La discipline de la liberté. Par Friedrich Hayek (1978)

hayek imageExposé du Professeur Friedrich von Hayek à la manifestation de Jubilé des 25 ans de l’Association pour l’Économie Sociale de Marché (A.S.M), 23 janvier 1978, Rheim Hôtel Dressen, Bonn – Bad Godesberg.

Traduction Raoul Audouin

La discipline de la liberté

En ce 20e anniversaire de la fondation de l’Association pour l’Économie Sociale de Marché, je voudrais vous saluer et féliciter en tant que membre d’un réseau mondial d’institution qui, au cours du dernier quart de siècle, s’est constitué en de nombreux centres pour faire que l’économie de marché soit à la fois, mieux comprise et mieux appliquée.

Il s’agit là de la résurrection de cette grande tradition libérale qui, à la fin de la première guerre mondiale – au moment où je commençais à m’intéresser à ces questions – parut se coucher dans la tombe, et y resta durant soixante ans.

À cette époque, de vieilles gens étaient presque seules à croire au libéralisme. Lorsque mon ami de toujours Wilhelm ROEPKE et moi-même eûmes la bonne fortune d’être introduits dans l’univers de pensée de Ludwig von MISES, celui-ci était strictement le seul penseur libéral d’âge moyen. Durant les années médianes de mon existence surtout, plus personne – hormis quelques originaux comme nous, isolés – ne paraissait croire encore aux idéaux du libéralisme. Or voici que maintenant j’ai le bonheur de vivre des jours où, dans tous les pays d’Occident que je connais, ce libéralisme resurgit comme mouvement de jeunes, et progresse rapidement.

Mon optimisme à long terme est peut-être exagéré, car mon impression est sans doute imputable à cette circonstance, que l’occasion de mes voyages de ces dernières années m’a été offerte par des invitations émanant de jeunes groupements d’études apparaissant dans les endroits les plus divers ce qui m’a fait rencontrer un nombre anormalement élevé de ces nouveaux découvreurs du libéralisme.

Mais si fort que je m’applique à ne pas surestimer la portée de cette expérience personnelle, j’ai quand même l’impression que – si dans les dix ou vingt prochaines années, la génération encore au pouvoir n’arrive pas à démo­lir définitivement le monde – nous pouvons espérer voir se relever une société libre.

Cet espoir repose entièrement sur les efforts de ces groupes de jeu­nes savants qui se constituent pour apprendre à mieux comprendre les problè­mes d’une société libre.

Je dois admettre que je n’attends rien des activités de ces organisations politiques pseudo-libérales, qui se nomment souvent parti libéral, mais dont la façon de penser est fortement teintée de rose et qui, de plus tirent d’une manière ou d’une autre leur subsistance du fait qu’ils maintiennent au pouvoir des partis socialistes. Sans parler des soi-disant « liberals » américains ce sont simplement des socialistes qui ont usurpé le nom de libéraux.

Je n’attends pas grand-chose non plus de ces organismes de propagande qui, à proprement parler, ne s’adressent qu’aux convertis d’avance, parce qui ils ne résistent pas à la tentation d’attirer plus facilement les ressources nécessaires à leur fonctionnement en fournissant, aux dirigeants de l’économie, des argumente que ces derniers comprennent et qu’ils peuvent à leur tour employer dans la discussion politique courante.

Ainsi que je le prêche depuis longtemps, nous ne pouvons espérer mo­difier l’orientation fondamentale des évènements, que si nous parvenons à convaincre les intellectuels. J’entends par là ce vaste groupe qui façonne l’opinion publique à travers les moyens d’information de masse et l’école ce sont pour la plupart des hommes de bonne volonté, mais qui ont été fourvoyés par les doctrines du passé et qui, aujourd’hui encore, dans leur grande majorité, soutiennent des conceptions dont les conséquences ne sauraient abso­lument être que néfastes.

Cela signifie en outre qu’il nous faut élucider, lorsque dans le passé nous n’avons pas été plus efficaces, en quoi précisément nos arguments n’ont pas été assez bons.

Cela ne veut pas dire que j’aie des doutes sur les principes du libéralisme classique, sur son exigence de liberté pour tous, et même pas sur sa définition de la liberté. Nous n’avons aucun motif de dissimuler cette filiation derrière la feuille de vigne de l’appellation « néolibéralisme ». Nous pouvons être fiers de nos ancêtres spirituels qui, aux dix-huitième et dix-neuvième siècles, ont fait comprendre ces idéaux.

