Georges Weulersse, Le mouvement physiocratique (1910), avant-propos

LE MOUVEMENT PHYSIOCRATIQUE EN FRANCE
(1750 A 1770)

PAR GEORGES WEULERSSE

ANCIEN ELEVE DE L’ÉCOLE NORMALE SUPERIEURE.
PROFESSEUR AU LYCEE CARNOT, DOCTEUR ES LETTRES

TOME PREMIER

PARIS. FÉLIX ALCAN, ÉDITEUR

LIBRAIRIES FÉLIX ALCAN ET GUILLAUMIN RÉUNIES

108, BOULEVARD SAINT-GERMAIN

1910


AVANT-PROPOS

     On pourra faire à cet ouvrage, entre autres reproches, celui d’être à la fois trop long et trop court. Trop court, car, s’il remonte aux origines historiques de la doctrine des Physiocrates, il n’en étudie pas le développement au-delà de l’année 1770. Nous n’ignorons pas, certes, que leur école a duré quelques années de plus, et que l’influence de leurs idées n’a point cessé de se faire sentir jusqu’à la fin du siècle. Mais ces deux premiers tomes forment seulement la première partie d’une histoire complète, pour la suite de laquelle nous avons déjà tracé un plan et réuni des matériaux. Nous nous réservons d’étudier plus tard, à loisir, les derniers jours du parti des Économistes sous le Triumvirat, et le regain passager de faveur qu’il a obtenu lors du passage au pouvoir de leur illustre demi-disciple, l’ancien intendant de Limoges. Nous nous promettons surtout de montrer dans le détail comment certains principes de leur doctrine ont inspiré quelques-uns des essais de réforme tentés, non  seulement sous le ministère de Turgot, mais aussi sous celui de Calonne ; comment certains articles de leur programme ont été appliqués par la Constituante et sont effectivement entrés dans la constitution du régime nouveau. La Révolution est le terme naturel de toute élude sur le XVIIIe siècle français : ce n’est pas sans regret que nous avons dû renoncer momentanément à l’atteindre. L’influence des Physiocrates sur la Révolution est un sujet sur lequel on a déjà passablement écrit ; le souci de ne pas être banal ou inexact nous a interdit de dépasser les brèves considérations d’attente qui terminent la première partie de celle histoire.

     Nous avons cru pouvoir nous arrêtera la date de 1770, parce que c’est la dernière année du ministère de Choiseul et la dernière où les Économistes, en tant que parti organisé, ont exercé une action continue et directe sur l’opinion et sur le gouvernement. Après 1770 il y a encore des Physiocrates, mais ce ne sont bientôt plus que des isolés ; il y a encore une doctrine physiocratique, mais qui tend à se dissoudre ; il n’y a plus en tout cas de mouvement physiocratique. Ainsi déterminée par des raisons qui n’ont rien d’arbitraire, cette coupure provisoire, que des nécessités matérielles rendaient d’ailleurs inévitable, n’est pas sans présenter elle-même quelques avantages. Elle permet de dégager les purs principes de l’École des modifications ou des interprétations ultérieures qui, tout en étant souvent très heureuses, et tout en présentant un intérêt historique égal à celui de ces principes mêmes, risqueraient de fausser l’idée qu’on doit se former du système, si on les regardait comme en formant le corps. On connaîtra mal la doctrine propre des Physiocrates si on l’étudie de préférence, comme on le fait parfois, dans les écrits principaux de Le Trosne, qui sont postérieurs à 1770. C’est de même une erreur de considérer Turgot comme une autorité en matière de Physiocratie, parce que, si l’on peut dire qu’il ait jamais appartenu à une école, celle de Gournay, sans parler du groupe des Encyclopédistes, aurait autant de titres à le réclamer que la « secte » de Quesnay. Après 1770 les divergences entre les deux doctrines vont s’effaçant ; jusque-là il est facile de discerner la fraternelle rivalité qui les sépare

     Mais ne sera-t-on pas fondé à nous reprocher d’avoir donné à une étude dont nous fixions nous-mêmes les bornes, des proportions démesurées ? Notre justification est que nous n’avons pas cru pouvoir satisfaire autrement aux doubles exigences de l’analyse et de la synthèse historique.

