Entretien avec Antoine Gentier. Par Grégoire Canlorbe.

gentierAncien élève de L’ENS de Cachan et docteur en sciences économiques de l’Université Paris Dauphine, Antoine Gentier est actuellement professeur agrégé des universités en sciences économiques à l’Université d’Aix Marseille. Ses travaux portent sur la monnaie, la banque, la finance avec une prédilection pour l’histoire financière quantitative. Son livre Economie Bancaire offre un panorama des expériences bancaires depuis le dix-neuvième siècle jusqu’à nos jours. Ses travaux mettent en évidence la relation entre la question de l’organisation du système bancaire et la création monétaire. En fonction de la nécessité pour un gouvernement de recourir à la monétisation du déficit public, le système bancaire sera mis à contribution pour financer la dette publique. Cette relation a pour conséquence d’influencer la réglementation et l’organisation du système bancaire.

Antoine Gentier s’intéresse aussi à l’émergence des nouveaux moyens de paiement. Il a aussi dirigé un livre sur l’Ecole autrichienne de A à Z et un autre sur la théorie des organisations. Son site internet rassemble ses contributions.

Grégoire Canlorbe est un entrepreneur intellectuel Français. Il réside actuellement à Paris.

Antoine Gentier : Je tiens d’abord à vous remercier pour l’intérêt que vous portez à mes travaux.

Grégoire Canlorbe : La théorie dite autrichienne des cycles d’affaires décrit le boom et la récession comme le produit de l’excès d’offre de monnaie. La nationalisation de la monnaie est présentée comme la source de ce déséquilibre entre offre de monnaie et demande de monnaie.

Pourriez-vous revenir sur les arguments essentiels de la théorie autrichienne du cycle, ainsi que sur les apports théoriques récents et sur les principaux points de divergence entre partisans de la théorie autrichienne du cycle à l’heure actuelle ?

Antoine Gentier : Il y a deux questions distinctes : l’effet de la création monétaire sur l’économie et la question institutionnelle sur l’organisation de la production de la monnaie. Plus que la question de la nationalisation de la production de monnaie, c’est l’octroi d’un privilège à un producteur ou cartel de producteurs de monnaie qui permet d’accroitre l’offre de monnaie. La Banque de France ou la Banque d’Angleterre ont été pendant de très longues années des sociétés privées cotées en Bourse avec un privilège d’émission (monopole) avant d’être nationalisées après la seconde guerre mondiale. De même, l’Italie a connu un cartel privé et parapublic de producteurs de monnaie (1861-1926) avant l’établissement du monopole de la Banque d’Italie en 1926 par Mussolini. L’Italie de la seconde moitié du 19ème siècle est caractérisée par une très forte création monétaire conséquence de la monétisation des déficits publics accumulés par l’Etat. Donc plus que la question nationalisation ou privatisation de la monnaie, c’est plus la question entre concurrence et monopole, avec la concurrence considérée comme la liberté d’entrée dans un secteur. La concurrence monétaire a pour conséquence d’imposer une limite stricte aux émetteurs de monnaies, alors que le monopole permet d’accroitre (ou de réduire) l’offre de monnaie. Ensuite, une monnaie nationalisée n’est pas forcément à l’origine du problème, elle en est généralement la conséquence. La monétisation des déficits publics détruit la valeur de la monnaie, et généralement cela conduit à une monnaie nationalisée, inconvertible et à cours forcée justement pour pouvoir monétiser la dette publique. C’est la monétisation du déficit public qui provoque une création monétaire qui peut être à l’origine du cycle, la banque centrale n’est qu’un moyen d’y parvenir. En fait, l’existence d’une monnaie saine dépend du fait qu’elle ne soit pas utilisée pour monétiser la dette publique.

Historiquement, les périodes d’impasse budgétaire conduisent les gouvernements à sacrifier la valeur de la monnaie en monétisant le déficit public. La politique de dépréciation du titre (la quantité de métal précieux présent dans la pièce) du sesterce par Septime Sévère (début de la crise du 3ème siècle de l’Empire Romain) lui a permis par cet expédient monétaire de faire face à des dépenses publiques incompressibles alors que le rendement des impôts ne permettait plus de les financer. Avec dix pièces, ils en faisaient onze avec moins de métal précieux dans chaque pièce. Cette technique augmente la masse monétaire et provoque de l’inflation. Ce mécanisme artisanal a été perfectionné avec le monopole d’émission, qui permet directement d’acheter des bons du trésor ou indirectement en créant des conditions de refinancement pour que le système financier puisse les acheter. Le tournant est la première guerre mondiale. Jusqu’en 1914, la monnaie est une marchandise l’or ou l’argent, et les banques centrales lorsqu’elles existent (ce qui n’est pas systématique à l’époque) ne sont que des producteurs de substituts monétaires. Les banques centrales ont certes un monopole d’émission sur les billets mais les billets ne sont qu’un substitut monétaire à l’or exactement comme les dépôts bancaires. La généralisation des monnaies inconvertibles et à cours forcé que nous avons toujours aujourd’hui, change la nature de la banque centrale qui devient un producteur monopoliste de monnaie à la place d’un producteur de substituts monétaires. Cela permet de faire varier la valeur de la monnaie, ce qui était beaucoup plus difficile à faire de manière invisible lorsque la monnaie était définie par rapport à un poids de métal. Ce que je veux souligner, c’est que la destruction de la valeur de la monnaie est liée à la nécessité de financer la guerre, et ensuite les coûts faramineux de cette guerre après la fin du conflit. Ce n’est pas un objectif des gouvernements, c’est une conséquence de l’utilisation de l’expédient monétaire pour financer des dépenses publiques.

