Entretien avec Pascal Salin, par Grégoire Canlorbe

Pascal-SalinPascal Salin, professeur émérite à l’Université Paris-Dauphine, a effectué de nombreux travaux dans le champ de la finance publique ou sur les questions monétaires. Il défend en particulier le système de réserves fractionnaires.

D’inspiration libérale et libertarienne, son œuvre marche dans les traces de la tradition autrichienne : Frédéric Bastiat, Ludwig von Mises et Friedrich Hayek. Il défend généralement des positions minarchistes ou anarcho-capitalistes.

Pascal Salin est déjà venu donner une conférence à l’Institut Coppet en 2011 sur la monnaie. Il est également intervenu à la journée francophone Students for Liberty le 14 septembre à Paris, en partenariat avec l’Institut Coppet.

Grégoire Canlorbe est journaliste indépendant. Il a mené plusieurs interviews pour des journaux tels que la revue scientifique Man and the Economy, fondée par le lauréat du Prix Nobel d’économie Ronald Coase, ou des think-tanks tels que Gatestone Institute.

Grégoire Canlorbe : Comment présenteriez-vous au « profane » l’école autrichienne d’économie ? Quelles sont les grandes spécificités de ce courant par rapport à l’école néoclassique ?

Pascal Salin : La science économique a pour objectif d’étudier le fonctionnement des sociétés humaines, c’est-à-dire la manière dont les êtres humains se comportent et créent des relations entre eux. Or, il est un fait objectif incontestable, à savoir que seuls les individus pensent et agissent et même, plus précisément, que la pensée précède l’action. L’être humain est un être doté de raison, ce qui veut dire que toute action est en fait d’abord un processus de pensée (ce qui a été souligné en particulier par le grand économiste d’origine autrichienne, Ludwig von Mises, qui a intitulé l’un de ses grands livres L’action humaine). Toute science économique, toute science sociale qui ignore ces faits de nature risque donc de donner une interprétation erronée des faits économiques et sociaux. La méthode de raisonnement des adeptes de l’école autrichienne consiste donc à partir d’hypothèses objectivement vérifiables – par exemple l’hypothèse de rationalité humaine – et d’en déduire des conséquences par des raisonnements rigoureux. Il se peut fort bien qu’on aboutisse ainsi à des conclusions qui ne sont pas empiriquement vérifiables, mais elles n’en sont pas moins acceptables. En effet, une partie seulement de l’activité humaine aboutit à des phénomènes mesurables (par exemple la valeur des biens échangés). Mais en tant que processus de pensée l’action humaine est fondamentalement subjective, donc non mesurable et non facilement communicable à un observateur extérieur.

Cette méthodologie de l’école autrichienne est en quelque sorte l’inverse de la méthodologie des sciences physiques ou naturelles  qui a contaminé la plus grande partie des économistes. Cette méthodologie – telle qu’elle a été systématisée en particulier par Karl Popper – consiste à partir d’hypothèses non vérifiables, mais à rechercher des conséquences qui soient réalistes en ce sens qu’elles peuvent faire l’objet d’expériences, de mesures et de confrontation à des phénomènes mesurables. C’est cette méthodologie qui conduit, par exemple, les économistes keynésiens à construire une sorte de mécanique globale entre des variables macro-économiques construites ex nihilo et le plus souvent sans cohérence avec les principes généraux du comportement humain. C’est aussi la méthodologie adoptée par les économistes néo-classiques et il y a là d’ailleurs un phénomène étrange. Ceux-ci, en effet, font bien partir leurs raisonnements d’une étude du comportement individuel et des préférences individuelles. Mais ils oublient, à un moment ou à un autre de leur raisonnement, ce fondement subjectif et, probablement en introduisant subrepticement des hypothèses ad hoc, ils se focalisent sur des grandeurs mesurables (les prix, le revenu, la quantité de monnaie, etc.).

Seule, à notre avis, la méthodologie des “autrichiens” est cohérente avec la réalité humaine.

Grégoire Canlorbe : Dans quelles circonstances et pour quelles raisons avez-vous rejoint les rangs de l’école autrichienne ? Etes-vous un Autrichien « pur et dur » ou avez-vous des affinités avec des auteurs étrangers à la mouvance autrichienne ?

Pascal Salin : La formation que j’avais reçue pendant mes études d’économie était un mélange de keynésianisme sommaire, de “bons sentiments” sociaux-démocrates, avec quelques éléments néo-classiques traditionnels et des relents de marxisme. Insatisfaits de cette formation, nous avons fondé, quelques amis et moi-même, à la fin de nos études, le séminaire de théorie économique Jean-Baptiste Say pour apprendre par nous-mêmes ce qui ne nous avait pas été enseigné. Nous avons publié un ouvrage sur la théorie du revenu permanent, inspiré des travaux de Milton Friedman et de Franco Modigliani  qui  constituaient une critique de l’approche keynésienne. Et j’ai découvert en rédigeant ma thèse les travaux de Robert Mundell (qui devait obtenir ultérieurement le Prix Nobel d’économie). J’ai donc été très proche de l’école de Chicago au début de ma carrière et j’ai d’ailleurs toujours gardé des liens avec Milton Friedman et Robert Mundell (qui m’a d’ailleurs invité il y a quelques jours à un colloque qu’il organisait dans sa belle maison italienne).

