l’édition qui porte le numéro 4072.

[8] Ce récit rectificatif est trop plaisant pour que nous résistions à l’envie de le reproduire : « Bois-Guillebert s’avisa d’abord d’imprimer la Dime royale sous le nom de Testament politique du maréchal de Vauban. Ce Bois-Guillebert, auteur du Détail de la France, en deux volumes, n’était pas sans mérite ; il avait une grande connaissance des finances du royaume ; mais la passion de critiquer toutes les opérations du grand Colbert l’emporta trop loin… Le peu de succès de ce livre auprès du ministère lui fit prendre le parti de mettre sa Dime royale à l’abri d’un nom respecté. Il prit celui du maréchal Vauban, et ne pouvait mieux choisir. Presque toute la France croit encore que le projet de la Dime royale est de ce maréchal si zélé pour le bien public ; mais la tromperie est aisée à connaître. Les louanges que Bois-Guillebert se donne à lui-même dans la préface le trahissent ; il y loue trop son livre du Détail de la France ; il n’était pas vraisemblable que le maréchal eût donné tant d’éloges à un livre rempli de tant d’erreurs. » (Dictionnaire philosophique, art. Agriculture.) Autant de lignes, autant de contre-vérités !

[9] Ce Traité n’est pas même mentionné dans l’énumération détaillée que donne Daire des travaux de Boisguillebert (p. 132-3 du vol. I de la Collection des principaux Economistes).

[10] Traité des grains, Considérat. prélim., p. 324.

[11] Collection Des Principaux Economistes. Paris, Guillaumin et Cie, 1846-48. Vol. II.

[12] « Il a l’expression forcenée, exterminante ; il faut toujours faire, avec lui, la part des extrémités d’expression encore plus que de pensée. » Ce jugement, porté dernièrement par M. de Sainte-Beuve sur Proudhon (Revue contemporaine, 15 décembre 1865), pourrait très bien s’appliquer à Boisguillebert.

[13] Voir chez Depping, Correspondance administrative, etc., le résumé, d’après les sources les plus irrécusables, de ce qu’était l’administration de la justice sous Louis XIV (vol. II, p. xi-xii).

[14] Michelet, Louis XIV et la révocation de l’édit de Nantes, p. 78-79.

[15] Les toilettes de bal masqué et paré — on donnait des bals à chaque halte — faisaient partie du « train » quand le roi allait en campagne. Était-on de retour, « ces dames » trouvaient à Marly leurs toilettes complètes, et chaque hôte y pouvait « traiter », comme le maître de céans, dans ses appartements. Les maîtresses du roi, les Moutespan et autres, pouvaient dans une seule nuit perdre jusqu’à cinq millions — somme fabuleuse pour l’époque et pour l’emploi — au jeu ! La misera contribuens plebs payait toutes ces extravagances. Voltaire, Siècle de Louis XIV, chap. xxv ; P. Clément, la Police sous Louis XIV, 2e édit., p. 82-83.

[16] Factum de la France, chap. VII, p. 275, 281, 283.

[17] Ibid., chap. XI, p. 314.

A propos de l'auteur

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