Par rapport à la situation actuelle, certains pourraient déclarer qu’il n’y a pas d’inflation. En fait, la création monétaire ne se reflète pas toujours dans les prix à la consommation car il peut y avoir des gains de productivité qui font baisser les prix. Depuis 1995, la montée en puissance de la Chine, de l’Inde et des autres pays asiatiques provoque une diminution des prix. Ensuite, les inflations sont surtout des inflations patrimoniales, c’est-à-dire que la création monétaire provoque des inflations d’actifs (par exemple l’immobilier). Enfin, l’illusion d’absence d’inflation en France est liée à la baisse des prix des produits importés en provenance de l’Asie, qui cache la hausse des prix (ou des coûts) des services produits en France (santé, éducation, logement, …). C’est pour cela que les Français n’ont pas franchement l’impression que le coût de la vie diminue, d’autant plus que la pression fiscale s’est lourdement accrue. Il faut rappeler que lorsque l’on consomme un simple hamburger, le coût de la part du bœuf et du pain est négligeable par rapport aux charges sociales et salariales, aux différents impôts dont la TVA et aux coûts des normes sanitaires et techniques nécessaires pour le produire.

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La théorie autrichienne n’est pas une simple théorie sur l’excès d’offre de monnaie mais une théorie sur les conséquences réelles de la création monétaire. En fait, le problème de désajustement provient des effets Cantillon. La monnaie n’entre pas à la même vitesse dans tous les secteurs de l’économie. Certains secteurs vont obtenir via le crédit bancaire la monnaie supplémentaire créée avant les autres secteurs, ce qui modifier les prix relatifs entre les secteurs. Ces secteurs vont sembler plus profitables et vont connaitre une expansion injustifiée. Lorsque l’on rentre dans les détails de la description du cycle, il peut exister des divergences qui dépendent souvent de la période étudiée, alors dans les détails il peut exister des querelles subtiles et infinies, notamment sur le problème du retournement. Il me semble aussi un peu inutile d’opposer Mises à Hayek alors qu’ils ont travaillé ensemble à l’Institut de conjoncture de Vienne, et que Mises s’il avait été en réelle opposition avec les idées d’Hayek aurait largement eu le temps de se démarquer. Je précise ici que Mises s’est par exemple démarqué d’un autre de ses disciples, Rothbard, sur la question de l’anarchisme. Chez Mises, l’expansion monétaire est de la responsabilité de la banque centrale, tandis qu’Hayek met l’accent sur l’ensemble du système bancaire. De ce point de vue, j’analyse la « divergence » plutôt comme complémentaire, car les banques commerciales ne font qu’amplifier la création monétaire du monopole d’émission. Pour les « modernes », j’aimerais attirer l’attention sur les travaux de Mark Skousen qui tentent de donner une approche plus opérationnelle à la théorie autrichienne du cycle en développant un modèle à 4 secteurs et non plus 2 comme dans la version initiale. L’objectif de Skousen est d’offrir un cadre analytique pour investir en Bourse. De l’autre, des travaux comme ceux de Hülsmann sont également intéressants pour donner une vision de la crise économique comme une situation d’erreurs généralisées. Je pense aussi que les approches à la Garrison sont importantes, car elles partent du cadre keynésien que tout étudiant connait pour lui présenter ce qui se passe lorsque l’on introduit le temps et la problématique du capital (au sens de biens productifs) dans le tableau. Avec cette approche, les étudiants perdent l’illusion mécaniste du cadre ISLM où il suffit d’une augmentation des dépenses publiques pour revenir au plein emploi. De mon point de vue, je pense que la théorie autrichienne n’est pas seulement une théorie pour expliquer une fluctuation macroéconomique, mais que l’on peut l’appliquer pour expliquer une période d’euphorie puis de crise d’un secteur particulier. En fait, la création monétaire peut s’investir dans un secteur particulier, notamment les secteurs financés par le crédit bancaire. L’immobilier fournit plusieurs exemples, mais en fait une crise c’est généralement un produit ou un service dont le risque est mal compris et mal évalué qui engendre une frénésie d’investissements qui se révèlent à terme non rentables (Dotcom, Subprime, Chemin de fer en 1847, TSF et automobile pour la crise de 1929…). Le crédit bancaire permet de financer l’euphorie et donc le désastre à venir.

Il y a plusieurs approches, plusieurs niveaux d’analyse, des débats qui généralement portent sur des points de détail (le retournement du cycle), car dans l’ensemble il y a un consensus sur l’origine du cycle, la création monétaire, qui provoque une expansion injustifiée des secteurs concernés en premier par le crédit bancaire (les biens de production).

Grégoire Canlorbe : La crise boursière de 1929 qui initia la « Grande Dépression » des années 1930 passe couramment pour la preuve terriblement éloquente du caractère instable de l’économie de marché. La crise donna lieu au renforcement de la réglementation pesant sur la finance et sur les banques, ainsi qu’à l’essor des Etats-Providence dans les pays occidentaux, l’Allemagne nazie étant un exemple précurseur.

Dans quelle mesure peut-on effectivement imputer aux erreurs commises par les marchés boursiers (et au caractère trop peu règlementé de ce secteur) la responsabilité de la crise de 1929 ?

Antoine Gentier : Il est un peu caricatural d’imputer aux seuls errements des marchés boursiers la Grande Dépression. « L’erreur » des marchés boursiers est d’avoir surévalué un certain nombre d’actifs et cette surévaluation a été financée à crédit grâce à une politique monétaire laxiste, qui visait la stabilité des prix. Sans création monétaire les prix auraient dû baisser à cause des gains de productivité et les agents n’auraient pas eu les moyens de financer les achats d’actions à crédit.

En fait, il y a 3 visions de la crise de 1929, la keynésienne avec Galbraith, la monétariste avec Friedman et Schwartz, et l’autrichienne avec par exemple Rothbard. Les 3 approches sont souvent complémentaires. Galbraith insiste sur la fraude et les malversations, mais la Grande Dépression est d’abord due à un enchainement exceptionnel d’erreurs de politique économique. La première concerne la politique monétaire, qui a été laxiste dans la phase d’expansion et inutilement restrictive dans la phase de récession à un point qu’aujourd’hui les banquiers centraux, traumatisés par le spectre de 1929, font de l’excès de zèle pour éviter les crises de liquidité. Ensuite il y a le protectionnisme, les hausses de salaires réels provoquant le chômage de masse dans une économie en déflation, pour finir sur un deuxième effondrement financier avec la faillite de la moitié des banques américaines en 1933-34.