On ne m’avait, bien sûr, jamais parlé de l’école autrichienne au cours de mes études. Mais lorsque j’ai lu un petit ouvrage de Friedrich Hayek j’ai tout de suite compris que c’est cette approche dont je ressentais plus ou moins confusément le besoin. J’ai donc poursuivi mes lectures de Hayek, Mises, Rothbard et autres “autrichiens” sans jamais être déçu. Je crois pouvoir dire que je suis un “autrichien pur et dur”, mais je pense aussi que sur certains points précis il est possible d’établir des ponts avec d’autres approches, en particulier les auteurs que j’ai déjà cités, Milton Friedman ou Robert Mundell, mais aussi des auteurs comme James Buchanan ou Gary Becker. Ainsi la critique apportée par Milton Friedman à la courbe de Phillips (la relation entre chômage et inflation) est importante et compatible avec les travaux “autrichiens”. L’approche monétaire de la balance des paiements de Robert Mundell constitue, elle aussi, un apport important à la science économique et elle ne peut pas être négligée. Et je pourrais citer bien d’autres exemples d’apports importants d’économistes qui ne sont pas formellement des disciples de l’école autrichienne.

Grégoire Canlorbe : Il est aujourd’hui courant dans la science économique de parler de la théorie autrichienne des cycles économiques, qu’on doit à Von Mises et Hayek. Celle-ci est supposée apporter une explication globale de la crise de 2008 et des crises de façon générale. L’accent est mis sur la fixation des taux d’intérêt par la banque centrale, phénomène présenté comme la cause majeure de la crise de 2008, l’étincelle qui a mis le feu aux poudres. La plupart des économistes non autrichiens s’accordent à reconnaître que la politique monétaire menée par la FED entre 1999 et 2004, laquelle a durant cette période baissé son principal taux directeur de près de 5% à moins de 2%, constitue un facteur de la crise de 2008, mais un facteur de moindre importance, une cause parmi d’autres.

Pourquoi est-il légitime et même nécessaire, au regard de la théorie des cycles, d’insister tout particulièrement sur le rôle joué par la politique monétaire dans la crise de 2008 ? Pourquoi est-ce la cause de la crise ?

Pascal Salin : Il est tout à fait frappant de constater que ce qui s’est passé au début du XXIe siècle correspond exactement à ce que décrit la théorie autrichienne du cycle. Par ailleurs aucune autre théorie ne correspond aux processus que l’on a connus au cours de cette période. Ainsi, on ne trouve pas une véritable théorie du cycle économique dans la théorie keynésienne, si ce n’est l’hypothèse arbitraire que, pour une raison inconnue (les “esprits animaux” des investisseurs) il y a tout d’un coup une baisse des investissements. Le rééquilibre entre investissement et épargne se fait – à juste titre – dans la théorie classique par le taux d’intérêt. Mais pour éliminer arbitrairement ce processus de marché, Keynes fait des hypothèses ad hoc totalement irréalistes (inélasticité de l’investissement à l’intérêt et trappe monétaire). Il en résulterait un excès d’épargne, donc un niveau de consommation insuffisant pour maintenir la demande globale. De là vient la prescription keynésienne consistant à augmenter la demande globale (par le déficit public, par la consommation ou par les exportations). Mais telle n’était pas la situation des années passées, ce qui n’a pas empêché les gouvernements d’adopter des recettes de type keynésien – évidemment totalement inadaptées –pour prétendre sortir de la crise (d’autant plus qu’il est toujours facile pour des gouvernements d’augmenter la dépense publique !).

La théorie autrichienne explique pour sa part que la baisse du taux d’intérêt due à la politique monétaire expansionniste incite les investisseurs à effectuer des investissements dont le rendement serait trop faible ou le risque trop élevé pour qu’ils soient décidés dans des conditions normales. Ces investissements ne correspondent pas au partage désiré par les individus entre épargne et consommation, ce qui introduit donc des distorsions considérables dans l’économie. C’est ainsi qu’on a, par exemple, trop investi dans l’immobilier par rapport à ce qui était souhaitable à long terme. Lorsque les distorsions deviennent trop importantes la crise éclate.

Bien sûr, d’autres facteurs ont joué un rôle dans la crise financière, mais aucun n’aurait pu exister ou, tout au moins, déclencher la crise, s’il n’y avait pas eu cette expansion considérable et irresponsable de la quantité de monnaie et des crédits par suite des politiques menées par les banques centrales, en particulier celles des Etats-Unis, de l’Europe ou de la Grande-Bretagne.

Grégoire Canlorbe : Plus généralement, quel est l’apport spécifique de la théorie autrichienne des cycles économiques à la compréhension des raisons de la crise de 2008 par rapport à l’analyse proposée par l’orthodoxie monétariste ou keynésienne ? Quelles sont les défaillances de ces explications concurrentes et pourquoi la théorie autrichienne des cycles économiques pallie ces lacunes ?

Pascal Salin : Comme je l’ai souligné ci-dessus les autres approches sont des approches globales qui s’intéressent à des agrégats tels que le revenu national, l’investissement total, la quantité de monnaie, le niveau général des prix, etc.. La grande spécificité de la théorie autrichienne c’est qu’elle s’intéresse aux structures de production, de consommation, de prix, etc. Ainsi, elle ne porte pas une attention particulière au niveau général des prix, mais aux distorsions dans la structure des prix et du taux d’intérêt – et donc aux distorsions dans les structures de production correspondantes – provoquées par l’instabilité de la politique monétaire. Cette théorie est donc plus réaliste. Elle permet à la fois de comprendre le déroulement de la crise et de comprendre pourquoi il est vain de croire qu’il suffit d’augmenter la demande globale pour sortir de la crise, alors que le véritable problème consiste à retrouver des structures productives et des structures de prix qui correspondent à ce qui est désiré par les individus. Au demeurant, il est faux de penser que l’on peut augmenter la demande globale, par exemple en augmentant les dépenses publiques, car une telle politique consiste seulement à déplacer des ressources d’une demande privée (de consommation ou d’investissement) vers le secteur public (qui les utilise évidemment moins bien que ne le feraient les propriétaires initiaux des ressources ainsi transférées)

Grégoire Canlorbe : Sur le plan de la théorie pure, le keynésien Krugman a adressé la critique suivante à la théorie autrichienne des cycles : les dépenses totales dans une économie, en incluant les dépenses publiques, sont nécessairement égales à la consommation plus l’investissement. Krugman estime que cette égalité implique qu’en période de contraction (où l’investissement baisse) on devrait avoir plus de consommation, ce qui annulerait l’augmentation du chômage.

