L’avantage de tous les peuples de la France est que tous les besoins du Roi, etc.

L’AVANTAGE DE TOUS LES PEUPLES DE LA FRANCE EST QUE TOUS LES BESOINS DU ROI, À QUELQUES SOMMES QU’ILS PUISSENT MONTER, SE PRENNENT SUR LES TAILLES ET SUR LA CAPITATION 

La fourniture des besoins du Roi est d’une nécessité indispensable, et c’est sur quoi il n’y a ni à disputer ni à capituler, parce qu’il n’en va pas comme dans les autres commerces et trafics, où l’on peut contester et défendre le terrain ou le prix pied à pied, par la ressource réciproque qui demeure toujours, par-devers chacun des contractants, de se pouvoir passer de rien conclure, et de se désister du marché s’il n’accommode pas au taux que l’une des parties y veut mettre.

Mais il n’en est pas de même de celui-ci, c’est un faire le faut ; tout ce que donc les peuples ont à ménager est que la levée des tributs se fasse avec le moins de frais et de la façon la moins désavantageuse qu’il est possible.

Il y en a deux en France uniquement, toutes les autres nations n’en reconnaissent qu’une, comme pareillement ce royaume jusqu’à la mort du roi François Ier, savoir les tributs réglés qui passent droit des mains du peuple en celles du prince, comme ont été les tailles de tout temps, et depuis peu la capitation, qui n’est qu’une taille masquée ; et l’autre sont les affaires extraordinaires, où il échoit le ministère du traitant.

Or comme les frais et le salaire du traitant se prennent en préciput par-dessus la part qu’il faut au Roi, les peuples ne peuvent donner la préférence à ce genre sans renoncer à leurs intérêts et déclarer qu’ils aiment mieux payer une somme plus forte qu’une moindre.

Ce n’est pas tout : l’utilité que retire le partisan est la moindre chose qu’il en coûte au peuple, et le néant en absorbe dix fois davantage, la main seule de ces gens-là étant comme un feu qui dévore tout partout où elle passe.

En effet ce ne sont point les tailles ni la capitation qui ont fait arracher la moitié des vignes du royaume et qui sont cause que des provinces entières ne boivent que de l’eau, pendant que les autres périssent pour ne pouvoir trouver à qui débiter leurs liqueurs.

Ce ne sont point ces mêmes tributs réglés qui ont fait diminuer de moitié tous les revenus, l’un portant l’autre, depuis quarante ans, et mis tous les immeubles à rien, et par conséquent hors de commerce, puisque les grandes recettes et les domaines appartenant aux personnes de considédération ont souffert ce sort, quoiqu’elles n’aient jamais payé que peu ou point de tailles.

Ce sont les mauvais marchés que le Roi a faits par le moyen des traitants, dont toute la perte et le déchet retombent actuellement sur les peuples, ni plus ni moins que s’ils les avaient contractés eux-mêmes, quoique ce soit la chose du monde que l’on se persuade moins, chacun en particulier, bien que l’on en convienne dans le général.

Effectivement il n’y a point d’homme bien sensé, payant la taille ou la capitation, qui voulût emprunter la somme au denier dix toutes les années, pour satisfaire à cet impôt et constituer à perpétuité un intérêt si effroyable sur lui et sur ses biens. Cependant il le fait actuellement, puisque le recours que le Roi est obligé d’avoir à de pareilles manières pour subvenir à ses besoins est la même chose que si chaque particulier prenait ce parti, puisqu’incontestablement il lui tombe en charge de payer au sol la livre de ses biens sa quote-part, tant en capital qu’intérêts, de tous les mauvais marchés que le Roi a jamais faits, de même que ceux qu’il pourra faire à l’avenir, en quelque nombre qu’ils puissent être, puisqu’il faut absolument que toutes ses armées soient remplies et sa cavalerie fournie, auparavant que qui que ce soit puisse avoir un valet ni un cheval.

De même de tous les autres marchés encore plus défectueux que le Roi fait avec les traitants : il n’y en a aucun si pernicieux que ce ne soit à la masse du royaume à l’essuyer.

La raison de ce désordre ou de cet aveuglement est que, par un abus effroyable, on croit qu’il y a des places qui dispensent de contribuer aux besoins de l’État ; ainsi, loin de faire attention au mal général, on ne travaille qu’à se procurer un privilège qui exempte du naufrage universel.

On fait même plus : on s’accote volontiers de ceux qui vivent et s’enrichissent de la dépouille des autres. Ainsi, loin de réclamer l’intérêt public, on vit de son anéantissement, sans faire réflexion que cette manière ne pouvant durer longtemps, puisqu’il n’y a que Dieu d’infini, et n’y ayant rien, comme l’on a dit, qui se puisse sauver de la fourniture des besoins du Roi, il faudra que ceux qui ont laissé si tranquillement dépouiller les autres, ou peut-être même contribué à leur destruction, souffrent enfin le même sort, faute d’autre secours ; au lieu qu’une conduite contraire sauvant tout le vaisseau, ils auraient trouvé leur salut avec tout le public, au lieu que les planches détachées avec lesquelles ils ont cru faussement se pouvoir garantir, peuvent bien retarder, mais non pas empêcher leur perte, lorsque l’orage est de durée, comme est la guerre d’aujourd’hui.

Et cette doctrine est si bien conçue par l’Angleterre et la Hollande, où le peuple décide absolument de son sort, que la première paie actuellement le tiers de tous les revenus des particuliers pour les besoins de l’État, et l’autre le cinquième, de notoriété publique, sans les autres impôts ; et loin de vouloir prendre de l’argent en rente au denier dix pour les besoins de l’État, elles n’en veulent pas même au denier vingt-cinq puisque, ne valant en ces deux contrées que ce prix, l’État n’emprunte pas un sol, par les raisons marquées.

Il est de l’intérêt du Roi et de Messieurs ses ministres de suppléer à l’aveuglement des peuples, et de leur faire concevoir, malgré eux, qu’il n’est pas de leur utilité d’anéantir la masse de l’État qui fournit les biens de tous les particuliers. La richesse du royaume peut opérer ce bien sans pousser les choses si loin qu’en Hollande et même en Angleterre, les difficultés qu’on y apporte n’étant qu’une suite de l’intérêt ou du peu de lumière de quelques particuliers.

A propos de l'auteur

Personnage haut en couleur, mais à l'esprit brillant, Pierre de Boisguilbert mérite le titre de fondateur de l'école française d'économie politique. Par sa critique des travers de l'interventionnisme et sa défense du laissez faire, il a fourni à ses successeurs un précieux héritage.

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