Edmond About, La Grèce contemporaine (1854)

En 1854, Edmond About écrivit La Grèce contemporaine et son livre connut un grand succès. Il est apparemment resté dans quelques mémoires puisque des journaux allemands l’ont cité ces derniers jours. Il s’agit d’un chapitre sur les finances publiques du gouvernement grec, vingt ans après son indépendance de l’empire ottoman.

J’espère que ce formidable raccourci de plus d’un siècle et demi donnera envie de lire un autre ouvrage d’About : son excellent petit manuel d’économie à l’usage des classes ouvrières, ABC du travailleur. Le livre est mentionné par Rothbard dans un article de 1956, et il mérite effectivement le détour.

LES FINANCES.

Observations générales sur la situation financière de la Grèce. — La Grèce vit en pleine banqueroute depuis sa naissance. — Les impôts sont payés en nature. — Les contribuables ne payent point l’État, qui ne paye point ses créanciers. — Budget d’exercice et budget de gestion. — Les ressources du pays ne se sont pas accrues en vingt années.

Le régime financier de la Grèce est tellement extraordinaire et ressemble si peu au nôtre, que je crois nécessaire, avant d’entrer dans les détails du budget, de placer ici quelques observations générales.

La Grèce est le seul exemple connu d’un pays vivant en pleine banqueroute depuis le jour de sa naissance. Si la France et l’Angleterre se trouvaient seulement une année dans cette situation, on verrait des catastrophes terribles : la Grèce a vécu plus de vingt ans en paix avec la banqueroute.

Tous les budgets, depuis le premier jusqu’au dernier, sont en déficit.

Lorsque, dans un pays civilisé, le budget des recettes ne suffit pas à couvrir le budget des dépenses, on y pourvoit au moyen d’un emprunt fait à l’intérieur. C’est un moyen que le gouvernement grec n’a jamais tenté, et qu’il aurait tenté sans succès.

Il a fallu que les puissances protectrices de la Grèce garantissent sa solvabilité pour qu’elle négociât un emprunt à l’extérieur.

Les ressources fournies par cet emprunt ont été gaspillées par le gouvernement sans aucun fruit pour le pays ; et, une fois l’argent dépensé, il a fallu que les garants, par pure bienveillance, en servissent les intérêts : la Grèce ne pouvait point les payer.

Aujourd’hui elle renonce à l’espérance de s’acquitter jamais. Dans le cas où les trois puissances protectrices continueraient indéfiniment à payer pour elle, la Grèce ne s’en trouverait pas beaucoup mieux. Ses dépenses ne seraient pas encore couvertes par ses ressources.

La Grèce est le seul pays civilisé où les impôts soient payés en nature. L’argent est si rare dans les campagnes, qu’il a fallu descendre à ce mode de perception. Le gouvernement a essayé d’abord d’affermer l’impôt ; mais les fermiers, après s’être témérairement engagés, manquaient à leurs engagements, et l’État, qui est sans force, n’avait aucun moyen de les contraindre.

Depuis que l’État s’est chargé lui-même de percevoir l’impôt, les frais de perception sont plus considérables, et les revenus sont à peine augmentés. Les contribuables font ce que faisaient les fermiers : ils ne payent pas.

Les riches propriétaires, qui sont en même temps des personnages influents, trouvent moyen de frustrer l’État, soit en achetant, soit en intimidant les employés. Les employés, mal payés, sans avenir assuré, sûrs d’être destitués au premier changement de ministère, ne prennent point, comme chez nous, les intérêts de l’État. Ils ne songent qu’à se faire des amis, à ménager les puissances et à gagner de l’argent.

Quant ami petits propriétaires, qui doivent payer pour les grands, ils sont protégés contre les saisies ; soit par un ami puissant, soit par leur propre misère.