Est-ce une critique pertinente, selon vous ?

Pascal Salin : Krugman – en bon keynésien – est incapable de penser autrement qu’en termes globaux. Ce qui l’intéresse est donc la demande globale et de ce point de vue demande de biens d’investissement et demande de biens de consommation sont équivalentes. Il ignore donc le fait que, pour la théorie autrichienne, les problème sont d’ordre structurel. La politique monétaire expansionniste a créé des distorsions dans les structures de production et les structures de prix et il faut donc un peu de temps pour que les marchés fassent les ajustements nécessaires (à condition qu’on les laisse faire et qu’on n’ajoute pas de nouvelles distorsions, par exemple, au moyen d’une politique de déficit public suivie par une politique d’austérité). En fait, on pourrait retourner son argument à Krugman. En effet, comme nous l’avons déjà souligné ci-dessus, Keynes imagine des hypothèses totalement artificielles et irréalistes pour arriver à l’hypothèse que la consommation ne compense pas la baisse de l’investissement (d’où la prescription d’un déficit public chargé de prendre le relais).

Grégoire Canlorbe : Bryan Caplan, ancien disciple de l’école autrichienne, adresse quant à lui la critique qui suit : à savoir qu’il n’est pas crédible que les investissement artificiellement simulés finissent nécessairement en malinvestissements.

« What I deny is that the artificially stimulated investments have any tendency to become malinvestments. Supposedly, since the central bank’s inflation cannot continue indefinitely, it is eventually necessary to let interest rates rise back to the natural rate, which then reveals the underlying unprofitability of the artificially stimulated investments. The objection is simple: Given that interest rates are artificially and unsustainably low, why would any businessman make his profitability calculations based on the assumption that the low interest rates will prevail indefinitely? No, what would happen is that entrepreneurs would realize that interest rates are only temporarily low, and take this into account.

[…]

Why does Rothbard think businessmen are so incompetent at forecasting government policy? He credits them with entrepreneurial foresight about all market-generated conditions, but curiously finds them unable to forecast government policy, or even to avoid falling prey to simple accounting illusions generated by inflation and deflation… Particularly in interventionist economies, it would seem that natural selection would weed out businesspeople with such a gigantic blind spot. »

Que répondriez-vous à Bryan Caplan ?

Pascal Salin : Sur un mode ironique, je serais tenté de répondre à Bryan Caplan que les entrepreneurs et banquiers ont fait de mauvaises prévisions parce qu’on ne leur avait malheureusement jamais enseigné l’économie “autrichienne” ! Les économistes “autrichiens” font l’hypothèse, justifiée, que les individus sont rationnels, mais cela ne signifie pas qu’ils sont parfaitement informés. C’est un fait que les autorités monétaires ont laissé croire que la politique de bas taux d’intérêt pouvait être maintenue indéfiniment. C’est aussi un fait qu’à notre époque des théories aussi nuisibles que la théorie keynésienne ont enraciné dans les esprits l’idée fausse que l’on pouvait stimuler l’économie par une politique monétaire expansionniste (et donc de bas taux d’intérêt).Dans le monde politisé où nous sommes, une croyance de ce type, indéfiniment affirmée par les hommes de l’Etat – qu’ils soient de droite ou de gauche – finit par être crédible. Je me souviens d’une conversation avec un associé d’une grande banque d’affaires françaises au début des années 2000. Il me disait que c’était formidable car il y avait une telle abondance de liquidités qu’on pouvait financer n’importe quoi. Je luis avais répondu que cela ne pouvait pas durer, mais il était pour sa part d’un avis absolument contraire.

Grégoire Canlorbe : Le bloggeur Cyril Hédoin, sur son site « Rationalité limitée », propose quant à lui l’objection suivante à la théorie autrichienne des cycles économiques : elle accorderait trop de pouvoir aux banques centrales et oublierait que les taux d’intérêt sont bien plus largement influencés par les banques privées, commerciales.

Et Cyril Hédoin de conclure : « L’ABCT fait porter la responsabilité des cycles économiques sur la défaillance des gouvernements et de leur politique monétaire. Manifestement, la crise financière actuelle est surtout le résultat d’une série de défaillances du marché, des banques qui ont mal évalué les risques jusqu’aux établissements financiers qui a leur tout ont pris, parce qu’ils y étaient incité ou parce qu’ils étaient mal informés, des risques inconsidérés. »

L’auteur vous paraît-il viser juste ?

Pascal Salin : Il est évident que les taux d’intérêt qui se déterminent sur les marchés ne sont pas exactement identiques aux taux des banques centrales, mais ils sont évidemment influencés par eux. Lorsqu’une banque commerciale sait qu’elle peut indéfiniment se refinancer à un très faible coût, elle est incitée à augmenter ses prêts, car tout prêt supplémentaire est une occasion de profit supplémentaire. La seule chose qui pourrait la freiner serait l’augmentation corrélative des risques. Mais ce système de contrôle ne fonctionne plus lorsque la banque centrale joue le rôle de “prêteur en dernier ressort”, c’est-à-dire qu’elle annonce implicitement aux banques qu’elle les sauvera de la faillite, quels que soient les risques pris par elles. C’est bien ce qui se passe à notre époque.