La réglementation bancaire et financière était déjà très importante. Pour se limiter au cas des Etats-Unis, l’organisation bancaire est issue d’une accumulation de réglementations qui remontent au 19ème siècle. Avant 1863, la réglementation bancaire américaine était différente d’un Etat à l’autre. Cela a donné lieu à l’expérimentation de systèmes bancaires très différents, certains fonctionnant selon un régime de banques libres (principalement les Etats de la Nouvelle Angleterre, dans une moindre mesure la Virginie) et d’autres avec des interdictions de banques, des monopoles d’émission (Illinois) ou des systèmes très instables et très réglementés comme l’Etat de New York. Cet état va même connaître deux systèmes distincts, inventant un régime d’assurance dépôt obligatoire en 1825 (Safety Fund System) qui provoquera des faillites et des pertes à grande échelle en 1837 et le Bond Deposit System pour la seconde réglementation à partir de 1838 (la bien mal nommée Free Banking Law). Le Bond Deposit System sera de fait généralisé au sein du National Banking System à partir 1863. Il s’agit d’obliger les banques à détenir des bons du trésor en garantie de l’émission de billets. En 1838-1843, cette disposition a entrainé un désastre financier, car une partie des Etats américains ont fait défaut sur leur dette rendant les banques insolvables. L’Etat de New York a ensuite limité l’éligibilité des bons du trésor à ses propres emprunts. A la suite de la guerre de Sécession, il fallait financer la dette publique. Les Etats Unis sont assez hostiles au pouvoir fédéral et l’idée d’une banque fédérale n’est pas du tout acquise, ce qui explique le relatif retard à l’émergence d’une banque centrale (je renvoie les curieux à l’épisode de la Seconde banque des EUA avec le président Andrew Jackson), et donc le seul moyen de monétiser la dette publique était de passer une réglementation fédérale le National Banking System. La disposition phare était d’obliger les Nationals Banks à acheter la dette publique pour pouvoir émettre des billets. L’Etat américain s’est ensuite désendetté, et comme l’économie américaine connait une très forte expansion entre 1863 et 1914 (en 1914 les EUA représentent 36 % de la production industrielle mondiale), le National Banking System connaît des crises de liquidité récurrentes, car le stock de dette publique en diminution, n’est en aucune manière compatible avec la quantité de monnaie « manuelle » nécessaire aux transactions. Le Fed a été créé en 1913 pour répondre au problème d’inélasticité de l’offre de monnaie dans le National Banking System. J’ajoute en plus que des dispositions ont aggravé la situation en empêchant les banques de diversifier leurs actifs. Ainsi les banques ne sont autorisées à agir que sur l’échelle de l’Etat, et non sauf exception à l’échelle fédérale. Les EUA sont donc caractérisés par une très grande quantité de petites banques, il y en plus de 30000 en 1929, alors que par exemple le Canada a 5 ou 6 grandes banques avec des succursales dans tout le pays. Cette situation empêche de diversifier le risque convenablement puisque les actifs des banques sont cantonnés dans l’Etat dans lequel elles sont établies. Pour la petite histoire, une partie des National Banks émettent leurs propres billets jusqu’en 1934. L’ensemble de cet héritage réglementaire joue un rôle dans les faillites bancaires de 1933-34, même si la politique monétaire restrictive de la banque centrale est sans doute la première cause.

Le vrai changement (par rapport au 19ème siècle) est l’augmentation de la fiscalité qui a conduit à une augmentation du recours à l’effet de levier financier, et la diminution du financement par fonds propres. Cela a rendu les entreprises plus risquées et plus instables. Pour illustrer mon propos en 1900 la part des fonds propres dans le total de bilan des banques américaines est de l’ordre 25 à 30 %. En 1929 il est de 10 %. A cause de la fiscalité (impôt sur le revenu et impôt sur les sociétés), les entreprises ont eu plus recours à l’endettement et en cas de retournement les faillites sont plus nombreuses.

L’essor de l’Etat Providence est dû à la succession des chocs Première guerre mondiale, Crise de 1929 et Seconde guerre mondiale, qui a provoqué une étatisation de la société pour l’effort de guerre puis pour panser les blessures de la guerre ou de la crise. La guerre a provoqué l’apparition d’une large population sans moyen de survivre (blessés, handicapés, orphelins, veuves…) qui dépendait d’un transfert organisé par l’Etat.

L’Etat Providence nazi est tout sauf une réussite. L’arbre doit se juger à ses fruits et ils sont dans ce cas particulièrement amers pour ne pas dire mortels. L’illusion du redressement économique nazi repose sur un réarmement fait à crédit, c’est-à-dire sans payer les salariés (ou en les payant avec une monnaie qui ne peut rien acheter). Tout a été sacrifié à l’effort de guerre, au point que les Allemands n’ont remangé du beurre que lorsqu’ils ont conquis la France en 1940. L’économie allemande a été la proie d’une inflation réprimée qui a provoqué la famine de la population (comme sous Robespierre avec la loi du maximum et la peine de mort pour les commerçants qui augmenteraient leurs prix). Enfin, le modèle nazi est très pénible pour ses voisins puisqu’il faut rentabiliser l’investissement en armement en allant faire du tourisme à main armée. Les Allemands (et l’Europe) ont payé un prix démesuré l’illusion de la disparition du chômage, avec pour l’Allemagne 6 millions de morts, un pays rasé, ruiné, et coupé en deux. Il existe un autre mythe c’est celui de la réussite du 1er plan quinquennal de l’URSS entre 1928-1932. Aujourd’hui (et des contemporains éclairés aussi savaient) on sait que la performance économique de l’URSS a été calamiteuse provoquant des millions de morts par la famine.

