Laissez faire et laissez parler
En France, le langage est un produit réglementé, et si l’on en croit les discussions actuelles autour de l’écriture inclusive, il semble appelé à l’être de plus en plus. Peut-être faudrait-il d’abord demander si toute cette réglementation est légitime.
Le langage est le véhicule de la pensée. C’est un outil, et il peut être plus ou moins bien adapté à l’état social du groupe qui le parle.
La langue a d’abord commencé par être un cri, le fruit d’une émotion vive, le plus inintelligent des signes. Mais, à mesure que la civilisation progresse, le langage se purifie et se simplifie, et les métaphores, les analogies dépareillées, font place à un ensemble de mieux en mieux ordonné de purs signes. (Turgot, Remarques sur les langues, 1750 ; Œuvres, I, p. 150)
Or, pour que le langage s’améliore, on doit plus attendre de l’initiative individuelle que d’une décision administrative.
L’État est conservateur de sa nature, car il ne sait pas innover. Il a emprunté à une société privée, celle des jésuites, le procédé d’instruction par les classes, et il ne l’a pas fait varié depuis des siècles. On pourrait multiplier de tels exemples à l’infini. (Paul Leroy-Beaulieu, L’État moderne et ses fonctions, 1890, p. 53)
D’ailleurs, le langage n’est pas un attribut de la souveraineté. Voyez le monde : deux, trois, quatre nations partagent une même langue, et forment des entités tout à fait indépendantes. D’autres comprennent et admettent plusieurs langues, qui se font pour ainsi dire concurrence. L’idée de nation et de nationalité ne dépend pas du langage, pas plus que de la culture : elle est essentiellement fondée sur l’assentiment des peuples. (J.-G. Courcelle-Seneuil, « Du principe des nationalités », Journal des économistes, février 1866.)
Pour faire progresser une langue, il faut admettre et pratiquer la liberté, ou le « laissez parler », et ce à divers titres.
Ce que signifie le « laissez parler »
L’orthographe. — Tous les grandes figures du libéralisme en France utilisaient une orthographe qui, à certains égards, leur était propre. Et pourquoi pas ? Entre autres singularités, le physiocrate Dupont de Nemours écrivait le participe passé du verbe être en maintenant l’accent circonflexe, parce que cet accent, disait-il, matérialise un s désormais disparu. (De Staël—Dupont letters, 1968, p. xxv.) Un demi-siècle plus tôt, l’abbé de Saint-Pierre avait conçu tout un projet de simplification de l’orthographe du français, et il composait ses ouvrages d’après sa méthode.
Le vocabulaire. — Il y a des mots que nous n’avons pas en français, parce que l’idée même nous manque généralement. Ainsi, le self-made man américain nous embarrasse, et ce d’autant plus qu’il ne gagne pas de l’argent, mais le fait naître (make money). (Édouard Laboulaye, Histoire politique des États-Unis, 1866, t. I, p. 231) Un individu qui a une meilleure conception de ces choses, apporte une idée nouvelle et fait naître un vocabulaire. On ne peut restreindre cette liberté : car mettre des bornes à l’invention des mots, c’est mettre des bornes à la pensée elle-même. Pareillement, l’emploi du féminin, inusité pour certains termes, émerge quand un audacieux l’emploie, et que d’autres adoptent son innovation. Benjamin Constant écrit une fois, comme féminin de prédécesseur, le terme de « prédécessrice ». (Œuvres complètes, t. VII, p. 106) Mais cette invention n’a pas fructifié.