Grégoire Canlorbe : Comment expliqueriez-vous qu’au-delà des économistes, tant de personnes soient convaincues que la crise de 2008 résulte essentiellement d’une série de défaillances du marché (et non pas de la politique monétaire) ?

Quelle stratégie promouvoir, selon vous, pour propager la théorie autrichienne des cycles économiques et ce faisant une meilleure compréhension des raisons de la crise de 2008 ?

Pascal Salin : Il est tout à fait vrai que la plupart des gens – tout au moins en France -croient que la crise a té provoquée par les défaillances des marchés. Il y a sans doute trois raisons à cela. Tout d’abord, il y a la mentalité anti-capitaliste si répandue en France qui conduit à la haine du capital et plus particulièrement des organisations financières qui en sont considérées – à tort – comme le symbole. La banque c’est la puissance de l’argent, l’arrogance des riches, telle est l’imagerie populaire traditionnelle (ce qui n’empêche d’ailleurs pas la majorité des gens de s’adresser à leur banque pour obtenir un crédit…). La seconde raison tient, une fois de plus, à une mauvaise compréhension des mécanismes économiques et monétaires, en particulier dans un pays comme la France où diverses études ont montré que le niveau de compréhension des phénomènes économiques était particulièrement faible. Les difficultés ou les faillites des banques constituent un phénomène visible, alors que la politique monétaire est quelque chose de peu compréhensible pour la plupart des gens. Ils attribuent donc la crise à ce qu’ils voient et pas à ce qu’ils ne voient pas. La troisième raison tient au fait que les autorités publiques jouent un rôle particulièrement important dans la formation des opinions, dans la société très politisée qui est la nôtre. Et bien évidemment, les autorités publiques font tout le nécessaire pour s’exonérer de leurs propres responsabilités et pour les faire porter par autrui. Les médias relaient plus facilement les déclarations d’un Sarkozy – sans même parler de celles d’un Hollande – sur l’instabilité du capitalisme que le livre d’un économiste “autrichien” expliquant les véritables causes de la crise…

La stratégie à utiliser n’est donc pas évidente. Elle consiste à saisir toutes les occasions possibles pour rétablir une analyse correcte des phénomènes. Et, bien entendu, une organisation comme l’Institut Coppet ou la FEE peut et doit y contribuer. Si l’on est optimiste, on peut penser que la rigueur de la pensée “autrichienne” peut finalement être reconnue. L’expérience le prouve d’ailleurs : ceux qui sont par hasard confrontés à cette pensée qu’on ne leur a jamais enseignée dans les écoles et les Universités de la République ressentent un grand choc intellectuel. Gardons donc l’espoir !

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Grégoire Canlorbe : La plupart des économistes autrichiens, dans le sillage de Mises, Rothbard et Hoppe, promeuvent en économie un « apriorisme méthodologique », à savoir l’idée que le corpus tout entier de la science économique peut se déduire d’un axiome jugé incontestable, qui est celui que l’homme agit, c’est-à-dire mobilise certains moyens en vue de certaines fins.

Le raisonnement économique tire les implications directes et indirectes de cet axiome ; et surtout, il n’est pas nécessaire de confronter à la réalité les propositions ainsi obtenues : si le raisonnement déductif est rigoureux, alors ses conclusions sont vraies a priori, c’est-à-dire qu’il n’est pas nécessaire de les confronter à la réalité pour établir qu’elles sont vraies.

Cette façon de procéder est de nos jours spécifique à l’école autrichienne, elle diffère de loin de l’instrumentalisme proposé par Milton Friedman et du faillibilisme poppérien qui est théorisé en économie par Terence Hutchison ou Mark Blaug.

Comment expliquez-vous cette position minoritaire de l’apriorisme et la préférence de la plupart des économistes pour l’instrumentalisme ou le faillibilisme ?

Pascal Salin : Vous avez tout-à-fait raison d’insister sur cette différence de méthodologie qui est fondamentale et que j’ai d’ailleurs déjà évoquée au début de cet entretien. C’est elle qui permet de bien comprendre les différences existant entre, d’une part, les économistes “autrichiens” et les autres approches (y compris celle de libéraux comme Milton Friedman). Cette approche méthodologique me semble être la seule valable parce qu’elle est cohérente avec son objet d’étude, à savoir le comportement des êtres humains et les phénomènes d’inter-relations qui en résultent. Or, l’être humain étant un être de pensée – ce qui est indéniable – il faut bien admettre que tous les phénomènes humains résultent de quelque chose qui est non mesurable et non communicable, à savoir les processus de la pensée. Ce qui est important c’est ce qui est dans la tête des gens et c’est cela qui détermine toutes les réalités sociales et économiques. Toute proposition qui n’est pas cohérente avec les caractéristiques de la nature humaine est donc dénuée de valeur explicative.

Si la plupart des économistes adhèrent à une autre  approche méthodologique, instrumentalisme ou faillibilisme c’est probablement parce qu’ils sont désireux de construire une discipline qui soit considérée comme “scientifique” et pour cela, ils suivent donc tout naturellement la méthodologie des sciences physiques ou naturelles, méthodologie qui a effectivement permis les progrès scientifiques Mais dans ces domaines scientifiques, l’observateur est confronté à des réalités visibles et mesurables et il peut par ailleurs faire des expériences. Il est donc normal d’apprécier la validité d’une théorie à partir de ses conséquences mesurables. Il n’en va pas de même en économie. Ainsi, une notion comme le revenu national est une pure construction fictive qui n’a aucun lien avec l’action humaine. Assez curieusement d’ailleurs, alors qu’il a été admis depuis bien longtemps qu’il était impossible de comparer l’utilité subjective de différents individus, on fait implicitement comme si cela était possible.