Lorsque l’on compare les pays avec une économie de marché relativement peu entravée avec les régimes totalitaires, on se rend compte que les performances économiques et le niveau de vie des populations sont totalement à l’avantage des pays où la liberté et les droits de propriété privée sont protégés. Ceci reste vrai même dans les situations les plus difficiles, comme la comparaison entre l’économie américaine et l’économie soviétique entre 1928 et 1937. Certes, l’économie de marché peut avoir des crises, être instable et encore il faudrait analyser ce qui est dû à l’économie de marché et ce qui relève de l’intervention publique dans cette instabilité. Dans le cas des années 1930, la politique économique de Hoover et du Fed sont les principaux responsables du désastre. A la différence de la crise de 1907, les erreurs de politique économique ont réussi à transformer une panique boursière en crise économique mondiale.

Grégoire Canlorbe : Il n’est pas rare d’entendre dire que la crise des subprimes de 2007 est la conséquence naturelle de la politique de déréglementation financière mise en place à partir des années 1980. De nombreuses voix clament sur la place publique que nous vivons dans un enfer « ultralibéral » et que la crise est la sanction des politiques de dérégulation mises en place depuis trente ans.

Que rétorqueriez-vous à cette vision des choses en vogue ?

Antoine Gentier : Si je partage le constat, à savoir que la réglementation financière est inadaptée et qu’elle est pour une part dans l’apparition de la crise des subprimes, j’aurais cependant un désaccord avec la recherche d’un bouc émissaire ultralibéral. Au Moyen Age on avait le diable, la sorcellerie ou l’hérésie comme bouc émissaire, aujourd’hui il ne reste plus pour certains que le libéralisme. Je ne sais pas si nous vivons dans un enfer (je n’ai pas encore visité l’original, mais je promets que si j’en reviens de faire un commentaire sur Trip Advisor) mais avec 57 % de dépenses publiques dans le PIB en France, nous sommes très loin d’un Etat limité aux fonctions régaliennes, même dans le cas américain où les dépenses publiques dépassent les 35 % du PIB. Si c’est un enfer, il n’est pas libéral.

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Il faut cependant répondre à l’anathème sur le fond. Il y a une politique de déréglementation financière à partir des années 1980, ou plutôt un changement de réglementation, pour permettre aux agents d’emprunter directement sur les marchés financiers et de se passer des couteux intermédiaires bancaires. Les plus gros emprunteurs sont les Trésors publics (c’est une constante historique et notre situation actuelle n’est pas différente des expériences passées), et lorsque l’on regarde la répartition des capitaux entre les actions et les obligations, plus de 80 % sont investis en obligations. Les marchés obligataires sont dominés par la dette publique et plus la maturité est longue et plus la part des emprunteurs publics ou parapublics est majoritaire. En fait, les acteurs privés ne récoltent que quelques miettes de financement, alors que l’ensemble du système est conçu pour acheter de la dette publique. En fait, il y a un asservissement de la finance au financement public. En réalité, la nouvelle réglementation à partir de 1980 est au service du financement des Etats. La conséquence c’est des monnaies instables (volatilité des taux de change), inflationnistes (le dollar de 1914 en vaut plus de 100 aujourd’hui, 1 franc de 1970 vaut 1 euro de 2008), et un système financier instable chargé d’acheter de la dette publique. Le jour où les gouvernements feront des budgets équilibrés, il n’y aura plus besoin de monétiser la dette publique et le système financier ne s’en trouvera que plus stable et la monnaie saine.

Dernier point, la réglementation a pour conséquence d’uniformiser les comportements en imposant une règle ou une norme commune. Si la norme est adaptée, tout va bien, en revanche lorsqu’elle est inadaptée (ce qui arrive régulièrement car la réglementation est conçue pour régler les problèmes de la crise passée et pas de celle qui va survenir), tous les acteurs sont amenés en respectant la norme inadaptée à créer une faillite systémique. Un système fondé sur le droit de propriété et la responsabilité connaitrait des faillites locales dues aux erreurs des agents mais pas de faillite globale due à la coordination sur la norme du réglementeur. Enfin, une règle doit être facilement comprise pour être respectée, en matière de réglementation financière et bancaire la masse de documents est telle qu’il est impossible de tout connaître. Il n’est pas impossible que nous soyons en situation de sur réglementation.

Grégoire Canlorbe : Sous quelles circonstances et pour quelles raisons avez-vous rejoint les rangs de l’Ecole Autrichienne ? Etait-ce à la fac ou avez-vous découvert cette tradition intellectuelle en autodidacte ?

Antoine Gentier : Je me suis passionné pour la science économique et le débat d’idées, pour moi science selon l’étymologie latine veut dire connaissance correcte, et cette connaissance correcte n’est pas forcément le monopole d’une école de pensée. Je ne pense pas appartenir à une école ou une autre car j’ai des goûts en matière de recherche qui me permettent de passer pour un hérétique dans toutes les écoles de pensée en économie. Je fais par exemple beaucoup d’histoire financière quantitative, ce qui peut être perçu comme assez loin d’une démarche praxéologique dans un sens autrichien « pur ». En fait, je pense appartenir à la famille de pensée ou plutôt à l’ordre spontané des auteurs libéraux dont les autrichiens font partie. L’ignorance par les Français de la tradition libérale que leurs intellectuels ont générée par réaction à l’absolutisme et à l’Etat omnipotent fait croire qu’il n’y a que l’Ecole Autrichienne, le Public Choice et d’une certaine manière les monétaristes comme courant libéral. La France a une tradition de penseurs libéraux tant en sciences politiques qu’en sciences économiques. En plus, ce que l’on appelle la théorie autrichienne du cycle, est en fait une synthèse faite par Wicksell (Suédois) et Mises des débats du 19ème siècle sur le cycle. Les auteurs Britanniques sont mieux connus que les Français, mais Charles Coquelin par exemple présente en 1848 une théorie du cycle qui annonce vraiment l’analyse autrichienne, et qui est une amélioration de celle proposée par JB Say sur la crise de 1825. De plus, la partie théorie autrichienne du capital de la théorie trouve des précurseurs de Böhm Bawerk chez des auteurs Britanniques comme John Rae ou Stanley Jevons. Le triangle de Hayek aurait pu s’appeler schéma d’investissement de Jevons. On trouve aussi chez les Français au 19ème siècle, une analyse de la réglementation qui annonce les termes modernes du Public Choice et de l’analyse de Stigler-Peltzmann sur la réglementation. Entre Vauban, Turgot, les intellectuels de la révolution française autour de JB Say, l’équipe du Journal des économistes, Pareto, Jacques Rueff entre autres, il y a une véritable suite.