L’accident historique par lequel la tradition libérale a subi une longue interruption en Allemagne, alors que dès avant, les doctrines du libéralisme y avaient été déformées et souvent méconnues, ne justifie pas que l’on se réfugie derrière le camouflage pudibond d’un « néo » libéralisme.

Nous autres libéraux avons beaucoup appris pendant ces cent dernières années, et Dieu en soit loué. Mais ce que nous avons appris ne nous autorise nullement – comme semblent le croire les partis politiques dits libéraux – à nous accommoder du socialisme ; bien au contraire, cela n’a rendu que plus évidente qu’avant l’incompatibilité des deux principes.

Toutefois l’expérience et la discussion nous ont montré que, dans son application et sa portée sur la grande société de notre époque, la liberté est un concept difficile et complexe. Nous avons, depuis cent ou deux cents ans, appris beaucoup de choses là-dessus. Mais au bout du compte cela nous fait reconnaitre qu’Adam Smith a vu plus profondément que ne l’ont compris ses successeurs.

À mon avis, la plus importante de ces intuitions, qu’en fait Adam Smith n’a jamais contredite et que son contemporain Immanuel Kant a vue très clairement, c’est que la liberté n’est pas un état de nature mais une cons­truction, une œuvre d’art de la civilisation. Que le sauvage soit libre, c’est Jean-Jacques Rousseau qui nous l’a le premier raconté. L’homme de la nature n’était rien de tel ; même au sein de la horde primitive, l’individu dépendait totalement de l’arbitraire du chef, et celui-ci des humeurs des membres du groupe. Enfin au-dehors du groupe, c’était uniquement la loi du plus fort.

Les fondateurs de l’État moderne comprenaient mieux ces choses. Il y aura bientôt trois cents ans que John Locke a formulé le nœud de la question en un passage célèbre, dont l’importance est telle que je vais d’abord le citer dans le texte anglais même : « Where there is no law, there is no freedom. For freedom is to be free from restreint and violence from others. For who could be free, when every other man’s humour might dominer over him ?) ». Ce qui se dit en français « Où il n’y a pas de loi, il n’y a point de liberté. Car la liberté veut dire n’être pas exposé aux entraves et violences d’autrui. En effet, qui pourrait être libre alors que le caprice de n’importe quel autre homme aurait latitude de s’imposer à lui ? »

Ce sont les règles du Droit, garanties par la collectivité, qui don­nent à chacun la possibilité de se créer, de manière pacifique et sans emploi de violence, un domaine protégé contre tout empiétement de l’extérieur, et dans le cadre duquel il peut se comporter selon son propre jugement. Comme le savaient déjà les anciens Grecs, qui l’exprimèrent au IVe siècle avant notre ère dans la Constitution crétoise, le maintien de la liberté, qui est le bien suprême de l’État, exige que « la propriété appartienne expressément à celui qui l’a gagnée, alors que dans l’état d’esclavage tout appartient aux maîtres et rien aux sujets ».

Le point culminant de ce développement est évidemment l’idéal de Kant, celui d’une constitution assurant aux hommes le maximum de liberté, conformé­ment à des lois faisant que la liberté de chaque homme puisse se concilier avec celle des autres (le but de cette constitution n’est pas le maximum de bonheur, car celui-ci s’ensuivra de lui-même).

Tout cela signifie que la liberté vers laquelle s’efforce le libéral doit être protégée par le Droit. Dans ce sens, le libéral suppose à la fois l’existence de l’État, et que le Droit promulgué par l’État présente certains caractères déterminés. Que l’État maintienne ce cadre juridique, cela est dore pour le libéral quelque chose qui prépare la liberté, et non qui la perturbe. Seulement, ce cadre doit être constitué par des règles de conduite, générales, également applicables à tous y compris les dirigeants ; et non par des inter­dictions et commandements discriminatoires, applicables à certains groupes ou individus à l’exclusion des autres, ou remises à la discrétion des autorités. Ce sont là les « empiétements » de l’État, contre lesquels le libéralisme s’é­lève par principe. Il le doit de façon fondamentale, alors même qu’il sait qu’en appliquant des règles uniformes à des individus extrêmement différents, l’on aboutira à des résultats tout aussi différents. Car la liberté personnelle requiert avant tout l’égalité devant la Loi, la certitude que l’État n’usera de contrainte que conformément à des règles cornues, les mêmes pour tout le monde.

Ce qui revient à dire que des comportements déterminés, sous des conditions uniformes définies dans l’abstrait, ne peuvent être que permis à tous ou interdits à tous également. Par ailleurs, sans la possibilité de discriminer nous ne pouvons non plus entreprendre aucune intervention en faveur de groupes déterminés ; nous devons nous borner à assurer à tous, contre la détresse véritable, un même minimum.