L’accent. — La norme de référence, adoptée à une certaine époque, peut bien être suivie ou non. En 1849, la Chambre des députés sombre dans l’hilarité quand Gustave de Beaumont prononce Buenos-Aires à la française, sans suivre l’usage, courant à l’époque, de le prononcer à l’espagnole. (Séance du 30 avril 1849) Dans d’autres occasions, il y a hésitation, concurrence, comme lorsqu’il s’agit des « clubs » ou réunions politiques, que certains prononcent cleub, cléb, clube et même cloub : tout au long du XIXe siècle, le débat n’apparaît pas tranché, et je ne sais pas comment Gustave de Molinari prononçait le titre de son livre de 1871, Les clubs rouges pendant le siège de Paris. L’accent tient aussi à la personnalité, au parcours de vie, et devant cela les conventions sont impuissantes. Frédéric Bastiat étonnait dans les salons parisiens par un fort accent du sud-ouest ; Benjamin Constant parlait l’anglais à la perfection, mais avec l’accent écossais, car il avait passé sa jeunesse à l’université d’Édimbourg ; enfin les adversaires de Louis-Napoléon Bonaparte ne se méfièrent pas assez, quand il écorchait le mot république qu’il prononçait repliplique, parce que de même il avait passé sa jeunesse hors de France.
Les idées elles-mêmes. — La langue est le véhicule que chacun donne à sa pensée, et sans doute c’est à lui plutôt qu’aux autres à déterminer le degré d’élégance ou de propreté qu’il veut lui voir revêtir. Dans l’absolu, chaque individu parle sa langue, c’est-à-dire qu’il y a les mots qu’il emploie et ceux qu’il n’emploie pas. Aussi, quand il est question des pratiques sexuelles, par exemple, certains peuvent refuser tout à fait de sombrer dans ce qu’ils considèrent être de la vulgarité. À la Société d’économie politique, en 1853, un membre, Louis Leclerc, s’interdit ainsi tout détail sur les pratiques que Malthus a ou n’a pas recommandé aux époux. « Je regrette que la langue que je suis habitué à parler ne me permette pas d’être aussi clair, aussi explicite que je voudrais l’être en un tel sujet, dit-il alors. Je supplie mes collègues de ne point blâmer une réserve que je ne saurais surmonter. » (Séance du 10 février 1853).
Tout cela, c’est la liberté de parler. Car sans doute chacun a le droit d’offrir à autrui le véhicule qu’il souhaite pour sa pensée. S’il s’écarte trop de l’acceptable, il n’est pas compris : son langage est alors comme une marchandise qui ne trouve pas de débit. Mais dans ces bornes sa liberté est complète. Certes, celui qui se promène dans un costume traditionnel africain ou asiatique en plein centre d’une grande métropole occidentale, s’attire des regards : mais n’est-il pas libre ? Et n’est-ce pas de même sa liberté que de prononcer ou d’écrire une langue donnée à sa façon, pourvu qu’il obtienne que les autres le comprennent ?
Le « laissez parler » a-t-il des inconvénients ?
La méthode du règlement administratif impressionne, car elle a la force pour elle, et ce qu’elle accomplit fait du bruit.
On dira d’ailleurs que la liberté « anarchique » a des inconvénients, et on aura raison.
À mesure que les formes du langage changent, une partie de la littérature perd de sa fraîcheur et de sa capacité à servir. C’est comme un bel habit qui a passé de mode, et qu’on ne met plus, malgré la qualité du tissu.
Il peut aussi y avoir des désavantages au fait de laisser le peuple lui-même introduire des modifications dans le langage. Le mot « alcool » a subi en France une altération de sa prononciation, anciennement alcohol, et le mot lui-même avait été copié maladroitement sur l’arabe, car al est l’article défini de cette langue : c’est comme si les Anglais disaient levin pour dire wine. Les étymologies font état de beaucoup d’emprunts maladroits, voire ridicule.
Toutefois, les décisions politiques aussi appauvrissent la langue. En Asie, la création de l’alphabet coréen par le roi Sejong, la simplification des caractères chinois sous le régime communiste, ou la romanisation de la langue vietnamienne par le gouvernement colonial français, ont détruit les racines étymologiques des mots et forcé ces trois peuples à courir fréquemment le risque de ne pas savoir ce qu’ils disent.
Une langue doit se perfectionner avec le temps, parce que chaque génération doit faire naître de nouvelles combinaisons d’idées ou vouloir signifier de nouvelles nuances. La communication des peuples entre eux inspire aussi certaines idées, certains tours, qui doivent passer dans le langage pour servir au développement intellectuel.
Pour accomplir ces progrès, il faut avoir confiance en la liberté, et la pratiquer.
Benoît Malbranque
Institut Coppet
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