A l’université j’ai croisé quelques esprits intéressés par ces idées. Cela m’a donné l’envie de lire cette littérature. J’ai eu la chance de rencontrer Philippe Nataf qui est devenu ensuite mon directeur de thèse et avec qui j’ai une relation privilégiée sur le plan intellectuel. Philippe est un érudit passionné, l’un des meilleurs spécialistes de l’histoire de la pensée économique du 19ème siècle et qui en plus sait comment une entreprise fonctionne. Ces deux compétences sont rarement réunies dans une même personne. Mais en fait, l’étude de l’école autrichienne reste profondément un parcours autodidacte et en dehors des canons de la recherche standard.

 Grégoire Canlorbe : Quels seraient, selon vous, les vices et mérites respectifs de l’école la libre circulation (opposée à la pratique des réserves fractionnaires) et de l’école de la banque libre ? Pourquoi la seconde théorie a-t-elle votre préférence ?

Antoine Gentier : Je n’utilise pas cette terminologie. Je vais aborder le débat sur les réserves fractionnaires d’une manière différente. En fait il existe une opposition entre les économistes sur l’origine du cycle. Pour la Currency school (école de la circulation) le cycle est dû à la création monétaire du système bancaire. Elle s’oppose à la Banking school (école de la banque) selon laquelle les banques sont neutres et que leur création monétaire ne fait que répondre aux besoins du commerce. Au sein des 2 écoles vous avez des partisans du monopole d’émission et de la liberté bancaire mais pour des raisons opposées. Pour la Banking school il s’agit d’avoir le système qui permet d’offrir la meilleure réponse à la variation de la demande de monnaie et certains dans cette perspective vont défendre le monopole d’émission et d’autres dans la même perspective, la liberté bancaire. Pour la Currency school il s’agit d’empêcher la création monétaire et le monopole (Currency central banking school) est la meilleure solution pour certains tandis que d’autres pensent que la liberté bancaire va imposer une discipline stricte (Currency free banking school).

Au sein de cette Currency free banking school il y a des partisans des réserves fractionnaires et des réserves à 100%. Pascal Salin, Philippe Nataf et moi –même défendons l’idée d’un 100 % marginal, tandis que Guido Hülsmann ou Jesus Huerta de Soto défendent un 100 % intégral. La différence est assez minime puisque les auteurs cités partagent la même vision du cycle économique, l’idée qu’il n’est pas nécessaire de créer de la monnaie et que la liberté bancaire et monétaire est une situation de très loin préférable au monopole d’émission. J’ai un désaccord avec le 100 % intégral, parce qu’il ne respecte pas la liberté contractuelle : si le déposant accepte une certaine illiquidité de ses fonds en échange de la gratuité des droits de garde ou d’une petite rémunération et que le banquier est d’accord pour proposer un tel contrat, pourquoi obliger les deux parties à renoncer à un échange avantageux ? De plus, les 100 % intégral n’existent pas sur le plan historique, ce qui montre que cette disposition n’a jamais émergé sur le marché. La banque de dépôt qui détient 100% de réserve existe au dix-huitième siècle, mais elle ne fait pas de crédit, elle ne fait que du transfert de pouvoir d’achat. De plus, la concurrence bancaire impose une limite stricte à la création de substituts monétaires. La concurrence empêche la surémission (les banques en concurrence présentent immédiatement au remboursement les billets émis par leurs concurrents pour ne pas leur faire de crédit gratuit, c’est la même chose qui se passe actuellement pour la compensation des chèques et des virements bancaires des banques commerciales), elle impose les préférences des consommateurs aux producteurs de substituts monétaires. Dans le cas du monopole c’est les préférences du producteur qui s’imposent aux consommateurs. En conséquence, les banques en concurrence ne peuvent pas sur émettre et se retrouvent en situation de 100% marginal. C’est-à-dire que tout accroissement de crédit doit être financé par de l’épargne réelle et non par création monétaire, ce qui élimine l’origine monétaire du cycle. Il existe des exemples historiques de ce fonctionnement le Massachusetts ou le Rhode Island entre 1820 et 1863. Il n’y a pas de création monétaire, et le crédit bancaire qui augmente est lié à l’augmentation des fonds propres bancaires qui captent l’épargne.

Grégoire Canlorbe : John Maynard Keynes a suggéré que la monnaie exerçait une influence indirecte sur le volume de l’emploi. Son argument peut se formuler comme suit : Au niveau macroéconomique il n’existe aucun mécanisme garantissant l’égalité entre offre globale et demande globale. Un tel mécanisme pourrait exister si la dépense (en biens de consommation ou en biens d’investissement) était la conséquence nécessaire de la perception d’un revenu monétaire – et donc si la dépense était la résultante de l’acte de production qui génère ce revenu.

Dans le contexte d’incertitude radicale du monde réel il s’avère que la monnaie peut se désirer pour elle-même à court terme et faire par conséquent l’objet d’une thésaurisation sous l’oreiller – au lieu de servir à la consommation ou d’être placée sur un compte. Du coup une partie du revenu généré par la production est retirée du circuit économique. Dans ces conditions le volume global de la production n’a pas la garantie de trouver un débouché : le niveau de l’offre globale ne détermine pas le niveau de la demande globale.