     Il ne nous a pas fallu pousser bien avant nos recherches pour reconnaître que le système physiocratique formait un ensemble aussi complexe que fortement lié. Partis de ce principe abstrait et idéal que l’agriculture seule donne un revenu net, convaincus que seul l’accroissement du revenu territorial pouvait rétablir les finances du royaume, les Physiocrates ont été amenés à présenter un vaste programme de réformes qui n’allait à rien moins qu’à changer toute l’économie du pays. Pour rendre l’agriculture plus rémunératrice, il leur a paru qu’il était nécessaire d’augmenter la somme des avances qui lui étaient consacrées. De là, une longue série de propositions tendant, soit à garantir au cultivateur pleine liberté, pleine sûreté et une immunité entière, soit à faire affluer directement les capitaux vers la terre. C’est ce qu’on peut appeler le programme agricole de ces « philosophes ruraux ». Mais, pour accroître le revenu des biens-fonds, ne fallait-il pas aussi relever le prix des denrées ? Cela supposait qu’on accordât au commerce intérieur des grains une complète franchise, et qu’on autorisât, qu’on favorisât l’exportation des blés : l’École avait donc son programme commercial. Par la force des choses, elle avait aussi son programme industriel : le développement du capitalisme agricole ne pouvait pas ne pas affecter celui du capitalisme industriel, et le progrès des exportations agricoles devait retentir sur l’exportation manufacturière. À quoi, d’ailleurs, eût-il servi de procurer aux productions de l’agriculture un bon prix, si l’on ne prenait pas des mesures pour assurer le « bon marché » des produits de l’industrie ? D’autre part, la franchise du commerce des denrées et celle de l’industrie exigeaient la suppression de tous les impôts autres que celui perçu sur le revenu des terres, et appelaient par conséquent une transformation profonde du régime fiscal.

     Enfin, ce vaste programme économique, que le docteur Quesnay a résumé dans son fameux Tableau de 1758, conduit à la proclamation de certains principes sociaux dont l’observation est la condition d’existence du régime nouveau. Ce nouvel ordre économique détermine aussi, dans une certaine mesure, la forme du gouvernement et la constitution de la nation. Il implique même une philosophie : celle de l’ordre naturel ; une morale : celle de l’intérêt bien entendu. Les fondateurs du système n’ont pas manqué de dégager l’une et l’autre ; ce n’est pas la base de leur édifice, mais c’en est le couronnement. Nous avions d’abord pensé qu’il nous serait possible de laisser dans l’ombre cette partie de leur œuvre ; nous avons dû reconnaître que notre tableau eût alors été incomplet au point d’être infidèle.

     Pour mener à bien cette analyse méthodique de la doctrine physiocratique, c’était pour nous un devoir strict de ne pas restreindre nos lectures aux œuvres principales de ceux qui en ont été les maîtres, comme le docteur Quesnay et le marquis de Mirabeau, ou les plus brillants adeptes, comme Dupont de Nemours, Le Trosne, Mercier de la Rivière, ou l’abbé Baudeau. On ne nous aurait point pardonné de négliger les disciples obscurs, même la foule des anonymes dont les écrits remplissent les journaux du parti. Aux yeux de l’historien les œuvres classiques ne sont pas les seules qui possèdent une valeur représentative. [1]

     Notre tâche n’était encore qu’à moitié remplie. Une doctrine de cette importance ne se constitue pas sans que son éclosion ait été préparée par un long mouvement d’idées antérieur. Elle ne se développe pas non plus dans une atmosphère d’indifférence ou d’hostilité ; elle ne se propage pas sans le concours plus ou moins direct d’une bonne partie de l’opinion contemporaine. L’étude des origines immédiates ou plus lointaines, nationales ou étrangères, du système physiocratique était l’introduction indispensable de notre sujet [2] ; comme celle des écrivains qui en ont subi l’influence formait le complément nécessaire de notre exposé.

     Mais il faut aller jusqu’aux faits pour expliquer les idées. S’il est des conceptions de l’esprit humain dont l’histoire soit intimement unie par des liens d’interdépendance mutuelle à celle des éléments matériels de la vie sociale, ce sont bien les conceptions économiques. Elles ne jaillissent pas spontanément du cerveau d’un homme de génie ; les plus systématiques se fondent sur une certaine interprétation de l’état de choses actuel ; les plus absolues sont même parfois inspirées des circonstances du moment. Ces doctrines, qui toutes pourraient être accompagnées d’un exposé des motifs historique, aboutissent presque toujours à un programme précis de réformes législatives. Tel est bien le cas des Physiocrates. L’application de leurs principes s’étend au domaine entier de l’administration. Quand celle-ci les a partiellement adoptés, il reste encore à voir comment sont exécutés les ordres d’un législateur souvent mal obéi, et si l’effet est conforme aux vœux de ceux qui l’ont inspiré. Des résistances, bientôt des réactions, ne peuvent manquer de se produire : comment ne pas les étudier ? On connaît mal une école si l’on ignore ceux qui l’ont combattue. L’exposition pure et simple d’une doctrine dont certains points peuvent nous paraître aujourd’hui ridicules ou absurdes, risquerait d’être déplaisante ; et ce n’est pourtant pas l’affaire de l’historien de la réfuter aux noms des principes de la science actuelle. La critique faite par les adversaires eux-mêmes permet d’éviter toute apparence même de dogmatisme, dans un sens ou dans l’autre.