Grégoire Canlorbe : Quels avantages la méthodologie aprioriste offre-t-elle au chercheur en économie (par rapport aux démarches concurrentes) ? Y a-t-il des domaines de recherche où elle permet des avancées que la méthodologie instrumentaliste et faillibiliste seraient impuissantes à égaler ?

Pascal Salin : Je serais presque tenté de dire que la méthodologie aprioriste permet de mieux comprendre la totalité des phénomènes humains, précisément parce qu’elle repose sur une appréciation correcte du comportement des hommes vivant en société. En partant de l’hypothèse de rationalité humaine et en admettant précisément que chaque être humain est différent des autres, on peut comprendre comment la coordination des activités humaines est possible, aussi bien au niveau d’une entreprise que d’une communauté nationale, et aboutir à des propositions efficaces et justes concernant l’organisation sociale et les méthodes de coordination entre individus. Ainsi, une approche de type” autrichien” facilitera la compréhension du rôle des institutions, ce qui est difficile avec les autres approches méthodologiques. Pour ces dernières, va-t-on chercher des corrélations économétriques, par exemple entre différentes modalités de Droit des affaires et le taux de croissance ? L’approche autrichienne, pour sa part, incite à se demander comment les individus vont se comporter dans différents types d’institutions.

Grégoire Canlorbe : John Stuart Mill soutenait en son temps une certaine forme d’apriorisme méthodologique, selon laquelle le raisonnement économique peut et doit constituer un raisonnement déductif à partir d’un petit nombre de prémisses vraies. Cependant, les données empiriques ont un rôle à jouer : elles permettent de déceler ce que Mill appelle « les causes perturbatrices », à savoir les circonstances qui font qu’une loi économique ne s’applique pas. Pour Mill, en effet, les lois économiques sont tendancielles et non point universelles ; et il y a répartition des tâches entre le raisonnement déductif/la pure observation, à charge pour le premier de déterminer la nature des lois tendancielles et pour la seconde de mettre au jour les circonstances qui font que telle tendance n’aura pas lieu.

Ce qui constitue une déduction rigoureuse et nécessaire des prémisses, et partant, un raisonnement certain du point de vue de la cohérence interne, est éventuellement faux au regard de certaines données empiriques. Mais les données empiriques permettent de circonscrire nos conclusions et de déterminer dans quels contextes la loi déduite s’applique, dans quels contextes elle ne s’applique pas.

Pensez-vous que les conclusions du raisonnement déductif constitutif de l’économie soient nécessairement certaines ou qu’il puisse arriver qu’elles soient sujettes à caution, à charge pour l’expérience de déterminer dans quels contextes ces conclusions sont valables et dans quels contextes elles ne le sont pas ?

Pascal Salin : Les lois économiques me semblent être à la fois tendancielles et universelles. Prenons en effet l’exemple de la fonction de demande d’un bien. Elle nous indique que la demande diminue lorsque le prix du bien augmente et ceci constitue une affirmation “vraie” car elle est déduite logiquement de l’hypothèse fondamentale de la rationalité humaine  (et plus précisément de la loi de l’utilité marginale décroissante). Cette “loi” est donc bien universelle (elle ne dépend pas des circonstances de lieu ou de temps), mais elle est uniquement tendancielle : elle nous indique la direction du changement, non sa valeur. Bien entendu, le montant exact de la variation de demande dépend de toute une série de facteurs contingents (concernant par exemple l’information des demandeurs, leurs prévisions, l’évolution de leurs revenus, les changements de l’environnement institutionnel, etc.). Ceux qui veulent quantifier ce changement aboutissent donc nécessairement à des propositions contingentes. Les données empiriques permettent éventuellement de dire que telle prévision quantifiée est erronée, mais elles ne permettent pas de mettre en cause les lois universelles, déduites logiquement des prémisses vraies initiales. Autrement dit, s’il n’y a pas adéquation entre ce qui est mesuré et ce que prévoit la (bonne) théorie, ce sont les faits qui ont tort !

Grégoire Canlorbe : Il me semble que les propos de Mill sont corroborés par la loi de l’utilité marginale décroissante (non connue de Mill), laquelle peut s’énoncer comme suit : « Au fur et à mesure que le niveau de détention ou de consommation d’un bien s’élève, les suppléments de satisfaction que l’individu retire d’une augmentation d’une unité de détention ou de consommation sont de plus en plus faibles. » Cette loi constitue la conclusion du raisonnement suivant :  (1) Tout acteur préfère ce qui lui donne le plus de satisfaction ; (2) supposons qu’il soit confronté à un accroissement (par une unité supplémentaire) de la quantité d’un certain ensemble de produits, qu’il juge tous capables de lui rendre les mêmes services ; (3) cette utilité supplémentaire ne lui servira que pour satisfaire un besoin jugé moins urgent que le dernier auparavant satisfait par la dernière unité du produit.

Ce raisonnement praxéologique, i.e. portant sur une modalité de l’agir, est d’une cohérence parfaite ; et ses prémisses sont vraies. Pourtant, la réalité parait regorger de multiples situations où la conclusion de ce raisonnement est contredite : Que faire de l’alcoolique qui est prêt à payer plus pour le second verre que pour le premier ? Que faire du collectionneur pour qui la pièce qui vient compléter une collection d’objets rares est toujours celle qui procure le plus de plaisir bien qu’elle soit forcément la dernière acquise ? Que faire, encore, du cuisinier pour qui le quatrième des quatre œufs requis par une recette est celui dont l’acquisition procure le plus de satisfaction ?