Dans les limites imposées par les capacités de production disponibles, le volume de la production s’adapte au volume de la demande qui est anticipé par les entreprises. Il n’est pas garanti que ce volume anticipé par les entreprises soit suffisant pour embaucher tous ceux qui souhaiteraient trouver du travail au taux de salaire en vigueur. Et Keynes d’écrire avec fracas dans la préface de son ouvrage de 1936 : « Une économie monétaire est essentiellement une économie où la variation des vues sur l’avenir peut influer sur le niveau actuel de l’emploi et non sur sa seule orientation. »

A vos yeux quelles sont les principales forces et faiblesses de ce raisonnement ?

Antoine Gentier : Il y a des idées intéressantes comme l’incertitude, l’absence d’équilibre macroéconomique et le rôle des anticipations. C’est des idées très proches de l’école autrichienne, avec l’ignorance radicale, une économie en perpétuel processus d’adaptation et d’ajustement, et les anticipations des entrepreneurs qui façonnent la structure de production.

john-maynard-keynes-1Cependant le raisonnement porte sur des objets macroéconomiques qui n’existent pas. L’offre globale (carottes, voitures, assurances…) rencontre une demande globale pour produire un niveau d’emploi global, c’est un raisonnement sur agrégats déconnectés du fonctionnement des marchés. Il existe par exemple de très nombreux marchés du travail segmentés entre autres par la compétence et la géographie, certains peuvent être au même moment en excès d’offre, d’autres en excès de demande. A la limite, avec cette vision on peut avoir un équilibre global, qui cache des déséquilibres microéconomiques. L’autre faiblesse de cette approche c’est l’absence du temps. Raisonner dans le cadre keynésien revient à se focaliser sur l’offre et la demande globale des biens de consommation, sans prendre en compte que la production est un processus temporel, qui transforme des matières premières en biens intermédiaires puis de consommation. La vision du PIB revient à additionner des valeurs ajoutées à un moment donné de nature très diverse. Ainsi on trouve la valeur ajoutée de la production de carottes et celle de l’industrie agroalimentaire qui aura transformé les carottes en purée ou en carottes râpées. Donc on a une coupe instantanée de la valeur ajoutée des produits finis, des biens de production, des biens intermédiaires et des matières premières, qui ne permet pas d’analyser les déséquilibres au sein du déroulement de la structure de production. Il est possible d’avoir en même temps une surproduction de carottes et une pénurie de purée de carottes. L’approche keynésienne en n’étant focalisée que sur la demande finale oublie tout le processus temporel de la production qui permet de servir la demande. L’économie c’est un peu comme un fleuve avec les matières premières à la source, qui au fil de l’eau et sous l’effet du travail humain deviennent des biens de production et des biens de consommation. Par une politique de soutien de la demande, parce que le gouvernement trouve que l’estuaire du fleuve est un peu sec, la vision keynésienne peut créer une inondation au niveau des sources du fleuve, sans résoudre le problème de l’estuaire.

La question n’est pas le problème de l’ajustement entre offre et demande globale, mais la coordination entre offreurs et demandeurs sur les différents marchés. De temps en temps il peut y avoir des crises d’adaptation sectorielles liées à l’innovation ou aux changements de préférences des consommateurs.

La deuxième faiblesse c’est de croire à la primauté de la demande sur l’offre. En fait, les entrepreneurs sont en concurrence pour capter le pouvoir d’achat des consommateurs. Cette concurrence doit être vue comme très large. Il ne s’agit pas uniquement que lorsqu’un consommateur achète un Iphone il ne va pas acheter un smartphone Samsung ou Blackberry. Le pouvoir d’achat qu’il a consacré à l’achat du smartphone n’est plus disponible pour acheter autre chose (des pâtes, une voiture, …). Les entrepreneurs qui arrivent à convaincre les consommateurs qu’il faut acheter leurs produits provoquent la disparition des autres.

Selon la loi de Say, l’offre crée sa propre demande (j’ajouterai: à moins de disparaître) mais le problème de l’humanité n’est pas la demande, car les besoins sont quasiment illimités alors que l’offre est limitée par la rareté des matières premières, du travail humain, de l’innovation et de l’intelligence, du temps disponible. L’exemple de l’industrie automobile est éclairant. Au départ l’auto est un bien de luxe fabriqué de manière artisanale pour une clientèle très riche. En 1935, l’équivalent d’une 2CV Citroën représentait plus 3 ans et demi de salaire d’un ouvrier, cela voulait dire que le rêve automobile restait inaccessible. Aujourd’hui, les progrès sont tels qu’une voiture low cost neuve représente environ 7 mois de salaire minimum en France, et la qualité de la voiture low cost est très supérieure de celle de 1935. Les gains de productivité, l’innovation et le génie humain, ont permis de rendre la voiture accessible au plus grand nombre et de multiplier les embouteillages. Mais les ouvriers de 1935 se seraient certainement offert une voiture à la place du vélo s’ils en avaient eu la possibilité. Aujourd’hui, l’efficacité de l’offre permet de satisfaire cette demande. Le problème économique est avant tout un problème d’offre, c’est-à-dire être en mesure de produire à un coût acceptable pour la demande.

Un dernier point sur les anticipations, car je voudrais souligner le rôle des entrepreneurs. Dans la littérature keynésienne, les anticipations sont utilisées pour modéliser la perte de confiance dans l’avenir des consommateurs et des investisseurs, ce qui conduit à un équilibre de sous-emploi. L’entrepreneur est un individu qui détecte les opportunités de profit. En fait, il anticipe qu’un produit ou un service peut rencontrer une demande solvable. Il va donc façonner la structure de production en achetant des matières premières, des machines et en formant du personnel à la production d’un certain de type de biens. A la fin si les produits sont achetés par les consommateurs, l’entrepreneur percevra des profits, sinon son entreprise disparaitra. Ce qui est important, c’est que la vision des entrepreneurs sur l’avenir, l’anticipation, a un effet réel sur ce qui sera produit dans l’avenir et aussi sur la manière dont cela sera produit.