Ce sont là uniquement les caractères formels que devraient avoir les lois d’un État libre, et sur lesquels tous les libéraux véritables devraient être d’accord. Les vrais problèmes qu’il nous faut étudier, et sur lesquels nous avons peut-être encore beaucoup à apprendre, portent sur le contenu par­ticulier de celles des règles générales qui contribuent au bon fonctionnement de l’économie de marché. Nous sommes, il est vrai, d’accord sur un point : le principe de la propriété privée et celui de la liberté des contrats sont des conditions indispensables d’un marché auto-guidé ; mais il serait téméraire d’affirmer que le cadre juridique actuel produise, sous ce rapport, ce dont il est susceptible. Le contenu spécifique du droit de propriété, ou en quel­que sorte celui du droit de la société, sont là d’une importance décisive; et l’on ne peut plus guère affirmer, aujourd’hui, que les récentes modifications intervenues dans la législation soient fondées uniquement sur une véritable compréhension ou intuition de ce qui amène le marché à fonctionner mieux.

La coupure entre les études du Droit et celles de l’Économie politique – d’où il découle que la plupart des économistes comprennent peu de cho­ses en fait de Droit, et la plupart des juristes encore moins en matière d’économie – a eu des conséquences très dommageables. Car la majorité des problèmes importants que posent le maintien et l’amélioration de notre ordre économique se situent dans cette zone frontière. Leur étude systématique ap­pelle la collaboration entre des théoriciens de l’économie et du Droit, qui comprennent la branche les uns des autres. Il y a en cela quelques lacunes, en Allemagne Fédérale, en dépit de tout ce dont nous sommes redevables à Franz Böhm et aux disciples de ce savant légitimement respecté de tous, et malheureusement décédé récemment. En Amérique il existe un groupe qui prend comme point de départ de son étude théorique de l’économie, la structure et les limites de la propriété ; dans son effort pour une compréhension fonction­nelle de la compénétration mutuelle des deux branches de savoir, ce groupe a poussé nettement plus avant qu’on n’avait pu le faire jusqu’à présent.

Bien entendu, cela ne signifie pas qu’il faille promouvoir la description à la place de la théorie, comme le croyaient l’école historiciste ou institutionnaliste. Bien plutôt – comme le fait exemplairement Ronald Coase dans son Journal of Law and Economics – il convient d’étudier le cadre institutionnel à l’intérieur duquel l’économie de marché est susceptible de fonctionner le plus fructueusement possible.

Cela vaut en particulier pour le problème des monopoles, que les libéraux allemands qui s’appelaient volontiers néo-libéraux ont, il y a longtemps, soulevé en pensant se distinguer ainsi des « paléo-libéraux ».

Je voudrais ici tirer la leçon d’une tentation habituelle chez les libéraux, tentation qui a joué un rôle pendant tout un temps, mais dont le caractère fallacieux est généralement reconnu. La mise hors de jeu de la concurrence par fixation monopolistique des prix, et la distorsion qu’elle entraîne pour leur structure d’ensemble, n’a évidemment été poussée nulle part aussi loin que sur le marché du travail. Mais sans l’extension au marché du travail de la détermination concurrentielle des prix, l’auto-régulation de l’économie de marché ne peut s’effectuer. L’on a pourtant, dans tous les pays industriels de l’Occident, conféré à ce sujet aux syndicats, par la législa­tion et la jurisprudence, des privilèges uniques que personne autre ne détient. Il est vrai qu’en République Fédérale les choses n’ont pas pris aussi mauvaise tournure qu’ailleurs, spécialement en Grande-Bretagne où l’activité économique a été disloquée principalement par les syndicats. Je ne néglige aucune occasion de souligner, à l’étranger, que le grand essor économique de l’Allemagne occidentale pendant les vingt-cinq ans qui ont suivi la réforme monétaire, a été dû en grande partie à la lucidité et à la modération des dirigeants syndicalistes qui, pendant cette période, n’ont pas abusé de ces privilèges.