Ne peut-on pas dire qu’on a affaire avec l’utilité marginale décroissante à une illustration de ces lois tendancielles dont parle Stuart Mill ?

Pascal Salin : La loi de l’utilité marginale décroissante est effectivement un bon exemple de loi universelle vraie. Elle ne me semble pas contredite par les exemples cités. En effet ce qui est désiré par le collectionneur n’est pas un objet, mais une collection (précisément, du point de vue subjectif une collection n’est pas considérée comme étant de même nature que chacun des objets qui la constituent). D’un point de vue purement physique, chaque objet est de même nature, mais la collection et chacun des objets qui la composent sont des biens différents du point de vue subjectif du collectionneur. Pour un économiste “autrichien”, ce qui compte n’est pas la nature physique d’un bien, mais sa perception subjective et c’est en ce sens que la théorie “autrichienne” est réaliste.  Il en est de même pour le cuisinier qui a besoin de quatre œufs (une collection d’œufs…). Quant à l’ivrogne, il est difficile de se mettre à sa place. Peut-être l’utilité marginale de chaque verre est-elle tout de même décroissante, mais elle reste supérieure à l’utilité de n’importe quel autre bien (jusqu’à une certaine limite : au bout de 100 verres, il préférera peut-être garder son argent pour autre chose). Ou bien on peut imaginer un ivrogne très lucide qui veut être ivre et qui sait qu’il a besoin pour cela de cinq verres (on retrouve le problème du collectionneur).

Grégoire Canlorbe : Peut-on vraiment fonder l’intégralité de la science économique sur l’axiome de l’action humaine ? Il peut sembler douteux que la théorie monétaire de l’école autrichienne soit in fine réductible à cet unique axiome.

Murray Rothbard reconnaissait lui-même qu’il était nécessaire de joindre des postulats subsidiaires à cet axiome pour avancer dans la science économique. Il parlait plus précisément de « postulats empiriques », dérivés de l’expérience, donc, et si « généralement vrais » que personne n’aurait idée de les mettre en cause. Il évoquait plus précisément le phénomène de « la variété des ressources, aussi bien naturelles qu’humaines » et le fait que « le loisir soit un bien de consommation ». cf. Economistes et charlatans, page 54.

Pascal Salin : J’ai toujours pensé pour ma part que toute la théorie monétaire pouvait être déduite de l’axiome de l’action humaine. Mais elle ne nous permet pas de dire, par exemple, que l’or est la meilleure des monnaies, c’est l’expérience humaine qui en décide. Si, par ailleurs, on veut se prononcer, par exemple, sur les moyens d’améliorer les systèmes monétaires existants, il faut alors, bien sûr, faire des hypothèses supplémentaires, par exemple sur le comportement des autorités monétaires et sur ce qui peut le mieux permettre de les contrôler. Mais à certains points de vue on sort alors de la théorie économique proprement dite (ce qui ne veut pas dire qu’on doit ignorer ces problèmes).

Grégoire Canlorbe : Plus généralement, pourquoi l’induction, consistant à inférer une régularité sur la base de l’observation récurrente d’un même phénomène, serait-elle inappropriée pour fonder la théorie économique ? S’il existe des régularités de l’action humaine, pourquoi celles-ci ne pourraient-elles pas être observées de façon récurrente par le scientifique, lequel serait alors en mesure d’identifier ces régularités ?

Jean Baptiste Say et Bastiat prônaient l’induction, et on sait avec quel succès ils ont contribué à enrichir la théorie économique. Say, pour qui les lois découvertes par la science économique font l’objet d’une observation immédiate et d’autre part partagée par tout un chacun, écrit ainsi que la théorie économique n’est rien que « le résultat de ces observations » qui sont si universellement partagées que « tout le monde peut les refaire ». cf. « Discours préliminaire », au début du Traité d’économie politique.

Quant à Bastiat, il estime que la science économique digne de ce nom « constate, étudie, groupe et classe les faits et les phénomènes, elle cherche leurs rapports de cause à effet ; et de l’ensemble de ses observations, elle déduit les lois générales ». cf. « lettre à M. de Lamartine ».

Pourquoi cette méthodologie n’est-elle pas valable, ou du moins, qu’est-ce que l’apriorisme apporte de plus ?

Pascal Salin : Les faits, par eux-mêmes, n’apprennent rien. En particulier, dans la science économique, ils sont si nombreux, si complexes, reliés par une telle multitude de relations qu’il est impossible de tirer une loi de l’observation des faits. Celui qui croit – comme Bastiat et Say ? – tirer des lois de l’observation ont en réalité dans leur cerveau un système d’interprétation fondé sur des lois générales, ce qui leur permet de choisir les faits les plus significatifs et d’imaginer à l’avance les relations qu’ils peuvent avoir entre eux. On est alors conforté en constatant que les faits se comportent comme la théorie implicite que l’on possède permettait de le prévoir. Mais la démarche purement inductive ne peut pas exister ou, tout au moins, ne doit pas exister (c’est le “pragmatisme” des hommes politiques).

Grégoire Canlorbe : J’aurais une question à propos de l’axiome qui veut que le comportement humain soit intentionnel, c’est-à-dire mobilise des moyens en vue de fins. Comment rendre compte, dans cette perspective, des actes gratuits, à savoir non intentionnels ? Par exemple, dans les Caves du Vatican de Gide, le jeune Lafcadio tue Amédée Fleurissoire sans aucun mobile.