Grégoire Canlorbe : Une seconde proposition théorique de Keynes consiste à identifier le taux d’intérêt à une variable monétaire, i.e. déterminée par l’équilibre entre offre de monnaie et demande de monnaie.

Dans l’optique Néoclassique et Autrichienne l’intérêt rémunère l’épargne, i.e. la renonciation à la consommation immédiate. Keynes affirme qu’il en va différemment du fait de « la préférence pour la liquidité. » Pour un état donné de leur aversion à l’incertitude les agents préfèrent conserver sous l’oreiller une certaine somme au lieu de la dépenser ou de la placer sur un compte. La conversion de monnaie en titres présente un coût psychologique car elle implique une perte de liquidité. La fonction de l’intérêt offert aux épargnants est de rémunérer leur placement, i.e. leur renonciation à la liquidité ; mais ce n’est pas de rémunérer leur épargne, i.e. leur renonciation à la consommation immédiate.

Aux côtés de la demande d’encaisses « actives » pour motif de transaction (proportionnelle au revenu des agents) il existe une demande qui dépend du degré de préférence pour la liquidité. Cette demande d’encaisses « oisives » varie en sens inverse du taux d’intérêt, coût d’opportunité de la thésaurisation. Pour un état donné de l’aversion envers l’incertitude tout accroissement de l’offre de monnaie entraîne une baisse du taux d’intérêt. Pour un état donné de l’offre de monnaie tout accroissement de la préférence pour la liquidité implique une hausse du taux d’intérêt. En d’autres termes le taux d’intérêt est la variable qui permet d’équilibrer offre de monnaie et demande de monnaie.

Quel est votre avis sur cette analyse ?

Antoine Gentier : D’abord il faut rétablir la théorie autrichienne du taux d’intérêt qui est différente de la théorie néoclassique. Historiquement, il est vrai que Böhm Bawerk a une vision très proche de celle des Néoclassiques, mais la critique de cette position par Mises fait autorité (cf. L’Ecole autrichienne de A à Z). L’intérêt chez les autrichiens est une conséquence praxéologique. En fait, les biens présents sont plus valorisés que les biens futurs parce que l’être humain est mortel et qu’il n’est pas sûr d’être en vie pour pouvoir consommer les biens futurs. Donc entre une pomme aujourd’hui et une pomme demain, la valeur de la pomme future est plus faible que la pomme présente. L’arbitrage entre les biens présents et les biens futurs produit un taux d’intérêt naturel, que l’on n’observe pas mais qui représente les préférences de la société entre consommer aujourd’hui et consommer demain. Il existe ensuite un autre taux d’intérêt appelé le taux d’intérêt de marché qui est déterminé par l’offre et la demande de fonds prêtables.

La monnaie est une épargne qui n’est pas destinée à être investie. Le problème posé par Keynes est un faux problème. Une économie monétaire permet de séparer les décisions d’achat et de vente dans le temps et l’espace. En clair, vous produisez des carottes, vous les vendez contre de la monnaie, et vous pouvez plus tard et ailleurs acheter du beurre et des haricots verts. Sans monnaie (et donc en situation de troc), il faut la double coïncidence des besoins ce qui provoque des coûts de transaction très élevés. L’erreur de Keynes est de croire que les méventes dans une situation de crise sont liées à la thésaurisation. En fait, les méventes sont d’abord dues aux entrepreneurs qui offrent des produits que les consommateurs ne veulent pas acheter. L’exemple c’est l’industrie automobile américaine en 2008. Les modèles proposés ne plaisaient plus aux goûts des consommateurs. Les consommateurs américains se sont remis à acheter des automobiles lorsque les constructeurs ont mis sur le marché des modèles plus économes en carburant, pas parce qu’ils voulaient dormir pendant 2 ans sur un oreiller rempli de billets.

La monnaie n’est pas demandée pour elle-même, elle est demandée parce qu’elle permet d’accéder à des biens ou des services car c’est un moyen universellement accepté pour obtenir les services d’un entrepreneur. Keynes voit la monnaie comme un actif financier (sans risque) dont la détention est plus ou moins coûteuse en termes de coût d’opportunité en fonction du niveau du taux d’intérêt de marché. Cette vision ne rend pas vraiment justice à la monnaie, et d’ailleurs la théorie de la demande de monnaie de Tobin est passée à la postérité non pas pour avoir expliqué la détention de monnaie conçue comme un actif financier, mais pour la transformation de la frontière efficiente du portefeuille de marché exposée par Markovitz (1958), en une droite par l’introduction d’un actif sans risque. Dans l’histoire la découverte de Tobin, s’apparente à celle de la pénicilline par Fleming : un pur hasard.

Je voudrais quand même ajouter une nuance à ces propos qui pourraient sembler très définitifs. En science économique il y des débats très vifs sur l’offre de monnaie avec beaucoup d’avis contraires. Mais c’est encore pire pour la demande de monnaie, où il y a encore plus de divergences. Enfin, pour terminer sur une observation empirique, l’argent liquide a littéralement disparu, et ne représente plus qu’une toute petite partie des transactions. La plupart des flux monétaires sont dans les économies modernes « bancarisés ».

Grégoire Canlorbe : Le théorème dit d’équivalence ricardienne (essentiellement élaboré par Robert Barro) s’efforce de montrer que l’augmentation de la dette publique (en complément de la réduction des impôts) ne saurait constituer un moyen efficace pour accroître la richesse nette des ménages et entreprises à court terme.

L’idée sous-jacente au théorème est qu’il y a équivalence entre l’augmentation de la dette publique aujourd’hui et l’augmentation des impôts demain, en vue de rembourser la dette ainsi que les intérêts attachés à cette dette. Plutôt que d’accroître leur consommation les agents préfèrent augmenter leur épargne en prévision des hausses d’impôts. Dès lors les mouvements d’épargne privée vont compenser ceux de l’épargne publique de sorte que la baisse des impôts financée par la dette n’aura en réalité aucun effet sur l’économie à court terme.