Néanmoins, cela ne change rien au fait que l’emprise croissante d’organisations syndicales monopolistiques sur le marché du travail, repré­sente le plus grave obstacle à l’orientation efficace de l’affectation des forces productives et à leur pleine utilisation. Je pense que tous les économistes partisans de la liberté en ont conscience. Mais ils craignent surtout de passer pour partiaux lorsqu’ils évoquent ce danger majeur ; de sorte que la plupart du temps, ils tonnent avec une égale énergie contre les monopoles syndicalistes et contre les monopoles d’entreprises, comme s’il s’agissait là d’atteintes comparables aux principes fondamentaux de liberté. Or il n’en est rien. Il n’y a rien de comparable quant à l’importance et à l’effet néfaste sur les structures, entre les entraves à la concurrence introduites dans les relations entre des entreprises, par quelques firmes ou activités monopolistiques, et celles qui existent dans le domaine de la main d’œuvre. Quoi qu’il en soit, cela soulève des problèmes graves et insuffisamment éclairés présentement.

L’École de Fribourg, dont je suis si proche et au développement de laquelle je m’efforce de contribuer autant que possible, a été d’avis, un temps, qu’il est possible et souhaitable, lorsque des entreprises se trouvent en fait disposer d’une situation de monopole plus ou moins complet, d’obliger ces entreprises à se comporter comme s’il y avait concurrence. Cela s’est révélé une erreur et une impossibilité ; malheureusement les tribunaux allemands n’ont découvert que tardivement cette leçon maintes fois répétée.

Également dans l’attitude envers la politique des cartels, par laquelle les néo-libéraux en particulier crurent se distinguer du libéralisme classique, il me semble qu’une évolution se produise ou, du moins, soit nécessaire.

Nous avons fait depuis des progrès importants ; et à tout le moins, nombre d’économistes ont reconnu que la crainte inspirée par les monopoles (non privilégiés) de fait, et l’hostilité à l’égard des entreprises géan­tes, en particulier ce qu’on a appelé les conglomérats, sont sans fondement. Ces derniers spécialement intensifient meule la concurrence.

La législation allemande se dirige donc elle aussi aujourd’hui, non contre les monopoles comme tels, mais contre les entraves à la concurrence ; c’est là tout autre chose, et un progrès notable. Mais je ne suis pas encore convaincu que les lois et les instances existantes soient dans l’esprit d’un ordre social de liberté, ni qu’elles soient conformes aux exigences du déve­loppement économique.

Aussi longtemps qu’il s’agit de règles de conduite générales, stipu­lées d’avance, et dont l’application est du ressort des tribunaux – même si dans tel ou tel cas elles peuvent s’avérer plus ou moins sensées, ce que l’expérience démontrera – elles sont assurément conciliables avec un ordre de liberté.

Mes doutes commencent là où l’on considère comme nécessaire de conférer à une autorité de surveillance des pleins pouvoirs d’appréciation pour exercer un contrôle des abus. Cela me semble incompatible avec les principes d’un ordre social de liberté. Il me parait toujours plus conforme au système, et plus efficace, de reconnaitre un droit à indemnité (éventuellement au multiple ), sanctionnable par les Tribunaux, à qui se trouve lésé par une entrave à la concurrence.

Toutefois, la discipline de la liberté dont je veux essentiellement parler ne consiste pas avant tout dans les nécessaires limitations que le Droit a pour mission de nous imposer afin de nous protéger contre la contrain­te d’autrui comme de l’État. Elle réside dans les nécessités auxquelles nous devons nous plier ai nous voulons trouver notre place dans le système auto­régulateur du marché, et obtenir une part satisfaisante des fruits de notre civilisation.

Notre liberté consiste en ceci, que personne ne puisse nous planer dans une situation de contrainte. La liberté pour tous exige donc que personne ne puisse contraindre quelqu’un d’autre à quelque chose. Cela ne peut naturellement pas nous affranchir de la nécessité de choisir – du fait de circonstances qui ne sont imputables à personne d’autre – entre des solutions alternatives désagréables ; choix souvent très amer ! La liberté est – tout comme la paix et la justice – quelque chose de négatif. Elle repose sur certaines interdic­tions générales, développées par la civilisation.

Mais à la place de la contrainte d’autres hommes auxquels nous devrions obéir, il se présente inévitablement, dans une économie de libres marchés, une nécessité impersonnelle g celle de nous adapter à des processus dont nous ne savons absolument rien, et sur la signification desquels nous ne pouvons porter aucun jugement. Au lieu d’être conduits par des relations personnelles avec d’autres humaine, relations dans lesquelles nous engagent nos instincts innés, il nous faut obéir à des signaux abstraits, nous soumettre à une discipline apprise, qui se trouvent souvent en conflit aven ce que nos sentiments nous désignent comme étant bien.

Les valeurs élaborées dans le cours de la civilisation se sont constituées en une discipline que nous devons faire primer sur la sensibilité natu­relle. Elles sont, avec le Droit, les conditions de notre admission dans la société ; et ce sont elles qui ont primordialement rendu possible la grande société.