Pascal Salin : Le cas imaginé par Gide dans Les caves du Vatican est considéré comme l’exemple typique de “l’acte gratuit”. Mais peut-on dire qu’un acte gratuit n’est pas intentionnel ? Il semble l’être de la part d’un observateur extérieur (le lecteur par exemple). Mais que connaissons-nous des motivations profondes d’un Lafcadio ? Peut-être souffre-t-il d’un complexe d’infériorité et il veut se prouver qu’il peut dominer quelqu’un d’autre, jusqu’à le tuer. Peut-être a-t-il vu en Amédée Fleurissoire un symbole d’une société qu’il hait… Le prétendu “acte gratuit” ne peut être fait que par un homme, précisément parce qu’il consiste à faire un acte non instinctif, il ne pourrait pas être fait par un animal. C’est pourquoi cet exemple ne nous prouve pas qu’il existe des actes non intentionnels. Bien au contraire, il nous invite à comprendre que nous ne pouvons pas nous mettre à la place des autres et que nous ne connaissons pas les raisons de leurs comportements. Nous avons une connaissance générale du comportement humain (l’acte intentionnel), mais pas la connaissance concrète de toutes les actions. Tous les planificateurs-interventionnistes font exactement le contraire de ce qu’il faudrait faire : ils prétendent se mettre à la place d’autrui, mais ils ignorent les principes généraux de l’action humaine.

Grégoire Canlorbe : Dans votre ouvrage Revenir au capitalisme : pour éviter les crises, vous avez proposé de distinguer entre deux formes de morale : la morale universelle et la morale personnelle. Cf. « Conclusion, que faut-il moraliser ? », pages 236 et 237.

Cependant, vous caractérisez la morale universelle de deux façons différentes. En premier lieu, la morale universelle regroupe les impératifs qu’on peut juger universels (valables pour tout un chacun) sans que cela ne rentre en contradiction avec le propos de l’impératif. Ainsi écrivez-vous : « l’éthique universelle est celle qui peut potentiellement être adoptée par tous les individus dans le monde sans risque d’incohérence. » Mais vous précisez quelques lignes plus loin : « définir une éthique universelle, c’est définir les devoirs qui s’imposent moralement à tous les individus de la terre. » En d’autres termes, la morale universelle regroupe l’ensemble des impératifs qui sont valables pour tout un chacun et non pas seulement pour une partie des individus.

Ces deux critères se rejoignent : une morale qui vaut pour seulement une partie des individus ne peut pas, du coup, être universalisée sans risque d’incohérence. D’autre part, une morale qu’on peut universaliser sans risque d’incohérence est ex definitione une morale au contenu valable pour tout un chacun.

Pourquoi le respect de l’intégrité physique et de la propriété privée légitime, i.e. acquise sans violence, constituent-ils les seuls impératifs qui souscrivent à ce double critère (et peuvent sur cette base prétendre au statut de morale universelle) ? Pourquoi l’impératif communiste d’une production des biens en coopérative et d’une distribution de ces biens en fonction des besoins des uns et des autres ne peut-il pas légitimement prétendre au statut de morale universelle ? Pourquoi les impératifs interventionnistes ou mercantilistes ne sont-ils pas eux non plus universels (quoique prétendent les tenants de ces idéaux) ?

Pascal Salin : Je ne pense pas donner deux définitions différentes de la morale universelle. Je donne d’abord une définition très générale et je précise en second lieu le contenu possible de cette morale universelle. Pour des raisons logiques, je ne vois pas d’autre possibilité que de la définir à partir de la morale des droits. La morale concerne les rapports d’un individu avec autrui. Respecter les droits d’autrui constitue un impératif moral qui ne peut pas entrer en contradiction avec un autre principe moral. Si je décide de donner de l’argent à un pauvre, cela relève de ma morale personnelle, mais n’est pas incompatible avec la morale universelle (je respecte les droits du pauvre, de moi-même et de tous les autres). On me dira peut-être qu’il y a des externalités et que, par exemple, en donnant de l’argent à un mendiant, je l’incite à continuer à mendier dans la rue, ce qui peut déranger certaines personnes. Mais ces personnes n’ont aucun droit sur moi ou sur le mendiant et je n’ai pas porté atteinte à leurs droits. Il n’y a que deux possibilités dans les rapports inter-personnels : agir librement ou exercer la contrainte. Agir librement implique nécessairement de respecter les droits des autres. Exercer la contrainte signifie nécessairement porter atteinte aux droits d’autrui. C’est pourquoi il n’y a pas d’autre morale universelle possible que celle qui consiste à respecter les droits légitimes d’autrui.

L’impératif communiste de production en coopérative et de distribution en fonction des besoins implique nécessairement le non-respect des droits de certains. Dans une telle situation chacun a une appréciation différente de l’apport que chacun doit faire à la production commune et du droit de chacun sur la production commune. Il est impossible de dégager un principe moral pour effectuer cette production et cette répartition. Chacun peut considérer comme juste sa propre conception, mais chaque conception est différente et entre en conflit avec les autres. Il en est de même pour tout interventionnisme (sauf dans l’hypothèse extrême où il y aurait unanimité pour confier à un “pouvoir” quelconque un droit à exercer la contrainte pour certaines tâches spécifiques, ce qui est évidemment une illusion).

Grégoire Canlorbe : Dans ses divers ouvrages philosophiques et littéraires, Ayn Rand a exposé une éthique de l’intérêt personnel, qui veut qu’un individu ne se « sacrifie » jamais pour rendre service aux autres. Le sacrifice de soi, consistant pour un individu à renoncer à une ou plusieurs fins personnelles, participe d’une logique qu’elle qualifie d’« altruiste » et qu’elle a pris soin de dénoncer dans plusieurs textes. Le socialisme sous toutes ses formes, y compris en sa version « light » sociale-démocrate, constitue la réalisation politique et économique de l’altruisme. Du moment qu’on légitime le sacrifice de soi, il est du ressort de la loi de faire que les individus se sacrifient les uns pour les autres à chaque fois qu’ils en ont l’occasion.