Ainsi entendue, l’histoire d’un mouvement d’idées nous permet de reconstituer sous un certain aspect, d’un certain point de vue, le tableau impartial d’une époque. L’étude du système physiocratique replacé dans son milieu nous fournit comme une coupe à travers la vie économique de la France au milieu du XVIIIe siècle. Alors que nos informations directes sur l’organisation et l’évolution économique de ce temps — surtout en ce qui touche l’agriculture — sont encore pauvres, incertaines, fragmentaires, il nous a semblé qu’elle pourrait apporter à nos connaissances un appoint particulièrement utile.

     D’ailleurs, l’œuvre de ces hommes laborieux, pleins de talent, sinon de génie, animés d’un amour ardent pour le bien public et formés au cours d’un siècle fécond en découvertes, offre en elle-même un intérêt permanent. N’a-t-on pas vu même leur projet d’impôt territorial unique, repris à la fin du XIXe siècle par l’économiste Henry George, devenir aux États-Unis le point de ralliement d’un parti ? Leurs idées sur la constitution d’une nation agricole, où les propriétaires devaient seuls jouer le rôle de citoyens actifs, n’ont-elles pas reçu une application partielle sous la Constituante, et, plus près de nous, sous la Restauration ? Dans l’ordre philosophique, ne peuvent-ils être comptés parmi les précurseurs de l’utilitarisme et du matérialisme historique ? Mais leur plus beau titre de gloire, est-il besoin de le rappeler ? c’est d’avoir été — avant Adam Smith lui-même — les créateurs de la science économique.

Chose singulière, c’est à l’étranger surtout que leur mémoire a été honorée. C’est à Francfort qu’on a publié une édition complète des œuvres de Quesnay. Pour célébrer le deuxième centenaire de sa naissance, c’est à Londres qu’on a reproduit son Tableau économique. Chez nous, le Docteur a son buste, érigé en son village natal ; nous comptons d’excellentes monographies sur quelques-uns des membres ou des précurseurs de son école [3] ; nous ne possédons aucun ouvrage d’ensemble sur ce « système agricole » qui a eu sans doute des inspirateurs en Angleterre et qui a trouvé des adeptes en maint pays de l’Europe, mais qui porte si profondément la marque de l’esprit français, et que ses auteurs ont construit avant tout pour rendre la prospérité au royaume de France. Il nous a semblé qu’il y avait là une lacune.

     Peut-être, enfin, cette étude sur les commencements de l’économie politique moderne comporte-t-elle quelques enseignements. On incline parfois à penser que certains principes généraux posés par les fondateurs de cette science, comme ceux de propriété individuelle ou de liberté, sont des vérités immuables et absolues. Peut-être n’était-il pas indifférent de constater qu’ils ont été formulés tout d’abord comme les conclusions d’un programme de revendications pratiques dicté par des intérêts particuliers ; qu’il y a eu au XVIIIe siècle en France non pas une, mais deux écoles d’économistes, qui ne s’entendaient pas exactement sur l’interprétation de ces principes ; et que dès l’origine il s’est élevé contre certaines des nouvelles maximes des maximes contraires.

______

[1] Les notes occupent sur nos pages une place qu’on jugera peut-être disproportionnée. Mais il nous a paru qu’à laisser tomber le grain des textes pour ne garder que la paille des références, notre étude, en prenant un aspect plus utile, aurait trop perdu de la valeur scientifique et de l’intérêt historique qu’elle peut présenter.

[2] Afin d’éviter des répétitions fatigantes, nous avons resserré cette introduction, où nous nous devions d’ailleurs de nous borner à établir la filiation réelle des faits et des idées.

[3] Les livres de M. Schelle sur Dupont de Nemours, sur Gournay, sur Quesnay lui-même.

A propos de l'auteur

L’Institut Coppet est une association loi 1901, présidée par Mathieu Laine, dont la mission est de participer, par un travail pédagogique, éducatif, culturel et intellectuel, à la renaissance et à la réhabilitation de la tradition libérale française, et à la promotion des valeurs de liberté, de propriété, de responsabilité et de libre marché.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publié.

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.