Ceux qui se prétendent « aliénés » sont simplement les barbares non apprivoisés qui veulent se soustraire à cette discipline, qui a seule ouvert l’accès à une grande société pacifique. En majeure partie, ce sont des gens qui, par la faute des méprises de la psychologie moderne, n’ont pas été bout au processus de domestication et, de même que les autres primitifs souillent la maison, ne s’adaptent pas à notre société.

L’intérêt que présente pour la société notre liberté, est que celle-ci nous oblige à diriger nos efforts sur des tâches qui sont utiles à un ordre commun et aux besoins d’autres hommes, sans que nous les connaissions.

Le marché qui en résulte nous place continuellement devant le choix entre des alternatives dont l’importance respective pour nos semblables ­importance que par ailleurs nous n’avons pas la possibilité de connaître  est indiquée par les prix.

De cette liberté, dont l’État nous revêt non dans notre intérêt mais dans l’intérêt de la collectivité, il découle que souvent les forces imperson­nelles du marché exigent que nous entreprenions des adaptations pénibles. à des conditions nouvelles, que nous assumions des risques et des possibilités d’échec que nous préférerions éluder. Une fois débarrassés de la contrainte, nous devenons par le fait même seuls responsables de notre sort, et il nous faut nous contenter de ce que le marché nous apporte conformément aux règles de son jeu ; un jeu dans lequel le gain dépend en partie du talent et du zèle de l’individu, mais aussi en partie du hasard. Tout ce que nous au­tres partisans de l’économie de marché pouvons promettre aux individus, c’est que dans un tel ordre social les chances de chacun d’entre eux qui n’est pas favorisé par les puissants, seront meilleures que dans tout autre système ; nous ne pouvons pas promettre à un individu que personnellement il sera certainement mieux loti qu’autrement.

Je souhaite profiter de la présente occasion pour répéter en public ce que Ludwig ERHARD – dont les Allemands ne sauraient trop chérir la mémoire et dont l’amitié reste l’un des plus précieux souvenirs de mon existence ­m’avait dit spontanément, lors du dernier entretien que j’eus aven lui il y a moins d’un an, à propos du sens qu’avait pour lui l’expression « économie socia­le de marché ». Il souligna avec force que pour lui, l’adjectif « sociale » ne caractérisait nullement une espèce particulière d’économie de marché ; cela ne voulait pas davantage dire qu’il fallait faire en sorte que l’économie de marché devienne sociale. Il entendait exprimer que l’économie de marché est par elle-même sociale, qu’elle est une institution bienfaisante. Qu’il me soit permis d’ajouter qu’il employait ainsi le mot « social » dans son sens propre et le seul légitime, pour dire de l’économie de marché qu’elle est l’une des forces bénéfiques auto-régulatrices qui assurent la cohésion de la société et dont la source de la paix et du bien-être. Une autorité publique qui aurait charge de veiller à ce que l’économie de marché se comporte de façon « sociale », serait une « contradictio in adjectu ».

Je ne voudrais pas non plus laisser passer cette occasion de vous recommander un certain optimisme. Je sais que beaucoup d’entre vous sont préoccupés par l’évolution interne de la République Fédérale, et je ne doute pas qu’il y ait à cela un réel motif. Mais permettez à un étranger, qui a beaucoup circulé d’un point du monde à un autre et qui continue à le faire pendant la majeure partie de l’année, de vous rappeler que les moyens de mesurer la confiance dans l’avenir sont choses très relatives. Malgré tous les points faibles, que je ne méconnais nullement, je dois dire qu’à l’exception probablement unique de la Suisse, il n’y a aucun pays dans l’avenir duquel je place une plus grande confiance que dans la République Fédérale. Vous pourrez interpréter cela, soit comme de l’optimisme, soit comme du pessimisme en ce qui concerne le monde en général ; quoi qu’il en soit, telle est mon opinion, du moins en ce qui concerne la situation intérieure des divers pays.

Je conclurai en disant à tous les membres de l’Association pour l’Économie Sociale de Marché, et à toutes les organisations qui poursuivent les mêmes objectifs, que je leur souhaite une activité pleine de succès. Je ne dis pas expressément une « longue activité » ; car je reconnais à regret n’avoir que peu d’espoir de voir prochainement leurs efforts devenir superflus. Dans un avenir prévisible, la tâche de faire comprendre aux gens à quel point le développement de la civilisation dépend de la paix, du bien-être et donc de la sauvegarde de la liberté économique – cette tâche-là demeure d’une suprême importance.

Hoover Institution Archives, Stanford, CA 94305-6010.

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