La loi n’est jamais, en Grèce, cette personne intraitable que nous connaissons. Les employés écoutent les contribuables. Lorsqu’on se tutoie et qu’on s’appelle frères, on trouve toujours moyen de s’entendre. Tous les Grecs se connaissent beaucoup et s’aiment un peu : ils ne connaissent guère cet être abstrait qu’on appelle l’État, et ils ne l’aiment point. Enfin, le percepteur est prudent : il sait qu’il ne faut exaspérer personne, qu’il a de mauvais passages à traverser pour retourner chez lui, et qu’un accident est bientôt arrivé.

Les contribuables nomades, les bergers, les bûcherons, les charbonniers, les pêcheurs, se font un plaisir et presque un point d’honneur de ne point payer d’impôts. Ces braves gens se souviennent qu’ils ont été Pallicares : ils pensent, comme du temps des Turcs, que leur ennemi c’est leur maître, et que le plus beau droit de l’homme est de garder son argent.

C’est pourquoi les ministres des finances, jusqu’en 1846, faisaient deux budgets de recettes : l’un, le budget d’exercice, indiquait les sommes que le gouvernement devrait recevoir dans l’année, les droits qui lui seraient acquis ; l’autre, le budget de gestion, indiquait ce qu’il espérait recevoir. Et comme les ministres des finances sont sujets à se tromper à l’avantage de l’État dans le calcul des ressources probables qui seront réalisées, il aurait fallu faire un troisième budget, indiquant les sommes que le gouvernement était sûr de percevoir.

Par exemple, en 1845, pour le produit des oliviers du domaine public, affermés régulièrement aux particuliers, le ministre inscrivait au budget d’exercice une somme de 441,800 drachmes. Il espérait (budget de gestion) que sur cette somme l’État serait assez heureux pour percevoir 61,500 drachmes. Mais cette espérance était au moins présomptueuse, car l’année précédente, l’État n’avait perçu, pour cet article, ni 441,800 drachmes, ni 61,500 drachmes, mais 4457 drachmes 31 centimes, c’est-à-dire environ un pour cent sur ce qui lui était dû.

En 1846, le ministre des finances ne rédigea point de budget de gestion, et l’habitude s’en est perdue.

L’État ne veut pas prévoir en principe qu’il ne sera pas.payé de ce qui lui est dû. Mais quoique les budgets suivants soient plus réguliers dans la forme, l’État continue à solliciter vainement ses débiteurs récalcitrants ou insolvables.

Une dernière observation qui m’est suggérée par l’examen des différents budgets de 1833 à 1853, c’est que les ressources de l’État ne se sont pas accrues sensiblement dans ces vingt années.

De 1833 à 1843, la recette moyenne de chaque année a été de 12,582,968 drachmes 9 lepta. La dépense moyenne a été de 13,875, 212 dr. 39 lepta. Le déficit annuel, de 1,292,244 dr. 30 l.

En 1846, les recettes espérées se montaient à la somme de 14,515,500 dr.

Le budget de 1847 était le même que celui de 1846, sauf une augmentation espérée de 360,725 dr. 79 1. sur les recettes.

Depuis cette époque, les revenus de l’État ont subi une diminution considérable :

En 1850, par l’affaire Pacifico et le blocus du Pirée, qui arrêta le commerce maritime des Grecs pendant toute une campagne, tandis qu’un hiver extraordinairement rigoureux tuait des troupeaux entiers, faisait périr un grand nombre d’oliviers et d’arbres à fruits, réduisait des deux tiers l’exportation de l’huile, et des neuf dixièmes la récolte des citrons et des oranges ;

En 1851, par la disette de céréales, qui condamna la Grèce à importer des blés pour 12 millions de drachmes au lieu de 2 millions, et fit sortir du pays une grande quantité de numéraire.

En 1852, par la maladie de la vigne, qui détruisit les deux tiers de la récolte du raisin de Corinthe, et enleva au trésor un de ses principaux revenus ;

En 1853, parla disette dont nous souffrons encore, et dont les Grecs, épuisés par quatre années déplorables, souffrent plus cruellement que nous.

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