En d’autres termes, si on approuve, pour une raison ou une autre, qu’un individu se sacrifie pour aider un autre individu, alors on accepte, fût-ce sans s’en rendre compte, la prémisse majeure de l’altruisme et partant du socialisme. Pour cette raison, il importe de condamner le socialisme d’un point de vue moral: en prenant parti pour ce qu’Ayn Rand appelle « l’égoïsme rationnel », auquel elle s’est efforcée d’apporter une justification morale.

L’intuition chère à Ayn Rand qu’on ne peut condamner le socialisme sans condamner la morale altruiste en tant que telle, vous paraît-elle sensée ou avez-vous des réserves ? Pensez-vous qu’on puisse être à la fois altruiste et antisocialiste (sans faire preuve d’incohérence) ?

Pascal Salin : Ayn Rand est un auteur absolument remarquable et son œuvre philosophique et littéraire – qui m’a beaucoup marqué – mérite d’être largement connue. Sa défense de l’égoïsme rationnel est intéressante, mais elle relève de l’éthique personnelle d’Ayn Rand et non de l’éthique universelle (qu’elle défend en réalité admirablement par ailleurs). Il est certes intéressant de voir que la critique absolue de tout altruisme est cohérente avec les principes moraux du libéralisme, mais elle n’en est pas une conséquence logique. Je pense donc que l’on peut parfaitement concilier des actes altruistes avec une totale rigueur libérale, autrement dit que l’on peut être altruiste et antisocialiste. Il est en effet excessif de dire que la défense de l’altruisme constitue le fondement du socialisme. Ce que l’on doit critiquer dans le socialisme c’est que certaines personnes – celles qui ont le pouvoir – puissent imposer par la contrainte leur propre conception de l’altruisme (sans compter le fait, évidemment, que bien souvent l’appel à l’altruisme cache en réalité de tout autres objectifs). En effet, il est logiquement impossible pour un individu d’être altruiste à l’égard de tous les individus de la terre. On ne peut donc être altruiste que de manière limitée, d’où il résulte que chaque individu prend nécessairement pour objet de son altruisme des personnes différentes. Ces différentes positions altruiste sont incompatibles et elles ne peuvent être “conciliées” que par l’exercice de la force. C’est l’usage de la contrainte et non la revendication de l’altruisme qui condamne le socialisme et la social-démocratie.

Grégoire Canlorbe : Il se trouve que le libéralisme économique n’est pas seulement juste, i.e. en accord avec des principes moraux universels, mais efficace ; il permet mieux que tout autre système économique la satisfaction des besoins et l’enrichissement du plus grand nombre. Toutefois, prendriez-vous la défense du libéralisme même s’il était inefficace ? Le caractère moral du libéralisme suffirait-il à emporter votre adhésion malgré son inefficacité par ailleurs ?

Ron Paul, par exemple, n’hésite pas à soutenir qu’il défendrait le libéralisme pour des raisons morales, même s’il était inefficace économiquement. « La liberté est mon premier objectif. (…) Même si le marché était moins efficace que la planification centrale, je préférerais toujours ma liberté personnelle à la coercition. Heureusement, je n’ai pas besoin de faire un tel choix. » Cf. Von Mises et l’école autrichienne : un point de vue personnel, par Ron Paul.

Pascal Salin : Dire que le libéralisme est moral a un sens, celui qui a été évoqué ci-dessus. Mais dire qu’il est efficace (ou inefficace) est dépourvu de sens. En effet la notion d’efficacité a un sens au point de vue individuel : l’individu rationnel considère comme efficaces les moyens qu’il choisit pour poursuivre ses propres fins et, de ce point de vue, la notion d’efficacité est une notion subjective. Mais en tant qu’observateurs extérieurs nous ne pouvons pas juger de l’efficacité des moyens utilisés par un individu (d’autant plus que nous ne connaissons jamais parfaitement les objectifs qu’il poursuit). Et nous ne pouvons logiquement pas parler d’efficacité sociale. Tout ce que nous savons c’est qu’une société parfaitement libérale est efficace en ce sens qu’elle l’est pour chaque individu. Mais il n’y a pas d’autre critère possible, par exemple celui du taux de croissance du “revenu national” (encore un concept arbitraire, car un revenu appartient à une personne et non à la nation). Mais il est évidemment très probable qu’en laissant chacun décider de ses propres actions, il en résulte beaucoup d’innovations et la création de richesses importantes. Par conséquent si l’on constate – comme cela est le cas – qu’une société est d’autant plus prospère qu’elle est plus libérale, cela n’est certes pas une preuve de l’efficacité du libéralisme, mais peut être considéré comme cohérent avec ce que le raisonnement nous apprend. Cette corrélation entre liberté économique et “efficacité économique” peut être utilisée d’un point de vue stratégique auprès de personnes qui ne comprennent pas bien la philosophie morale et politique. Il faut accepter, pour des raisons stratégiques, de se placer à différents niveaux selon les auditoires auxquels on s’adresse. Mais les économistes professionnels devraient accepter d’éliminer le terme d’efficacité économique de leur vocabulaire.

Grégoire Canlorbe : Notre entretien touche à sa fin. Aimeriez-vous ajouter quelques mots ?

Pascal Salin : Certainement. Vos questions, cher Grégoire Canlorbe, sont d’une rare qualité et je n’ai jamais eu l’occasion de répondre à une interview de ce type. J’espère donc avoir répondu de manière “efficace” à ce questionnaire très exigeant. Ce fut pour moi un exercice délicat, mais très motivant.

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