Dans quelle mesure souscrivez-vous au théorème d’équivalence ricardienne ?

david-ricardoAntoine Gentier : Le raisonnement de Barro repose sur l’hypothèse d’anticipations rationnelles. Il est possible de discuter de la portée de cette hypothèse. En fonction de la myopie plus ou moins grande des agents économiques mais aussi de leur rapport au temps l’arbitrage entre impôt aujourd’hui et impôt demain peut être plus ou moins équivalent. Ce qui est sûr c’est qu’une hausse d’impôt aujourd’hui a un effet dépressif immédiat sur l’activité économique, alors qu’une augmentation de la dette diffuse et peu prise en compte par les agents peut les inciter à maintenir leur niveau de consommation antérieur. L’argument initial de Ricardo portait sur le financement de la guerre menée par la Grande Bretagne contre Napoléon. Pour les contribuables Britanniques parfaitement informés de la situation, ils savaient qu’il faudrait tôt ou tard payer la facture de la guerre et donc épargner pour y faire face. Dans le cas actuel, la dette est cachée. Le déficit public est présenté en % de PIB, et non pas comme des recettes inférieures de 30 % par rapport aux dépenses. Pour un particulier, qui dépenserait 30% de plus que son revenu, et qui déclarerait à son banquier, « ce n’est pas grave mon découvert ne représente qu’une part négligeable du PIB », je ne suis pas certain que l’on aurait le même laxisme coupable. Il faut bien comprendre que l’ensemble du système français vit à crédit, c’est-à-dire que l’éducation, la justice, les soins, les retraites enfin tout est financé pour au moins 1/3 à crédit. Le jour où cela s’arrête, il faudra consommer beaucoup moins et payer les vrais prix. Il est tout à fait logique de continuer collectivement à faire l’autruche, même si cela revient à faire payer aux générations futures, les dépenses de consommation actuelles. Il faut noter quand même que les Français ont un taux d’épargne très élevé, ils sont peut-être en partie conscients de ce qui pourra arriver le jour où le crédit se fermera.

Grégoire Canlorbe : Quel regard portez-vous sur le phénomène Bitcoin et d’une manière générale sur les monnaies électroniques ? Etes-vous plutôt optimiste ou pessimiste quant à l’avenir des monnaies décentralisées ?

Antoine Gentier : J’ai un regard très enthousiaste sur l’émergence des monnaies électroniques dont le Bitcoin. D’abord, c’est une excellente illustration de la théorie de Menger sur l’émergence de la monnaie. La monnaie doit répondre aux besoins des utilisateurs et avec Internet et les micro-paiements internationaux, les monnaies des monopoles d’émission sont inadaptées parce qu’elles génèrent trop de frais (les frais sont à la fois ce qui est facturé par la banque mais aussi les coûts liés au délai de paiement, un chèque en Euro met près de 3 semaines pour être crédité sur un compte bancaire américain). Ces monnaies peuvent aussi servir de réserve de valeur pour éviter l’inflation. Il y a deux limites actuelles : une légale et l’autre économique. Pour la limite légale il n’est pas possible de régler ses impôts avec des Bitcoins. Pour la limite économique, le crédit bancaire ne se fait pas encore à partir de Bitcoins qui sont un pur moyen de paiement. Le crédit est une facilité très appréciée pour obtenir la jouissance d’un bien immédiatement en étalant le coût de l’achat dans le temps. Pour les monnaies électroniques, il n’y a pas encore d’émetteurs secondaires vous permettant de contracter un crédit pour acheter une maison. Cette absence n’est peut-être que transitoire, le jour où l’on pourra acheter sa maison avec un contrat libellé en Bitcoins on sera un peu plus prêt d’une situation de liberté monétaire.

Grégoire Canlorbe : Notre entretien touche à sa fin. Aimeriez-vous ajouter quelques mots ?

J’ai été très heureux de discuter de problèmes de théorie économique sur le fond. Pour les lecteurs qui seraient arrivés au bout de l’entretien sans trop de migraines ou de lourdeurs dans les paupières, et qui auraient envie de prolonger leurs réflexions, nous avons édité avec François Facchini un petit livre l’Ecole Autrichienne de A à Z disponible en version papier et électronique chez Blurb. Pour ceux qui ont envie d’aller plus loin une partie importante de mes publications sont accessibles en ligne sur mon site personnel agentier.free.fr, ma page sur IDEAS ou sur Researchgate. Je renvoie donc les plus motivés sur les sources originales des travaux évoqués ici, car je ne voulais pas alourdir mon propos avec une liste de noms largement inconnus du grand public et pas nécessairement indispensable pour saisir les grandes lignes du raisonnement sur les débats entre Currency Banking et Free Banking Schools.

Je signale ainsi que mes papiers sur l’émergence des monnaies électroniques, la crise immobilière espagnole, la politique financière de l’Italie entre 1861 et 1893 et les systèmes bancaires américains peuvent utilement compléter la discussion menée ici. Parmi les débats que nous n’avons pas abordés je signale que le Journal des économistes et des études humaines a publié un certain nombre de papiers sur l’Euro. Jesus Huerta de Soto a publié un papier pour défendre l’Euro d’un point de vue autrichien, et cela a provoqué une intéressante discussion sur le fond très éloignées de poncifs et postures politiques que l’on peut observer de nos jours. Enfin, pour les lecteurs victimes d’insomnies, je peux également prescrire un remède souverain et sans aucune accoutumance : mon livre Economie bancaire, dans lequel ils trouveront un exposé de la théorie bancaire moderne, de la théorie autrichienne du cycle, une modélisation patrimoniale de la firme bancaire, et un panorama empirique de nombreuses expériences bancaires : la Banque de France (1800 2000), les systèmes bancaires américains (1800 2000), les banques, belges et la Banque d’Algérie au 19ème siècle entre autres curiosités.

Je vous remercie de m’avoir laissé m’exprimer aussi longuement sur des problèmes qui ne peuvent pas s’envisager de manière hâtive, ni véritablement définitive.

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